L’Énigme

VI

– Elle part ? demanda Germaine.

– Dans une heure…

– Et c’est tout ?…

– Je ne puis rien de plus…

– Tu n’oses pas la tuer…

– Va-t’en ! tu me faishorreur !…

À ce moment, Germaine eut une suprêmerévolte.

– Ah ! c’est toi qui parles !…Je te fais horreur !… Ayez donc porté un bambin sur vos braspendant des quatre et cinq heures d’horloge… Ayez donc été assezniaise pour vous tuer le corps et l’âme, parce qu’il dormait mal ouqu’il avait un caprice !… Ah ! je te fais horreur !pourquoi donc ? parce que je t’ai forcé de lui dire son fait,à cette gueuse ! ça t’ennuie ! eh parbleu !… est-cequ’on peut épouser la veuve de son père ? je ne sais pas…moi !…

Georges bondit ses deux mains se posèrent surles épaules de la vieille Germaine, dont la face blême, couturée derides, rutilait de rage assouvie…

– Je ne te dirai qu’un mot, ma vieilleGermaine : je te hais et je te méprise ! maintenant… sorsd’ici…

Elle se renversa en arrière, riant auxéclats.

– Ah ! on méprise ici les honnêtesfemmes !… Bon !… il fallait le dire plus tôt !… Jegage qu’elle ne s’en ira pas !… elle a des malices àelle !…

Georges, que toutes ces scènes brisaient,affolaient, appuya si violemment ses deux poings sur les deuxépaules de cette furieuse que les genoux plièrent :

– Pas un mot de plus, fit-il, je tetue !…

Le domestique entra et s’arrêta un instant,stupéfait de voir Germaine, agenouillée.

– Qu’y a-t-il ? demanda Georges.*

– M. de Samereuil arrive deParis… il réclame de M. de Morlaines un entretienimmédiat…

– C’est bien. J’y vais…

La Germaine s’était relevée. Elle avait del’écume aux lèvres :

– Vous êtes tous des assassins !murmura-t-elle. Lui seul était bon… comme la première, la vraie, laseule comtesse de Morlaines…

– Écoute-moi, Germaine, lui dit Georges,dont le visage touchait presque la face parcheminée de la vieillefemme, si tu dis un mot… si tu fais un geste dont cette malheureuseait à souffrir, je te chasse…

– Moi ! me chasser ! tun’oserais pas !

Mais Georges était déjà sorti…

M. de Samereuil l’attendait dans unpetit salon du rez-de-chaussée, servant de bibliothèque. Au momentoù Georges entra, il vit ses traits décomposés, et s’avançant verslui, les mains ouvertes :

– Georges, qu’avez-vous donc ?

– Moi ! rien ! fit le jeunehomme. Vous pensez bien que je cherche toujours à deviner lacause…

– Du suicide deM. de Morlaines ?

– Et je ne puis rien découvrir…

– Eh bien ! moi ! je vousapporte la vérité…

Georges poussa un cri rauque. Quoi ! cesecret qu’il voulait enfouir dans l’oubli allait tout à coup sedresser devant lui !

Il avait jugé. C’était fait. Cette femme étaitchassée. Cette réparation suffisait mais à cette condition que nulne connût, ne soupçonnât même la vérité. Et cet homme, l’ami de sonpère, prétendait savoir !… alors le déshonneur était flagrant,le châtiment devait être plus terrible. Sinon !… Et lesparoles odieuses de Germaine remontaient à sa conscience enépouvantables amertumes.

M. de Samereuil, solennel, vêtu denoir et militairement boutonné, attendait avec patience que lejeune homme s’arrachât à ses méditations :

– Georges, lui dit-il enfin, soyezhomme ! n’est-ce pas une sorte de consolation que de posséderenfin la clef de cet irritant mystère ?

Le marin regardaM. de Samereuil :

– Ainsi vous savez tout !…

– Moi ! non pas ! j’ignoretout, au contraire… j’espère seulement que, lorsque vous aurez lu,vous m’expliquerez…

– Lorsque j’aurai lu… quoidonc ?

