Les Chouans

Quelques moments après cette scène, mademoiselle de Verneuil etle marquis étaient au fond d’une berline attelée de quatre chevauxvigoureux. Surprise de voir ces deux prétendus ennemis les mainsentrelacées et de les trouver en si bon accord, Francine restaitmuette, sans oser se demander si, chez sa maîtresse, c’était de laperfidie ou de l’amour. Grâce au silence et à l’obscurité de lanuit, le marquis ne put remarquer l’agitation de mademoiselle deVerneuil à mesure qu’elle approchait de Fougères. Les faiblesteintes du crépuscule permirent d’apercevoir dans le lointain leclocher de Saint-Léonard. En ce moment Marie se dit&|160;: — Jevais mourir&|160;! À la première montagne, les deux amants eurent àla fois la même pensée, ils descendirent de voiture et gravirent àpied la colline, comme en souvenir de leur première rencontre.Lorsque Marie eut pris le bras du marquis et fait quelques pas,elle remercia le jeune homme par un sourire, de ce qu’il avaitrespecté son silence&|160;; puis, en arrivant sur le sommet duplateau, d’où l’on découvrait Fougères, elle sortit tout à fait desa rêverie.

— N’allez pas plus avant, dit-elle, mon pouvoir ne voussauverait plus des Bleus aujourd’hui.

Montauran lui marqua quelque surprise, elle sourit tristement,lui montra du doigt un quartier de roche, comme pour lui ordonnerde s’asseoir, et resta debout dans une attitude de mélancolie. Lesdéchirantes émotions de son âme ne lui permettaient plus dedéployer ces artifices qu’elle avait prodigués. En ce moment, ellese serait agenouillée sur des charbons ardents, sans les plussentir que le marquis n’avait senti le tison dont il s’était saisipour attester la violence de sa passion. Ce fut après avoircontemplé son amant par un regard empreint de la plus profondedouleur, qu’elle lui dit ces affreuses paroles&|160;: — Tout ce quevous avez soupçonné de moi est vrai&|160;! Le marquis laissaéchapper un geste. — Ah&|160;! par grâce, dit-elle en joignant lesmains, écoutez-moi sans m’interrompre. — Je suis réellement,reprit-elle d’une voix émue, la fille du duc de Verneuil, mais safille naturelle. Ma mère, une demoiselle de Casteran, qui s’estfaite religieuse pour échapper aux tortures qu’on lui préparaitdans sa famille, expia sa faute par quinze années de larmes etmourut à Sées. À son lit de mort seulement, cette chère abbesseimplora pour moi l’homme qui l’avait abandonnée, car elle me savaitsans amis, sans fortune, sans avenir… Cet homme, toujours présentsous le toit de la mère de Francine, aux soins de qui je fusremise, avait oublié son enfant. Néanmoins le duc m’accueillit avecplaisir, et me reconnut parce que j’étais belle, et que peut-êtreil se revoyait jeune en moi. C’était un de ces seigneurs qui, sousle règne précédent, mirent leur gloire à montrer comment on pouvaitse faire pardonner un crime en le commettant avec grâce. Jen’ajouterai rien, il fut mon père&|160;! Cependant laissez-moi vousexpliquer comment mon séjour à Paris a dû me gâter l’âme. Lasociété du duc de Verneuil et celle où il m’introduisit étaientengouées de cette philosophie moqueuse dont s’enthousiasmait laFrance, parce qu’on l’y professait partout avec esprit. Lesbrillantes conversations qui flattèrent mon oreille serecommandaient par la finesse des aperçus, ou par un méprisspirituellement formulé pour ce qui était religieux et vrai. Leshommes, en se moquant des sentiments, les peignaient d’autant mieuxqu’ils ne les éprouvaient pas&|160;; et ils séduisaient autant parleurs expressions épigrammatiques que par la bonhomie avec laquelleils savaient mettre toute une aventure dans un mot&|160;; maissouvent ils péchaient par trop d’esprit, et fatiguaient les femmesen faisant de l’amour un art plutôt qu’une affaire de cœur. J’aifaiblement résisté à ce torrent. Cependant mon âme, pardonnez-moicet orgueil, était assez passionnée pour sentir que l’esprit avaitdesséché tous les cœurs&|160;; mais la vie que j’ai menée alors aeu pour résultat d’établir une lutte perpétuelle entre messentiments naturels et les habitudes vicieuses que j’y aicontractées. Quelques gens supérieurs s’étaient plu à développer enmoi cette liberté de pensée, ce mépris de l’opinion publique quiravissent à la femme une certaine modestie d’âme sans laquelle elleperd son charme. Hélas&|160;! le malheur n’a pas eu le pouvoir dedétruire les défauts que me donna l’opulence. — Mon père,poursuivit-elle après avoir laissé échapper un soupir, le duc deVerneuil, mourut après m’avoir reconnue et avantagée par untestament qui diminuait considérablement la fortune de mon frère,son fils légitime. Je me trouvai un matin sans asile ni protecteur.Mon frère attaquait le testament qui me faisait riche. Trois annéespassées auprès d’une famille opulente avaient développé ma vanité.En satisfaisant à toutes mes fantaisies, mon père m’avait créé desbesoins de luxe, des habitudes desquelles mon âme encore jeune etnaïve ne s’expliquait ni les dangers ni la tyrannie. Un ami de monpère, le maréchal duc de Lenoncourt, âgé de soixante-dix ans,s’offrit à me servir de tuteur. J’acceptai&|160;; je me retrouvai,quelques jours après le commencement de cet odieux procès, dans unemaison brillante où je jouissais de tous les avantages que lacruauté d’un frère me refusait sur le cercueil de notre père. Tousles soirs, le vieux maréchal venait passer auprès de moi quelquesheures, pendant lesquelles ce vieillard ne me faisait entendre quedes paroles douces et consolantes. Ses cheveux blancs, et toutesles preuves touchantes qu’il me donnait d’une tendresse paternelle,m’engageaient à reporter sur son cœur les sentiments du mien, et jeme plus à me croire sa fille. J’acceptais les parures qu’ilm’offrait, et je ne lui cachais aucun de mes caprices, en le voyantsi heureux de les satisfaire. Un soir, j’appris que tout Paris mecroyait la maîtresse de ce pauvre vieillard. On me prouva qu’ilétait hors de mon pouvoir de reconquérir une innocence de laquellechacun me dépouillait gratuitement. L’homme qui avait abusé de moninexpérience ne pouvait pas être un amant, et ne voulait pas êtremon mari. Dans la semaine où je fis cette horrible découverte, laveille du jour fixé pour mon union avec celui de qui je sus exigerle nom, seule réparation qu’il me pût offrir, il partit pourCoblentz. Je fus honteusement chassée de la petite maison où lemaréchal m’avait mise, et qui ne lui appartenait pas. Jusqu’àprésent, je vous ai dit la vérité comme si j’étais devantDieu&|160;; mais maintenant, ne demandez pas à une infortunée lecompte des souffrances ensevelies dans sa mémoire. Un jour,monsieur, je me trouvai mariée à Danton. Quelques jours plus tard,l’ouragan renversait le chêne immense autour duquel j’avais tournémes bras. En me revoyant plongée dans la plus profonde misère, jerésolus cette fois de mourir. Je ne sais si l’amour de la vie, sil’espoir de fatiguer le malheur et de trouver au fond de cet abîmesans fin un bonheur qui me fuyait, furent à mon insu mesconseillers, ou si je fus séduite par les raisonnements d’un jeunehomme de Vendôme qui, depuis deux ans, s’est attaché à moi comme unserpent à un arbre, en croyant sans doute qu’un extrême malheurpeut me donner à lui&|160;; enfin j’ignore comment j’ai acceptél’odieuse mission d’aller, pour trois cent mille francs, me faireaimer d’un inconnu que je devais livrer. Je vous ai vu, monsieur,et vous ai reconnu tout d’abord par un de ces pressentiments qui nenous trompent jamais&|160;; cependant je me plaisais à douter, carplus je vous aimais, plus la certitude m’était affreuse. En voussauvant des mains du commandant Hulot, j’abjurai donc mon rôle, etrésolus de tromper les bourreaux au lieu de tromper leur victime.J’ai eu tort de me jouer ainsi des hommes, de leur vie, de leurpolitique et de moi-même avec l’insouciance d’une fille qui ne voitque des sentiments dans le monde. Je me suis crue aimée, et me suislaissée aller à l’espoir de recommencer ma vie&|160;; mais tout, etjusqu’à moi-même peut-être, a trahi mes désordres passés, car vousavez dû vous défier d’une femme aussi passionnée que je le suis.Hélas&|160;! qui n’excuserait pas et mon amour et madissimulation&|160;? Oui, monsieur, il me sembla que j’avais faitun pénible sommeil, et qu’en me réveillant je me retrouvais à seizeans. N’étais-je pas dans Alençon, où mon enfance me livrait seschastes et purs souvenirs&|160;? J’ai eu la folle simplicité decroire que l’amour me donnerait un baptême d’innocence. Pendant unmoment j’ai pensé que j’étais vierge encore puisque je n’avais pasencore aimé. Mais hier au soir, votre passion m’a paru vraie, etune voix m’a crié&|160;: Pourquoi le tromper&|160;? — Sachez-ledonc, monsieur le marquis, reprit-elle d’une voix gutturale quisollicitait une réprobation avec fierté, sachez-le bien, je ne suisqu’une créature déshonorée, indigne de vous. Dès ce moment, jereprends mon rôle de fille perdue, fatiguée que je suis de jouercelui d’une femme que vous aviez rendue à toutes les saintetés ducœur. La vertu me pèse. Je vous mépriserais si vous aviez lafaiblesse de m’épouser. C’est une sottise que peut faire un comtede Bauvan&|160;; mais vous, monsieur, soyez digne de votre aveniret quittez-moi sans regret. La courtisane, voyez-vous, serait tropexigeante, elle vous aimerait tout autrement que la jeune enfantsimple et naïve qui s’est senti au cœur pendant un moment ladélicieuse espérance de pouvoir être votre compagne, de vous rendretoujours heureux, de vous faire honneur, de devenir une noble, unegrande épouse, et qui a puisé dans ce sentiment le courage deranimer sa mauvaise nature de vice et d’infamie, afin de mettreentre elle et vous une éternelle barrière. Je vous sacrifie honneuret fortune. L’orgueil que me donne ce sacrifice me soutiendra dansma misère, et le destin peut disposer de mon sort à son gré. Je nevous livrerai jamais. Je retourne à Paris. Là, votre nom sera pourmoi tout un autre moi-même, et la magnifique valeur que vous saurezlui imprimer me consolera de tous mes chagrins. Quant à vous, vousêtes homme, vous m’oublierez. Adieu.

Elle s’élança dans la direction des vallées de Saint-Sulpice, etdisparut avant que le marquis se fût levé pour la retenir&|160;;mais elle revint sur ses pas, profita des cavités d’une roche pourse cacher, leva la tête, examina le marquis avec une curiositémêlée de doute, et le vit marchant sans savoir où il allait, commeun homme accablé. — Serait-ce donc une tête faible&|160;?&|160;… sedit-elle lorsqu’il eut disparu et qu’elle se sentit séparée de lui.Me comprendra-t-il&|160;? Elle tressaillit. Puis tout à coup ellese dirigea seule vers Fougères à grands pas, comme si elle eûtcraint d’être suivie par le marquis dans cette ville où il auraittrouvé la mort. — Eh&|160;! bien, Francine, que t’a-t-ildit&|160;?&|160;… demanda-t-elle à sa fidèle Bretonne lorsqu’ellesfurent réunies.

— Hélas&|160;! Marie, il m’a fait pitié. Vous autres grandesdames, vous poignardez un homme à coups de langue.

— Comment donc était-il en t’abordant&|160;?

— Est-ce qu’il m’a vue&|160;? Oh&|160;! Marie, ilt’aime&|160;!

— Oh&|160;! il m’aime ou il ne m’aime pas&|160;! répondit-elle,deux mots qui pour moi sont le paradis ou l’enfer. Entre ces deuxextrêmes, je ne trouve pas une place où je puisse poser monpied.

Après avoir ainsi accompli son terrible destin, Marie puts’abandonner à toute sa douleur, et sa figure, jusque-là soutenuepar tant de sentiments divers, s’altéra si rapidement, qu’après unejournée pendant laquelle elle flotta sans cesse entre unpressentiment de bonheur et le désespoir, elle perdit l’éclat de sabeauté et cette fraîcheur dont le principe est dans l’absence detoute passion ou dans l’ivresse de la félicité. Curieux deconnaître le résultat de sa folle entreprise, Hulot et Corentinétait venus voir Marie peu de temps après son arrivée&|160;; elleles reçut d’un air riant.

— Eh&|160;! bien, dit-elle au commandant, dont la figuresoucieuse avait une expression très interrogative, le renardrevient à portée de vos fusils, et vous allez bientôt remporter unebien glorieuse victoire.

— Qu’est-il donc arrivé&|160;? demanda négligemment Corentin enjetant à mademoiselle de Verneuil un de ces regards obliques parlesquels ces espèces de diplomates espionnent la pensée.

— Ah&|160;! répondit-elle, le Gars est plus que jamais épris dema personne, et je l’ai contraint à nous accompagner jusqu’auxportes de Fougères.

— Il paraît que votre pouvoir a cessé là, reprit Corentin, etque la peur du ci-devant surpasse encore l’amour que vous luiinspirez.

Mademoiselle de Verneuil jeta un regard de mépris àCorentin.

— Vous le jugez d’après vous-même, lui répondit-elle.

— Eh&|160;! bien, dit-il sans s’émouvoir, pourquoi nel’avez-vous pas amené jusque chez vous&|160;?

— S’il m’aimait véritablement, commandant, dit-elle à Hulot enlui jetant un regard plein de malice, m’en voudriez-vous beaucoupde le sauver, en l’emmenant hors de France&|160;?

Le vieux soldat s’avança vivement vers elle et lui prit la mainpour la baiser, avec une sorte d’enthousiasme&|160;; puis il laregarda fixement et lui dit d’un air sombre&|160;: — Vous oubliezmes deux amis et mes soixante-trois hommes.

— Ah&|160;! commandant, dit-elle avec toute la naïveté de lapassion, il n’en est pas comptable, il a été joué par une mauvaisefemme, la maîtresse de Charette qui boirait, je crois, le sang desBleus…

— Allons, Marie, reprit Corentin, ne vous moquez pas ducommandant, il n’est pas encore au fait de vos plaisanteries.

— Taisez-vous, lui répondit-elle, et sachez que le jour où vousm’aurez un peu trop déplu, n’aura pas de lendemain pour vous.

— Je vois, mademoiselle, dit Hulot sans amertume, que je doism’apprêter à combattre.

— Vous n’êtes pas en mesure, cher colonel. Je leur ai vu plus desix mille hommes à Saint-James, des troupes régulières, del’artillerie et des officiers anglais. Mais que deviendraient cesgens-là sans lui&|160;? je pense comme Fouché, sa tête esttout.

— Eh&|160;! bien, l’aurons-nous&|160;? demanda Corentinimpatienté.

— Je ne sais pas, répondit-elle avec insouciance.

— Des Anglais&|160;!&|160;… cria Hulot en colère, il ne luimanquait plus que ça pour être un brigand fini&|160;! Ah&|160;! jevais t’en donner, moi, des Anglais&|160;!&|160;…

— Il paraît, citoyen diplomate, que tu te laisses périodiquementmettre en déroute par cette fille-là, dit Hulot à Corentin quandils se trouvèrent à quelques pas de la maison.

— Il est tout naturel, citoyen commandant, répliqua Corentind’un air pensif, que dans tout ce qu’elle nous a dit, tu n’aies vuque du feu. Vous autres troupiers, vous ne savez pas qu’il existeplusieurs manières de guerroyer. Employer habilement les passionsdes hommes ou des femmes comme des ressorts que l’on fait mouvoirau profit de l’Etat, mettre les rouages à leur place dans cettegrande machine que nous appelons un gouvernement, et se plaire à yrenfermer les plus indomptables sentiments comme des détentes quel’on s’amuse à surveiller, n’est-ce pas créer, et, comme Dieu, seplacer au centre de l’univers&|160;?&|160;…

— Tu me permettras de préférer mon métier au tien, répliquasèchement le militaire. Ainsi, vous ferez tout ce que vous voudrezavec vos rouages&|160;; mais je ne connais d’autre supérieur que leministre de la Guerre, j’ai mes ordres, je vais me mettre encampagne avec des lapins qui ne boudent pas, et prendre en facel’ennemi que tu veux saisir par-derrière.

— Oh&|160;! tu peux te préparer à marcher, reprit Corentin.D’après ce que cette fille m’a laissé deviner, quelque impénétrablequ’elle te semble, tu vas avoir à t’escarmoucher, et je teprocurerai avant peu le plaisir d’un tête-à-tête avec le chef deces brigands.

— Comment ça&|160;? demanda Hulot en reculant pour mieuxregarder cet étrange personnage.

— Mademoiselle de Verneuil aime le Gars, reprit Corentin d’unevoix sourde, et peut-être en est-elle aimée&|160;! Un marquis,cordon-rouge, jeune et spirituel, qui sait même s’il n’est pasriche encore, combien de tentations&|160;! Elle serait bien sottede ne pas agir pour son compte, en tâchant de l’épouser plutôt quede nous le livrer&|160;! Elle cherche à nous amuser. Mais j’ai ludans les yeux de cette fille quelque incertitude. Les deux amantsauront vraisemblablement un rendez-vous, et peut-être est-il déjàdonné. Eh&|160;! bien, demain je tiendrai mon homme par les deuxoreilles. Jusqu’à présent, il n’était que l’ennemi de laRépublique, mais il est devenu le mien depuis quelquesinstants&|160;; or, ceux qui se sont avisés de se mettre entrecette fille moi sont tous morts sur l’échafaud.

En achevant ces paroles, Corentin retomba dans des réflexionsqui ne lui permirent pas de voir le profond dégoût qui se peignitsur le visage du loyal militaire au moment où il découvrit laprofondeur de cette intrigue et le mécanisme des ressorts employéspar Fouché. Aussi, Hulot résolut-il de contrarier Corentin en toutce qui ne nuirait pas essentiellement aux succès et aux vœux dugouvernement, et de laisser à l’ennemi de la République les moyensde périr avec honneur les armes à la main, avant d’être la proie dubourreau de qui ce sbire de la haute police s’avouait être lepourvoyeur.

— Si le premier Consul m’écoutait, dit-il en tournant le dos àCorentin, il laisserait ces renards-là combattre les aristocrates,ils sont dignes les uns des autres, et il emploierait les soldats àtoute autre chose.

Corentin regarda froidement le militaire, dont la pensée avaitéclairé le visage, et alors ses yeux reprirent une expressionsardonique qui révéla la supériorité de ce Machiavelsubalterne.

— Donnez trois aunes de drap bleu à ces animaux-là, etmettez-leur un morceau de fer au côté, se dit-il, ils s’imaginentqu’en politique on ne doit tuer les hommes que d’une façon. Puis,il se promena lentement pendant quelques minutes, et se dit tout àcoup&|160;: — Oui, le moment est venu, cette femme sera donc àmoi&|160;! depuis cinq ans le cercle que je trace autour d’elles’est insensiblement rétréci, je la tiens, et avec elle J’arriveraidans le gouvernement aussi haut que Fouché. — Oui, si elle perd leseul homme qu’elle ait aimé, la douleur me la livrera corps et âme.Il ne s’agit plus que de veiller nuit et jour pour surprendre sonsecret.

Un moment après, un observateur aurait distingué la figure pâlede cet homme, à travers la fenêtre d’une maison d’où il pouvaitapercevoir tout ce qui entrait dans l’impasse formée par la rangéede maisons parallèle à Saint-Léonard. Avec la patience du chat quiguette la souris, Corentin était encore, le lendemain matin,attentif au moindre bruit et occupé à soumettre chaque passant auplus sévère examen. La journée qui commençait était un jour demarché. Quoique, dans ce temps calamiteux, les paysans sehasardassent difficilement à venir en ville, Corentin vit un petithomme à figure ténébreuse, couvert d’une peau de bique, et quiportait à son bras un petit panier rond de forme écrasée, sedirigeant vers la maison de mademoiselle de Verneuil, après avoirjeté autour de lui des regards assez insouciants. Corentindescendit dans l’intention d’attendre le paysan à sa sortie&|160;;mais, tout à coup, il sentit que s’il pouvait arriver àl’improviste chez mademoiselle de Verneuil, il surprendraitpeut-être d’un seul regard les secrets cachés dans le panier de cetémissaire. D’ailleurs la renommée lui avait appris qu’il étaitpresque impossible de lutter avec succès contre les impénétrablesréponses des Bretons et des Normands.

