L’Énigme

III

Le suicide de M. de Morlainesrestait inexplicable. C’était un homme de caractère facile, derelations agréables, montrant une gaieté douce ; les paysansdisaient de lui : « Il semble tout heureux devivre. » En réalité, la mort de sa première femme avait été laseule douleur réelle de cette existence partagée tout entière entreles devoirs de sa carrière et les affections de famille.

– Ses amis, – et il pouvait appeler de cenom tous ceux qui l’avaient connu, étaient accourus auxPetites-Tuileries, à la première nouvelle de la catastrophe. L’und’eux, un vieillard, son ancien compagnon d’armes, le commandant deSamereuil, pleurait, comme un enfant.

– C’est un acte de folie !s’écria-t-il. Il y a trois jours à peine, de Morlaines me parlaitencore de son bonheur, il avait joie à m’expliquer, – avec lachaleur d’un amoureux de vingt ans – quelles nouvelles perfectionsde caractère, de cœur et d’intelligence il découvrait chaque jouren celle qui portait son nom.

Madame de Morlaines était, de la part de cessincères désolés, l’objet d’une profonde estime, d’une affectionquasi-paternelle. Car, au milieu de ces têtes grises, elle semblaitune enfant. Chacun, avec sa rude franchise, s’efforçait de luidonner quelques consolations.

Elle, pâle, les lèvres serrées, ayant aux yeuxune sorte d’affolement, répétait :

– Il était si bon… si bon !

Mais à toutes les questions qui lui étaientadressées sur les circonstances qui avaient précédé le suicide,elle ne pouvait que répéter ses premières réponses. Elle ignoraittout, elle n’avait pas entendu le général quitter sa chambre.

– Ainsi, pas un mot, pas un signe n’a puvous faire prévoir cette résolution insensée…

– Rien ! répondait-elle.

On la pressait de rappeler ses souvenirs lesplus insignifiants. Car, à moins de supposer que, dans un accèssubit de délire, le générai eût perdu tout à coup la notion deschoses réelles, il était impossible que, fût-ce dans l’acte lemieux dissimulé, une femme aussi dévouée, aussi attentive que lacomtesse n’eût point remarqué quelque singularité à laquelle sansdoute elle n’eût pas attaché d’importance au moment même où elle seproduisait, mais dont l’évocation jetterait quelque jour sur cetirritant mystère.

La comtesse secouait la tête etdisait :

– Je ne sais rien.

Quoique, par égard pour madame de Morlaines etaussi en raison du prompt retour de l’héritier direct du général –auquel M. Maleret avait envoyé une dépêche pour hâter sonarrivée – le juge de paix se fût abstenu de procéder à la formalitélégale de la pose des scellés, il avait pénétré, accompagné dumaire et de madame la comtesse, dans la chambre du mort.

C’était une grande pièce, éclairée par delarges fenêtres, à travers lesquelles entrait joyeusement le grandsoleil. Peu de meubles. Le général avait coutume de dire :« Ceci est ma tente ; j’ai mon nid, la chambre de mafemme. »

Cette chambre, d’une simplicité toutemilitaire, était garnie d’armes de toutes sortes, et il fut facilede voir la place de celle que le suicidé avait détachée d’unepanoplie. De la poudre et des balles se trouvaient sur une console.Il était évident que le pistolet avait été chargé délibérément,soigneusement. Du reste, aucun désordre. Sur le bureau deM. de Morlaines, point de lettre. Rien n’indiquait qu’ileût songé à prendre quelques dispositions suprêmes.

Seulement on remarqua que, dans le foyer, despapiers – des lettres sans doute – avaient été récemment brûlées.Le feu avait été attisé de telle sorte qu’elles ne formaient plusqu’une petite masse noirâtre, tombant en poussière.

Le général ne s’était pas couché, ce quiconcordait avec le récit de sa femme, qu’il avait retenue auprès delui assez tard dans la nuit.

Quel avait été le sujet de leurentretien ?

Madame de Morlaines ne pouvait fournir que desindications vagues : ils avaient effleuré toutes sortes desujets, sans qu’aucun lui eût paru intéresser plus particulièrementson mari. Les bougies des candélabres avaient été brûlées jusqu’àla dernière goutte de cire. M. de Morlaines étaitévidemment sorti sans songer à les éteindre ; où plutôt ilavait voulu que la lumière, vue du dehors, par sa femme, dont lachambre, située dans une aile en retour, faisait presque face à lasienne, laissât supposer qu’il ne sortait pas.

Comme tout le domestique de la maison secomposait de la vieille Germaine, qui occupait une chambre sous lescombles et d’un jardinier, faisant office de palefrenier, quidormait dans l’écurie, il était aisé de comprendre comment legénéral avait pu franchir la porte du jardin sans être vu.

En résumé, ces observations – si minutieusesqu’elles fussent – ne pouvaient fournir aucune indication. L’énigmeparaissait impénétrable.

La vieille Germaine apparaissait de temps àautre, au seuil des portes, silencieuse les traits étirés. Ellesuivait, sans y prendre part, les péripéties de l’enquête.Seulement elle consultait sans cesse une grosse montre d’argent,serrée dans sa ceinture, et il lui arrivait de demander à voixbasse s’il y avait bien loin de Brest à Paris.

Elle attendait Georges.

Les autres songeaient aussi à ce fils quiavait touché le sol français plein de joie et d’espérance et que ladouleur attendait au seuil de la maison paternelle. Ce qui semblaitétrange à tous, c’est que le général n’eût point laissé pour lui nipour sa compagne quelques lignes de suprême adieu.M. de Samereuil remarqua que le portrait de Georges, quiétait accroché auprès du lit de son père, s’était détaché de lamuraille et était tombé à terre. Dans sa chute, le verre s’étaitbrisé. Était-ce donc là un de ces bizarres symptômes dont lasuperstition attribue aux choses inertes les prophétiquesmanifestations ?

La journée passa lentement. Les paysansvenaient un à un saluer le mort ; chacun trouvait dans soncœur une parole de sympathique regret. Cet bomme avait su conquérirl’affection de tous, il y avait deuil vrai.

La nuit vint. La comtesse désira rester auprèsde celui qu’elle avait aimé. M. de Samereuil obtintcependant l’autorisation de passer la nuit dans la maison. Ilconnaissait Georges et voulait se trouver là, au moment même de sonarrivée.

Germaine n’avait pas insisté pour rendre à sonmaître ces derniers témoignages d’affection. On lui savait gré desa douleur.

– La pauvre femme ne lui survivra pas,pensait-on.

Il semblait en réalité que la mort eût posé sagriffe sinistre sur ce visage livide, où ne vivaient plus que deuxyeux enfiévrés qui, par intervalles, jetaient des éclairssombres.

Bien longues et bien tristes sont ces nuits deveillées funèbres.

La comtesse, restée seule, s’agenouilla auprèsdu cadavre, et appuyant son front brûlant sur sa main glacée, ellepleura longtemps. Puis elle se releva, et, dans la plénitude de sadouleur et de ses regrets, elle l’embrassa au front. Elle avait auxyeux une lueur d’amour immense et qui l’aurait épiée dans cettesolitude aurait vu qu’elle étendait la main vers le mort, murmurantdes paroles insaisissables, comme si elle eût proféré unserment.

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