– Vous êtes si troublé, mon ami – etcertes je ne vous en fais pas un crime – que vous ne m’avez pasencore permis de m’expliquer. Aujourd’hui même, il y a trois heuresà peine, le notaire de mon pauvre Morlaines s’est présenté chezmoi. Il avait reçu, avant-hier, à l’heure où s’accomplissait lesuicide du général, un paquet cacheté… il était absent, et c’estseulement hier soir, à son retour, qu’il l’a ouvert. Sous ce scellése trouvait une lettre à mon adresse et une seconde enveloppefermée. Voici la lettre… lisez-la…

Et il tendit à Georges un papier déplié. Lejeune homme le prit. C’était bien l’écriture de son père. Quelqueslignes avaient été tracées d’une main ferme :

« Mon cher Samereuil, c’est un mourantqui vous adresse une prière suprême… car je viens de charger lepistolet qui me tuera dans une heure… M. Georges est absent,vous le savez. J’ignore l’époque de son retour. Je vous prie, dèsqu’il aura touché le sol de la France, de lui remettre le plici-inclus. Je compte sur votre vieille amitié. Adieu. – Général deMorlaines. »

Tandis que Georges lisait, relisait cettelettre, si calme et cependant si effrayante dans sa sécheresse etson laconisme, la porte du salon s’était entr’ouverte, et dansl’entrebâillement, à l’abri des regards des deux hommes,Mme de Morlaines, pâle, pouvant à peine sesoutenir, écoutait.

Un mot avait frappé le jeune homme, et siprofondément que, de la ligne qui le contenait, il ne pouvaitdétacher ses yeux :

– M. Georges !

Pourquoi le général avait-il employé cetteformule étrange ?

– Voici la seconde enveloppe, ditM. de Samereuil. Je n’ai pas voulu perdre un moment pourvous l’apporter… Mon pauvre ami a éprouvé, j’en suis certain,quelque désillusion cruelle : il aura été trahi par quelquemisérable en qui il avait placé sa confiance… et le désespoir aurabrisé cette conscience d’une honnêteté sublime… Il faut que noussachions tout, car, ajouta le commandant d’une voix sourde, nousaurons à venger et à punir…

– Vous avez raison, fit Georges.

Et il étendit la main pour recevoir le pli quelui présentait M. de Samereuil. Il le prit, déchira lecachet, et de l’enveloppe tira deux papiers, l’un blanc, neuf,évidemment une lettre du général, l’autre une feuille jaunie, àplis noircis. Et au moment où il allait les déplier, la portes’ouvrit violemment : Marie de Morlaines s’élança vers lui etcria :

– Georges ! Georges ! je vousen conjure ! ne lisez pas !

Georges avait reculé stupéfait. Mais tout àcoup il comprit : cette femme avait peur queM. de Samereuil connût sa honte !… elle écoutait auxportes, continuant son rôle odieux, répugnant ! Eh bien !non ! il ne serait pas dit que cet excès d’impudence nerecevrait pas son châtiment… et comme elle avait saisi par unmouvement brusque le poignet de Georges, comme si elle eût voulului arracher les papiers accusateurs, il la repoussa si durementque la pauvre femme, chancelant, alla tomber sur un canapé…

Déjà il était trop tard… livide, les cheveuxdressés, Georges avait aux lèvres le tremblement nerveux quiprécède l’accès de folie… Au cri de Marie, comprenant qu’il avait,été sans le vouloir l’agent de quelque horrible révélation,M. de Samereuil avait bondi vers le jeune homme ;mais celui-ci, battant des mains en avant pour l’écarter, marchaità reculons, poussant des exclamations entrecoupées…

– Mais que se passe-t-il donc ?s’écria M. de Samereuil.

Georges s’arcbouta contre la muraille, serrantentre ses doigts crispés les deux lettres qu’il venait de lire.

– Laissez-moi ! n’approchezpas ! ne me touchez pas !

– Georges ! mon ami !…Georges ! au nom de ton père !

Le jeune homme tressaillit comme s’il eût reçuun coup de fouet en plein visage.

– Mon père ! Est-ce que j’ai unpère, moi !… Allons donc !… Je ne suis qu’un misérablebâtard !…

Marie de Morlaines lui posa la main sur leslèvres :

– Taisez-vous ! par grâce, pourelle !… pour la morte !…

Mais Georges n’entendait plus, il était fou…il s’élança vers la porte, avant qu’on pût s’opposer à cemouvement.

– Germaine ! cria-t-il.

La vieille n’était pas loin. Elle parut.Georges lui jeta ses doigts autour du poignet, puis, l’attirant, latraînant plutôt, il la jeta, violent, brutal, aux pieds deMme de Morlaines :

– Demande pardon à cette femme, àgenoux !… le front à terre !… Ah ! misérablefolle !…

– Monsieur de Morlaines ! suppliaitMarie.