— Galope-chopine&|160;! s’écria mademoiselle de Verneuil lorsqueFrancine introduisit le Chouan. — Serais-je donc aimée&|160;? sedit-elle à voix basse.

Un espoir instinctif répandit les plus brillantes couleurs surson teint et la joie dans son cœur. Galope-chopine regardaalternativement la maîtresse du logis et Francine, en jetant surcette dernière des yeux de méfiance&|160;; mais un signe demademoiselle de Verneuil le rassura.

— Madame, dit-il, approchant deux heures, il sera chez moi, etvous y attendra.

L’émotion ne permit pas à mademoiselle de Verneuil de faired’autre réponse qu’un signe de tête&|160;; mais un Samoyède en eûtcompris toute la portée. En ce moment, les pas de Corentinretentirent dans le salon. Galope-chopine ne se troubla pas lemoins du monde lorsque le regard autant que le tressaillement demademoiselle de Verneuil lui indiquèrent un danger, et dès quel’espion montra sa face rusée, le Chouan éleva la voix de manière àfendre la tête.

— Ah&|160;! ah&|160;! disait-il à Francine, il y a beurre deBretagne et beurre de Bretagne. Vous voulez du Gibarry et vous nedonnez que onze sous de la livre&|160;? il ne fallait pas m’envoyerquérir&|160;! C’est de bon beurre ça, dit-il en découvrant sonpanier pour montrer deux petites mottes de beurre façonnées parBarbette. — Faut être juste, ma bonne dame, allons, mettez un soude plus.

Sa voix caverneuse ne trahit aucune émotion, et ses yeux verts,ombragés de gros sourcils grisonnants, soutinrent sans faiblir leregard perçant de Corentin.

— Allons, tais-toi, bon homme, tu n’es pas venu ici vendre dubeurre, car tu as affaire à une femme qui n’a jamais rien marchandéde sa vie. Le métier que tu fais, mon vieux, te rendra quelque jourplus court de la tête. Et Corentin le frappant amicalement surl’épaule, ajouta&|160;: — On ne peut pas être longtemps à la foisl’homme des Chouans et l’homme des Bleus.

Galope-chopine eut besoin de toute sa présence d’esprit pourdévorer sa rage et ne pas repousser cette accusation que sonavarice rendait juste. Il se contenta de répondre&|160;: — Monsieurveut se gausser de moi.

Corentin avait tourné le dos au Chouan&|160;; mais, tout ensaluant mademoiselle de Verneuil dont le cœur se serra, il pouvaitfacilement l’examiner dans la glace. Galope-chopine, qui ne se crutplus vu par l’espion, consulta par un regard Francine, et Francinelui indiqua la porte en disant&|160;: — Venez avec moi, mon bonhomme, nous nous arrangerons toujours bien.

Rien n’avait échappé à Corentin, ni la contraction que lesourire de mademoiselle de Verneuil déguisait mal, ni sa rougeur etle changement de ses traits, ni l’inquiétude du Chouan, ni le gestede Francine, il avait tout aperçu. Convaincu que Galope-chopineétait un émissaire du marquis, il l’arrêta par les longs poils desa peau de chèvre au moment où il sortait, le ramena devant lui, etle regarda fixement en lui disant&|160;: — Où demeures-tu, mon cherami&|160;? J’ai besoin de beurre…

— Mon bon monsieur, répondait le Chouan, tout Fougères sait oùje demeure, je suis quasiment de…

— Corentin&|160;! s’écria mademoiselle de Verneuil eninterrompant la réponse de Galope-chopine, vous êtes bien hardi devenir chez moi à cette heure, et de me surprendre ainsi&|160;? Àpeine suis-je habillée… Laissez ce paysan tranquille, il necomprend pas plus vos ruses que je n’en conçois les motifs. Allez,brave homme&|160;!

Galope-chopine hésita un instant à partir. L’indécisionnaturelle ou jouée d’un pauvre diable qui ne savait à qui obéir,trompait déjà Corentin, lorsque le Chouan, sur un geste impératifde la jeune fille, s’éloigna à pas pesants. En ce moment,mademoiselle de Verneuil et Corentin se contemplèrent en silence.Cette fois, les yeux limpides de Marie ne purent soutenir l’éclatdu feu sec que distillait le regard de cet homme. L’air résolu aveclequel l’espion pénétra dans la chambre, une expression de visageque Marie ne lui connaissait pas, le son mat de sa voix grêle, sadémarche, tout l’effraya&|160;; elle comprit qu’une lutte secrètecommençait entre eux, et qu’il déployait contre elle tous lespouvoirs de sa sinistre influence&|160;; mais si elle eut en cemoment une vue distincte et complète de l’abîme au fond duquel ellese précipitait, elle puisa des forces dans son amour pour secouerle froid glacial de ses pressentiments.

— Corentin, reprit-elle avec une sorte de gaieté, j’espère quevous allez me laisser faire ma toilette.

— Marie, dit-il, oui, permettez-moi de vous nommer ainsi. Vousne me connaissez pas encore&|160;! Ecoutez, un homme moinsperspicace que je ne le suis aurait déjà découvert votre amour pourle marquis de Montauran. Je vous ai à plusieurs reprises offert etmon cœur et ma main. Vous ne m’avez pas trouvé digne de vous&|160;;et peut-être avez-vous raison&|160;; mais si vous vous trouvez trophaut placée, trop belle, ou trop grande pour moi, je saurai bienvous faire descendre jusqu’à moi. Mon ambition et mes maximes vousont donné peu d’estime pour moi&|160;; et, franchement, vous aveztort. Les hommes ne valent que ce que je les estime, presque rien.J’arriverai certes à une haute position dont les honneurs vousflatteront. Qui pourra mieux vous aimer, qui vous laissera plussouverainement maîtresse de lui, si ce n’est l’homme par qui vousêtes aimée depuis cinq ans&|160;? Quoique je risque de vous voirprendre de moi une idée qui me sera défavorable, car vous neconcevez pas qu’on puisse renoncer par excès d’amour à la personnequ’on idolâtre, je vais vous donner la mesure du désintéressementavec lequel je vous adore. N’agitez pas ainsi votre jolie tête. Sile marquis vous aime, épousez-le&|160;; mais auparavant,assurez-vous bien de sa sincérité. Je serai au désespoir de voussavoir trompée, car je préfère votre bonheur au mien. Ma résolutionpeut vous étonner, mais ne l’attribuez qu’à la prudence d’un hommequi n’est pas assez niais pour vouloir posséder une femme malgréelle. Aussi est-ce moi et non vous que j’accuse de l’inutilité demes efforts. J’ai espéré vous conquérir à force de soumission et dedévouement, car depuis longtemps, vous le savez, je cherche à vousrendre heureuse suivant mes principes&|160;; mais vous n’avez voulume récompenser de rien.

— Je vous ai souffert près de moi, dit-elle avec hauteur.

— Ajoutez que vous vous en repentez…

— Après l’infâme entreprise dans laquelle vous m’avez engagée,dois-je encore vous remercier…

— En vous proposant une entreprise qui n’était pas exempte deblâme pour des esprits timorés, reprit-il audacieusement, jen’avais que votre fortune en vue. Pour moi, que le réussisse ou quej’échoue, je saurai faire servir maintenant toute espèce derésultat au succès de mes desseins. Si vous épousiez Montauran, jeserais charmé de servir utilement la cause des Bourbons, à Paris,où je suis membre du club de Clichy. Or, une circonstance qui memettrait en correspondance avec les princes, me déciderait àabandonner les intérêts d’une République qui marche à sa décadence.Le général Bonaparte est trop habile pour ne pas sentir qu’il luiest impossible d’être à la fois en Allemagne, en Italie, et ici oùla Révolution succombe. Il n’a fait sans doute le Dix-Huit Brumaireque pour obtenir des Bourbons de plus forts avantages en traitantde la France avec eux, car c’est un garçon très spirituel et qui nemanque pas de portée&|160;; mais les hommes politiques doivent ledevancer dans la voie où il s’engage. Trahir la France est encoreun de ces scrupules que, nous autres gens supérieurs, laissons auxsots. Je ne vous cache pas que j’ai les pouvoirs nécessaires pourentamer des négociations avec les chefs des Chouans, aussi bien quepour les faire périr&|160;; car Fouché mon protecteur est un hommeassez profond, il a toujours joué en double jeu&|160;; pendant laTerreur il était à la fois pour Robespierre et pour Danton.

— Que vous avez lâchement abandonné, dit-elle.

— Niaiserie, répondit Corentin&|160;; il est mort, oubliez-le.Allons, parlez-moi à cœur ouvert, je vous en donne l’exemple. Cechef de demi-brigade est plus rusé qu’il ne le paraît, et, si vousvouliez tromper sa surveillance, je ne vous serais pas inutile.Songez qu’il a infesté les vallées de Contre-Chouans etsurprendrait bien promptement vos rendez-vous&|160;! En restantici, sous ses yeux, vous êtes à la merci de sa police. Voyez avecquelle rapidité il a su que ce Chouan était chez vous&|160;! Sasagacité militaire ne doit-elle pas lui faire comprendre que vosmoindres mouvements lui indiqueront ceux du marquis, si vous enêtes aimée&|160;?

Mademoiselle de Verneuil n’avait jamais entendu de voix sidoucement affectueuse, Corentin était tout bonne foi, et paraissaitplein de confiance. Le cœur de la pauvre fille recevait sifacilement des impressions généreuses qu’elle allait livrer sonsecret au serpent qui l’enveloppait dans ses replis&|160;;cependant, elle pensa que rien ne prouvait la sincérité de cetartificieux langage, elle ne se fit donc aucun scrupule de tromperson surveillant.

— Eh&|160;! bien, répondit-elle, vous avez deviné, Corentin.Oui, j’aime le marquis&|160;; mais je n’en suis pas aimée&|160;! dumoins je le crains&|160;; aussi, le rendez-vous qu’il me donne mesemble-t-il cacher quelque piège.

— Mais, répliqua Corentin, vous nous avez dit hier qu’il vousavait accompagnée jusqu’à Fougères… S’il eût voulu exercer desviolences contre vous, vous ne seriez pas ici.

— Vous avez le cœur sec, Corentin. Vous pouvez établir desavantes combinaisons sur les événements de la vie humaine, et nonsur ceux d’une passion. Voilà peut-être d’où vient la constanterépugnance que vous m’inspirez. Puisque vous êtes si clairvoyant,cherchez à comprendre comment un homme de qui je me suis séparéeviolemment avant-hier, m’attend avec impatience aujourd’hui, sur laroute de Mayenne, dans une maison de Florigny, vers le soir…

À cet aveu qui semblait échappé dans un emportement asseznaturel à cette créature franche et passionnée, Corentin rougit,car il était encore jeune&|160;; mais il jeta sur elle et à ladérobée un de ces regards perçants qui vont chercher l’âme. Lanaïveté de mademoiselle de Verneuil était si bien jouée qu’elletrompa l’espion, et il répondit avec une bonhomie factice&|160;: —Voulez-vous que je vous accompagne de loin&|160;? j’aurais avec moides soldats déguisés, et nous serions prêts à vous obéir.

— J’y consens, dit-elle&|160;; mais promettez-moi, sur votrehonneur… Oh&|160;! non, je n’y crois pas&|160;! par votre salut,mais vous ne croyez pas en Dieu&|160;! par votre âme, vous n’enavez peut-être pas. Quelle assurance pouvez-vous donc me donner devotre fidélité&|160;? Et je me fie à vous, cependant, et je remetsen vos mains plus que ma vie, ou mon amour ou mavengeance&|160;!

Le léger sourire qui apparut sur la figure blafarde de Corentinfit connaître à mademoiselle de Verneuil le danger qu’elle venaitd’éviter. Le sbire, dont les narines se contractaient au lieu de sedilater, prit la main de sa victime, la baisa avec les marques durespect le plus profond, et la quitta en lui faisant un salut quin’était pas dénué de grâce.

Trois heures après cette scène, mademoiselle de Verneuil, quicraignait le retour de Corentin, sortit furtivement par la porteSaint-Léonard, et gagna le petit sentier du Nid-aux-Crocs quiconduisait dans la vallée du Nançon. Elle se crut sauvée enmarchant sans témoins à travers le dédale des sentiers qui menaientà la cabane de Galope-chopine où elle allait gaiement, conduite parl’espoir de trouver enfin le bonheur, et par le désir de soustraireson amant au sort qui le menaçait. Pendant ce temps, Corentin étaità la recherche du commandant. Il eut de la peine à reconnaîtreHulot, en le trouvant sur une petite place où il s’occupait dequelques préparatifs militaires. En effet, le brave vétéran avaitfait un sacrifice dont le mérite sera difficilement apprécié. Saqueue et ses moustaches étaient coupées, et ses cheveux, soumis aurégime ecclésiastique, avaient un œil de poudre. Chaussé de grossouliers ferrés, ayant troqué son vieil uniforme bleu et son épéecontre une peau de bique, armé d’une ceinture de pistolets et d’unelourde carabine, il passait en revue deux cents habitants deFougères, dont les costumes auraient pu tromper l’œil du Chouan leplus exercé. L’esprit belliqueux de cette petite ville et lecaractère breton se déployaient dans cette scène, qui n’était pasnouvelle. Çà et là, quelques mères, quelques sœurs, apportaient àleurs fils, à leurs frères, une gourde d’eau-de-vie ou despistolets oubliés. Plusieurs vieillards s’enquéraient du nombre etde la bonté des cartouches de ces gardes nationaux déguisés enContre-Chouans, et dont la gaieté annonçait plutôt une partie dechasse qu’une expédition dangereuse. Pour eux, les rencontres de lachouannerie, où les Bretons des villes se battaient avec lesBretons des campagnes, semblaient avoir remplacé les tournois de lachevalerie. Cet enthousiasme patriotique avait peut-être pourprincipe quelques acquisitions de biens nationaux. Néanmoins lesbienfaits de la Révolution mieux appréciés dans les villes,l’esprit de parti, un certain amour national pour la guerreentraient aussi pour beaucoup dans cette ardeur. Hulot émerveilléparcourait les rangs en demandant des renseignements à Gudin, surlequel il avait reporté tous les sentiments d’amitié jadis voués àMerle et à Gérard. Un grand nombre d’habitants examinaient lespréparatifs de l’expédition, en comparant la tenue de leurstumultueux compatriotes à celle d’un bataillon de la demi-brigadede Hulot. Tous immobiles et silencieusement alignés, les Bleusattendaient, sous la conduite de leurs officiers, les ordres ducommandant, que les yeux de chaque soldat suivaient de groupe engroupe. En parvenant auprès du vieux chef de demi-brigade, Corentinne put s’empêcher de sourire du changement opéré sur la figure deHulot. Il avait l’air d’un portrait qui ne ressemble plus àl’original.

— Qu’y a-t-il donc de nouveau&|160;? lui demanda Corentin.

— Viens faire avec nous le coup de fusil et tu le sauras, luirépondit le commandant.

— Oh&|160;! je ne suis pas de Fougères, répliqua Corentin.

— Cela se voit bien, citoyen, lui dit Gudin.

Quelques rires moqueurs partirent de tous les groupesvoisins.

— Crois-tu, reprit Corentin, qu’on ne puisse servir la Francequ’avec des baïonnettes&|160;?&|160;…

Puis il tourna le dos aux rieurs, et s’adressa à une femme pourapprendre le but et la destination de cette expédition.

— Hélas&|160;! mon bon homme, les Chouans sont déjà àFlorigny&|160;! On dit qu’ils sont plus de trois mille ets’avancent pour prendre Fougères.

— Florigny&|160;! s’écria Corentin pâlissant. Le rendez-vousn’est pas là&|160;! Est-ce bien, reprit-il, Florigny sur la routede Mayenne&|160;?

— Il n’y a pas deux Florigny, lui répondit la femme en luimontrant le chemin terminé par le sommet de La Pellerine.

— Est-ce le marquis de Montauran que vous cherchez&|160;?demanda Corentin au commandant.

— Un peu, répondit brusquement Hulot. — Il n’est pas à Florigny,répliqua Corentin. Dirigez sur ce point votre bataillon et la gardenationale, mais gardez avec vous quelques-uns de vos Contre-Chouanset attendez-moi.

— Il est trop malin pour être fou, s’écria le commandant envoyant Corentin s’éloigner à grands pas. C’est bien le roi desespions&|160;!

En ce moment, Hulot donna l’ordre du départ à son bataillon. Lessoldats républicains marchèrent sans tambour et silencieusement lelong du faubourg étroit qui mène à la route de Mayenne, endessinant une longue ligne bleue et rouge à travers les arbres etles maisons&|160;; les gardes nationaux déguisés lessuivaient&|160;; mais Hulot resta sur la petite place avec Gudin etune vingtaine des plus adroits jeunes gens de la ville, enattendant Corentin dont l’air mystérieux avait piqué sa curiosité.Francine apprit elle-même le départ de mademoiselle de Verneuil àcet espion sagace, dont tous les soupçons se changèrent encertitude, et qui sortit aussitôt pour recueillir des lumières surune fuite à bon droit suspecte. Instruit par les soldats de gardeau poste Saint-Léonard, du passage de la belle inconnue par leNid-aux-Crocs, Corentin courut sur la promenade, et y arrivamalheureusement assez à propos pour apercevoir de là les moindresmouvements de Marie. Quoiqu’elle eût mis une robe et une capotevertes pour être vue moins facilement, les soubresauts de sa marchepresque folle faisaient reconnaître, à travers les haiesdépouillées de feuilles et blanches de givre, le point vers lequelses pas se dirigeaient.

— Ah&|160;! s’écria-t-il, tu dois aller à Florigny et tudescends dans le val de Gibarry&|160;! je ne suis qu’un sot, ellem’a joué. Mais patience, j’allume ma lampe le jour aussi bien quela nuit.

Corentin, devinant alors à peu près le lieu du rendez-vous desdeux amants, accourut sur la place au moment où Hulot allait laquitter et rejoindre ses troupes.

— Halte, mon général&|160;! cria-t-il au commandant qui seretourna.

En un instant, Corentin instruisit le soldat des événements dontla trame, quoique cachée, laissait voir quelques-uns de ses fils,et Hulot, frappé par la perspicacité du diplomate, lui saisitvivement le bras.

— Mille tonnerres&|160;! citoyen curieux, tu as raison. Lesbrigands font là-bas une fausse attaque&|160;! Les deux colonnesmobiles que j’ai envoyées inspecter les environs, entre la routed’Antrain et de Vitré, ne sont pas encore revenues&|160;; ainsi,nous trouverons dans la campagne des renforts qui ne nous serontsans doute pas inutiles, car le Gars n’est pas assez niais pour serisquer sans avoir avec lui ses sacrées chouettes.

— Gudin, dit-il au jeune Fougerais, cours avertir le capitaineLebrun qu’il peut se passer de moi à Florigny pour y frotter lesbrigands, et reviens plus vite que ça. Tu connais les sentiers, jet’attends pour aller à la chasse du ci-devant et venger lesassassinats de la Vivetière. — Tonnerre de Dieu, comme ilcourt&|160;! reprit-il en voyant partir Gudin qui disparut commepar enchantement. Gérard aurait-il aimé ce garçon-là&|160;!

À son retour, Gudin trouva la petite troupe de Hulot augmentéede quelques soldats pris aux différents postes de la ville. Lecommandant dit au jeune Fougerais de choisir une douzaine de sescompatriotes les mieux dressés au difficile métier deContre-Chouan, et lui ordonna de se diriger par la porteSaint-Léonard, afin de longer le revers des montagnes deSaint-Sulpice qui regardait la grande vallée du Couesnon, et surlequel était située la cabane de Galope-chopine&|160;; puis il semit lui-même à la tête du reste de la troupe, et sortit par laporte Saint-Sulpice pour aborder les montagnes à leur sommet, où,suivant ses calculs, il devait rencontrer les gens de Beau-piedqu’il se proposait d’employer à renforcer un cordon de sentinelleschargées de garder les rochers, depuis le faubourg Saint-Sulpicejusqu’au Nid-aux-Crocs. Corentin, certain d’avoir remis la destinéedu chef des Chouans entre les mains de ses plus implacablesennemis, se rendit promptement sur la Promenade pour mieux saisirl’ensemble des dispositions militaires de Hulot. Il ne tarda pas àvoir la petite escouade de Gudin débouchant par la vallée du Nançonet suivant les rochers du côté de la grande vallée du Couesnon,tandis que Hulot, débusquant le long du château de Fougères,gravissait le sentier périlleux qui conduisait sur le sommet desmontagnes de Saint-Sulpice. Ainsi, les deux troupes se déployaientsur deux lignes parallèles. Tous les arbres et les buissons,décorés par le givre de riches arabesques, jetaient sur la campagneun reflet blanchâtre qui permettait de bien voir, comme des lignesgrises, ces deux petits corps d’armée en mouvement. Arrivé sur leplateau des rochers, Hulot détacha de sa troupe tous les soldatsqui étaient en uniforme, et Corentin les vit établissant, par lesordres de l’habile commandant, une ligne de sentinelles ambulantesséparées chacune par un espace convenable, dont la première devaitcorrespondre avec Gudin et la dernière avec Hulot, de manièrequ’aucun buisson ne devait échapper aux baïonnettes de ces troislignes mouvantes qui allaient traquer le Gars à travers lesmontagnes et les champs.

— Il est rusé, ce vieux loup de guérite, s’écria Corentin enperdant de vue les dernières pointes de fusil qui brillèrent dansles ajoncs, le Gars est cuit. Si Marie avait livré ce damnémarquis, nous eussions, elle et moi, été unis par le plus fort desliens, une infamie… Mais elle sera bien à moi&|160;!&|160;…

Les douze jeunes Fougerais conduits par le sous-lieutenant Gudinatteignirent bientôt le versant que forment les rochers deSaint-Sulpice, en s’abaissant par petites collines dans la valléede Gibarry. Gudin, lui, quitta les chemins, sauta lestementl’échalier du premier champ de genêts qu’il rencontra, et où il futsuivi par six de ses compatriotes&|160;; les six autres sedirigèrent, d’après ses ordres, dans les champs de droite, afind’opérer les recherches de chaque côté des chemins. Gudin s’élançavivement vers un pommier qui se trouvait au milieu du genêt. Aubruissement produit par la marche des six Contre-Chouans qu’ilconduisait à travers cette forêt de genêts en tâchant de ne pas enagiter les touffes givrées, sept ou huit hommes à la tête desquelsétait Beau-pied, se cachèrent derrière quelques châtaigniers parlesquels la haie de ce champ était couronnée. Malgré le refletblanc qui éclairait la campagne et malgré leur vue exercée, lesFougerais n’aperçurent pas d’abord leurs adversaires qui s’étaientfait un rempart des arbres.

— Chut&|160;! les voici, dit Beau-pied qui le premier leva latête. Les brigands nous ont excédés, mais, puisque nous les avonsau bout de nos fusils, ne les manquons pas, ou, nom d’unepipe&|160;! nous ne serions pas susceptibles d’être soldats dupape&|160;!

Cependant les yeux perçants de Gudin avaient fini par découvrirquelques canons de fusil dirigés vers sa petite escouade. En cemoment, par une amère dérision, huit grosses voix crièrent quivive&|160;! et huit coups de fusil partirent aussitôt. Les ballessifflèrent autour des Contre-Chouans. L’un d’eux en reçut une dansle bras et un autre tomba. Les cinq Fougerais qui restaient sainset saufs ripostèrent par une décharge en répondant&|160;: —Amis&|160;! Puis, ils marchèrent rapidement sur les ennemis, afinde les atteindre avant qu’ils n’eussent rechargé leurs armes.

— Nous ne savions pas si bien dire, s’écria le jeunesous-lieutenant en reconnaissant les uniformes et les vieuxchapeaux de sa demi-brigade. Nous avons agi en vrais Bretons, nousnous sommes battus avant de nous expliquer.

Les huit soldats restèrent stupéfaits en reconnaissantGudin.

— Dame&|160;! mon officier, qui diable ne vous prendrait paspour des brigands sous vos peaux de bique, s’écria douloureusementBeau-pied.

— C’est un malheur, et nous en sommes tous innocents, puisquevous n’étiez pas prévenus de la sortie de nos Contre-Chouans. Maisoù en êtes-vous&|160;? lui demanda Gudin.

— Mon officier, nous sommes à la recherche d’une douzaine deChouans qui s’amusent à nous échiner. Nous courons comme des ratsempoisonnés&|160;; mais, à force de sauter ces échaliers et ceshaies que le tonnerre confonde, nos compas s’étaient rouillés etnous nous reposions. Je crois que les brigands doivent êtremaintenant dans les environs de cette grande baraque d’où vousvoyez sortir de la fumée.

— Bon&|160;! s’écria Gudin. Vous autres, dit-il aux huit soldatset à Beau-pied, vous allez vous replier sur les rochers deSaint-Sulpice, à travers les champs, et vous y appuierez la lignede sentinelles que le commandant y a établie. Il ne faut pas quevous restiez avec nous autres, puisque vous êtes en uniforme. Nousvoulons, mille cartouches&|160;! venir à bout de ces chiens-là, leGars est avec eux&|160;! Les camarades vous en diront plus long queje ne vous en dis. Filez sur la droite, et n’administrez pas decoups de fusil à six de nos peaux de bique que vous pourrezrencontrer. Vous reconnaîtrez nos Contre-Chouans à leurs cravatesqui sont roulées en corde sans nœud.

Gudin laissa ses deux blessés sous le pommier, en se dirigeantvers la maison de Galope-chopine, que Beau-pied venait de luiindiquer et dont la fumée lui servit de boussole. Pendant que lejeune officier était mis sur la piste des Chouans par une rencontreassez commune dans cette guerre, mais qui aurait pu devenir plusmeurtrière, le petit détachement que commandait Hulot avait atteintsur sa ligne d’opérations un point parallèle à celui où Gudin étaitparvenu sur la sienne. Le vieux militaire, à la tête de sesContre-Chouans, se glissait silencieusement le long des haies avectoute l’ardeur d’un jeune homme, il sautait les échaliers encoreassez légèrement en jetant ses yeux fauves sur toutes les hauteurs,et prêtant, comme un chasseur, l’oreille au moindre bruit. Autroisième champ dans lequel il entra, il aperçut une femme d’unetrentaine d’années, occupée à labourer la terre à la houe, et qui,toute courbée, travaillait avec courage&|160;; tandis qu’un petitgarçon âgé d’environ sept à huit ans, armé d’une serpe, secouait legivre de quelques ajoncs qui avaient poussé çà et là, les coupaitet les mettait en tas. Au bruit que fit Hulot en retombantlourdement de l’autre côté de l’échalier, le petit gars et sa mèrelevèrent la tête. Hulot prit facilement cette jeune femme pour unevieille. Des rides venues avant le temps sillonnaient le front etla peau du cou de la Bretonne, elle était si grotesquement vêtued’une peau de bique usée, que sans une robe de toile jaune et sale,marque distinctive de son sexe, Hulot n’aurait su à quel sexe lapaysanne appartenait, car les longues mèches de ses cheveux noirsétaient cachées sous un bonnet de laine rouge. Les haillons dont lepetit gars était à peine couvert en laissaient voir la peau.

— Ho&|160;! la vieille, cria Hulot d’un ton bas à cette femme ens’approchant d’elle, où est le Gars&|160;?

En ce moment les vingt Contre-Chouans qui suivaient Hulotfranchirent les enceintes du champ.

— Ah&|160;! pour aller au Gars, faut que vous retourniez d’oùvous venez, répondit la femme après avoir jeté un regard dedéfiance sur la troupe.

— Est-ce que je te demande le chemin du faubourg du Gars àFougères, vieille carcasse&|160;? répliqua brutalement Hulot. Parsainte Anne d’Auray, as-tu vu passer le Gars&|160;?

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répondit la femme ense courbant pour reprendre son travail.

— Garce damnée, veux-tu donc nous faire avaler par les Bleus quinous poursuivent&|160;? s’écria Hulot.

À ces paroles la femme releva la tête et jeta un nouveau regardde méfiance sur les Contre-Chouans en leur répondant&|160;: —Comment les Bleus peuvent-ils être à vos trousses&|160;? j’en viensde voir passer sept à huit qui regagnent Fougères par le chemind’en bas.

— Ne dirait-on pas qu’elle va nous mordre avec son nez&|160;?reprit Hulot. Tiens, regarde, vieille bique.

Et le commandant lui montra du doigt, à une cinquantaine de pasen arrière, trois ou quatre de ses sentinelles dont les chapeaux,les uniformes et les fusils étaient faciles à reconnaître.

— Veux-tu laisser égorger ceux que Marche-à-terre envoie ausecours du Gars que les Fougerais veulent prendre&|160;? reprit-ilavec colère.

— Ah&|160;! excusez, reprit la femme&|160;; mais il est sifacile d’être trompé&|160;! De quelle paroisse êtes-vousdonc&|160;? demanda-t-elle.

— De Saint-Georges, s’écrièrent deux ou trois Fougerais enbas-breton, et nous mourons de faim.

— Eh&|160;! bien, tenez, répondit la femme, voyez-vous cettefumée, là-bas&|160;? c’est ma maison. En suivant les routins dedroite, vous y arriverez par en haut. Vous trouverez peut-être monhomme en route. Galope-chopine doit faire le guet pour avertir leGars, puisque vous savez qu’il vient aujourd’hui chez nous,ajouta-t-elle avec orgueil.

— Merci, bonne femme, répondit Hulot. — En avant, vous autres,tonnerre de Dieu&|160;! ajouta-t-il en parlant à ses hommes, nousle tenons&|160;!

À ces mots, le détachement suivit au pas de course lecommandant, qui s’engagea dans les sentiers indiqués. En entendantle juron si peu catholique du soi-disant Chouan, la femme deGalope-chopine pâlit. Elle regarda les guêtres et les peaux debique des jeunes Fougerais, s’assit par terre, serra son enfantdans ses bras et dit&|160;: — Que la sainte vierge d’Auray et lebienheureux saint Labre aient pitié de nous&|160;! Je ne crois pasque ce soient nos gens, leurs souliers sont sans clous. Cours parle chemin d’en bas prévenir ton père, il s’agit de sa tête,dit-elle au petit garçon, qui disparut comme un daim à travers lesgenêts et les ajoncs.

Cependant mademoiselle de Verneuil n’avait rencontré sur saroute aucun des partis Bleus ou Chouans qui se pourchassaient lesuns les autres dans le labyrinthe de champs situés autour de lacabane de Galope-chopine. En apercevant une colonne bleuâtres’élevant du tuyau à demi détruit de la cheminée de cette tristehabitation, son cœur éprouva une de ces violentes palpitations dontles coups précipités et sonores semblent monter dans le cou commepar flots. Elle s’arrêta, s’appuya de la main sur une branched’arbre, et contempla cette fumée qui devait également servir defanal aux amis et aux ennemis du jeune chef. Jamais elle n’avaitressenti d’émotion si écrasante. — Ah&|160;! je l’aime trop, sedit-elle avec une sorte de désespoir&|160;; aujourd’hui je ne seraipeut-être plus maîtresse de moi. Tout à coup elle franchit l’espacequi la séparait de la chaumière, et se trouva dans la cour, dont lafange avait été durcie par la gelée. Le gros chien s’élança encorecontre elle en aboyant&|160;; mais, sur un seul mot prononcé parGalope-chopine, il remua la queue et se tut. En entrant dans lachaumine, mademoiselle de Verneuil y jeta un de ces regards quiembrassent tout. Le marquis n’y était pas. Marie respira pluslibrement. Elle reconnut avec plaisir que le Chouan s’était efforcéde restituer quelque propreté à la sale et unique chambre de satanière. Galope-chopine saisit sa canardière, salua silencieusementson hôtesse et sortit avec son chien&|160;; elle le suivit jusquesur le seuil, et le vit s’en allant par le sentier qui commençait àdroite de sa cabane, et dont l’entrée était défendue par un grosarbre pourri en y formant un échalier presque ruiné. De là, elleput apercevoir une suite de champs dont les échaliers présentaientà l’œil comme une enfilade de portes, car la nudité des arbres etdes haies permettait de bien voir les moindres accidents dupaysage. Quand le large chapeau de Galope-chopine eut tout à faitdisparu, mademoiselle de Verneuil se retourna vers la gauche pourvoir l’église de Fougères&|160;; mais le hangar la lui cachaitentièrement. Elle jeta les yeux sur la vallée du Couesnon quis’offrait à ses regards, comme une vaste nappe de mousseline dontla blancheur rendait plus terne encore un ciel gris et chargé deneige. C’était une de ces journées où la nature semble muette, etoù les bruits sont absorbés par l’atmosphère. Aussi, quoique lesBleus et leurs Contre-Chouans marchassent dans la campagne surtrois lignes, en formant un triangle qu’ils resserraient ens’approchant de la cabane, le silence était si profond quemademoiselle de Verneuil se sentit émue par des circonstances quiajoutaient à ses angoisses une sorte de tristesse physique. Il yavait du malheur dans l’air. Enfin, à l’endroit où un petit rideaude bois terminait l’enfilade d’échaliers, elle vit un jeune hommesautant les barrières comme un écureuil, et courant avec uneétonnante rapidité. — C’est lui, se dit-elle. Simplement vêtu commeun Chouan, le Gars portait son tromblon en bandoulière derrière sapeau de bique, et, sans la grâce de ses mouvements, il aurait étéméconnaissable. Marie se retira précipitamment dans la cabane, enobéissant à l’une de ces déterminations instinctives aussi peuexplicables que l’est la peur&|160;; mais bientôt le jeune chef futà deux pas d’elle devant la cheminée, où brillait un feu clair etanimé. Tous deux se trouvèrent sans voix, craignirent de seregarder, ou de faire un mouvement. Une même espérance unissaitleur pensée, un même doute les séparait, c’était une angoisse,c’était une volupté.

— Monsieur, dit enfin mademoiselle de Verneuil d’une voix émue,le soin de votre sûreté m’a seul amenée ici.

— Ma sûreté&|160;! reprit-il avec amertume.

— Oui, répondit-elle, tant que je resterai à Fougères, votre vieest compromise, et je vous aime trop pour n’en pas partir cesoir&|160;; ne m’y cherchez donc plus.

— Partir, chère ange&|160;! je vous suivrai.

— Me suivre&|160;! y pensez-vous&|160;? et les Bleus&|160;?

— Eh&|160;! ma chère Marie, qu’y a-t-il de commun entre lesBleus et notre amour&|160;?

— Mais il me semble qu’il est difficile que vous restiez enFrance, près de moi, et plus difficile encore que vous la quittiezavec moi.

— Y a-t-il donc quelque chose d’impossible à qui aimebien&|160;?

— Ah&|160;! oui, je crois que tout est possible. N’ai-je pas eule courage de renoncer à vous, pour vous&|160;!

— Quoi&|160;! vous vous êtes donnée à un être affreux que vousn’aimiez pas, et vous ne voulez pas faire le bonheur d’un homme quivous adore, de qui vous remplirez la vie, et qui jure de n’êtrejamais qu’à vous&|160;? Ecoute-moi, Marie, m’aimes-tu&|160;?

— Oui, dit-elle.

— Eh&|160;! bien, sois à moi.

— Avez-vous oublié que j’ai repris le rôle infâme d’unecourtisane, et que c’est vous qui devez être à moi&|160;? Si Jeveux vous fuir, c’est pour ne pas laisser retomber sur votre têtele mépris que je pourrais encourir&|160;; sans cette crainte,peut-être…

— Mais si je ne redoute rien…

— Et qui m’en assurera&|160;? je suis défiante. Dans masituation, qui ne le serait pas&|160;?&|160;… Si l’amour que nousinspirons ne dure pas, au moins doit-il être complet, et nous fairesupporter avec joie l’injustice du monde. Qu’avez-vous fait pourmoi&|160;?&|160;… Vous me désirez. Croyez-vous vous être élevé parlà bien au-dessus de ceux qui m’ont vue jusqu’à présent&|160;?Avez-vous risqué, pour une heure de plaisir, vos Chouans, sans plusvous en soucier que je ne m’inquiétais des Bleus massacrés quandtout fut perdu pour moi&|160;? Et si je vous ordonnais de renoncerà toutes vos idées, à vos espérances, à votre Roi qui m’offusque etqui peut-être se moquera de vous quand vous périrez pour lui&|160;;tandis que je saurais mourir pour vous avec un saint respect&|160;!Enfin, si je voulais que vous envoyassiez votre soumission aupremier Consul pour que vous pussiez me suivre àParis&|160;?&|160;… si j’exigeais que nous allassions en Amérique yvivre loin d’un monde où tout est vanité, afin de savoir si vousm’aimez bien pour moi-même, comme en ce moment je vous aime&|160;!Pour tout dire en un mot, si je voulais, au lieu de m’élever àvous, que vous tombassiez jusqu’à moi, que feriez-vous&|160;?

— Tais-toi, Marie, ne te calomnie pas. Pauvre enfant, je t’aidevinée&|160;! Va, si mon premier désir est devenu de la passion,ma passion est maintenant de l’amour. Chère âme de mon âme, je lesais, tu es aussi noble que ton nom, aussi grande que belle&|160;;je suis assez noble et me sens assez grand moi-même pour imposer aumonde. Est-ce parce que je pressens en toi des voluptés inouïes etincessantes&|160;?&|160;… est-ce parce que je crois rencontrer enton âme ces précieuses qualités qui nous font toujours aimer lamême femme&|160;? J’en ignore la cause, mais mon amour est sansbornes, et il me semble que je ne puis plus me passer de toi. Oui,ma vie serait pleine de dégoût si tu n’étais toujours près demoi…

— Comment près de vous&|160;?

— Oh&|160;! Marie, tu ne veux donc pas deviner tonAlphonse&|160;?

— Ah&|160;! croiriez-vous me flatter beaucoup en m’offrant votrenom, votre main&|160;? dit-elle avec un apparent dédain mais enregardant fixement le marquis pour en surprendre les moindrespensées. Et savez-vous si vous m’aimerez dans six mois, et alorsquel serait mon avenir&|160;?&|160;… Non, non, une maîtresse est laseule femme qui soit sûre des sentiments qu’un homme luitémoigne&|160;; car le devoir, les lois, le monde, l’intérêt desenfants, n’en sont pas les tristes auxiliaires, et si son pouvoirest durable, elle y trouve des flatteries et un bonheur qui fontaccepter les plus grands chagrins du monde. Être votre femme etavoir la chance de vous peser un jour&|160;!&|160;… À cette crainteje préfère un amour passager, mais vrai, quand même la mort et lamisère en seraient la fin. Oui, je pourrais être, mieux que toutautre, une mère vertueuse, une épouse dévouée&|160;; mais pourentretenir de tels sentiments dans l’âme d’une femme, il ne fautpas qu’un homme l’épouse dans un accès de passion. D’ailleurs,sais-je moi-même si vous me plairez demain&|160;? Non, je ne veuxpas faire votre malheur, je quitte la Bretagne, dit-elle enapercevant de l’hésitation dans son regard, je retourne à Fougères,et vous ne viendrez pas me chercher là…

— Eh&|160;! bien, après demain, si dès le matin tu vois de lafumée sur les roches de Saint-Sulpice, le soir je serai chez toi,amant, époux, ce que tu voudras que je sois. J’aurai toutbravé.

— Mais, Alphonse, tu m’aimes donc bien, dit-elle avec ivresse,pour risquer ainsi ta vie avant de me la donner&|160;?&|160;…

Il ne répondit pas, il la regarda, elle baissa les yeux&|160;;mais il lut sur l’ardent visage de sa maîtresse un délire égal ausien, et alors il lui tendit les bras. Une sorte de folie entraînaMarie, qui alla tomber mollement sur le sein du marquis, décidée às’abandonner à lui pour faire de cette faute le plus grand desbonheurs, en y risquant tout son avenir, qu’elle rendait pluscertain si elle sortait victorieuse de cette dernière épreuve. Maisà peine sa tête s’était-elle posée sur l’épaule de son amant, qu’unléger bruit retentit au-dehors. Elle s’arracha de ses bras comme sielle se fût réveillée, et s’élança hors de la chaumière. Elle putalors recouvrer un peu de sang-froid et penser à sa situation.