– Il n’y a pas ici deM. de Morlaines ! s’écria Georges d’une voixvibrante. M. de Samereuil, écoutez. Il faut que voussachiez toute la vérité…

– Georges ! prenez garde !… onpourrait entendre !…

– Après ?… qu’importe !… là oùil y a crime il faut que justice soit faite !…

Germaine, terrifiée, n’osait pas serelever ; seulement elle murmura :

– Un crime !… ne t’ai-je pas toutdit !…

– Tu as menti !…

– Moi !… j’ai vu… te dis-je… j’aivu…

– Tu as vuMme de Morlaines acheter à un misérable deslettres qu’il était venu lui vendre… Tu as conduitM. de Morlaines au rendez-vous que cette honnête femmeavait donné à un bandit… Oui, tu as fait cela, espionneinfâme !… et le général a vuMme de Morlaines payer, recevoir ces lettres…et tu as si odieusement joué ton rôle de Judas queM. de Morlaines a forcé sa femme à les luiremettre !…

– Il me les a prises… de force !sanglota madame de Morlaines.

– Eh bien ! ces lettres… écoutez,M. de Samereuil ! écoute, Germaine ! ceslettres… étaient, non de celle que tu accusais… ces lettres avaientété écrites par ma mère, Berthe des Chaslets, à son amant… et ellesprouvaient que, moi, voleur de nom, j’étais le fils de cet amant…Germaine ! Comprends-tu maintenant ?…

M. de Samereuil était foudroyé.Germaine avait poussé un cri et s’était affaissée sur leparquet.

Georges, ivre de désespoir et de honte,continuait :

– Et quand cet homme, ce grand honnête, avu s’écrouler cet édifice de souvenirs, quand il a vu cette infamies’étendre sur les trente années du passé…

– Quand il a su, dit Marie de Morlainesavec un accent déchirant, que vous, Georges, qu’il aimait de toutesles énergies de son âme, vous n’étiez pas son fils…

– Il s’est tué ! acheva Georges.

Puis, se tournant vers madame deMorlaines :

– Et c’est vous que j’accusais… c’estvous que j’insultais… et vous vous courbiez… Vous alliez vouslaisser chasser par moi !… qui ne suis rien ici que le filsd’un lâche suborneur et d’une femme adultère, moi, escrocd’affection et d’estime !…

– Assez ! s’écria Madame deMorlaines, il faut que je vous dise toute la vérité…

M. de Samereuil, d’un signe,l’engagea à insister. Georges l’épouvantait : le contraindre àécouter, c’était déjà une victoire remportée sur la folie.

– Voici, dit Marie. Un homme est venu, unhomme d’affaires… il avait pris un prétexte, mais c’était à Madamede Morlaines qu’il voulait parler… Seulement, il ne savait pas quevotre mère fût morte… aussi s’étonna-t-il quand il me vit si jeune…il hésitait à s’expliquer, croyant à je ne sais quel piège. Cesmisérables tremblent toujours. Mais je le contraignis de parler… ilse décida. À une vente publique… après décès… il avait acheté unsecrétaire… et chez lui, il avait découvert un tiroir secret… deslettres s’y trouvaient… c’était toute une correspondance, datant devingt-cinq ans… il avait lu… les noms étaient écrits en touteslettres. Une idée infernale avait traversé son cerveau : cessortes de gens appellent cela du chantage, je crois. Alors il étaitvenu. Je le laissai s’expliquer. Quoiqu’il doutât que je fusse lafemme de M. de Morlaines, il était convaincu que j’étaisune parente, sa sœur, sa fille peut-être… il me menaça de luienvoyer toute cette correspondance… il en savait des passages parcœur et me les récitait de mémoire… Alors, épouvantée, je luidemandai ses conditions. Il me fit prix à dix mille francs…justement M. de Morlaines m’avait remis, deux joursauparavant, une somme assez importante que lui avait versée sonnotaire. Je n’hésitai pas. Je devais accomplir mon devoir, sauvermon mari d’un épouvantable désespoir… j’ignorais que Germaine eûtsurpris le secret du rendez-vous, comme j’ignorais aussi que ce fûtelle qui eût conduit M. de Morlaines, le soir, auprès del’endroit où fut exécuté l’odieux marché… Je payai les dix millefrancs, et les lettres me furent remises…

Georges, affaissé, crispait ses ongles sur sonfront, qui s’ensanglantait.