— Il m’aurait acceptée et se serait moqué de moi, peut-être, sedit-elle. Ah&|160;! si je pouvais le croire, je le tuerais. —Ah&|160;! pas encore cependant, reprit-elle en apercevantBeau-pied, à qui elle fit un signe que le soldat comprit àmerveille.

Le pauvre garçon tourna brusquement sur ses talons, en feignantde n’avoir rien vu. Tout à coup, mademoiselle de Verneuil rentradans le salon en invitant le jeune chef à garder le plus profondsilence, par la manière dont elle se pressa les lèvres sous l’indexde sa main droite.

— Ils sont là, dit-elle avec terreur et d’une voix sourde.

— Qui&|160;?

— Les Bleus.

— Ah&|160;! je ne mourrai pas sans avoir…

— Oui, prends…

Il la saisit froide et sans défense, et cueillit sur ses lèvresun baiser plein d’horreur et de plaisir, car il pouvait être à lafois le premier et le dernier. Puis ils allèrent ensemble sur leseuil de la porte, en y plaçant leurs têtes de manière à toutexaminer sans être vus. Le marquis aperçut Gudin à la tête d’unedouzaine d’hommes qui tenaient le bas de la vallée du Couesnon. Ilse tourna vers l’enfilade des échaliers, le gros tronc d’arbrepourri était gardé par sept soldats. Il monta sur la pièce decidre, enfonça le toit de bardeau pour sauter sur l’éminence&|160;;mais il retira précipitamment sa tête du trou qu’il venait defaire&|160;: Hulot couronnait la hauteur et lui coupait le cheminde Fougères. En ce moment, il regarda sa maîtresse qui jeta un cride désespoir&|160;: elle entendait les trépignements des troisdétachements réunis autour de la maison.

— Sors la première, lui dit-il, tu me préserveras.

En entendant ce mot, pour elle sublime, elle se plaça toutheureuse en face de la porte, pendant que le marquis armait sontromblon. Après avoir mesuré l’espace qui existait entre le seuilde la cabane et le gros tronc d’arbre, le Gars se jeta devant lessept Bleus, les cribla de sa mitraille et se fit un passage aumilieu d’eux. Les trois troupes se précipitèrent autour del’échalier que le chef avait sauté, et le virent alors courant dansle champ avec une incroyable célérité.

— Feu, feu, mille noms d’un diable&|160;! Vous n’êtes pasFrançais, feu donc, mâtins&|160;! cria Hulot d’une voixtonnante.

Au moment où il prononçait ces paroles du haut de l’éminence,ses hommes et ceux de Gudin firent une décharge générale quiheureusement fut mal dirigée. Déjà le marquis arrivait à l’échalierqui terminait le premier champ&|160;; mais au moment où il passaitdans le second, il faillit être atteint par Gudin qui s’étaitélancé sur ses pas avec violence. En entendant ce redoutableadversaire à quelques toises, le Gars redoubla de vitesse.Néanmoins, Gudin et le marquis arrivèrent presque en même temps àl’échalier&|160;; mais Montauran lança si adroitement son tromblonà la tête de Gudin, qu’il le frappa et en retarda la marche. Il estimpossible de dépeindre l’anxiété de Marie et l’intérêt quemanifestaient à ce spectacle Hulot et sa troupe. Tous, ilsrépétaient silencieusement, à leur insu, les gestes des deuxcoureurs. Le Gars et Gudin parvinrent ensemble au rideau blanc degivre formé par le petit bois&|160;; mais l’officier rétrogradatout à coup et s’effaça derrière un pommier. Une vingtaine deChouans, qui n’avaient pas tiré de peur de tuer leur chef, semontrèrent et criblèrent l’arbre de balles. Toute la petite troupede Hulot s’élança au pas de course pour sauver Gudin, qui, setrouvant sans armes, revenait de pommier en pommier, en saisissant,pour courir, le moment où les Chasseurs du Roi chargeaient leursarmes. Son danger dura peu. Les Contre-Chouans mêlés aux Bleus, etHulot à leur tête, vinrent soutenir le jeune officier à la place oùle marquis avait jeté son tromblon. En ce moment, Gudin aperçut sonadversaire tout épuisé, assis sous un des arbres du petit bouquetde bois&|160;; il laissa ses camarades se canardant avec lesChouans retranchés derrière une haie latérale du champ, il lestourna et se dirigea vers le marquis avec la vivacité d’une bêtefauve. En voyant cette manœuvre, les Chasseurs du Roi poussèrentd’effroyables cris pour avertir leur chef&|160;; puis, après avoirtiré sur les Contre-Chouans avec le bonheur qu’ont les braconniers,ils essayèrent de leur tenir tête&|160;; mais ceux-ci gravirentcourageusement la haie qui servait de remparts à leurs ennemis, ety prirent une sanglante revanche. Les Chouans gagnèrent alors lechemin qui longeait le champ dans l’enceinte duquel cette scèneavait lieu, et s’emparèrent des hauteurs que Hulot avait commis lafaute d’abandonner. Avant que les Bleus eussent eu le temps de sereconnaître, les Chouans avaient pris pour retranchements lesbrisures que formaient les arêtes de ces rochers à l’abri desquelsils pouvaient tirer sans danger sur les soldats de Hulot, siceux-ci faisaient quelque démonstration de vouloir venir les ycombattre. Pendant que Hulot, suivi de quelques soldats, allaitlentement vers le petit bois pour y chercher Gudin, les Fougeraisdemeurèrent pour dépouiller les Chouans morts et achever lesvivants. Dans cette épouvantable guerre, les deux partis nefaisaient pas de prisonniers. Le marquis sauvé, les Chouans et lesBleus reconnurent mutuellement la force de leurs positionsrespectives et l’inutilité de la lutte, en sorte que chacun nesongea plus qu’à se retirer.

— Si je perds ce jeune homme-là, s’écria Hulot en regardant lebois avec attention, je ne veux plus faire d’amis&|160;!

— Ah&|160;! ah&|160;! dit un des jeunes gens de Fougères occupéà dépouiller les morts, voilà un oiseau qui a des plumesjaunes.

Et il montrait à ses compatriotes une bourse pleine de piècesd’or qu’il venait de trouver dans la poche d’un gros homme vêtu denoir.

— Mais qu’a-t-il donc là&|160;? reprit un autre qui tira unbréviaire de la redingote du défunt.

— C’est pain bénit, c’est un prêtre&|160;! s’écria-t-il enjetant le bréviaire à terre.

— Le voleur, il nous fait banqueroute, dit un troisième en netrouvant que deux écus de six francs dans les poches du Chouanqu’il déshabillait.

— Oui, mais il a une fameuse paire de souliers, répondit unsoldat qui se mit en devoir de les prendre.

— Tu les auras s’ils tombent dans ton lot, lui répliqua l’un desFougerais, en les arrachant des pieds du mort et les lançant au tasdes effets déjà rassemblés.

Un quatrième Contre-Chouan recevait l’argent, afin de faire lesparts lorsque tous les soldats de l’expédition seraient réunis.Quand Hulot revint avec le jeune officier, dont la dernièreentreprise pour joindre le Gars avait été aussi périlleusequ’inutile, il trouva une vingtaine de ses soldats et une trentainede Contre-Chouans devant onze ennemis morts dont les corps avaientété jetés dans un sillon tracé au bas de la haie.

— Soldats, s’écria Hulot d’une voix sévère, je vous défends departager ces haillons. Formez vos rangs, et plus vite que ça.

— Mon commandant, dit un soldat en montrant à Hulot sessouliers, au bout desquels les cinq doigts de ses pieds se voyaientà nu, bon pour l’argent&|160;; mais cette chaussure-là, ajouta-t-ilen montrant avec la crosse de son fusil la paire de souliersferrés, cette chaussure-là, mon commandant, m’irait comme ungant.

— Tu veux à tes pieds des souliers anglais&|160;! lui répliquaHulot.

— Commandant, dit respectueusement un des Fougerais, nous avons,depuis la guerre, toujours partagé le butin.

— Je ne vous empêche pas, vous autres, de suivre vos usages,répliqua durement Hulot en l’interrompant.

— Tiens, Gudin, voilà une bourse là qui contient trois louis, tuas eu de la peine, ton chef ne s’opposera pas à ce que tu laprennes, dit à l’officier l’un de ses anciens camarades.

Hulot regarda Gudin de travers, et le vit pâlissant.

— C’est la bourse de mon oncle, s’écria le jeune homme.

Tout épuisé qu’il était par la fatigue, il fit quelques pas versle monceau de cadavres, et le premier corps qui s’offrit à sesregards fut précisément celui de son oncle&|160;; mais à peine envit-il le visage rubicond sillonné de bandes bleuâtres, les brasroidis, et la plaie faite par le coup de feu, qu’il jeta un criétouffé et s’écria — Marchons, mon commandant.

La troupe de Bleus se mit en route. Hulot soutenait son jeuneami en lui donnant le bras.

— Tonnerre de Dieu, cela ne sera rien, lui disait le vieuxsoldat.

— Mais il est mort, répondit Gudin, mort&|160;! C’était mon seulparent, et, malgré ses malédictions, il m’aimait. Le Roi revenu,tout le pays aurait voulu ma tête, le bonhomme m’aurait caché soussa soutane.

— Est-il bête&|160;! disaient les gardes nationaux restés à separtager les dépouilles&|160;; le bonhomme est riche, et comme ça,il n’a pas eu le temps de faire un testament par lequel il l’auraitdéshérité.

Le partage fait, les Contre-Chouans rejoignirent le petitbataillon de Bleus et le suivirent de loin.

Une horrible inquiétude se glissa, vers la nuit, dans lachaumière de Galope-chopine, où jusqu’alors la vie avait été sinaïvement insoucieuse. Barbette et son petit gars portant tous deuxsur leur dos, l’une sa pesante charge d’ajoncs, l’autre uneprovision d’herbes pour les bestiaux, revinrent à l’heure où lafamille prenait le repas du soir. En entrant au logis, la mère etle fils cherchèrent en vain Galope-chopine&|160;; et jamais cettemisérable chambre ne leur parut si grande, tant elle était vide. Lefoyer sans feu, l’obscurité, le silence, tout leur prédisaitquelque malheur. Quand la nuit fut venue, Barbette s’empressad’allumer un feu clair et deux oribus, nom donné aux chandelles derésine dans le pays compris entre les rivages de l’Armoriquejusqu’en haut de la Loire, et encore usité en deçà d’Amboise dansles campagnes du Vendômois. Barbette mettait à ces apprêts lalenteur dont sont frappées les actions quand un sentiment profondles domine&|160;; elle écoutait le moindre bruit&|160;; maissouvent trompée par le sifflement des rafales, elle allait sur laporte de sa misérable hutte et en revenait toute triste. Ellenettoya deux pichés, les remplit de cidre et les posa sur la longuetable de noyer. À plusieurs reprises, elle regarda son garçon quisurveillait la cuisson des galettes de sarrasin, mais sans pouvoirlui parler. Un instant les yeux du petit gars s’arrêtèrent sur lesdeux clous qui servaient à supporter la canardière de son père, etBarbette frissonna en voyant comme lui cette place vide. Le silencen’était interrompu que par les mugissements des vaches, ou par lesgouttes de cidre qui tombaient périodiquement de la bonde dutonneau. La pauvre femme soupira en apprêtant dans trois écuellesde terre brune une espèce de soupe composée de lait, de galettecoupée par petits morceaux et de châtaignes cuites.

— Ils se sont battus dans la pièce qui dépend de la Béraudière,dit le petit gars.

— Vas-y donc voir, répondit la mère.

Le gars y courut, reconnut au clair de lune le monceau decadavres, n’y trouva point son père, et revint tout joyeux ensifflant&|160;: il avait ramassé quelques pièces de cent sousfoulées aux pieds par les vainqueurs et oubliées dans la boue. Iltrouva sa mère assise sur une escabelle et occupée à filer duchanvre au coin du feu. Il fit un signe négatif à Barbette, quin’osa croire à quelque chose d’heureux&|160;; puis, dix heuresayant sonné à Saint-Léonard, le petit gars se coucha après avoirmarmotté une prière à la sainte vierge d’Auray. Au jour, Barbette,qui n’avait pas dormi, poussa un cri de joie, en entendant retentirdans le lointain un bruit de gros souliers ferrés qu’elle reconnut,et Galope-chopine montra bientôt sa mine renfrognée.

— Grâces à saint Labre à qui j’ai promis un beau cierge, le Garsa été sauvé&|160;! N’oublie pas que nous devons maintenant troiscierges au saint.

Puis, Galope-chopine saisit un piché et l’avala tout entier sansreprendre haleine. Lorsque sa femme lui eut servi sa soupe, l’eutdébarrassé de sa canardière et qu’il se fut assis sur le banc denoyer, il dit en s’approchant du feu&|160;: — Comment les Bleus etles Contre-Chouans sont-ils donc venus ici&|160;? On se battait àFlorigny. Quel diable a pu leur dire que le Gars était cheznous&|160;? car il n’y avait que lui, sa belle garce et nous qui lesavions.

La femme pâlit.

— Les Contre-Chouans m’ont persuadé qu’ils étaient des gars deSaint-Georges, répondit-elle en tremblant, et c’est moi qui leur aidit où était le Gars.

Galope-chopine pâlit à son tour, et laissa son écuelle sur lebord de la table.

— Je t’ai envoyé not’ gars pour te prévenir, reprit Barbetteeffrayée, il ne t’a pas rencontré.

Le Chouan se leva, et frappa si violemment sa femme, qu’ellealla tomber pâle comme un mort sur le lit.

— Garce maudite, tu m’as tué, dit-il. Mais saisi d’épouvante, ilprit sa femme dans ses bras

— Barbette&|160;? s’écria-t-il, Barbette&|160;? SainteVierge&|160;! j’ai eu la main trop lourde.

— Crois-tu, lui dit-elle en ouvrant les yeux, que Marche-à-terrevienne à le savoir&|160;?

— Le Gars, répondit le Chouan, a dit de s’enquérir d’où venaitcette trahison.

— L’a-t-il dit à Marche-à-terre&|160;?

— Pille-miche et Marche-à-terre étaient à Florigny.

Barbette respira plus librement.

— S’ils touchent à un seul cheveu de ta tête, dit-elle, jerincerai leurs verres avec du vinaigre.

— Ah&|160;! je n’ai plus faim, s’écria tristementGalope-chopine.

Sa femme poussa devant lui l’autre piché plein, il n’y fit pasmême attention. Deux grosses larmes sillonnèrent alors les joues deBarbette et humectèrent les rides de son visage fané.

— Ecoute, ma femme, il faudra demain matin amasser des fagots audret de Saint-Léonard sur les rochers de Saint-Sulpice et y mettrele feu. C’est le signal convenu entre le Gars et le vieux recteurde Saint-Georges qui viendra lui dire une messe.

— Il ira donc à Fougères&|160;?

— Oui, chez sa belle garce. J’ai à courir aujourd’hui à cause deça&|160;! je crois bien qu’il va l’épouser et l’enlever, car il m’adit d’aller louer des chevaux et de les égailler sur la route deSaint-Malo.

Là-dessus, Galope-chopine fatigué se coucha pour quelques heureset se remit en course. Le lendemain matin il rentra après s’êtresoigneusement acquitté des commissions que le marquis lui avaitconfiées. En apprenant que Marche-à-terre et Pille-miche nes’étaient pas présentés, il dissipa les inquiétudes de sa femme,qui partit presque rassurée pour les roches de Saint-Sulpice, où laveille elle avait préparé sur le mamelon qui faisait face àSaint-Léonard quelques fagots couverts de givre. Elle emmena par lamain son petit gars qui portait du feu dans un sabot cassé. À peineson fils et sa femme avaient-ils disparu derrière le toit duhangar, que Galope-chopine entendit deux hommes sautant le dernierdes échaliers en enfilade, et insensiblement il vit à travers unbrouillard assez épais des formes anguleuses se dessinant comme desombres indistinctes. — C’est Pille-miche et Marche-à-terre, sedit-il mentalement. Et il tressaillit. Les deux Chouans montrèrentdans la petite cour leurs visages ténébreux qui ressemblaientassez, sous leurs grands chapeaux usés, à ces figures que desgraveurs ont faites avec des paysages.

— Bonjour, Galope-chopine, dit gravement Marche-à-terre.

— Bonjour, monsieur Marche-à-terre, répondit humblement le maride Barbette. Voulez-vous entrer ici et vider quelques pichés&|160;?J’ai de la galette froide et du beurre fraîchement battu.

— Ce n’est pas de refus, mon cousin, dit Pille-miche.

Les deux Chouans entrèrent. Ce début n’avait rien d’effrayantpour le maître du logis, qui s’empressa d’aller à sa grosse tonneemplir trois pichés, pendant que Marche-à-terre et Pille-miche,assis de chaque côté de la longue table sur un des bancs luisants,se coupèrent des galettes et les garnirent d’un beurre gras etjaunâtre qui, sous le couteau, laissait jaillir de petites bullesde lait. Galope-chopine posa les pichés pleins de cidre etcouronnés de mousse devant ses hôtes, et les trois Chouans semirent à manger&|160;; mais de temps en temps le maître du logisjetait un regard de côté sur Marche-à-terre en s’empressant desatisfaire sa soif.

— Donne-moi ta chinchoire, dit Marche-à-terre à Pille-miche.

Et après en avoir secoué fortement plusieurs chinchées dans lecreux de sa main, le Breton aspira son tabac en homme qui voulaitse préparer à quelque action grave.

— Il fait froid, dit Pille-miche en se levant pour aller fermerla partie supérieure de la porte.

Le jour terni par le brouillard ne pénétra plus dans la chambreque par la petite fenêtre, et n’éclaira que faiblement la table etles deux bancs&|160;; mais le feu y répandit des lueurs rougeâtres.En ce moment, Galope-chopine, qui avait achevé de remplir uneseconde fois les pichés de ses hôtes, les mettait devant eux&|160;;mais ils refusèrent de boire, jetèrent leurs larges chapeaux etprirent tout à coup un air solennel. Leurs gestes et le regard parlequel ils se consultèrent firent frissonner Galope-chopine, quicrut apercevoir du sang sous les bonnets de laine rouge dont ilsétaient coiffés.

— Apporte-nous ton couperet, dit Marche-à-terre.

— Mais, monsieur Marche-à-terre, qu’en voulez-vous doncfaire&|160;?

— Allons, cousin, tu le sais bien, dit Pille-miche en serrant sachinchoire que lui rendit Marche-à-terre, tu es jugé.

Les deux Chouans se levèrent ensemble en saisissant leurscarabines.

— Monsieur Marche-à-terre, je n’ai rin dit sur le Gars…

— Je te dis d’aller chercher ton couperet, répondit leChouan.

Le malheureux Galope-chopine heurta le bois grossier de lacouche de son garçon, et trois pièces de cent sous roulèrent sur leplancher&|160;; Pille-miche les ramassa.

— Oh&|160;! oh&|160;! les Bleus t’ont donné des pièces neuves,s’écria Marche-à-terre.

— Aussi vrai que voilà l’image de saint Labre, repritGalope-chopine, je n’ai rin dit. Barbette a pris les Contre-Chouanspour les gars de Saint-Georges, voilà tout.

— Pourquoi parles-tu d’affaires à ta femme, répondit brutalementMarche-à-terre.

— D’ailleurs, cousin, nous ne te demandons pas de raisons, maiston couperet. Tu es jugé.

À un signe de son compagnon, Pille-miche l’aida à saisir lavictime. En se trouvant entre les mains des deux Chouans,Galope-chopine perdit toute force, tomba sur ses genoux, et levavers ses bourreaux des mains désespérées&|160;: — Mes bons amis,mon cousin, que voulez-vous que devienne mon petit gars&|160;?

— J’en prendrai soin, dit Marche-à-terre.

— Mes chers camarades, reprit Galope-chopine devenu blême, je nesuis pas en état de mourir. Me laisserez-vous partir sansconfession&|160;? Vous avez le droit de prendre ma vie, mais noncelui de me faire perdre la bienheureuse éternité.

— C’est juste, dit Marche-à-terre en regardant Pille-miche.

Les deux Chouans restèrent un moment dans le plus grand embarraset sans pouvoir résoudre ce cas de conscience. Galope-chopineécouta le moindre bruit causé par le vent, comme s’il eût conservéquelque espérance. Le son de la goutte de cidre qui tombaitpériodiquement du tonneau lui fit jeter un regard machinal sur lapièce et soupirer tristement. Tout à coup, Pille-miche prit lepatient par un bras, l’entraîna dans un coin et lui dit&|160;: —Confesse-moi tous tes péchés, je les redirai à un prêtre de lavéritable Eglise, il me donnera l’absolution&|160;; et s’il y a despénitences à faire, je les ferai pour toi.

Galope-chopine obtint quelque répit, par sa manière d’accuserses péchés&|160;; mais, malgré le nombre et les circonstances descrimes, il finit par atteindre au bout de son chapelet.

— Hélas&|160;! dit-il en terminant, après tout, mon cousin,puisque je te parle comme à un confesseur, je t’assure par le saintnom de Dieu, que je n’ai guère à me reprocher que d’avoir, par-cipar-là, un peu trop beurré mon pain, et j’atteste saint Labre quevoici au-dessus de la cheminée, que je n’ai rin dit sur le Gars.Non, mes bons amis, je n’ai pas trahi.

— Allons, c’est bon, cousin, relève-toi, tu t’entendras sur toutcela avec le bon Dieu, dans le temps comme dans le temps.

— Mais laissez-moi dire un petit brin d’adieu à Barbe…

— Allons, répondit Marche-à-terre, si tu veux qu’on ne t’enveuille pas plus qu’il ne faut, comporte toi en Breton, et finisproprement.

Les deux Chouans saisirent de nouveau Galope-chopine, lecouchèrent sur le banc, où il ne donna plus d’autres signes derésistance que ces mouvements convulsifs produits par l’instinct del’animal&|160;; enfin il poussa quelques hurlements sourds quicessèrent aussitôt que le son lourd du couperet eut retenti. Latête fut tranchée d’un seul coup. Marche-à-terre prit cette têtepar une touffe de cheveux, sortit de la chaumière, chercha ettrouva dans le grossier chambranle de la porte un grand clou autourduquel il tortilla les cheveux qu’il tenait, et y laissa pendrecette tête sanglante à laquelle il ne ferma seulement pas les yeux.Les deux Chouans se lavèrent les mains sans aucune précipitation,dans une grande terrine pleine d’eau, reprirent leurs chapeaux,leurs carabines, et franchirent l’échalier en sifflant l’air de laballade du Capitaine. Pille-miche entonna d’une voix enrouée, aubout du champ, ces strophes prises au hasard dans cette naïvechanson dont les rustiques cadences furent emportées par levent.

À la première ville,

Son amant l’habille

Tout en satin blanc&|160;;

À la seconde ville,

Son amant l’habille

En or, en argent.

Elle était si belle

Qu’on lui tendait les voiles

Dans tout le régiment.

Cette mélodie devint insensiblement confuse à mesure que lesdeux Chouans s’éloignaient&|160;; mais le silence de la campagneétait si profond, que plusieurs notes parvinrent à l’oreille deBarbette, qui revenait alors au logis en tenant son petit gars parla main. Une paysanne n’entend jamais froidement ce chant, sipopulaire dans l’ouest de la France aussi Barbette commença-t-elleinvolontairement les premières strophes de la ballade.

Allons, partons, belle,

Partons pour la guerre,

Partons, il est temps.

Brave capitaine,

Que ça ne te fasse pas de peine

Ma fille n’est pas pour toi.

Tu ne l’auras sur terre,

Tu ne l’auras sur mer,

Si ce n’est par trahison.

Le père prend sa fille

Qui la déshabille

Et la jette à l’eau.

Capitaine plus sage,

Se jette à la nage,

La ramène à bord.

Allons, partons, belle,

Partons pour la guerre,

Partons, il est temps.

À la première ville, etc.

Au moment où Barbette se retrouvait en chantant à la reprise dela ballade par où avait commencé Pille-miche, elle était arrivéedans sa cour, sa langue se glaça, elle resta immobile, et un grandcri, soudain réprimé, sortit de sa bouche béante.

— Qu’as-tu donc, ma chère mère&|160;? demanda l’enfant.

— Marche tout seul, s’écria sourdement Barbette en lui retirantla main et le poussant avec une incroyable rudesse, tu n’as plus nipère ni mère.

L’enfant, qui se frottait l’épaule en criant, vit la têteclouée, et son frais, visage garda silencieusement la convulsionnerveuse que les pleurs donnent aux traits. Il ouvrit de grandsyeux, regarda longtemps la tête de son père avec un air stupide quine trahissait aucune émotion&|160;; puis sa figure, abrutie parl’ignorance, arriva jusqu’à exprimer une curiosité sauvage. Tout àcoup Barbette reprit la main de son enfant, la serra violemment, etl’entraîna d’un pas rapide dans la maison. Pendant que Pille-micheet Marche-à-terre couchaient Galope-chopine sur le banc, un de sessouliers était tombé sous son cou de manière à se remplir de sang,et ce fut le premier objet que vit sa veuve.

— Ote ton sabot, dit la mère à son fils. Mets ton piedlà-dedans. Bien. Souviens-toi toujours, s’écria-t-elle d’un son devoix lugubre, du soulier de ton père, et ne t’en mets jamais un auxpieds sans te rappeler celui qui était plein du sang versé par lesChuins, et tue les Chuins.

En ce moment, elle agita sa tête par un mouvement si convulsif,que les mèches de ses cheveux noirs retombèrent sur son cou etdonnèrent à sa figure une expression sinistre.

— J’atteste saint Labre, reprit-elle, que je te voue aux Bleus.Tu seras soldat pour venger ton père. Tue, tue les Chuins, et faiscomme moi. Ah&|160;! ils ont pris la tête de mon homme, je vaisdonner celle du Gars aux Bleus.

Elle sauta d’un seul bond sur le lit, s’empara d’un petit sacd’argent dans une cachette, reprit la main de son fils étonné,l’entraîna violemment sans lui laisser le temps de reprendre sonsabot, et ils marchèrent tous deux d’un pas rapide vers Fougères,sans que l’un ou l’autre retournât la tête vers la chaumière qu’ilsabandonnaient. Quand ils arrivèrent sur le sommet des rochers deSaint-Sulpice, Barbette attisa le feu des fagots, et son garsl’aida à les couvrir de genêts verts chargés de givre, afin d’enrendre la fumée plus forte.

— Ça durera plus que ton père, plus que moi et plus que le Gars,dit Barbette d’un air farouche en montrant le feu à son fils.

Au moment où la veuve de Galope-chopine et son fils au piedsanglant regardaient, avec une sombre expression de vengeance et decuriosité, tourbillonner la fumée, mademoiselle de Verneuil avaitles yeux attachés sur cette roche, et tâchait, mais en vain, d’ydécouvrir le signal annoncé par le marquis. Le brouillard, quis’était insensiblement accru, ensevelissait toute la région sous unvoile dont les teintes grises cachaient les masses du paysage lesplus près de la ville. Elle contemplait tour à tour, avec une douceanxiété, les rochers, le château, les édifices, qui ressemblaientdans ce brouillard à des brouillards plus noirs encore. Auprès desa fenêtre, quelques arbres se détachaient de ce fond bleuâtrecomme ces madrépores que la mer laisse entrevoir quand elle estcalme. Le soleil donnait au ciel la couleur blafarde de l’argentterni, ses rayons coloraient d’une rougeur douteuse les branchesnues des arbres, où se balançaient encore quelques dernièresfeuilles. Mais des sentiments trop délicieux agitaient l’âme deMarie, pour qu’elle vît de mauvais présages dans ce spectacle, endésaccord avec le bonheur dont elle se repaissait par avance.Depuis deux jours, ses idées s’étaient étrangement modifiées.L’âpreté, les éclats désordonnés de ses passions avaient lentementsubi l’influence de l’égale température que donne à la vie unvéritable amour. La certitude d’être aimée, qu’elle était alléechercher à travers tant de périls, avait fait naître en elle ledésir de rentrer dans les conditions sociales qui sanctionnent lebonheur, et d’où elle n’était sortie que par désespoir. N’aimer quependant un moment lui sembla de l’impuissance. Puis elle se vitsoudain reportée, du fond de la société où le malheur l’avaitplongée, dans le haut rang où son père l’avait un moment placée. Savanité, comprimée par les cruelles alternatives d’une passion tourà tour heureuse ou méconnue, s’éveilla, lui fit voir tous lesbénéfices d’une grande position. En quelque sorte née marquise,épouser Montauran, n’était-ce pas pour elle agir et vivre dans lasphère qui lui était propre. Après avoir connu les hasards d’unevie tout aventureuse, elle pouvait mieux qu’une autre femmeapprécier la grandeur des sentiments qui font la famille. Puis lemariage, la maternité et ses soins, étaient pour elle moins unetâche qu’un repos. Elle aimait cette vie vertueuse et calmeentrevue à travers ce dernier orage, comme une femme lasse de lavertu peut jeter un regard de convoitise sur une passion illicite.La vertu était pour elle une nouvelle séduction.

— Peut-être, dit-elle en revenant de la croisée sans avoir vu defeu sur la roche de Saint-Sulpice, ai-je été bien coquette aveclui&|160;? Mais aussi n’ai-je pas su combien je suisaimée&|160;?&|160;… Francine, ce n’est plus un songe&|160;! jeserai ce soir la marquise de Montauran. Qu’ai-je donc fait pourmériter un si complet bonheur. Oh&|160;! je l’aime, et l’amour seulpeut payer l’amour. Néanmoins, Dieu veut sans doute me récompenserd’avoir conservé tant de cœur malgré tant de misères et me faireoublier mes souffrances&|160;; car, tu le sais, mon enfant, j’aibien souffert.

— Ce soir, marquise de Montauran, vous, Marie&|160;! Ah&|160;!tant que ce ne sera pas fait, moi je croirai rêver. Qui donc lui adit tout ce que vous valez&|160;?

— Mais, ma chère enfant, il n’a pas seulement de beaux yeux, ila aussi une âme. Si tu l’avais vu comme moi dans le danger&|160;!Oh&|160;! il doit bien savoir aimer, il est si courageux&|160;!

— Si vous l’aimez tant, pourquoi souffrez-vous donc qu’il vienneà Fougères&|160;?

— Est-ce que nous avons eu le temps de nous dire un mot quandnous avons été surpris. D’ailleurs, n’est-ce pas une preuved’amour&|160;? Et en a-t-on jamais assez&|160;! En attendant,coiffe-moi.

Mais elle dérangea cent fois, par des mouvements commeélectriques, les heureuses combinaisons de sa coiffure, en mêlantdes pensées encore orageuses à tous les soins de la coquetterie. Encrêpant les cheveux d’une boucle, ou en rendant ses nattes plusbrillantes, elle se demandait, par un reste de défiance, si lemarquis ne la trompait pas, et alors elle pensait qu’une semblablerouerie devait être impénétrable, puisqu’il s’exposaitaudacieusement à une vengeance immédiate en venant la trouver àFougères. En étudiant malicieusement à son miroir les effets d’unregard oblique, d’un sourire, d’un léger pli du front, d’uneattitude de colère, d’amour ou de dédain, elle cherchait une rusede femme pour sonder jusqu’au dernier moment le cœur du jeunechef.

— Tu as raison&|160;! Francine, dit-elle, je voudrais comme toique ce mariage fût fait. Ce jour est le dernier de mes joursnébuleux, il est gros de ma mort ou de notre bonheur. Le brouillardest odieux, ajouta-t-elle en regardant de nouveau vers les sommetsde Saint-Sulpice toujours voilés.

Elle se mit à draper elle-même les rideaux de soie et demousseline qui décoraient la fenêtre, en se plaisant à intercepterle jour de manière à produire dans la chambre un voluptueuxclair-obscur.

— Francine, dit-elle, ôte ces babioles qui encombrent lacheminée, et n’y laisse que la pendule et les deux vases de Saxedans lesquels j’arrangerai moi-même les fleurs d’hiver que Corentinm’a trouvées… Sors toutes les chaises, je ne veux voir ici que lecanapé et un fauteuil. Quand tu auras fini, mon enfant, tubrosseras le tapis de manière à en ranimer les couleurs, puis tugarniras de bougies les bras de cheminée et les flambeaux…

Marie regarda longtemps et avec attention la vieille tapisserietendue sur les murs de cette chambre. Guidée par un goût inné, ellesut trouver, parmi les brillantes nuances de la haute-lisse, lesteintes qui pouvaient servir à lier cette antique décoration auxmeubles et aux accessoires de ce boudoir par l’harmonie descouleurs ou par le charme des oppositions. La même pensée dirigeal’arrangement des fleurs dont elle chargea les vases contournés quiornaient la chambre. Le canapé fut placé près du feu. De chaquecôté du lit, qui occupait la paroi parallèle à celle où était lacheminée, elle mit, sur deux petites tables dorées, de grands vasesde Saxe remplis de feuillages et de fleurs qui exhalèrent les plusdoux parfums. Elle tressaillit plus d’une fois en disposant lesplis onduleux du lampas vert au-dessus du lit, et en étudiant lessinuosités de la draperie à fleurs sous laquelle elle le cacha. Desemblables préparatifs ont toujours un indéfinissable secret debonheur, et amènent une irritation si délicieuse, que souvent, aumilieu de ces voluptueux apprêts, une femme oublie tous ses doutes,comme mademoiselle de Verneuil oubliait alors les siens.N’existe-t-il pas un sentiment religieux dans cette multitude desoins pris pour un être aimé qui n’est pas là pour les voir et lesrécompenser, mais qui doit les payer plus tard par ce sourireapprobateur qu’obtiennent ces gracieux préparatifs, toujours sibien compris. Les femmes se livrent alors pour ainsi dire paravance à l’amour, et il n’en est pas une seule qui ne se dise,comme mademoiselle de Verneuil le pensait&|160;: — Ce soir je seraibien heureuse&|160;! La plus innocente d’entre elles inscrit alorscette suave espérance dans les plis les moins saillants de la soieou de la mousseline&|160;; puis, insensiblement, l’harmonie qu’elleétablit autour d’elle imprime à tout une physionomie où respirel’amour. Au sein de cette sphère voluptueuse, pour elle, les chosesdeviennent des êtres, des témoins&|160;; et déjà elle en fait lescomplices de toutes ses joies futures. À chaque mouvement, à chaquepensée, elle s’enhardit à voler l’avenir. Bientôt elle n’attendplus, elle n’espère pas, mais elle accuse le silence, et le moindrebruit lui doit un présage&|160;; enfin le doute vient poser sur soncœur une main crochue, elle brûle, elle s’agite, elle se senttordue par une pensée qui se déploie comme une force purementphysique&|160;; c’est tour à tour un triomphe et un supplice, quesans l’espoir du plaisir elle ne supporterait point. Vingt fois,mademoiselle de Verneuil avait soulevé les rideaux, dansl’espérance de voir une colonne de fumée s’élevant au-dessus desrochers&|160;; mais le brouillard semblait de moment en momentprendre de nouvelles teintes grises dans lesquelles son imaginationfinit par lui montrer de sinistres présages. Enfin, dans un momentd’impatience, elle laissa tomber le rideau, en se promettant biende ne plus venir le relever. Elle regarda d’un air boudeur cettechambre à laquelle elle avait donné une âme et une voix, se demandasi ce serait en vain, et cette pensée la fit songer à tout.

— Ma petite, dit-elle à Francine en l’attirant dans un cabinetde toilette contigu à sa chambre et qui était éclairé par unœil-de-bœuf donnant sur l’angle obscur où les fortifications de laville se joignaient aux rochers de la promenade, range-moi cela,que tout soit propre&|160;! Quant au salon, tu le laisseras, si tuveux, en désordre, ajouta-t-elle en accompagnant ces mots d’un deces sourires que les femmes réservent pour leur intimité, et dontjamais les hommes ne peuvent connaître la piquante finesse.

— Ah&|160;! combien vous êtes jolie&|160;! s’écria la petiteBretonne.

— Eh&|160;! folles que nous sommes toutes, notre amant nesera-t-il pas toujours notre plus belle parure.

Francine la laissa mollement couchée sur l’ottomane, et seretira pas à pas, en devinant que, aimée ou non, sa maîtresse nelivrerait jamais Montauran.

— Es-tu sûre de ce que tu me débites là, ma vieille, disaitHulot à Barbette qui l’avait reconnu en entrant à Fougères.

— Avez-vous des yeux&|160;? Tenez, regardez les rochers deSaint-Sulpice, là, mon bon homme, au dret de Saint-Léonard.

Corentin tourna les yeux vers le sommet, dans la directionindiquée par le doigt de Barbette&|160;; et, comme le brouillardcommençait à se dissiper, il put voir assez distinctement lacolonne de fumée blanchâtre dont avait parlé la femme deGalope-chopine.

— Mais quand viendra-t-il, hé&|160;! la vieille&|160;? Sera-cece soir ou cette nuit&|160;?

— Mon bon homme, reprit Barbette, je n’en sais rin.

— Pourquoi trahis-tu ton parti&|160;? dit vivement Hulot aprèsavoir attiré la paysanne à quelques pas de Corentin.

— Ah&|160;! monseigneur le général, voyez le pied de mongars&|160;! Eh&|160;! bien, il est trempé dans le sang de mon hommetué par les Chuins, sous votre respect, comme un veau, pour lepunir des trois mots que vous m’avez arrachés, avant-hier, quand jelabourais. Prenez mon gars, puisque vous lui avez ôté son père etsa mère, mais faites-en un vrai Bleu, mon bon homme, et qu’ilpuisse tuer beaucoup de Chuins. Tenez, voilà deux cents écus,gardez-les-lui&|160;; en les ménageant il ira loin avec ça, puisqueson père a été douze ans à les amasser.

Hulot regarda avec étonnement cette paysanne pâle et ridée dontles yeux étaient secs.

— Mais toi, dit-il, toi, la mère, que vas-tu devenir&|160;? Ilvaut mieux que tu conserves cet argent.

— Moi, répondit-elle en branlant la tête avec tristesse, je n’aiplus besoin de rin&|160;! Vous me clancheriez au fin fond de latour de Mélusine (et elle montra une des tours du château), que lesChuins sauraient ben m’y venir tuer&|160;!

Elle embrassa son gars avec une sombre expression de douleur, leregarda, versa deux larmes, le regarda encore, et disparut.

— Commandant, dit Corentin, voici une de ces occasions qui, pourêtre mises à profit, demandent plutôt deux bonnes têtes qu’une.Nous savons tout et nous ne savons rien. Faire cerner, dès àprésent, la maison de mademoiselle de Verneuil, ce serait la mettrecontre nous. Nous ne sommes pas, toi, moi, tes Contre-Chouans ettes deux bataillons, de force à lutter contre cette fille-là, sielle se met en tête de sauver son ci-devant. Ce garçon est homme decour, et par conséquent rusé&|160;; c’est un jeune homme, et il adu cœur. Nous ne pourrons jamais nous en emparer à son entrée àFougères. Il s’y trouve d’ailleurs peut-être déjà. Faire desvisites domiciliaires&|160;? Absurdité&|160;! Ça n’apprend rien, çadonne l’éveil, et ça tourmente les habitants.

— Je m’en vais, dit Hulot impatienté, donner au factionnaire duposte Saint-Léonard la consigne d’avancer sa promenade de trois pasde plus, et il arrivera ainsi en face de la maison de mademoisellede Verneuil. Je conviendrai d’un signe avec chaque sentinelle, jeme tiendrai au corps de garde, et quand on m’aura signalé l’entréed’un jeune homme quelconque, je prends un caporal et quatre hommes,et…

— Et, reprit Corentin en interrompant l’impétueux soldat, si lejeune homme n’est pas le marquis, si le marquis n’entre pas par laporte, s’il est déjà chez mademoiselle de Verneuil, si, si…

Là, Corentin regarda le commandant avec un air de supérioritéqui avait quelque chose de si insultant, que le vieux militaires’écria&|160;: — Mille tonnerres de Dieu&|160;! va te promener,citoyen de l’enfer. Est-ce que tout cela me regarde&|160;! Si cehanneton-là vient tomber dans un de mes corps-de-garde, il faudrabien que je le fusille&|160;; si j’apprends qu’il est dans unemaison, il faudra bien aussi que j’aille le cerner, le prendre etle fusiller&|160;! Mais, du diable si je me creuse la cervelle pourmettre de la boue sur mon uniforme.

— Commandant, la lettre des trois ministres t’ordonne d’obéir àmademoiselle de Verneuil.

— Citoyen, qu’elle vienne elle-même, je verrai ce que j’aurai àfaire.