– Je voulais courir à ma chambre,m’enfermer, anéantir à jamais la trace d’un passé que la mort aexpié… M. de Morlaines me surprit, m’entraîna dans sachambre… là, ce fut une scène horrible. Il doutait de moi. C’étaitmoi qu’il accusait. J’eus la faiblesse de lui crier qu’il mecalomniait, que je n’étais pas coupable !… il s’exaspérait… jecompris la faute que j’avais commise… et j’avouai, j’avouaitout ! je me traînai à ses genoux en lui demandant pardon.C’était une affreuse comédie, et je la jouais avec tout mon cœur,avec toute ma vie !… mais lui pensait toujours à ces lettres…il les voulait… il les exigeait… Oh ! avec quelle ardeur je medébattis… mais ma résistance même le rendit fou… lui, si bon, sigénéreux ! il me frappa… j’aurais voulu qu’il me tuât, si dumoins en mourant j’avais pu anéantir ces lettres maudites… maisquand je tombai, épuisée, presque anéantie, je sentis qu’il me lesarrachait… alors je fermais les yeux… et j’attendis…

» Ce ne fut pas un cri qu’il poussa. Cefut un râle. Et cependant, quand je le regardai, il me sembla qu’ilavait recouvré tout son calme. Je devinai pourtant l’effrayantetempête qui s’agitait dans son cerveau… J’avais une autre tâche àremplir : c’était de nier, même devant l’évidence…hélas ! je n’avais pas lu ces lettres… je ne savais pas que lavérité éclatât à chaque ligne. Il m’écoutait, presque souriant.Alors j’eus peur que ce calme ne cachât quelque sinistrerésolution… je lui parlai de vous, Georges ! vous qu’il aimaittant, et qui, – je me rappelle avoir employé cette expression, –aviez conquis par vingt ans d’amour le droit de vous dire son fils.La nuit s’écoulait. Il me semblait presque convaincu, je ne puisdire consolé ; mais je ne redoutais rien. Doucement, avec desparoles tendres et consolantes, il me força de rentrer dans machambre. Je n’aurais pas dû le quitter !… mais j’étaisépuisée ! je m’endormis sur un fauteuil… Vous savez lereste…

M. de Samereuil pleurait. Georges,impassible maintenant, avait les yeux ouverts, fixés sur laboiserie. Ce fut un moment de cruelle angoisse.

Alors Georges dit :

– Voici !… J’avais sollicité uncongé pour rester quelque temps auprès deM. de Morlaines. Je vais repartir. Ne me demandez pas derester. C’est impossible. Ce serait me rappeler ce que je suis… Jeveux avoir autour de moi l’espace des grandes mers, vivre en dehorsdu monde ! C’est plus que ma volonté, c’est mon devoir…N’est-il pas vrai, monsieur de Samereuil ?

Le commandant inclina la tête. C’étaitapprouver.

– Quant à vous, madame, ajouta Georges ense tournant vers madame de Morlaines, je veux vous demander unegrâce…

– Monsieur Georges, dit la jeune femme,jusqu’à l’heure suprême M. de Morlaines vous a aimé commeson fils… C’est de vous aimer et de vous perdre qu’il est mort… Jevous obéirai comme si lui-même me parlait…

– Je voudrais que ce secret restât àjamais enseveli dans nos âmes…

– Oh ! je vous le jure !s’écria Marie.

– En partant, je vais vous laisser uneprocuration générale… Oui, j’agirai comme si j’étais réellementl’héritier de M. de Morlaines… Vous disposerez de safortune… je ne vous demande qu’une chose… faites aimer, faitesbénir sa mémoire !…

– Et maintenant, fit Georges en selevant, je vous dis adieu !… Vous ne me reverrezjamais !…

– Mon ami ! mon fils ! criaM. de Samereuil en le saisissant dans ses bras.

– Ne me donnez pas le nom de fils, ditGeorges d’une voix sourde, vous me faites trop de mal…

– Et moi, fit Marie en lui tendant lamain, ne voulez-vous plus m’appeler votre mère ?…

– Ce serait vous insulter ! réponditle marin avec une rudesse involontaire…

Il sortit. M. de Samereuil et madamede Morlaines n’avaient pas osé le retenir.

À ce moment, tous deux s’aperçurent queGermaine avait disparu, sans qu’ils se fussent aperçus de sondépart.

– Mon Dieu ! murmuraM. de Samereuil, si elle parlait !

– Elle ne haïssait que moi, ditMarie…

*

**

Deux jours après,Mme de Morlaines recevait de Georges deMorlaines les pouvoirs les plus étendus pour gérer les biens quelui laissait son père.

Puis on apprit par les journaux qu’il s’étaitembarqué sur un navire de l’État, désigné pour une exploration desmers australiennes.

En même temps, aux faits divers, il était faitmention d’un suicide. Une vieille femme s’était jetée dans la Seineet son cadavre avait été transporté à la Morgue.

C’était Germaine.

Mme de Morlaines futavisée six mois plus tard de la mort de Georges qui, par testament,lui avait légué toute sa fortune. Elle a tenu le serment qu’elleavait prêté : cette fortune appartient aux pauvres…

FIN

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