— Eh&|160;! bien, citoyen, répliqua Corentin avec hauteur, ellene tardera pas. Elle te dira, elle-même, l’heure et le moment où leci-devant sera entré. Peut-être, même, ne sera-t-elle tranquilleque quand elle t’aura vu posant les sentinelles et cernant samaison.

— Le diable s’est fait homme, se dit douloureusement le vieuxchef de demi-brigade en voyant Corentin qui remontait à grands pasl’escalier de la Reine où cette scène avait eu lieu et quiregagnait la porte Saint-Léonard. — Il me livrera le citoyenMontauran, pieds et poings liés, reprit Hulot en se parlant àlui-même, et je me trouverai embêté d’un conseil de guerre àprésider. — Après tout, dit-il en haussant les épaules, le Gars estun ennemi de la République, il m’a tué mon pauvre Gérard, et cesera toujours un noble de moins. Au diable&|160;!

Il tourna lestement sur les talons de ses bottes, et allavisiter tous les postes de la ville en sifflant laMarseillaise.

Mademoiselle de Verneuil était plongée dans une de cesméditations dont les mystères restent comme ensevelis dans lesabîmes de l’âme, et dont les mille sentiments contradictoires ontsouvent prouvé à ceux qui en ont été la proie qu’on peut avoir unevie orageuse et passionnée entre quatre murs, sans même quitterl’ottomane sur laquelle se consume alors l’existence. Arrivée audénouement du drame qu’elle était venue chercher, cette fille enfaisait tour à tour passer devant elle les scènes d’amour et decolère qui avaient si puissamment animé sa vie pendant les dixjours écoulés depuis sa première rencontre avec le marquis. En cemoment le bruit d’un pas d’homme retentit dans le salon quiprécédait sa chambre, elle tressaillit&|160;; la porte s’ouvrit,elle tourna vivement la tête, et vit Corentin.

— Petite tricheuse&|160;! dit en riant l’agent supérieur de lapolice, l’envie de me tromper vous prendra-t-elle encore&|160;?Ah&|160;! Marie&|160;! Marie&|160;! vous jouez un jeu biendangereux en ne m’intéressant pas à votre partie, en en décidantles coups sans me consulter. Si le marquis a échappé à sonsort…

— Cela n’a pas été votre faute, n’est-ce pas&|160;? réponditmademoiselle de Verneuil avec une ironie profonde. Monsieur,reprit-elle d’une voix grave, de quel droit venez-vous encore chezmoi&|160;?

— Chez vous&|160;? demanda-t-il d’un ton amer.

— Vous m’y faites songer, répliqua-t-elle avec noblesse, je nesuis pas chez moi. Vous avez peut-être sciemment choisi cettemaison pour y commettre plus sûrement vos assassinats, je vais ensortir. J’irais dans un désert pour ne plus voir des…

— Des espions, dites, reprit Corentin. Mais cette maison n’estni à vous ni à moi, elle est au gouvernement&|160;; et, quant à ensortir, vous n’en feriez rien, ajouta-t-il en lui lançant un regarddiabolique.

Mademoiselle de Verneuil se leva par un mouvement d’indignation,s’avança de quelques pas&|160;; mais tout à coup elle s’arrêta envoyant Corentin qui releva le rideau de la fenêtre et se prit àsourire en l’invitant à venir près de lui.

— Voyez-vous cette colonne de fumée&|160;? dit-il avec le calmeprofond qu’il savait conserver sur sa figure blême quelqueprofondes que fussent ses émotions.

— Quel rapport peut-il exister entre mon départ et de mauvaisesherbes auxquelles on a mis le feu&|160;? demanda-t-elle.

— Pourquoi votre voix est-elle si altérée&|160;? repritCorentin. Pauvre petite&|160;! ajouta-t-il d’une voix douce, jesais tout. Le marquis vient aujourd’hui à Fougères, et ce n’est pasdans l’intention de nous le livrer que vous avez arrangé sivoluptueusement ce boudoir, ces fleurs et ces bougies.

Mademoiselle de Verneuil pâlit en voyant la mort du marquisécrite dans les yeux de ce tigre à face humaine, et ressentit pourson amant un amour qui tenait du délire. Chacun de ses cheveux luiversa dans la tête une atroce douleur qu’elle ne put soutenir, etelle tomba sur l’ottomane. Corentin resta un moment les brascroisés sur la poitrine, moitié content d’une torture qui levengeait de tous les sarcasmes et du dédain par lesquels cettefemme l’avait accablé, moitié chagrin de voir souffrir une créaturedont le joug lui plaisait toujours, quelque lourd qu’il fût.

— Elle l’aime, se dit-il d’une voix sourde.

— L’aimer, s’écria-t-elle, eh&|160;! qu’est-ce que signifie cemot&|160;? Corentin&|160;! il est ma vie, mon âme, mon souffle.Elle se jeta aux pieds de cet homme dont le calme l’épouvantait. —Ame de boue, lui dit-elle, j’aime mieux m’avilir pour lui obtenirla vie, que de m’avilir pour la lui ôter. Je veux le sauver au prixde tout mon sang. Parle, que te faut-il&|160;?

Corentin tressaillit.

— Je venais prendre vos ordres, Marie, dit-il d’un son de voixplein de douceur et en la relevant avec une gracieuse politesse.Oui, Marie, vos injures ne m’empêcheront pas d’être tout à vous,pourvu que vous ne me trompiez plus. Vous savez, Marie, qu’on ne medupe jamais impunément.

— Ah&|160;! si vous voulez que je vous aime, Corentin, aidez-moià le sauver.

— Eh&|160;! bien, à quelle heure vient le marquis, dit-il ens’efforçant de faire cette demande d’un ton calme.

— Hélas&|160;! je n’en sais rien.

Ils se regardèrent tous deux en silence.

— Je suis perdue, se disait mademoiselle de Verneuil.

— Elle me trompe, pensait Corentin. — Marie, reprit-il, j’aideux maximes. L’une, de ne jamais croire un mot de ce que disentles femmes, c’est le moyen de ne pas être leur dupe&|160;; l’autre,de toujours chercher si elles n’ont pas quelque intérêt à faire lecontraire de ce qu’elles ont dit et à se conduire en sens inversedes actions dont elles veulent bien nous confier le secret. Jecrois que nous nous entendons maintenant.

— À merveille, répliqua mademoiselle de Verneuil. Vous voulezdes preuves de ma bonne foi&|160;; mais je les réserve pour lemoment où vous m’en aurez donné de la vôtre.

— Adieu mademoiselle, dit sèchement Corentin.

— Allons, reprit la jeune fille en souriant, asseyez-vous,mettez-vous là et ne boudez pas, sinon je saurais bien me passer devous pour sauver le marquis. Quant aux trois cent mille francs quevous voyez toujours étalés devant vous, je puis vous les mettre enor, là, sur cette cheminée, à l’instant où le marquis sera ensûreté.

Corentin se leva, recula de quelques pas et regarda mademoisellede Verneuil.

Vous êtes devenue riche en peu de temps, dit-il d’un ton dontl’amertume était mal déguisée.

— Montauran, reprit-elle en souriant de pitié, pourra vousoffrir lui-même bien davantage pour sa rançon. Ainsi, prouvez-moique vous avez les moyens de le garantir de tout danger, et…

— Ne pouvez-vous pas, s’écria tout à coup Corentin, le faireévader au moment même de son arrivée puisque Hulot en ignorel’heure et… Il s’arrêta comme s’il se reprochait à lui-même d’entrop dire.

— Mais est-ce bien vous qui me demandez une ruse, reprit-il ensouriant de la manière la plus naturelle&|160;? Ecoutez, Marie, jesuis certain de votre loyauté. Promettez-moi de me dédommager detout ce que je perds en vous servant, et j’endormirai si bien cettebuse de commandant, que le marquis sera libre à Fougères comme àSaint-James.

— Je vous le promets, répondit la jeune fille avec une sorte desolennité.

— Non pas ainsi, reprit-il, jurez-le-moi par votre mère.

Mademoiselle de Verneuil tressaillit&|160;; et, levant une maintremblante, elle fit le serment demandé par cet homme dont lesmanières venaient de changer subitement.

— Vous pouvez disposer de moi, dit Corentin. Ne me trompez pas,et vous me bénirez ce soir.

— Je vous crois, Corentin, s’écria mademoiselle de Verneuil toutattendrie. Elle le salua par une douce inclination de tête, et luisourit avec une bonté mêlée de surprise en lui voyant sur la figureune expression de tendresse mélancolique.

— Quelle ravissante créature&|160;! s’écria Corentin ens’éloignant. Ne l’aurais-je donc jamais, pour en faire à la fois,l’instrument de ma fortune et la source de mes plaisirs&|160;? Semettre à mes pieds, elle&|160;!&|160;… Oh&|160;! oui, le marquispérira. Et si je ne puis obtenir cette femme qu’en la plongeantdans un bourbier, je l’y plongerai. — Enfin, se dit-il à lui-mêmeen arrivant sur la place où ses pas le conduisirent à son insu,elle ne se défie peut-être plus de moi. Cent mille écus àl’instant&|160;! Elle me croit avare. C’est une ruse, ou elle l’aépousé. Corentin, perdu dans ses pensées, n’osait prendre unerésolution. Le brouillard que le soleil avait dissipé vers lemilieu du jour, reprenait insensiblement toute sa force et devintsi épais que Corentin n’apercevait plus les arbres même à unefaible distance. — Voilà un nouveau malheur, se dit-il en rentrantà pas lents chez lui. Il est impossible d’y voir à six pas. Letemps protège nos amants. Surveillez donc une maison gardée par untel brouillard. — Qui vive, s’écria-t-il en saisissant le bras d’uninconnu qui semblait avoir grimpé sur la promenade à travers lesroches les plus périlleuses.

— C’est moi, répondit naïvement une voix enfantine.

— Ah&|160;! c’est le petit gars au pied rouge. Ne veux-tu pasvenger ton père, lui demanda Corentin.

— Oui&|160;! dit l’enfant.

— C’est bien. Connais-tu le Gars&|160;?

— Oui.

— C’est encore mieux. Eh&|160;! bien, ne me quitte pas, soisexact à faire tout ce que je te dirai, tu achèveras l’ouvrage de tamère, et tu gagneras des gros sous. Aimes-tu les grossous&|160;?

— Oui.

— Tu aimes les gros sous et tu veux tuer le Gars, je prendraisoin de toi. — Allons, se dit en lui-même Corentin après une pause,Marie, tu nous le livreras toi-même&|160;! Elle est trop violentepour juger le coup que je m’en vais lui porter&|160;; d’ailleurs,la passion ne réfléchit jamais. Elle ne connaît pas l’écriture dumarquis, voici donc le moment de tendre le piège dans lequel soncaractère la fera donner tête baissée. Mais pour assurer le succèsde ma ruse, Hulot m’est nécessaire, et je cours le voir.

En ce moment, mademoiselle de Verneuil et Francine délibéraientsur les moyens de soustraire le marquis à la douteuse générosité deCorentin et aux baïonnettes de Hulot.

— Je vais aller le prévenir, s’écriait la petite Bretonne.

— Folle, sais-tu donc où il est&|160;? Moi-même, aidée par toutl’instinct du cœur, je pourrais bien le chercher longtemps sans lerencontrer.

Après avoir inventé bon nombre de ces projets insensés, sifaciles à exécuter au coin du feu, mademoiselle de Verneuils’écria&|160;: — Quand je le verrai, son danger m’inspirera.

Puis elle se plut, comme tous les esprits ardents, à ne vouloirprendre son parti qu’au dernier moment, se fiant à son étoile ou àcet instinct d’adresse qui abandonne rarement les femmes. Jamaispeut-être son cœur n’avait subi de si fortes contractions. Tantôtelle restait comme stupide, les yeux fixes, et tantôt, au moindrebruit, elle tressaillait comme ces arbres presque déracinés que lesbûcherons agitent fortement avec une corde pour en hâter la chute.Tout à coup une détonation violente, produite par la décharge d’unedouzaine de fusils, retentit dans le lointain. Mademoiselle deVerneuil pâlit, saisit la main de Francine, et lui dit&|160;: — Jemeurs, ils me l’ont tué.

Le pas pesant d’un soldat se fit entendre dans le salon.Francine épouvantée se leva et introduisit un caporal. LeRépublicain, après avoir fait un salut militaire à mademoiselle deVerneuil, lui présenta des lettres dont le papier n’était pas trèspropre. Le soldat, ne recevant aucune réponse de la jeune fille,lui dit en se retirant&|160;: — Madame, c’est de la part ducommandant.

Mademoiselle de Verneuil, en proie à de sinistrespressentiments, lisait une lettre écrite probablement à la hâte parHulot.

 » Mademoiselle, mes Contre-Chouans viennent de s’emparer d’undes messagers du Gars qui vient d’être fusillé. Parmi les lettresinterceptées, celle que je vous transmets peut vous être de quelqueutilité, etc.  » — Grâce au ciel, ce n’est pas lui qu’ils viennentde tuer, s’écria-t-elle en jetant cette lettre au feu.

Elle respira plus librement et lut avec avidité le billet qu’onvenait de lui envoyer&|160;; il était du marquis et semblaitadressé à madame du Gua.

 » Non, mon ange, je n’irai pas ce soir à la Vivetière. Ce soir,vous perdez votre gageure avec le comte et je triomphe de laRépublique en la personne de cette fille délicieuse, qui vautcertes bien une nuit, convenez-en. Ce sera le seul avantage réelque je remporterai dans cette campagne, car la Vendée se soumet. Iln’y a plus rien à faire en France, et nous repartirons sans douteensemble pour l’Angleterre. Mais à demain les affaires sérieuses. »

Le billet lui échappa des mains, elle ferma les yeux, garda unprofond silence, et resta penchée en arrière, la tête appuyée surun coussin. Après une longue pause, elle leva les yeux sur lapendule qui alors marquait quatre heures.

— Et monsieur se fait attendre, dit-elle avec une cruelleironie.

— Oh&|160;! s’il pouvait ne pas venir, reprit Francine.

— S’il ne venait pas, dit Marie d’une voix sourde, j’iraisau-devant de lui, moi&|160;! Mais non, il ne peut tardermaintenant. Francine, suis-je bien belle&|160;?

— Vous êtes bien pâle&|160;!

— Vois, reprit mademoiselle de Verneuil, cette chambre parfumée,ces fleurs, ces lumières, cette vapeur enivrante, tout icipourra-t-il bien donner l’idée d’une vie céleste à celui que jeveux plonger cette nuit dans les délices de l’amour.

— Qu’y a-t-il donc, mademoiselle&|160;?

— Je suis trahie, trompée, abusée, jouée, rouée, perdue, et jeveux le tuer, le déchirer. Mais oui, il y avait toujours dans sesmanières un mépris qu’il cachait mal, et que je ne voulais pasvoir&|160;! Oh&|160;! j’en mourrai&|160;! — Sotte que je suis,dit-elle en riant, il vient, j’ai la nuit pour lui apprendre que,mariée ou non, un homme qui m’a possédée ne peut plus m’abandonner.Je lui mesurerai la vengeance à l’offense, et il périra désespéré.Je lui croyais quelque grandeur dans l’âme, mais c’est sans doutele fils d’un laquais&|160;! Il m’a certes bien habilement trompée,car j’ai peine à croire encore que l’homme capable de me livrer àPille-miche sans pitié puisse descendre à des fourberies dignes deScapin. Il est si facile de se jouer d’une femme aimante, que c’estla dernière des lâchetés. Qu’il me tue, bien&|160;; mais mentir,lui que j’avais tant grandi&|160;! À l’échafaud&|160;! àl’échafaud&|160;! Ah&|160;! je voudrais le voir guillotiner.Suis-je donc si cruelle&|160;? Il ira mourir couvert de caresses,de baisers qui lui auront valu vingt ans de vie…

— Marie, reprit Francine avec une douceur angélique, comme tantd’autres, soyez victime de votre amant, mais ne vous faites ni samaîtresse ni son bourreau. Gardez son image au fond de votre cœur,sans vous la rendre à vous-même cruelle. S’il n’y avait aucune joiedans un amour sans espoir, que deviendrions-nous, pauvres femmesque nous sommes&|160;! Ce Dieu, Marie, auquel vous ne pensezjamais, nous récompensera d’avoir obéi à notre vocation sur laterre&|160;: aimer et souffrir&|160;!

— Petite chatte, répondit mademoiselle de Verneuil en caressantla main de Francine, ta voix est bien douce et bienséduisante&|160;! La raison a bien des attraits sous taforme&|160;! Je voudrais bien t’obéir…

— Vous lui pardonnez, vous ne le livrerez pas&|160;!

— Tais-toi, ne me parle plus de cet homme-là. Comparé à lui,Corentin est une noble créature. Me comprends-tu&|160;?

Elle se leva en cachant, sous une figure horriblement calme, etl’égarement qui la saisit et une soif inextinguible de vengeance.Sa démarche lente et mesurée annonçait je ne sais quoid’irrévocable dans ses résolutions. En proie à ses pensées,décorant son injure, et trop fière pour avouer le moindre de sestourments, elle alla au poste de la porte Saint-Léonard pour ydemander la demeure du commandant. À peine était-elle sortie de samaison que Corentin y entra.

— Oh&|160;! monsieur Corentin, s’écria Francine, si vous vousintéressez à ce jeune homme, sauvez-le, mademoiselle va le livrer.Ce misérable papier a tout détruit.

Corentin prit négligemment la lettre en demandant&|160;: — Et oùest-elle allée&|160;?

— Je ne sais.

— Je cours, dit-il, la sauver de son propre désespoir.

Il disparut en emportant la lettre, franchit la maison avecrapidité, et dit au petit gars qui jouait devant la porte&|160;: —Par où s’est dirigée la dame qui vient de sortir&|160;?

Le fils de Galope-Chopine fit quelques pas avec Corentin pourlui montrer la rue en pente qui menait à la porteSaint-Léonard.

— C’est par là, dit-il, sans hésiter en obéissant à la vengeanceque sa mère lui avait soufflée au cœur.

En ce moment, quatre hommes déguisés entrèrent chez mademoisellede Verneuil sans avoir été vus ni par le petit gars ni parCorentin.

— Retourne à ton poste, répondit l’espion. Aie l’air de t’amuserà faire tourner le loqueteau des persiennes, mais veille bien, etregarde partout, même sur les toits.

Corentin s’élança rapidement dans la direction indiquée par lepetit gars, crut reconnaître mademoiselle de Verneuil au milieu dubrouillard, et la rejoignit effectivement au moment où elleatteignait le poste Saint-Léonard.

— Où allez-vous&|160;? dit-il en lui offrant le bras, vous êtespâle, qu’est-il donc arrivé&|160;? Est-il convenable de sortirainsi toute seule, prenez mon bras.

— Où est le commandant&|160;? lui demanda-t-elle.

À peine mademoiselle de Verneuil avait-elle achevé sa phrase,qu’elle entendit le mouvement d’une reconnaissance militaire endehors de la porte Saint-Léonard, et distingua bientôt la grossevoix de Hulot au milieu du tumulte.

— Tonnerre de Dieu&|160;! s’écria-t-il, jamais je n’ai vu moinsclair qu’en ce moment à faire la ronde. Ce ci-devant a commandé letemps.

— De quoi vous plaignez-vous, répondit mademoiselle de Verneuilen lui serrant fortement le bras, ce brouillard peut cacher lavengeance aussi bien que la perfidie. Commandant, ajouta-t-elle àvoix basse, il s’agit de prendre avec moi des mesures telles que leGars ne puisse pas échapper aujourd’hui.

— Est-il chez vous&|160;? lui demanda-t-il d’une voix dontl’émotion accusait son étonnement.

— Non, répondit-elle, mais vous me donnerez un homme sûr, et jel’enverrai vous avertir de l’arrivée de ce marquis.

— Qu’allez-vous faire&|160;? dit Corentin avec empressement àMarie, un soldat chez vous l’effaroucherait, mais un enfant, etj’en trouverai un, n’inspirera pas de défiance…

— Commandant, reprit mademoiselle de Verneuil, grâce à cebrouillard que vous maudissez, vous pouvez, dès à présent, cernerma maison. Mettez des soldats partout. Placez un poste dansl’église Saint-Léonard pour vous assurer de l’esplanade surlaquelle donnent les fenêtres de mon salon. Apostez des hommes surla promenade&|160;; car, quoique la fenêtre de ma chambre soit àvingt pieds du sol, le désespoir prête quelquefois la force defranchir les distances les plus périlleuses. Ecoutez&|160;! Jeferai probablement sortir ce monsieur par la porte de mamaison&|160;; ainsi, ne donnez qu’à un homme courageux la missionde la surveiller&|160;; car, dit-elle en poussant un soupir, on nepeut pas lui refuser de la bravoure, et il se défendra&|160;!

— Gudin&|160;! s’écria le commandant.

Aussitôt le jeune Fougerais s’élança du milieu de la trouperevenue avec Hulot et qui avait gardé ses rangs à une certainedistance.

— Ecoute, mon garçon, lui dit le vieux militaire à voix basse,ce tonnerre de fille nous livre le Gars sans que je sache pourquoi,c’est égal, ça n’est pas notre affaire. Tu prendras dix hommes avectoi et tu te placeras de manière à garder le cul-de-sac au fondduquel est la maison de cette fille&|160;; mais arrange-toi pourqu’on ne voie ni toi ni tes hommes.

— Oui, mon commandant, je connais le terrain.

— Eh&|160;! bien, mon enfant, reprit Hulot, Beau-pied viendrat’avertir de ma part du moment où il faudra jouer du bancal. Tâchede joindre toi-même le marquis, et si tu peux le tuer, afin que jen’aie pas à le fusiller juridiquement, tu seras lieutenant dansquinze jours, ou je ne me nomme pas Hulot. — Tenez, mademoiselle,voici un lapin qui ne boudera pas, dit-il à la jeune fille en luimontrant Gudin. Il fera bonne garde devant votre maison, et si leci-devant en sort ou veut y entrer, il ne le manquera pas.

Gudin partit avec une dizaine de soldats.

— Savez-vous bien ce que vous faites&|160;? disait tout basCorentin à mademoiselle de Verneuil.

Elle ne lui répondit pas, et vit partir avec une sorte decontentement les hommes qui, sous les ordres du sous-lieutenant,allèrent se placer sur la Promenade, et ceux qui, suivant lesinstructions de Hulot, se postèrent le long des flancs obscurs del’église Saint-Léonard.

— Il y a des maisons qui tiennent à la mienne, dit-elle aucommandant, cernez-les aussi. Ne nous préparons pas de repentir ennégligeant une seule des précautions à prendre.

— Elle est enragée, pensa Hulot.

— Ne suis-je pas prophète, lui dit Corentin à l’oreille. Quant àcelui que je vais mettre chez elle, c’est le petit gars au piedsanglant&|160;; ainsi…

Il n’acheva pas. Mademoiselle de Verneuil s’était par unmouvement soudain élancée vers sa maison, où il la suivit ensifflant comme un homme heureux&|160;; quand il la rejoignit, elleavait déjà atteint le seuil de la porte où Corentin retrouva lefils de Galope-chopine.

— Mademoiselle, lui dit-il, prenez avec vous ce petit garçon,vous ne pouvez pas avoir d’émissaire plus innocent ni plus actifque lui. — Quand tu auras vu le Gars entré, quelque chose qu’on tedise, sauve-toi, viens me trouver au corps de garde, je te donneraide quoi manger de la galette pendant toute ta vie.

À ces mots, soufflés pour ainsi dire dans l’oreille du petitgars, Corentin se sentit presser fortement la main par le jeuneBreton, qui suivit mademoiselle de Verneuil.

— Maintenant, mes bons amis, expliquez-vous quand vousvoudrez&|160;! s’écria Corentin lorsque la porte se ferma, si tufais l’amour, mon petit marquis, ce sera sur ton suaire.

Mais Corentin, qui ne put se résoudre à quitter de vue cettemaison fatale, se rendit sur la Promenade, où il trouva lecommandant occupé à donner quelques ordres. Bientôt la nuit vint.Deux heures s’écoulèrent sans que les différentes sentinellesplacées de distance en distance, eussent rien aperçu qui pût fairesoupçonner que le marquis avait franchi la triple enceinte d’hommesattentifs et cachés qui cernaient les trois côtés par lesquels latour du Papegaut était accessible. Vingt fois Corentin était alléde la Promenade au corps de garde, vingt fois son attente avait ététrompée, et son jeune émissaire n’était pas encore venu le trouver.Abîmé dans ses pensées, l’espion marchait lentement sur laPromenade en éprouvant le martyre que lui faisaient subir troispassions terribles dans leur choc&|160;: l’amour, l’avarice,l’ambition. Huit heures sonnèrent à toutes les horloges. La lune selevait fort tard. Le brouillard et la nuit enveloppaient donc dansd’effroyables ténèbres les lieux où le drame conçu par cet hommeallait se dénouer. L’agent supérieur de la police sut imposersilence à ses passions, il se croisa fortement les bras sur lapoitrine, et ne quitta pas des yeux la fenêtre qui s’élevait commeun fantôme lumineux au-dessus de cette tour. Quand sa marche leconduisait du côté des vallées au bord des précipices, il épiaitmachinalement le brouillard sillonné par les lueurs pâles dequelques lumières qui brillaient çà et là dans les maisons de laville ou des faubourgs, au-dessus et au-dessous du rempart. Lesilence profond qui régnait n’était troublé que par le murmure duNançon, par les coups lugubres et périodiques du beffroi, par lespas lourds des sentinelles, ou par le bruit des armes, quand onvenait d’heure en heure relever les postes. Tout était devenusolennel, les hommes et la Nature.

— Il fait noir comme dans la gueule d’un loup, dit en ce momentPille-miche.

— Va toujours, répondit Marche-à-terre, et ne parle pas plusqu’un chien mort.

— J’ose à peine respirer, répliqua le Chouan.

— Si celui qui vient de laisser rouler une pierre veut que soncœur serve de gaine à mon couteau, il n’a qu’à recommencer, ditMarche-à-terre d’une voix si basse qu’elle se confondait avec lefrissonnement des eaux du Nançon.

— Mais c’est moi, dit Pille-miche.

— Eh&|160;! bien, vieux sac à sous, reprit le chef, glisse surton ventre comme une anguille de haie, sinon nous allons laisser lànos carcasses plutôt qu’il ne le faudra.

— Hé&|160;! Marche-à-terre, dit en continuant l’incorrigiblePille-miche, qui s’aida de ses mains pour se hisser sur le ventreet arriva sur la ligne où se trouvait son camarade à l’oreilleduquel il parla d’une voix si étouffée que les Chouans par lesquelsils étaient suivis n’entendirent pas une syllabe. — Hé&|160;!Marche-à-terre, s’il faut en croire notre Grande Garce, il doit yavoir un fier butin là-haut. Veux-tu faire part à nousdeux&|160;?

— Ecoute, Pille-miche&|160;! dit Marche-à-terre en s’arrêtant àplat ventre.

Toute la troupe imita ce mouvement, tant les Chouans étaientexcédés par les difficultés que le précipice opposait à leurmarche.

— Je te connais, reprit Marche-à-terre, pour être un de ces bonsJean-prend-tout, qui aiment autant donner des coups que d’enrecevoir, quand il n’y a que cela à choisir. Nous ne venons pas icipour chausser les souliers des morts, nous sommes diables contrediables, et malheur à ceux qui auront les griffes courtes. LaGrande Garce nous envoie ici pour sauver le Gars. Il est là, tiens,lève ton nez de chien et regarde cette fenêtre, au-dessus de latour&|160;?

En ce moment minuit sonna. La lune se leva et donna aubrouillard l’apparence d’une fumée blanche. Pille-miche serraviolemment le bras de Marche-à-terre et lui montra silencieusement,à dix pieds au-dessus d’eux, le fer triangulaire de quelquesbaïonnettes luisantes.

— Les Bleus y sont déjà, dit Pille-miche, nous n’aurons rien deforce.

— Patience, répondit Marche-à-terre, si j’ai bien tout examinéce matin, nous devons trouver au bas de la tour du Papegaut, entreles remparts et la Promenade, une petite place où l’on met toujoursdu fumier, et l’on peut se laisser tomber là-dessus comme sur unlit.

— Si saint Labre, dit Pille-miche, voulait changer en bon cidrele sang qui va couler, les Fougerais en trouveraient demain unebien bonne provision.

Marche-à-terre couvrit de sa large main la bouche de sonami&|160;; puis, un avis sourdement donné par lui courut de rang enrang jusqu’au dernier des Chouans suspendus dans les airs sur lesbruyères des schistes. En effet, Corentin avait une oreille tropexercée pour n’avoir pas entendu le froissement de quelquesarbustes tourmentés par les Chouans, ou le bruit léger des caillouxqui roulèrent au bas du précipice, et il était au bord del’esplanade. Marche-à-terre, qui semblait posséder le don de voirdans l’obscurité, ou dont les sens continuellement en mouvementdevaient avoir acquis la finesse de ceux des Sauvages, avaitentrevu Corentin&|160;; comme un chien bien dressé, peut-êtrel’avait-il senti. Le diplomate de la police eut beau écouter lesilence et regarder le mur naturel formé par les schistes, il n’yput rien découvrir. Si la lueur douteuse du brouillard lui permitd’apercevoir quelques Chouans, il les prit pour des fragments durocher, tant ces corps humains gardèrent bien l’apparence d’unenature inerte. Le danger de la troupe dura peu. Corentin fut attirépar un bruit très distinct qui se fit entendre à l’autre extrémitéde la Promenade, au point où cessait le mur de soutènement et oùcommençait la pente rapide du rocher. Un sentier tracé sur le borddes schistes et qui communiquait à l’escalier de la Reineaboutissait précisément à ce point d’intersection. Au moment oùCorentin y arriva, il vit une figure s’élevant comme parenchantement, et quand il avança la main pour s’emparer de cet êtrefantastique ou réel auquel il ne supposait pas de bonnesintentions, il rencontra les formes rondes et moelleuses d’unefemme.

— Que le diable vous emporte, ma bonne&|160;! dit-il enmurmurant. Si vous n’aviez pas eu affaire à moi, vous auriez puattraper une balle dans la tête… Mais d’où venez-vous et oùallez-vous à cette heure-ci&|160;? Êtes-vous muette&|160;? — C’estcependant bien une femme, se dit-il à lui-même.

Le silence devenant suspect, l’inconnue répondit d’une voix quiannonçait un grand effroi&|160;: — Ah&|160;! mon bon homme, jerevenons de la veillée. — C’est la prétendue mère du marquis, sedit Corentin. Voyons ce qu’elle va faire.

— Eh&|160;! bien, allez par là, la vieille, reprit-il à hautevoix, en feignant de ne pas la reconnaître. À gauche donc, si vousne voulez pas être fusillée&|160;!

Il resta immobile&|160;; mais en voyant madame du Gua qui sedirigea vers la tour du Papegaut, il la suivit de loin avec uneadresse diabolique. Pendant cette fatale rencontre, les Chouanss’étaient très habilement postés sur les tas de fumier verslesquels Marche-à-terre les avait guidés.

— Voilà la Grande Garce&|160;! se dit tout bas Marche-à-terre ense dressant sur ses pieds le long de la tour comme aurait pu faireun ours.

— Nous sommes là, dit-il à la dame.

— Bien&|160;! répondit madame du Gua. Si tu peux trouver uneéchelle dans la maison dont le jardin aboutit à six piedsau-dessous du fumier, le Gars serait sauvé. Vois-tu cet œil-de-bœuflà-haut&|160;? il donne dans un cabinet de toilette attenant à lachambre à coucher, c’est là qu’il faut arriver. Ce pan de la tourau bas duquel vous êtes, est le seul qui ne soit pas cerné. Leschevaux sont prêts, et si tu as gardé le passage du Nançon, en unquart d’heure nous devons le mettre hors de danger, malgré safolie. Mais si cette catin veut le suivre, poignardez-la.

Corentin, apercevant dans l’ombre quelques-unes des formesindistinctes qu’il avait d’abord prises pour des pierres, semouvoir avec adresse, alla sur-le-champ au poste de la porteSaint-Léonard, où il trouva le commandant dormant tout habillé surle lit de camp.

— Laissez-le donc, dit brutalement Beau-pied à Corentin, il nefait que de se poser là.

— Les Chouans sont ici, cria Corentin dans l’oreille deHulot.

— Impossible, mais tant mieux&|160;! s’écria le commandant toutendormi qu’il était, au moins l’on se battra.

Lorsque Hulot arriva sur la Promenade, Corentin lui montra dansl’ombre la singulière position occupée par les Chouans.

— Ils auront trompé ou étouffé les sentinelles que j’ai placéesentre l’escalier de la Reine et le château, s’écria le commandant.Ah&|160;! quel tonnerre de brouillard. Mais patience&|160;! je vaisenvoyer, au pied du rocher, une cinquantaine d’hommes, sous laconduite d’un lieutenant. Il ne faut pas les attaquer là, car cesanimaux-là sont si durs qu’ils se laisseraient rouler jusqu’en basdu précipice comme des pierres sans se casser un membre.

La cloche fêlée du beffroi sonna deux heures lorsque lecommandant revint sur la Promenade, après avoir pris lesprécautions militaires les plus sévères, afin de se saisir desChouans commandés par Marche-à-terre. En ce moment, tous les postesayant été doublés, la maison de mademoiselle de Verneuil étaitdevenue le centre d’une petite armée. Le commandant trouva Corentinabsorbé dans la contemplation de la fenêtre qui dominait la tour duPapegaut.

— Citoyen, lui dit Hulot, je crois que le ci-devant nous embête,car rien n’a encore bougé.

— Il est là, s’écria Corentin en montrant la fenêtre. J’ai vul’ombre d’un homme sur les rideaux&|160;! Je ne comprends pas cequ’est devenu mon petit gars. Ils l’auront tué ou séduit. Tiens,commandant, vois-tu&|160;? Voici un homme&|160;!marchons&|160;!

— Je n’irai pas le saisir au lit, tonnerre de Dieu&|160;! Ilsortira, s’il est entré&|160;; Gudin ne le manquera pas, s’écriaHulot, qui avait ses raisons pour attendre.

— Allons, commandant, je t’enjoins, au nom de la loi, de marcherà l’instant sur cette maison.

— Tu es encore un joli coco pour vouloir me faire aller.

Sans s’émouvoir de la colère du commandant, Corentin lui ditfroidement&|160;: — Tu m’obéiras&|160;! Voici un ordre en bonneforme, signe du ministre de la guerre, qui t’y forcera, reprit-il,en tirant de sa poche un papier. Est-ce que tu t’imagines que noussommes assez simples pour laisser cette fille agir comme ellel’entend. C’est la guerre civile que nous étouffons, et la grandeurdu résultat absout la petitesse des moyens.

— Je prends la liberté, citoyen, de t’envoyer faire… tu mecomprends&|160;? Suffit. Pars du pied gauche, laisse-moi tranquilleet plus vite que ça.

— Mais lis, dit Corentin.

— Ne m’embête pas de tes fonctions, s’écria Hulot indigné derecevoir des ordres d’un être qu’il trouvait si méprisable.

En ce moment, le fils de Galope-chopine se trouva au milieud’eux comme un rat qui serait sorti de terre.

— Le Gars est en route, s’écria-t-il.

— Par où…

— Par la rue Saint-Léonard.

— Beau-pied, dit Hulot à l’oreille du caporal qui se trouvaitauprès de lui, cours prévenir ton lieutenant de s’avancer sur lamaison et de faire un joli petit feu de file, tu m’entends&|160;! —Par file à gauche, en avant sur la tour, vous autres, s’écria lecommandant.

Pour la parfaite intelligence du dénouement, il est nécessairede rentrer dans la maison de mademoiselle de Verneuil avecelle.

Quand les passions arrivent à une catastrophe, elles noussoumettent à une puissance d’enivrement bien supérieure auxmesquines irritations du vin ou de l’opium. La lucidité quecontractent alors les idées, la délicatesse des sens trop exaltés,produisent les effets les plus étranges et les plus inattendus. Ense trouvant sous la tyrannie d’une même pensée, certaines personnesaperçoivent clairement les objets les moins perceptibles, tandisque les choses les plus palpables sont pour elles comme si ellesn’existaient pas. Mademoiselle de Verneuil était en proie à cetteespèce d’ivresse qui fait de la vie réelle une vie semblable àcelle des somnambules, lorsqu’après avoir lu la lettre du marquiselle s’empressa de tout ordonner pour qu’il ne pût échapper à savengeance, comme naguère elle avait tout préparé pour la premièrefête de son amour. Mais quand elle vit sa maison soigneusemententourée par ses ordres d’un triple rang de baïonnettes, une lueursoudaine brilla dans son âme. Elle jugea sa propre conduite etpensa avec une sorte d’horreur qu’elle venait de commettre uncrime. Dans un premier mouvement d’anxiété, elle s’élança vivementvers le seuil de sa porte, et y resta pendant un moment immobile,en s’efforçant de réfléchir sans pouvoir achever un raisonnement.Elle doutait si complètement de ce qu’elle venait de faire, qu’ellechercha pourquoi elle se trouvait dans l’antichambre de sa maison,en tenant un enfant inconnu par la main. Devant elle, des milliersd’étincelles nageaient en l’air comme des langues de feu. Elle semit à marcher pour secouer l’horrible torpeur dont elle étaitenveloppée&|160;; mais, semblable à une personne qui sommeille,aucun objet ne lui apparaissait avec sa forme ou sous ses couleursvraies. Elle serrait la main du petit garçon avec une violence quine lui était pas ordinaire, et l’entraînait par une marche siprécipitée, qu’elle semblait avoir l’activité d’une folle. Elle nevit rien de tout ce qui était dans le salon quand elle le traversa,et cependant elle y fut saluée par trois hommes qui se séparèrentpour lui donner passage.

— La voici, dit l’un d’eux.

— Elle est bien belle, s’écria le prêtre.

— Oui, répondit le premier&|160;; mais comme elle est pâle etagitée…

— Et distraite, ajouta le troisième, elle ne nous voit pas.

À la porte de sa chambre, mademoiselle de Verneuil aperçut lafigure douce et joyeuse de Francine qui lui dit à l’oreille&|160;:— Il est là, Marie.

Mademoiselle de Verneuil se réveilla, put réfléchir, regardal’enfant qu’elle tenait, le reconnut et répondit à Francine&|160;:— Enferme ce petit garçon, et, si tu veux que je vive, garde-toibien de le laisser s’évader.

En prononçant ces paroles avec lenteur, elle avait fixé les yeuxsur la porte de sa chambre, où ils restèrent attachés avec une sieffrayante immobilité, qu’on eût dit qu’elle voyait sa victime àtravers l’épaisseur des panneaux. Elle poussa doucement la porte,et la ferma sans se retourner, car elle aperçut le marquis deboutdevant la cheminée. Sans être trop recherchée, la toilette dugentilhomme avait un certain air de fête et de parure qui ajoutaitencore à l’éclat que toutes les femmes trouvent à leurs amants. Àcet aspect, mademoiselle de Verneuil retrouva toute sa présenced’esprit. Ses lèvres, fortement contractées quoique entrouvertes,laissèrent voir l’émail de ses dents blanches et dessinèrent unsourire arrêté dont l’expression était plus terrible quevoluptueuse. Elle marcha d’un pas lent vers le jeune homme, et luimontrant du doigt la pendule&|160;:

— Un homme digne d’amour vaut bien la peine qu’on l’attende,dit-elle avec une fausse gaieté.

Mais, abattue par la violence de ses sentiments, elle tomba surle sopha qui se trouvait auprès de la cheminée.

— Ma chère Marie, vous êtes bien séduisante quand vous êtes encolère&|160;! dit le marquis en s’asseyant auprès d’elle, luiprenant une main qu’elle ’laissa prendre et implorant un regardqu’elle refusait. J’espère, continua-t-il d’une voix tendre etcaressante, que Marie sera dans un instant bien chagrine d’avoirdérobé sa tête à son heureux mari.

En entendant ces mots, elle se tourna brusquement et le regardadans les yeux.

— Que signifie ce regard terrible&|160;? reprit-il en riant.Mais ta main est brûlante&|160;! mon amour, qu’as-tu&|160;?

— Mon amour&|160;! répondit-elle d’une voix sourde etaltérée.

— Oui, dit-il en se mettant à genoux devant elle et lui prenantles deux mains qu’il couvrit de baisers, oui, mon amour, je suis àtoi pour la vie.

Elle le poussa violemment et se leva. Ses traits secontractèrent, elle rit comme rient les fous et lui dit&|160;:

— Tu n’en crois pas un mot, homme plus fourbe que le plusignoble scélérat. Elle sauta vivement sur le poignard qui setrouvait auprès d’un vase de fleurs, et le fit briller à deuxdoigts de la poitrine du jeune homme surpris. — Bah&|160;! dit-elleen jetant cette arme, je ne t’estime pas assez pour te tuer&|160;!Ton sang est même trop vil pour être versé par des soldats, et jene vois pour toi que le bourreau.

Ces paroles furent péniblement prononcées d’un ton bas, et elletrépignait des pieds comme un enfant gâté qui s’impatiente. Lemarquis s’approcha d’elle en cherchant à la saisir.

— Ne me touchez pas&|160;! s’écria-t-elle en se reculant par unmouvement d’horreur.

— Elle est folle, se dit le marquis au désespoir.

— Oui, folle, répéta-t-elle, mais pas encore assez pour être tonjouet. Que ne pardonnerais-je pas à la passion&|160;; mais vouloirme posséder sans amour, et l’écrire à cette…

— À qui donc ai-je écrit&|160;? demanda-t-il avec un étonnementqui certes n’était pas joué.

— À cette femme chaste qui voulait me tuer.

Là, le marquis pâlit, serra le dos du fauteuil qu’il tenait, demanière à le briser, et s’écria&|160;: — Si madame du Gua a étécapable de quelque noirceur…

Mademoiselle de Verneuil chercha la lettre, ne la retrouva plus,appela Francine, et la Bretonne vint.

— Où est cette lettre&|160;?

— Monsieur Corentin l’a prise.

— Corentin&|160;! Ah&|160;! je comprends tout, il a fait lalettre, et m’a trompée comme il trompe, avec un art diabolique.

Après avoir jeté un cri perçant, elle alla tomber sur le sopha,et un déluge de larmes sortit de ses yeux. Le doute comme lacertitude était horrible. Le marquis se précipita aux pieds de samaîtresse, la serra contre son cœur en lui répétant dix fois cesmots, les seuls qu’il pût prononcer&|160;: — Pourquoi pleurer, monange&|160;? où est le mal&|160;? Tes injures sont pleines d’amour.Ne pleure donc pas, je t’aime&|160;! je t’aime toujours.

Tout à coup il se sentit presser par elle avec une forcesurnaturelle, et, au milieu de ses sanglots — Tu m’aimesencore&|160;?&|160;… dit-elle.

— Tu en doutes, répondit-il d’un ton presque mélancolique.

Elle se dégagea brusquement de ses bras et se sauva, commeeffrayée et confuse, à deux pas de lui.

— Si j’en doute&|160;?&|160;… s’écria-t-elle.

Elle vit le marquis souriant avec une si douce ironie, que lesparoles expirèrent sur ses lèvres. Elle se laissa prendre par lamain et conduire jusque sur le seuil de la porte. Marie aperçut aufond du salon un autel dressé à la hâte pendant son absence. Leprêtre était en ce moment revêtu de son costume sacerdotal. Descierges allumés jetaient sur le plafond un éclat aussi doux quel’espérance. Elle reconnut, dans les deux hommes qui l’avaientsaluée, le comte de Bauvan et le baron du Guénic, deux témoinschoisis par Montauran.

— Me refuseras-tu toujours&|160;? lui dit tout bas lemarquis.

À cet aspect elle fit tout à coup un pas en arrière pourregagner sa chambre, tomba sur les genoux, leva les mains vers lemarquis et lui cria&|160;: — Ah&|160;! pardon&|160;! pardon&|160;!pardon&|160;!

Sa voix s’éteignit, sa tête se pencha en arrière, ses yeux sefermèrent, et elle resta entre les bras du marquis et de Francinecomme si elle eût expiré. Quand elle ouvrit les yeux, ellerencontra le regard du jeune chef, un regard plein d’une amoureusebonté.

— Marie, patience&|160;! cet orage est le dernier, dit-il.

— Le dernier&|160;! répéta-t-elle.

Francine et le marquis se regardèrent avec surprise, mais elleleur imposa silence par un geste.

— Appelez le prêtre, dit-elle, et laissez-moi seule aveclui.

Ils se retirèrent.

— Mon père, dit-elle au prêtre qui apparut soudain devant elle,mon père, dans mon enfance, un vieillard à cheveux blancs,semblable à vous, me répétait souvent qu’avec une foi bien vive onobtenait tout de Dieu, est-ce vrai&|160;?

— C’est vrai, répondit le prêtre. Tout est possible à celui quia tout créé.

Mademoiselle de Verneuil se précipita à genoux avec unincroyable enthousiasme&|160;: — Ô mon Dieu&|160;! dit-elle dansson extase, ma foi en toi est égale à mon amour pour lui&|160;!inspire-moi&|160;! Fais ici un miracle ou prends ma vie.

— Vous serez exaucée, dit le prêtre.

Mademoiselle de Verneuil vint s’offrir à tous les regards ens’appuyant sur le bras de ce vieux prêtre à cheveux blancs. Uneémotion profonde et secrète la livrait à l’amour d’un amant, plusbrillante qu’en aucun jour passé, car une sérénité pareille à celleque les peintres se plaisent à donner aux martyrs imprimait à safigure un caractère imposant. Elle tendit la main au marquis, etils s’avancèrent ensemble vers l’autel, où ils s’agenouillèrent. Cemariage qui allait être béni à deux pas du lit nuptial, cet autelélevé à la hâte, cette croix, ces vases, ce calice apportéssecrètement par un prêtre, cette fumée d’encens répandue sous descorniches qui n’avaient encore vu que la fumée des repas&|160;; ceprêtre qui ne portait qu’une étole par-dessus sa soutane&|160;; cescierges dans un salon, tout formait une scène touchante et bizarrequi achève de peindre ces temps de triste mémoire où la discordecivile avait renversé les institutions les plus saintes. Lescérémonies religieuses avaient alors toute la grâce des mystères.Les enfants étaient ondoyés dans les chambres où gémissaient encoreles mères. Comme autrefois, le Seigneur allait, simple et pauvre,consoler les mourants. Enfin les jeunes filles recevaient pour lapremière fois le pain sacré dans le lieu même où elles jouaient laveille. L’union du marquis et de mademoiselle de Verneuil allaitêtre consacrée, comme tant d’autres unions, par un acte contraire àla législation nouvelle&|160;; mais plus tard, ces mariages, bénispour la plupart au pied des chênes, furent tous scrupuleusementreconnus. Le prêtre qui conservait ainsi les anciens usagesjusqu’au dernier moment, était un de ces hommes fidèles à leursprincipes au fort des orages. Sa voix, pure du serment exigé par laRépublique, ne répandait à travers la tempête que des paroles depaix. Il n’attisait pas, comme l’avait fait l’abbé Gudin, le feu del’incendie&|160;; mais il s’était, avec beaucoup d’autres, voué àla dangereuse mission d’accomplir les devoirs du sacerdoce pour lesâmes restées catholiques. Afin de réussir dans ce périlleuxministère, il usait de tous les pieux artifices nécessités par lapersécution, et le marquis n’avait pu le trouver que dans une deces excavations qui, de nos jours encore, portent le nom de lacachette du prêtre. La vue de cette figure pâle et souffranteinspirait si bien la prière et le respect, qu’elle suffisait pourdonner à cette salle mondaine l’aspect d’un saint lieu. L’acte demalheur et de joie était tout prêt. Avant de commencer lacérémonie, le prêtre demanda, au milieu d’un profond silence, lesnoms de la fiancée.

— Marie-Nathalie, fille de mademoiselle Blanche de Castéran,décédée abbesse de Notre-Dame de Sées et de Victor-Amédée, duc deVerneuil.

— Née&|160;?

— À La Chasterie, près d’Alençon.

— Je ne croyais pas, dit tout bas le baron au comte, queMontauran ferait la sottise de l’épouser&|160;! La fille naturelled’un duc, fi donc&|160;!

— Si c’était du roi, encore passe, répondit le comte de Bauvanen souriant, mais ce n’est pas moi qui le blâmerai&|160;; l’autreme plaît, et ce sera sur cette Jument de Charrette que je vaismaintenant faire la guerre. Elle ne roucoule pas,celle-là&|160;!&|160;…

Les noms du marquis avaient été remplis à l’avance, les deuxamants signèrent et les témoins après. La cérémonie commença. En cemoment, Marie entendit seule le bruit des fusils et celui de lamarche lourde et régulière des soldats qui venaient sans douterelever le poste de Bleus qu’elle avait fait placer dans l’église.Elle tressaillit et leva les yeux sur la croix de l’autel.

— La voilà une sainte, dit tout bas Francine.

— Qu’on me donne de ces saintes-là, et je serai diablementdévot, ajouta le comte à voix basse.

Lorsque le prêtre fit à mademoiselle de Verneuil la questiond’usage, elle répondit par un oui accompagné d’un soupir profond.Elle se pencha à l’oreille de son mari et lui dit&|160;: — Dans peuvous saurez pourquoi je manque au serment que j’avais fait de nejamais vous épouser.

Lorsqu’après la cérémonie, l’assemblée passa dans une salle oùle dîner avait été servi, et au moment où les convives s’assirent,Jérémie arriva tout épouvanté. La pauvre mariée se levabrusquement, alla au-devant de lui, suivie de Francine, et, sur unde ces prétextes que les femmes savent si bien trouver, elle priale marquis de faire tout seul pendant un moment les honneurs durepas, et emmena le domestique avant qu’il eût commis uneindiscrétion qui serait devenue fatale.

— Ah&|160;! Francine, se sentir mourir, et ne pas pouvoirdire&|160;: je meurs&|160;!&|160;… s’écria mademoiselle de Verneuilqui ne reparut plus.

Cette absence pouvait trouver sa justification dans la cérémoniequi venait d’avoir lieu. À la fin du repas, et au moment oùl’inquiétude du marquis était au comble, Marie revint dans toutl’éclat du vêtement des mariées. Sa figure était joyeuse et calme,tandis que Francine qui l’accompagnait avait une terreur siprofonde empreinte sur tous les traits, qu’il semblait aux convivesvoir dans ces deux figures un tableau bizarre où l’extravagantpinceau de Salvator Rosa aurait représenté la vie et la mort setenant par la main.

— Messieurs, dit-elle au prêtre, au baron, au comte, vous serezmes hôtes pour ce soir, car il y aurait trop de danger pour vous àsortir de Fougères. Cette bonne fille a mes instructions etconduira chacun de vous dans son appartement.

— Pas de rébellion, dit-elle au prêtre qui allait parler,j’espère que vous ne désobéirez pas à une femme le jour de sesnoces.

Une heure après, elle se trouva seule avec son amant dans lachambre voluptueuse qu’elle avait si gracieusement disposée. Ilsarrivèrent enfin à ce lit fatal où, comme dans un tombeau, sebrisent tant d’espérances, où le réveil à une belle vie est siincertain, où meurt, où naît l’amour, suivant la portée descaractères qui ne s’éprouvent que là. Marie regarda la pendule, etse dit&|160;: Six heures à vivre.

— J’ai donc pu dormir, s’écria-t-elle vers le matin réveillée ensursaut par un de ces mouvements soudains qui nous font tressaillirlorsqu’on a fait la veille un pacte en soi-même afin de s’éveillerle lendemain à une certaine heure. — Oui, j’ai dormi, répéta-t-elleen voyant à la lueur des bougies que l’aiguille de la penduleallait bientôt marquer deux heures du matin. Elle se retourna etcontempla le marquis endormi, la tête appuyée sur une de ses mains,à la manière des enfants, et de l’autre serrant celle de sa femmeen souriant à demi, comme s’il se fût endormi au milieu d’unbaiser.

— Ah&|160;! se dit-elle à voix basse, il a le sommeil d’unenfant&|160;! Mais pouvait-il se défier de moi, de moi qui lui doisun bonheur sans nom&|160;?

Elle le poussa légèrement, il se réveilla et acheva de sourire.Il baisa la main qu’il tenait, et regarda cette malheureuse femmeavec des yeux si étincelants, que, n’en pouvant soutenir levoluptueux éclat, elle déroula lentement ses larges paupières,comme pour s’interdire à elle-même une dangereusecontemplation&|160;; mais en voilant ainsi le feu de ses regards,elle excitait si bien le désir en paraissant s’y refuser, que sielle n’avait pas eu de profondes terreurs à cacher, son mari auraitpu l’accuser d’une trop grande coquetterie. Ils relevèrent ensembleleurs têtes charmantes, et se firent mutuellement un signe dereconnaissance plein des plaisirs qu’ils avaient goûtés&|160;; maisaprès un rapide examen du délicieux tableau que lui offrait lafigure de sa femme, le marquis, attribuant à un sentiment demélancolie les nuages répandus sur le front de Marie, lui dit d’unevoix douce&|160;: — Pourquoi cette ombre de tristesse, monamour&|160;?

— Pauvre Alphonse, où crois-tu donc que je t’aie mené,demanda-t-elle en tremblant.

— Au bonheur.

— À la mort.

Et tressaillant d’horreur, elle s’élança hors du lit&|160;; lemarquis étonné la suivit, sa femme l’amena près de la fenêtre.Après un geste délirant qui lui échappa, Marie releva les rideauxde la croisée, et lui montra du doigt sur la place une vingtaine desoldats. La lune, avant dissipé le brouillard, éclairait de sablanche lumière les habits, les fusils, l’impassible Corentin quiallait et venait comme un chacal attendant sa proie, et lecommandant, les bras croisés, immobile, le nez en l’air, les lèvresretroussées, attentif et chagrin.

— Eh&|160;! laissons-les, Marie, et reviens.

— Pourquoi ris-tu, Alphonse&|160;? c’est moi qui les ai placéslà.

— Tu rêves&|160;?

— Non&|160;!

Ils se regardèrent un moment, le marquis devina tout, et laserrant dans ses bras Va&|160;! je t’aime toujours, dit-il.

— Tout n’est donc pas perdu, s’écria Marie. — Alphonse, dit-elleaprès une pause, il y a de l’espoir.

En ce moment, ils entendirent distinctement le cri sourd de lachouette, et Francine sortit tout à coup du cabinet detoilette.

— Pierre est là, dit-elle avec une joie qui tenait dudélire.

La marquise et Francine revêtirent Montauran d’un costume deChouan, avec cette étonnante promptitude qui n’appartient qu’auxfemmes. Lorsque la marquise vit son mari occupé à charger les armesque Francine apporta, elle s’esquiva lestement après avoir fait unsigne d’intelligence à sa fidèle Bretonne. Francine conduisit alorsle marquis dans le cabinet de toilette attenant à la chambre. Lejeune chef, en voyant une grande quantité de draps fortementattachés, put se convaincre de l’active sollicitude avec laquellela Bretonne avait travaillé à tromper la vigilance des soldats.

— Jamais je ne pourrai passer par là, dit le marquis enexaminant l’étroite baie de l’œil-de-bœuf.

En ce moment une grosse figure noire en remplit entièrementl’ovale, et une voix rauque, bien connue de Francine, criadoucement Dépêchez-vous, mon général, ces crapauds de Bleus seremuent.

— Oh&|160;! encore un baiser, dit une voix tremblante etdouce.

Le marquis, dont les pieds atteignaient l’échelle libératrice,mais qui avait encore une partie du corps engagée dansl’œil-de-bœuf, se sentit pressé par une étreinte de désespoir. Iljeta un cri en reconnaissant ainsi que sa femme avait pris seshabits&|160;; il voulut la retenir, mais elle s’arracha brusquementde ses bras, et il se trouva forcé de descendre. Il gardait à lamain un lambeau d’étoffe, et la lueur de la lune venant àl’éclairer soudain, il s’aperçut que ce lambeau devait appartenirau gilet qu’il avait porté la veille.

— Halte&|160;! feu de peloton.

Ces mots, prononcés par Hulot au milieu d’un silence qui avaitquelque chose d’horrible, rompirent le charme sous l’empire duquelsemblaient être les hommes et les lieux. Une salve de ballesarrivant du fond de la vallée jusqu’au pied de la tour succéda auxdécharges que firent les Bleus placés sur la Promenade. Le feu desRépublicains n’offrit aucune interruption et fut horrible,impitoyable. Les victimes ne jetèrent pas un cri. Entre chaquedécharge le silence était effrayant.

Cependant Corentin, ayant entendu tomber du haut de l’échelle undes personnages aériens qu’il avait signalés au commandant,soupçonna quelque piège.

— Pas un de ces animaux-là ne chante, dit-il à Hulot, nos deuxamants sont bien capables de nous amuser ici par quelque ruse,tandis qu’ils se sauvent peut-être par un autre côté…

L’espion, impatient d’éclaircir le mystère, envoya le fils deGalope-chopine chercher des torches. La supposition de Corentinavait été si bien comprise de Hulot, que le vieux soldat, préoccupépar le bruit d’un engagement très sérieux qui avait lieu devant leposte de Saint-Léonard, s’écria&|160;: — C’est vrai, ils ne peuventpas être deux.

Et il s’élança vers le corps de garde.

— On lui a lavé la tête avec du plomb, mon commandant, lui ditBeau-pied qui venait à la rencontre de Hulot&|160;; mais il a tuéGudin et blessé deux hommes. Ah&|160;! l’enragé&|160;! il avaitenfoncé trois rangées de nos lapins, et aurait gagné les champssans le factionnaire de la porte Saint-Léonard qui l’a embrochéavec sa baïonnette.

En entendant ces paroles, le commandant se précipita dans lecorps de garde, et vit sur le lit de camp un corps ensanglanté quel’on venait d’y placer&|160;; il s’approcha du prétendu marquis,leva le chapeau qui en couvrait la figure, et tomba sur unechaise.

— Je m’en doutais, s’écria-t-il en se croisant les bras avecforce&|160;; elle l’avait, sacré tonnerre, gardé troplongtemps.

Tous les soldats restèrent immobiles. Le commandant avait faitdérouler les longs cheveux noirs d’une femme. Tout à coup lesilence fut interrompu par le bruit d’une multitude armée. Corentinentra dans le corps de garde en précédant quatre soldats qui, surleurs fusils placés en forme de civière, portaient Montauran,auquel plusieurs coups de feu avaient cassé les deux cuisses et lesbras. Le marquis fut déposé sur le lit de camp auprès de sa femme,il l’aperçut et trouva la force de lui prendre la main par un gesteconvulsif. La mourante tourna péniblement la tête, reconnut sonmari, frissonna par une secousse horrible à voir, et murmura cesparoles d’une voix presque éteinte&|160;: — Un jour sanslendemain&|160;!&|160;… Dieu m’a trop bien exaucée.

— Commandant, dit le marquis en rassemblant toutes ses forces etsans quitter la main de Marie, je compte sur votre probité pourannoncer ma mort à mon jeune frère qui se trouve à Londres,écrivez-lui que s’il veut obéir à mes dernières paroles, il neportera pas les armes contre la France, sans néanmoins abandonnerle service du Roi.

— Ce sera fait, dit Hulot en serrant la main du mourant.

— Portez-les à l’hôpital voisin, s’écria Corentin.

Hulot prit l’espion par le bras, de manière à lui laisserl’empreinte de ses ongles dans la chair, et lui dit&|160;: —Puisque ta besogne est finie par ici, fiche-moi le camp, et regardebien la figure du commandant Hulot, pour ne jamais te trouver surson passage, si tu ne veux pas qu’il fasse de ton ventre lefourreau de son bancal.

Et déjà le vieux soldat tirait son sabre.

— Voila encore un de mes honnêtes gens qui ne feront jamaisfortune, se dit Corentin quand il fut loin du corps de garde.

Le marquis put encore remercier par un signe de tête sonadversaire, en lui témoignant cette estime que les soldats ont pourde loyaux ennemis.

En 1827, un vieil homme accompagné de sa femme marchandait desbestiaux sur le marcher de Fougère, et personne ne lui disait rienquoiqu’il eut tué plus de cent personnes, on ne lui rappelai mêmeplus son surnom de Marche-à-Terre&|160;; la personne à qui l’ondoit de précieux renseignements sur tout les personnages de cettescène, le vit emmenant une vache et allant de cet air simple,ingénu qui fait dire&|160;: — Voilà un bien brave homme&|160;!

Quand à Cibot, dit Pille-Miche, on a déjà vu comment il a fini.Peut-être Marche-à-Terre essaya-t-il, mais vainement, d’arracherson compagnon à l’échafaud, et se trouvait-il sur la placed’Alençon, lors de l’effroyable tumulte qui fut un des événement dufameux procès Rifoël, Bryond et La Chanterie.

Fougères, août 1827

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer