Les Chouans

Chapitre 2Une idée de Fouché

Vers les derniers jours du mois de brumaire, au moment où,pendant la matinée, Hulot faisait manœuvrer sa demi-brigade,entièrement concentrée à Mayenne par des ordres supérieurs, unexprès venu d’Alençon lui remit des dépêches pendant la lecturedesquelles une assez forte contrariété se peignit sur safigure.

– Allons, en avant&|160;! s’écria-t-il avec humeur en serrantles papiers au fond de son chapeau. Deux compagnies vont se mettreen marche avec moi et se diriger sur Mortagne. Les Chouans ysont.

– Vous m’accompagnerez, dit-il à Merle et à Gérard. Si jecomprends un mot à ma dépêche, je veux être fait noble. Je ne suispeut-être qu’une bête, n’importe, en avant&|160;! Il n’y a pas detemps à perdre.

– Mon commandant, qu’y a-t-il donc de si barbare dans cettecarnassière-là&|160;! dit Merle en montrant du bout de sa bottel’enveloppe ministérielle de la dépêche.

– Tonnerre de Dieu&|160;! il n’y a rien si ce n’est qu’on nousembête.

Lorsque le commandant laissait échapper cette expressionmilitaire, déjà l’objet d’une réserve, elle annonçait toujoursquelque tempête. Les diverses intonations de cette phrase formaientdes espèces de degrés qui, pour la demi-brigade, étaient un sûrthermomètre de la patience du chef&|160;; et la franchise de cevieux soldat en avait rendu la connaissance si facile, que le plusméchant tambour savait bientôt son Hulot par cœur, en observant lesvariations de la petite grimace par laquelle le commandantretroussait sa joue et clignait des yeux. Cette fois, le ton de lasourde colère par lequel il accompagna ce mot rendit les deux amissilencieux et circonspects. Les marques mêmes de petite vérole quisillonnaient ce visage guerrier parurent plus profondes et le teintplus brun que de coutume. Sa large queue bordée de tresses étantrevenue sur une des épaulettes quand il remit son chapeau à troiscornes, Hulot la rejeta avec tant de fureur que les cadenettes enfurent dérangées. Cependant comme il restait immobile, les poingsfermés, les bras croisés avec force sur la poitrine, la moustachehérissée, Merle se hasarda à lui demander : – Part-on surl’heure&|160;?

– Oui, si les gibernes sont garnies, répondit-il engrommelant.

– Elles le sont.

– Portez arme&|160;! par file à gauche, en avant, marche&|160;!dit Gérard à un geste de son chef.

Et les tambours se mirent en tête des deux compagnies désignéespar Gérard. Au son du tambour, le commandant plongé dans sesréflexions parut se réveiller, et il sortit de la ville accompagnéde ses deux amis, auxquels il ne dit pas un mot. Merle et Gérard seregardèrent silencieusement à plusieurs reprises comme pour sedemander : – Nous tiendra-t-il longtemps rigueur&|160;? Et, tout enmarchant, ils jetèrent à la dérobée des regards observateurs surHulot qui continuait à dire entre ses dents de vagues paroles.Plusieurs fois ces phrases résonnèrent comme des jurements auxoreilles des soldats&|160;; mais pas un d’eux n’osa soufflermot&|160;; car, dans l’occasion, tous savaient garder la disciplinesévère à laquelle étaient habitués les troupiers jadis commandés enItalie par Bonaparte. La plupart d’entre eux étaient comme Hulot,les restes de ces fameux bataillons qui capitulèrent à Mayence sousla promesse de ne pas être employés sur les frontières, et l’arméeles avait nommés les Mayençais. Il était difficile de rencontrerdes soldats et des chefs qui se comprissent mieux.

Le lendemain de leur départ, Hulot et ses deux amis setrouvaient de grand matin sur la route d’Alençon, à une lieueenviron de cette dernière ville, vers Mortagne, dans la partie duchemin qui côtoie les pâturages arrosés par la Sarthe. Les vuespittoresques de ces prairies se déployant successivement sur lagauche, tandis que la droite, flanquée des bois épais qui serattachent à la grande forêt de Menil-Broust, forme, s’il estpermis d’emprunter ce terme à la peinture, un repoussoir auxdélicieux aspects de la rivière. Les bermes du chemin sontencaissées par des fossés dont les terres sans cesse rejetées surles champs y produisent de hauts talus couronnés d’ajoncs, nomdonné dans tout l’Ouest au genêt épineux. Cet arbuste, qui s’étaleen buissons épais, fournit pendant l’hiver une excellentenourriture aux chevaux et aux bestiaux&|160;; mais tant qu’iln’était pas récolté, les Chouans se cachaient derrière ses touffesd’un vert sombre. Ces talus et ces ajoncs, qui annoncent auvoyageur l’approche de la Bretagne, rendaient donc alors cettepartie de la route aussi dangereuse qu’elle est belle. Les périlsqui devaient se rencontrer dans le trajet de Mortagne à Alençon etd’Alençon à Mayenne, étaient la cause du départ de Hulot&|160;; etlà, le secret de sa colère finit par lui échapper. Il escortaitalors une vieille malle traînée par des chevaux de poste que sessoldats fatigués obligeaient à marcher lentement. Les compagnies deBleus appartenant à la garnison de Mortagne et qui avaientaccompagné cette horrible voiture jusqu’aux limites de leur étape,où Hulot était venu les remplacer dans ce service, à juste titrenommé par ses soldats une scie patriotique, retournaient à Mortagneet se voyaient dans le lointain comme des points noirs. Une desdeux compagnies du vieux Républicain se tenait à quelques pas enarrière, et l’autre en avant de cette calèche. Hulot, qui se trouvaentre Merle et Gérard, à moitié chemin de l’avant-garde et de lavoiture, leur dit, tout à coup : – Mille tonnerres&|160;!croiriez-vous que c’est pour accompagner les deux cotillons quisont dans ce vieux fourgon que le général nous a détachés deMayenne&|160;?

– Mais, mon commandant, quand nous avons pris position tout àl’heure auprès des citoyennes, répondit Gérard, vous les avezsaluées d’un air qui n’était pas déjà si gauche.

– Hé&|160;! voilà l’infamie. Ces muscadins de Paris ne nousrecommandent-ils pas les plus grands égards pour leurs damnéesfemelles&|160;! Peut-on déshonorer de bons et braves patriotescomme nous, en les mettant à la suite d’une jupe. Oh&|160;! moi, jevais droit mon chemin et n’aime pas les zigzags chez les autres.Quand j’ai vu à Danton des maîtresses, à Barras des maîtresses, jeleur ai dit : –  » Citoyens, quand la République vous a requis de lagouverner, ce n’était pas pour autoriser les amusements de l’ancienrégime.  » Vous me direz à cela que les femmes&|160;? Oh&|160;! on ades femmes&|160;! c’est juste. À de bons lapins, voyez-vous, ilfaut des femmes et de bonnes femmes. Mais, assez causé quand vientle danger. À quoi donc aurait servi de balayer les abus de l’ancientemps si les patriotes les recommençaient. Voyez le premier consul,c’est là un homme : pas de femmes, toujours à son affaire. Jeparierais ma moustache gauche qu’il ignore le sot métier qu’on nousfait faire ici.

– Ma foi, commandant, répondit Merle en riant, j’ai aperçu lebout du nez de la jeune dame cachée au fond de la malle, et j’avoueque tout le monde pourrait sans déshonneur se sentir, comme jel’éprouve, la démangeaison d’aller tourner autour de cette voiturepour nouer avec les voyageurs un petit bout de conversation.

– Gare à toi, Merle, dit Gérard. Les corneilles coiffées sontaccompagnées d’un citoyen assez rusé pour te prendre dans unpiège.

– Qui&|160;? Cet incroyable dont les petits yeux vontincessamment d’un côté du chemin à l’autre, comme s’il y voyait desChouans&|160;; ce muscadin à qui on aperçoit à peine lesjambes&|160;; et qui, dans le moment où celles de son cheval sontcachées par la voiture, a l’air d’un canard dont la tête sort d’unpâté&|160;! Si ce dadais-là m’empêche jamais de caresser sa joliefauvette…

– Canard, fauvette&|160;! Oh&|160;! mon pauvre Merle, tu esfurieusement dans les volatiles. Mais ne te fie pas aucanard&|160;! Ses yeux verts me paraissent perfides comme ceuxd’une vipère et fins comme ceux d’une femme qui pardonne à sonmari. Je me défie moins des Chouans que de ces avocats dont lesfigures ressemblent à des carafes de limonade.

– Bah&|160;! s’écria Merle gaiement, avec la permission ducommandant, je me risque&|160;! Cette femme-là a des yeux qui sontcomme des étoiles, on peut tout mettre au jeu pour les voir.

– Il est pris le camarade, dit Gérard au commandant, il commenceà dire des bêtises.

Hulot fit la grimace, haussa les épaules et répondit :

– Avant de prendre le potage, je lui conseille de le sentir.

– Brave Merle, reprit Gérard en jugeant à la lenteur de samarche qu’il manœuvrait pour se laisser graduellement gagner par lamalle, est-il gai&|160;! C’est le seul homme qui puisse rire de lamort d’un camarade sans être taxé d’insensibilité.

– C’est le vrai soldat français, dit Hulot d’un ton grave.

– Oh&|160;! le voici qui ramène ses épaulettes sur son épaulepour faire voir qu’il est capitaine, s’écria Gérard en riant, commesi le grade y faisait quelque chose.

La voiture vers laquelle pivotait l’officier renfermait en effetdeux femmes, dont l’une semblait être la servante de l’autre.

– Ces femmes-là vont toujours deux par deux, disait Hulot.

Un petit homme sec et maigre caracolait, tantôt en avant, tantôten arrière de la voiture&|160;; mais quoiqu’il parût accompagnerles deux voyageuses privilégiées, personne ne l’avait encore vuleur adressant la parole.

Ce silence, preuve de dédain ou de respect, les bagagesnombreux, et les cartons de celle que le commandant appelait uneprincesse, tout, jusqu’au costume de son cavalier servant, avaitencore irrité la bile de Hulot. Le costume de cet inconnuprésentait un exact tableau de la mode qui valut en ce temps lescaricatures des Incroyables . Qu’on se figure ce personnage affubléd’un habit dont les basques étaient si courtes, qu’elles laissaientpasser cinq à six pouces du gilet, et les pans si longs quelsressemblaient à une queue de morue, terme alors employé pour lesdésigner. Une cravate énorme décrivait autour de son cou de sinombreux contours, que la petite tête qui sortait de ce labyrinthede mousseline justifiait presque la comparaison gastronomique ducapitaine Merle. L’inconnu portait un pantalon collant et desbottes à la Souvarov. Un immense camée blanc et bleu servaitd’épingle à sa chemise. Deux chaînes de montre s’échappaientparallèlement de sa ceinture&|160;; puis ses cheveux, pendant entire-bouchons de chaque côté des faces lui couvraient presque toutle front. Enfin, pour dernier enjolivement, le col de sa chemise etcelui de l’habit montaient si haut, que sa tête paraissaitenveloppée comme un bouquet dans un cornet de papier. Ajoutez a cesgrêles accessoires qui juraient entre eux sans produire d’ensemble,l’opposition burlesque des couleurs du pantalon jaune, du giletrouge, de l’habit cannelle, et l’on aura une image fidèle dusuprême bon ton auquel obéissaient les élégants au commencement duConsulat. Ce costume, tout à fait baroque, semblait avoir étéinventé pour servir d’épreuve à la grâce, et montrer qu’il n’y arien de si ridicule que la mode ne sache consacrer. Le cavalierparaissait avoir atteint l’âge de trente ans, mais il en avait àpeine vingt-deux&|160;; peut-être devait-il cette apparence soit àla débauche, soit aux périls de cette époque. Malgré cette toiletted’empirique, sa tournure accusait une certaine élégance de manièresà laquelle on reconnaissait un homme bien élevé. Lorsque lecapitaine se trouva près de la calèche, le muscadin parut devinerson dessein, et le favorisa en retardant le pas de soncheval&|160;; Merle, qui lui avait jeté un regard sardonique,rencontra un de ces visages impénétrables, accoutumés par lesvicissitudes de la Révolution à cacher toutes les émotions, mêmeles moindres. Au moment où le bout recourbé du vieux chapeautriangulaire et l’épaulette du capitaine furent aperçus par lesdames, une voix d’une angélique douceur lui demanda :

– Monsieur l’officier, auriez-vous la bonté de nous dire en quelendroit de la route nous nous trouvons&|160;?

Il existe un charme inexprimable dans une question faite par unevoyageuse inconnue, le moindre mot semble alors contenir toute uneaventure&|160;; mais si la femme sollicite quelque protection, ens’appuyant sur sa faiblesse et sur une certaine ignorance deschoses, chaque homme n’est-il pas légèrement enclin à bâtir unefable impossible où il se fait heureux&|160;? Aussi les mots de « Monsieur l’officier « , la forme polie de la demande, portèrent-ilsun trouble inconnu dans le cœur du capitaine. Il essaya d’examinerla voyageuse et fut singulièrement désappointé, car un voile jalouxlui en cachait les traits&|160;; à peine même put-il en voir lesyeux, qui, à travers la gaze, brillaient comme deux onyx frappéspar le soleil.

– Vous êtes maintenant à une lieue d’Alençon, madame.

– Alençon, déjà&|160;! Et la dame inconnue se rejeta, ou plutôtse laissa aller au fond de la voiture, sans plus rien répondre.

– Alençon, répéta l’autre femme en paraissant se réveiller. Vousallez revoir le pays.

Elle regarda le capitaine et se tut. Merle, trompé dans sonespérance de voir la belle inconnue, se mit à en examiner lacompagne. C’était une fille d’environ vingt-six ans, blonde, d’unejolie taille, et dont le teint avait cette fraîcheur de peau, cetéclat nourri qui distingue les femmes de Valognes, de Bayeux et desenvirons d’Alençon. Le regard de ses yeux bleus n’annonçait pasd’esprit, mais une certaine fermeté mêlée de tendresse. Elleportait une robe d’étoffe commune. Ses cheveux, relevés sous unpetit bonnet à la mode cauchoise, et sans aucune prétention,rendaient sa figure charmante de simplicité. Son attitude, sansavoir la noblesse convenue des salons, n’était pas dénuée de cettedignité naturelle à une jeune fille modeste qui pouvait contemplerle tableau de sa vie passée sans y trouver un seul sujet derepentir. D’un coup d’œil, Merle sut deviner en elle une de cesfleurs champêtres qui, transportée dans les serres parisiennes oùse concentrent tant de rayons flétrissants, n’avait rien perdu deses couleurs pures ni de sa rustique franchise. L’attitude naïve dela jeune fille et la modestie de son regard apprirent à Merlequ’elle ne voulait pas d’auditeur. En effet, quand il s’éloigna,les deux inconnues commencèrent à voix basse une conversation dontle murmure parvint à peine à son oreille.

– Vous êtes partie si précipitamment, dit la jeune campagnarde,que vous n’avez pas seulement pris le temps de vous habiller. Vousvoilà belle&|160;! Si nous allons plus loin qu’Alençon, il faudranécessairement y faire une autre toilette…

– Oh&|160;! oh&|160;! Francine, s’écria l’inconnue.

– Plaît-il&|160;?

– Voici la troisième tentative que tu fais pour apprendre leterme et la cause de ce voyage.

– Ai-je dit la moindre chose qui puisse me valoir cereproche…

– Oh&|160;! j’ai bien remarqué ton petit manège. De candide etsimple que tu étais, tu as pris un peu de ruse à mon école. Tucommences à avoir les interrogations en horreur. Tu as bien raison,mon enfant. De toutes les manières connues d’arracher un secret,c’est, à mon avis, la plus niaise.

– Eh&|160;! bien, reprit Francine, puisqu’on ne peut rien vouscacher, convenez-en, Marie&|160;? votre conduite n’exciterait-ellepas la curiosité d’un saint. Hier matin sans ressources,aujourd’hui les mains pleines d’or, on vous donne à Mortagne lamalle-poste pillée dont le conducteur a été tué, vous êtes protégéepar les troupes du gouvernement, et suivie par un homme que jeregarde comme votre mauvais génie…

– Qui, Corentin&|160;?&|160;… demanda la jeune inconnue enaccentuant ces deux mots par deux inflexions de voix pleines d’unmépris qui déborda même dans le geste par lequel elle montra lecavalier. Ecoute, Francine, reprit-elle, te souviens-tu dePalniote, ce singe que j’avais habitué à contrefaire Danton, et quinous amusait tant.

– Oui, mademoiselle.

– Eh&|160;! bien, en avais-tu peur&|160;?

– Il était enchaîné.

– Mais Corentin est muselé, mon enfant.

– Nous badinions avec Patriote pendant des heures entières, ditFrancine, je le sais, mais il finissait toujours par nous jouerquelque mauvais tour. À ces mots, Francine se rejeta vivement aufond de la voiture, près de sa maîtresse, lui prit les mains pourles caresser avec des manières câlines, en lui disant d’une voixaffectueuse : – Mais vous m’avez devinée, Marie, et vous ne merépondez pas. Comment, après ces tristesses qui m’ont fait tant demal, oh&|160;! bien du mal, pouvez-vous en vingt-quatre heuresdevenir d’une gaieté folle, comme lorsque vous parliez de voustuer. D’où vient ce changement. J’ai le droit de vous demander unpeu compte de votre âme. Elle est à moi avant d’être à qui que cesoit, car jamais vous ne serez mieux aimée que vous ne l’êtes parmoi. Parlez, mademoiselle.

– Eh bien&|160;! Francine, ne vois-tu pas autour de nous lesecret de ma gaieté. Regarde les houppes jaunies de ces arbreslointains&|160;? pas une ne se ressemble. À les contempler de loin,ne dirait-on pas une vieille tapisserie de château. Vois ces haiesderrière lesquelles il peut se rencontrer des Chouans à chaqueinstant. Quand je regarde ces ajoncs, il me semble apercevoir descanons de fusil. J’aime ce renaissant péril qui nous environne.Toutes les fois que la route prend un aspect sombre, je suppose quenous allons entendre des détonations, alors mon cœur bat, unesensation inconnue m’agite. Et ce n’est ni les tremblements de lapeur, ni les émotions du plaisir&|160;; non, c’est mieux, c’est lejeu de tout ce qui se meut en moi, c’est la vie. Quand je ne seraisjoyeuse que d’avoir un peu animé ma vie&|160;!

– Ah&|160;! vous ne me dites rien, cruelle. Sainte Vierge,ajouta Francine en levant les yeux au ciel avec douleur, à qui seconfessera-t-elle, si elle se tait avec moi&|160;?

– Francine, reprit l’inconnue d’un ton grave, je ne peux past’avouer mon entreprise. Cette fois-ci, c’est horrible.

– Pourquoi faire le mal en connaissance de cause&|160;?

– Que veux-tu, je me surprends à penser comme si j’avaiscinquante ans, et à agir comme si j’en avais encore quinze. Tu astoujours été ma raison, ma pauvre fille&|160;; mais dans cetteaffaire-ci, je dois étouffer ma conscience. Et, dit-elle après unepause, en laissant échapper un soupir, je n’y parviens pas. Or,comment veux-tu que j’aille encore mettre après moi un confesseuraussi rigide que toi&|160;? Et elle lui frappa doucement dans lamain.

– Hé&|160;! quand vous ai-je reproché vos actions&|160;? s’écriaFrancine. Le mal en vous a de la grâce. Oui, sainte Anne d’Auray,que je prie tant pour votre salut, vous absoudrait de tout. Enfinne suis-je pas à vos côtés sur cette route, sans savoir où vousallez&|160;? Et dans son effusion, elle lui baisa les mains.

– Mais, reprit Marie, tu peux m’abandonner, si taconscience…

– Allons, taisez-vous, madame, reprit Francine en faisant unepetite moue chagrine. Oh&|160;! ne me direz-vous pas…

– Rien, dit la jeune demoiselle d’une voix ferme. Seulementsache-le bien&|160;! je hais cette entreprise encore plus que celuidont la langue dorée me l’a expliquée. Je veux être franche, jet’avouerai que je ne me serais pas rendue à leurs désirs, si jen’avais entrevu dans cette ignoble farce un mélange de terreur etd’amour qui m’a tentée. Puis, je n’ai pas voulu m’en aller de cebas monde sans avoir essayé d’y cueillir les fleurs que j’enespère, dussé-je périr&|160;! Mais souviens-toi, pour l’honneur dema mémoire, que si j’avais été heureuse, l’aspect de leur groscouteau prêt à tomber sur ma tête ne m’aurait pas fait accepter unrôle dans cette tragédie, car c’est une tragédie. Maintenant,reprit-elle en laissant échapper un geste de dégoût, si elle étaitdécommandée, je me jetterais à l’instant dans la Sarthe&|160;; etce ne serait point un suicide, je n’ai pas encore vécu.

– Oh&|160;! sainte Vierge d’Auray, pardonnez-lui&|160;!

– De quoi t’effraies-tu&|160;? Les plates vicissitudes de la viedomestique n’excitent pas mes passions, tu le sais. Cela est malpour une femme&|160;; mais mon âme s’est fait une sensibilité plusélevée, pour supporter de plus fortes épreuves. J’aurais étépeut-être, comme toi, une douce créature. Pourquoi me suis-jeélevée au-dessus ou abaissée au-dessous de mon sexe&|160;?Ah&|160;! que la femme du général Bonaparte est heureuse. Tiens, jemourrai jeune, puisque j’en suis déjà venue à ne pas m’effrayerd’une partie de plaisir où il y a du sang à boire, comme disait cepauvre Danton. Mais oublie ce que je te dis&|160;; c’est la femmede cinquante ans qui a parlé. Dieu merci&|160;! la jeune fille dequinze ans va bientôt reparaître.

La jeune campagnarde frémit. Elle seule connaissait le caractèrebouillant et impétueux de sa maîtresse. Elle seule était initiéeaux mystères de cette âme riche d’exaltation, aux sentiments decette créature qui, jusque-là, avait vu passer la vie comme uneombre insaisissable, en voulant toujours la saisir. Après avoirsemé à pleines mains sans rien récolter, cette femme était restéevierge , mais irritée par une multitude de désirs trompés. Lasséed’une lutte sans adversaire, elle arrivait alors dans son désespoirà préférer le bien au mal quand il s’offrait comme une jouissance,le mal au bien quand il présentait quelque poésie, la misère à lamédiocrité comme quelque chose de plus grand, l’avenir sombre etinconnu de la mort à une vie pauvre d’espérances ou même desouffrances. Jamais tant de poudre ne s’était amassée pourl’étincelle, jamais tant de richesses à dévorer pour l’amour, enfinjamais aucune fille d’Eve n’avait été pétrie avec plus d’or dansson argile. Semblable à un ange terrestre, Francine veillait surcet être en qui elle adorait la perfection, croyant accomplir uncéleste message si elle le conservait au chœur des séraphins d’oùil semblait banni en expiation d’un péché d’orgueil.

– Voici le clocher d’Alençon, dit le cavalier en s’approchant dela voiture.

– Je le vois, répondit sèchement la jeune dame.

– Ah&|160;! bien, dit-il en s’éloignant avec les marques d’unesoumission servile malgré son désappointement.

– Allez, allez plus vite, dit la dame au postillon. Maintenantil n’y a rien à craindre. Allez au grand trot ou au galop, si vouspouvez. Ne sommes-nous pas sur le pavé d’Alençon.

En passant devant le commandant elle lui cria d’une voix douce:

– Nous nous retrouverons à l’auberge, commandant. Venez m’yvoir.

– C’est cela, répliqua le commandant. À l’auberge&|160;! Venezme voir&|160;! Comme ça vous parlerez à un chef dedemi-brigade…

Et il montrait du poing la voiture qui roulait rapidement sur laroute.

– Ne vous en plaignez pas, commandant, elle a votre grade degénéral dans sa manche, dit en riant Corentin qui essayait demettre son cheval au galop pour rejoindre la voiture.

– Ah&|160;! je ne me laisserai pas embêter par cesparoissiens-là, dit Hulot à ses deux amis en grognant. J’aimeraismieux jeter l’habit de général dans un fossé que de le gagner dansun lit. Que veulent-ils donc, ces canards-là&|160;? Ycomprenez-vous quelque chose, vous autres&|160;?

– Oh&|160;! oui, dit Merle, je sais que c’est la femme la plusbelle que j’aie jamais vue&|160;! je crois que vous entendez mal lamétaphore. C’est la femme du premier consul, peut-être&|160;?

– Bah&|160;! la femme du premier consul est vieille, et celle-ciest jeune, reprit Hulot. D’ailleurs, l’ordre que j’ai reçu duministre m’apprend qu’elle se nomme mademoiselle de Verneuil. C’estune ci-devant. Est-ce que je ne connais pas ça&|160;! Avant larévolution, elles faisaient toutes ce métier-là&|160;; on devenaitalors, en deux temps et six mouvements, chef de demi-brigade, il nes’agissait que de leur bien dire deux ou trois fois : Moncœur&|160;!

Pendant que chaque soldat ouvrait le compas, pour employerl’expression du commandant, la voiture horrible qui servait alorsde malle avait promptement atteint l’hôtel des Trois-Maures, situéau milieu de la grande rue d’Alençon. Le bruit de ferraille querendait cette informe voiture amena l’hôte sur le pas de la porte.C’était un hasard auquel personne dans Alençon ne devait s’attendreque la descente de la malle à l’auberge des Trois-Maures&|160;;mais l’affreux événement de Mortagne la fit suivre par tant demonde, que les deux voyageuses, pour se dérober à la curiositégénérale, entrèrent lestement dans la cuisine, inévitableantichambre des auberges dans tout l’Ouest&|160;; et l’hôte sedisposait à les suivre après avoir examiné la voiture, lorsque lepostillon l’arrêta par le bras.

– Attention, citoyen Brutus, dit-il, il y a escorte de Bleus.Comme il n’y a ni conducteur ni dépêches, c’est moi qui t’amène lescitoyennes, elles paieront sans doute comme de ci-devantprincesses, ainsi…

– Ainsi, nous boirons un verre de vin ensemble tout à l’heure,mon garçon, lui dit l’hôte.

Après avoir jeté un coup d’œil sur cette cuisine noircie par lafumée et sur une table ensanglantée par des viandes crues,mademoiselle de Verneuil se sauva dans la salle voisine avec lalégèreté d’un oiseau, car elle craignit l’aspect et l’odeur decette cuisine, autant que la curiosité d’un chef malpropre et d’unepetite femme grasse qui déjà l’examinaient avec attention.

– Comment allons-nous faire, ma femme&|160;? dit l’hôte. Quidiable pouvait croire que nous aurions tant de monde par le tempsqui court&|160;? Avant que je puisse lui servir un déjeunerconvenable, cette femme-là va s’impatienter. Ma foi, il me vientune bonne idée : puisque c’est des gens comme il faut, je vais leurproposer de se réunir à la personne que nous avons là-haut.Hein&|160;?

Quand l’hôte chercha la nouvelle arrivée, il ne vit plus queFrancine, à laquelle il dit à voix basse en l’emmenant au fond dela cuisine du côté de la cour pour l’éloigner de ceux qui pouvaientl’écouter : – Si ces dames désirent se faire servir à part, commeje n’en doute point, j’ai un repas très délicat tout préparé pourune dame et pour son fils. Ces voyageurs ne s’opposeront sans doutepas à partager leur déjeuner avec vous, ajouta-t-il d’un airmystérieux. C’est des personnes de condition.

À peine avait-il achevé sa dernière phrase, que l’hôte se sentitappliquer dans le dos un léger coup de manche de fouet, il seretourna brusquement, et vit derrière lui un petit homme trapu,sorti sans bruit d’un cabinet voisin, et dont l’apparition avaitglacé de terreur la grosse femme, le chef et son marmiton. L’hôtepâlit en retournant la tête. Le petit homme secoua ses cheveux quilui cachaient entièrement le front et les yeux, se dressa sur sespieds pour atteindre à l’oreille de l’hôte, et lui dit : – Voussavez ce que vaut une imprudence, une dénonciation, et de quellecouleur est la monnaie avec laquelle nous les payons. Nous sommesgénéreux.

Il joignit à ses paroles un geste qui en fut un épouvantablecommentaire. Quoique la vue de ce personnage fût dérobée à Francinepar la rotondité de l’hôte, elle saisit quelques mots des phrasesqu’il avait sourdement prononcées, et resta comme frappée par lafoudre en entendant les sons rauques d’une voix bretonne. Au milieude la terreur générale, elle s’élança vers le petit homme&|160;;mais celui-ci, qui semblait se mouvoir avec l’agilité d’un animalsauvage, sortait déjà par une porte latérale donnant sur la cour.Francine crut s’être trompée dans ses conjectures, car ellen’aperçut que la peau fauve et noire d’un ours de moyenne taille.Etonnée, elle courut à la fenêtre. À travers les vitres jaunies parla fumée, elle regarda l’inconnu qui gagnait l’écurie d’un pastraînant. Avant d’y entrer, il dirigea deux yeux noirs sur lepremier étage de l’auberge, et, de là, sur la malle, comme s’ilvoulait faire part à un ami de quelque importante observationrelative à cette voiture. Malgré les peaux de biques, et grâce à cemouvement qui lui permit de distinguer le visage de cet homme,Francine reconnut alors à son énorme fouet et à sa démarcherampante, quoique agile dans l’occasion, le Chouan surnomméMarche-à-terre&|160;; elle l’examina, mais indistinctement, àtravers l’obscurité de l’écurie où il se coucha dans la paille enprenant une position d’où il pouvait observer tout ce qui sepasserait dans l’auberge. Marche-à-terre était ramassé de tellesorte que, de loin comme de près, l’espion le plus rusé l’auraitfacilement pris pour un de ces gros chiens de routier, tapis enrond et qui dorment, la gueule placée sur leurs pattes. La conduitede Marche-à-terre prouvait à Francine que le Chouan ne l’avait pasreconnue. Or, dans les circonstances délicates où se trouvait samaîtresse, elle ne sut pas si elle devait s’en applaudir ou s’enchagriner. Mais le mystérieux rapport qui existait entrel’observation menaçante du Chouan et l’offre de l’hôte, assezcommune chez les aubergistes qui cherchent toujours à tirer deuxmoutures du sac, piqua sa curiosité&|160;; elle quitta la vitrecrasseuse d’où elle regardait la masse informe et noire qui, dansl’obscurité, lui indiquait la place occupée par Marche-à-terre, seretourna vers l’aubergiste, et le vit dans l’attitude d’un hommequi a fait un pas de clerc et ne sait comment s’y prendre pourrevenir en arrière. Le geste du Chouan avait pétrifié ce pauvrehomme. Personne, dans l’Ouest, n’ignorait les cruels raffinementsdes supplices par lesquels les Chasseurs du Roi punissaient lesgens soupçonnés seulement d’indiscrétion, aussi l’hôte croyait-ildéjà sentir leurs couteaux sur son cou. Le chef regardait avecterreur l’âtre du feu où souvent ils chauffaient les pieds de leursdénonciateurs. La grosse petite femme tenait un couteau de cuisined’une main, de l’autre une pomme de terre à moitié coupée, etcontemplait son mari d’un air hébété. Enfin le marmiton cherchaitle secret, inconnu pour lui, de cette silencieuse terreur. Lacuriosité de Francine s’anima naturellement à cette scène muette,dont l’acteur principal était vu par tous, quoique absent. La jeunefille fut flattée de la terrible puissance du Chouan, et encorequ’il n’entrât guère dans son humble caractère de faire des malicesde femme de chambre, elle était cette fois trop fortementintéressée à pénétrer ce mystère pour ne pas profiter de sesavantages.

– Eh&|160;! bien, mademoiselle accepte votre proposition,dit-elle gravement à l’hôte, qui fut comme réveillé en sursaut parces paroles.

– Laquelle&|160;? demanda-t-il avec une surprise réelle.

– Laquelle&|160;? demanda Corentin survenant.

– Laquelle&|160;? demanda mademoiselle de Verneuil.

– Laquelle&|160;? demanda un quatrième personnage qui setrouvait sur la dernière marche de l’escalier et qui sautalégèrement dans la cuisine.

– Eh bien&|160;! de déjeuner avec vos personnes de distinction,répondit Francine impatiente.

– De distinction, reprit d’une voix mordante et ironique lepersonnage arrivé par l’escalier. Ceci, mon cher, me semble unemauvaise plaisanterie d’auberge&|160;; mais si c’est cette jeunecitoyenne que tu veux nous donner pour convive, il faudrait êtrefou pour s’y refuser, brave homme, dit-il en regardant mademoisellede Verneuil. En l’absence de ma mère, j’accepte, ajouta-t-il enfrappant sur l’épaule de l’aubergiste stupéfait.

La gracieuse étourderie de la jeunesse déguisa la hauteurinsolente de ces paroles qui attira naturellement l’attention detous les acteurs de cette scène sur ce nouveau personnage. L’hôteprit alors la contenance de Pilate cherchant à se laver les mainsde la mort de Jésus-Christ, il rétrograda de deux pas vers sagrosse femme, et lui dit à l’oreille : – Tu es témoin que, s’ilarrive quelque malheur, ce ne sera pas ma faute. Mais au surplus,ajouta-t-il encore plus bas, va prévenir de tout ça monsieurMarche-à-terre.

Le voyageur, jeune homme de moyenne taille, portait un habitbleu et de grandes guêtres noires qui lui montaient au-dessus dugenou, sur une culotte de drap également bleu. Cet uniforme simpleet sans épaulettes appartenait aux élèves de l’Ecole polytechnique.D’un seul regard, mademoiselle de Verneuil sut distinguer sous cecostume sombre des formes élégantes et ce je ne sais quoi quiannoncent une noblesse native. Assez ordinaire au premier aspect,la figure du jeune homme se faisait bientôt remarquer par laconformation de quelques traits où se révélait une âme capable degrandes choses. Un teint bruni, des cheveux blonds et bouclés, desyeux bleus étincelants, un nez fin, des mouvements pleinsd’aisance&|160;; en lui, tout décelait et une vie dirigée par dessentiments élevés et l’habitude du commandement. Mais les signesles plus caractéristiques de son génie se trouvaient dans un mentonà la Bonaparte, et dans sa lèvre inférieure qui se joignait à lasupérieure en décrivant la courbe gracieuse de la feuille d’acanthesous le chapiteau corinthien. La nature avait mis dans ces deuxtraits d’irrésistibles enchantements. – Ce jeune homme estsingulièrement distingué pour un républicain, se dit mademoisellede Verneuil. Voir tout cela d’un clin d’œil, s’animer par l’enviede plaire, pencher mollement la tête de côté, sourire aveccoquetterie, lancer un de ces regards veloutés qui ranimeraient uncœur mort à l’amour&|160;; voiler ses longs yeux noirs sous delarges paupières dont les cils fournis et recourbés dessinèrent uneligne brune sur sa joue&|160;; chercher les sons les plus mélodieuxde sa voix pour donner un charme pénétrant à cette phrase banale : » – Nous vous sommes bien obligées, monsieur&|160;?  » tout cemanège n’employa pas le temps nécessaire à le décrire. Puismademoiselle de Verneuil, s’adressant à l’hôte, demanda sonappartement, vit l’escalier, et disparut avec Francine en laissantà l’étranger le soin de deviner si cette réponse contenait uneacceptation ou un refus.

– Quelle est cette femme-là&|160;? demanda lestement l’élève del’Ecole polytechnique à l’hôte immobile et de plus en plusstupéfait.

– C’est la citoyenne Verneuil, répondit aigrement Corentin entoisant le jeune homme avec jalousie, une ci-devant, qu’en veux-tufaire&|160;?

L’inconnu, qui fredonnait une chanson républicaine, leva la têteavec fierté vers Corentin. Les deux jeunes gens se regardèrentalors pendant un moment comme deux coqs prêts à se battre, et ceregard fit éclore la haine entre eux pour toujours. Autant l’œilbleu du militaire était franc, autant l’œil vert de Corentinannonçait de malice et de fausseté&|160;; l’un possédait nativementdes manières nobles, l’autre n’avait que des façonsinsinuantes&|160;; l’un s’élançait, l’autre se courbait&|160;; l’uncommandait le respect, l’autre cherchait à l’obtenir&|160;; l’undevait dire : Conquérons&|160;! l’autre : Partageons&|160;?

– Le citoyen du Gua-Saint-Cyr est-il ici&|160;? dit un paysan enentrant.

– Que lui veux-tu&|160;? répondit le jeune homme ens’avançant.

Le paysan salua profondément, et remit une lettre que le jeuneélève jeta dans le feu après l’avoir lue&|160;; pour toute réponse,il inclina la tête, et l’homme partit.

– Tu viens sans doute de Paris, citoyen&|160;? dit alorsCorentin en s’avançant vers l’étranger avec une certaine aisance demanières, avec un air souple et liant qui parurent êtreinsupportables au citoyen du Gua.

– Oui, répondit-il sèchement.

– Et tu es sans doute promu à quelque grade dansl’artillerie&|160;?

– Non, citoyen, dans la marine.

– Ah&|160;! tu te rends à Brest&|160;? demanda Corentin d’un toninsouciant.

Mais le jeune marin tourna lestement sur les talons de sessouliers sans vouloir répondre, et démentit bientôt les bellesespérances que sa figure avait fait concevoir à mademoiselle deVerneuil. Il s’occupa de son déjeuner avec une légèreté enfantine,questionna le chef et l’hôtesse sur leurs recettes, s’étonna deshabitudes de province en Parisien arraché à sa coque enchantée,manifesta des répugnances de petite-maîtresse, et montra enfind’autant moins de caractère que sa figure et ses manières enannonçaient davantage&|160;; Corentin sourit de pitié en lui voyantfaire la grimace quand il goûta le meilleur cidre de Normandie.

– Pouah&|160;! s’écria-t-il, comment pouvez-vous avaler cela,vous autres&|160;? Il y a là-dedans à boire et à manger. LaRépublique a bien raison de se défier d’une province où l’onvendange à coup de gaule et où l’on fusille sournoisement lesvoyageurs sur les routes. N’allez pas nous mettre sur la table unecarafe de cette médecine-là, mais de bon vin de Bordeaux blanc etrouge. Allez voir surtout s’il y a bon feu là-haut. Ces gens-làm’ont l’air d’être bien retardés en fait de civilisation. –Ah&|160;! reprit-il en soupirant, il n’y a qu’un Paris au monde, etc’est grand dommage qu’on ne puisse pas l’emmener en mer&|160;! –Comment, gâte-sauce, dit-il au chef, tu mets du vinaigre dans cettefricassée de poulet, quand tu as là des citrons… – Quant à vous,madame l’hôtesse, vous m’avez donné des draps si gros que je n’aipas fermé l’œil pendant cette nuit. Puis il se mit à jouer avec unegrosse canne en exécutant avec un soin puéril des évolutions dontle plus ou le moins de fini et d’habileté annonçaient le degré plusou moins honorable qu’un jeune homme occupait dans la classe desIncroyables.

– Et c’est avec des muscadins comme ça, dit confidentiellementCorentin à l’hôte en en épiant le visage, qu’on espère relever lamarine de la République&|160;?

– Cet homme-là, disait le jeune marin à l’oreille de l’hôtesse,est quelque espion de Fouché. Il a la police gravée sur la figure,et je jurerais que la tache qu’il conserve au menton est de la bouede Paris. Mais à bon chat, bon…

En ce moment une dame, vers laquelle le marin s’élança avec tousles signes d’un respect extérieur, entra dans la cuisine del’auberge.

– Ma chère maman, lui dit-il, arrivez donc. Je crois avoir, envotre absence, recruté des convives.

– Des convives, lui répondit-elle, quelle folie&|160;!

– C’est mademoiselle de Verneuil, reprit-il à voix basse.

– Elle a péri sur l’échafaud après l’affaire de Savenay, elleétait venue au Mans pour sauver son frère le prince de Loudon, luidit brusquement sa mère.

– Vous vous trompez, madame, reprit avec douceur Corentin enappuyant sur le mot madame, il y a deux demoiselles de Verneuil,les grandes maisons ont toujours plusieurs branches.

L’étrangère, surprise de cette familiarité, se recula dequelques pas comme pour examiner cet interlocuteur inattendu&|160;;elle arrêta sur lui ses yeux noirs pleins de cette vive sagacité sinaturelle aux femmes, et parut chercher dans quel intérêt il venaitaffirmer l’existence de mademoiselle de Verneuil. En même tempsCorentin, qui étudiait cette dame à la dérobée, la destitua de tousles plaisirs de la maternité pour lui accorder ceux del’amour&|160;; il refusa galamment le bonheur d’avoir un fils devingt ans à une femme dont la peau éblouissante, les sourcilsarqués, encore bien fournis, les cils peu dégarnis furent l’objetde son admiration, et dont les abondants cheveux noirs séparés endeux bandeaux sur le front, faisaient ressortir la jeunesse d’unetête spirituelle. Les faibles rides du front, loin d’annoncer lesannées, trahissaient des passions jeunes. Enfin, si les yeuxperçants étaient un peu voilés, on ne savait si cette altérationvenait de la fatigue du voyage ou de la trop fréquente expressiondu plaisir. Enfin Corentin remarqua que l’inconnue était enveloppéedans une mante d’étoffe anglaise, et que la forme de son chapeau,sans doute étrangère, n’appartenait à aucune des modes dites à lagrecque qui régissaient encore les toilettes parisiennes. Corentinétait un de ces êtres portés par leur caractère à toujourssoupçonner le mal plutôt que le bien, et il conçut à l’instant desdoutes sur le civisme des deux voyageurs. De son côté, la dame, quiavait aussi fait avec une égale rapidité ses observations sur lapersonne de Corentin, se tourna vers son fils avec un airsignificatif assez fidèlement traduit par ces mots : – Quel est cetoriginal-là&|160;? Est-il de notre bord&|160;? À cette mentaleinterrogation, le jeune marin répondit par une attitude, par unregard et par un geste de main qui disaient : – Je n’en sais, mafoi, rien, et il m’est encore plus suspect qu’à vous. Puis,laissant à sa mère le soin de deviner ce mystère, il se tourna versl’hôtesse, à laquelle il dit à l’oreille :

– Tâchez donc de savoir ce qu’est ce drôle-là, s’il accompagneeffectivement cette demoiselle et pourquoi.

– Ainsi, dit madame du Gua en regardant Corentin, tu es sûr,citoyen, que mademoiselle de Verneuil existe&|160;?

– Elle existe aussi certainement en chair et en os, madame, quele citoyen du Gua Saint-Cyr.

Cette réponse renfermait une profonde ironie dont le secretn’était connu que de la dame et toute autre qu’elle en aurait étédéconcertée. Son fils regarda tout à coup fixement Corentin quitirait froidement sa montre sans paraître se douter du trouble queproduisait sa réponse. La dame, inquiète et curieuse de savoirsur-le-champ si cette phrase couvrait une perfidie, ou si elleétait seulement l’effet du hasard, dit à Corentin de l’air le plusnaturel : – Mon Dieu&|160;! combien les routes sont peusûres&|160;! Nous avons été attaqués au-delà de Mortagne par lesChouans. Mon fils a manqué de rester sur la place, il a reçu deuxballes dans son chapeau en me défendant.

– Comment, madame, vous étiez dans le courrier que les brigandsont dévalisé malgré l’escorte, et qui vient de nous amener&|160;?Vous devez connaître alors la voiture&|160;! On m’a dit à monpassage à Mortagne, que les Chouans s’étaient trouvés au nombre dedeux mille à l’attaque de la malle et que tout le monde avait péri,même les voyageurs. Voilà comme on écrit l’histoire&|160;! Le tonmusard que prit Corentin et son air niais le firent en ce momentressembler à un habitué de la petite Provence qui reconnaîtraitavec douleur la fausseté d’une nouvelle politique. – Hélas&|160;!madame, continua-t-il, si l’on assassine les voyageurs si près deParis, jugez combien les routes de la Bretagne vont êtredangereuses. Ma foi, je vais retourner à Paris sans vouloir allerplus loin.

– Mademoiselle de Verneuil est-elle belle et jeune&|160;?demanda la dame frappée d’une idée soudaine et s’adressant àl’hôtesse.

En ce moment l’hôte interrompit cette conversation dontl’intérêt avait quelque chose de cruel pour ces trois personnages,en annonçant que le déjeuner était servi. Le jeune marin offrit lamain à sa mère avec une fausse familiarité qui confirma lessoupçons de Corentin, auquel il dit tout haut en se dirigeant versl’escalier : – Citoyen, si tu accompagnes la citoyenne Verneuil etqu’elle accepte la proposition de l’hôte, ne te gêne pas…

Quoique ces paroles fussent prononcées d’un ton leste et peuengageant, Corentin monta. Le jeune homme serra vivement la main dela dame, et quand ils furent séparés du Parisien par sept à huitmarches :

– Voilà, dit-il à voix basse, à quels dangers sans gloire nousexposent vos imprudentes entreprises. Si nous sommes découverts,comment pourrons-nous échapper&|160;? Et quel rôle me faites-vousjouer&|160;!

Tous trois arrivèrent dans une chambre assez vaste. Il nefallait pas avoir beaucoup cheminé dans l’Ouest pour reconnaîtreque l’aubergiste avait prodigué pour recevoir ses hôtes tous sestrésors et un luxe peu ordinaire. La table était soigneusementservie. La chaleur d’un grand feu avait chassé l’humidité del’appartement. Enfin, le linge, les sièges, la vaisselle, n’étaientpas trop malpropres. Aussi Corentin s’aperçut-il que l’aubergistes’était, pour nous servir d’une expression populaire, mis enquatre, afin de plaire aux étrangers. – Donc, se dit-il, ces gensne sont pas ce qu’ils veulent paraître. Ce petit jeune homme estrusé&|160;; je le prenais pour un sot, mais maintenant je le croisaussi fin que je puis l’être moi-même.

Le jeune marin, sa mère et Corentin attendirent mademoiselle deVerneuil que l’hôte alla prévenir. Mais la belle voyageuse ne parutpas. L’élève de l’Ecole polytechnique se douta bien qu’elle devaitfaire des difficultés, il sortit en fredonnant Veillons au salut del’empire et se dirigea vers la chambre de mademoiselle de Verneuil,dominé par un piquant désir de vaincre ses scrupules et de l’ameneravec lui. Peut-être voulait-il résoudre les doutes qui l’agitaient,ou peut-être essayer sur cette inconnue le pouvoir que tout homme ala prétention d’exercer sur une jolie femme.

– Si c’est là un républicain, se dit Corentin en le voyantsortir, je veux être pendu&|160;! Il a dans les épaules lemouvement des gens de cour. Et si c’est là sa mère, se dit-ilencore en regardant madame du Gua, je suis le pape&|160;! Je tiensdes Chouans. Assurons-nous de leur qualité&|160;?

La porte s’ouvrit bientôt, et le jeune marin parut en tenant parla main mademoiselle de Verneuil, qu’il conduisit à table avec unesuffisance pleine de courtoisie. L’heure qui venait de s’écoulern’avait pas été perdue pour le diable. Aidée par Francine,mademoiselle de Verneuil s’était armée d’une toilette de voyageplus redoutable peut-être que ne l’est une parure de bal. Sasimplicité avait cet attrait qui procède de l’art avec lequel unefemme, assez belle pour se passer d’ornements, sait réduire latoilette à n’être plus qu’un agrément secondaire. Elle portait unerobe verte dont la jolie coupe, dont le spencer orné debrandebourgs dessinaient ses formes avec une affectation peuconvenable à une jeune fille, et laissaient voir sa taille souple,son corsage élégant et ses gracieux mouvements. Elle entra ensouriant avec cette aménité naturelle aux femmes qui peuventmontrer, dans une bouche rose, des dents bien rangées aussitransparentes que la porcelaine, et sur leurs joues, deux fossettesaussi fraîches que celles d’un enfant. Ayant quitté la capote quil’avait d’abord presque dérobée aux regards du jeune marin, elleput employer aisément les mille petits artifices, si naïfs enapparence, par lesquels une femme fait ressortir et admirer toutesles beautés de son visage et les grâces de sa tête. Un certainaccord entre ses manières et sa toilette la rajeunissait si bienque madame du Gua se crut libérale en lui donnant vingt ans. Lacoquetterie de cette toilette, évidemment faite pour plaire, devaitinspirer de l’espoir au jeune homme&|160;; mais mademoiselle deVerneuil le salua par une molle inclinaison de tête sans leregarder, et parut l’abandonner avec une folâtre insouciance qui ledéconcerta. Cette réserve n’annonçait aux yeux des étrangers niprécaution ni coquetterie, mais une indifférence naturelle oufeinte. L’expression candide que la voyageuse sut donner à sonvisage le rendit impénétrable. Elle ne laissa paraître aucunepréméditation de triomphe et sembla douée de ces jolies petitesmanières qui séduisent, et qui avaient dupé déjà l’amour-propre dujeune marin. Aussi l’inconnu regagna-t-il sa place avec une sortede dépit.

Mademoiselle de Verneuil prit Francine par la main, ets’adressant à madame du Gua : – Madame, lui dit-elle d’une voixcaressante, auriez-vous la bonté de permettre que cette fille, enqui je vois plutôt une amie qu’une servante, dîne avec nous&|160;?Dans ces temps d’orage, le dévouement ne peut se payer que par lecœur, et d’ailleurs, n’est-ce pas tout ce qui nous reste&|160;?

Madame du Gua répondit à cette dernière phrase, prononcée à voixbasse, par une demi-révérence un peu cérémonieuse, qui révélait sondésappointement de rencontrer une femme si jolie. Puis se penchantà l’oreille de son fils : – Oh&|160;! temps d’orage, dévouement,madame, et la servante&|160;! dit-elle, ce ne doit pas êtremademoiselle de Verneuil, mais une fille envoyée par Fouché.

Les convives allaient s’asseoir, lorsque mademoiselle deVerneuil aperçut Corentin, qui continuait de soumettre à une sévèreanalyse les deux inconnus, assez inquiets de ses regards.

– Citoyen, lui dit-elle, tu es sans doute trop bien élevé poursuivre ainsi mes pas. En envoyant mes parents à l’échafaud, laRépublique n’a pas eu la magnanimité de me donner de tuteur. Si,par une galanterie chevaleresque, inouïe, tu m’as accompagnéemalgré moi (et là elle laissa échapper un soupir), je suis décidéeà ne pas souffrir que les soins protecteurs dont tu es si prodigueaillent jusqu’à te causer de la gêne. Je suis en sûreté ici, tupeux m’y laisser.

Elle lui lança un regard fixe et méprisant. Elle fut comprise,Corentin réprima un sourire qui fronçait presque les coins de seslèvres rusées, et la salua d’une manière respectueuse.

– Citoyenne, dit-il, je me ferai toujours un honneur de t’obéir.La beauté est la seule reine qu’un vrai républicain puissevolontiers servir.

En le voyant partir, les yeux de mademoiselle de Verneuilbrillèrent d’une joie si naïve, elle regarda Francine avec unsourire d’intelligence empreint de tant de bonheur, que madame duGua, devenue prudente en devenant jalouse, se sentit disposée àabandonner les soupçons que la parfaite beauté de mademoiselle deVerneuil venait de lui faire concevoir.

– C’est peut-être mademoiselle de Verneuil, dit-elle à l’oreillede son fils.

– Et l’escorte&|160;? lui répondit le jeune homme, que le dépitrendait sage. Est-elle prisonnière ou protégée, amie ou ennemie dugouvernement&|160;?

Madame du Gua cligna des veux comme pour dire qu’elle sauraitbien éclaircir ce mystère. Cependant le départ de Corentin semblatempérer la défiance du marin, dont la figure perdit son expressionsévère, et il jeta sur mademoiselle de Verneuil des regards où serévélait un amour immodéré des femmes et non la respectueuse ardeurd’une passion naissante. La jeune fille n’en devint que pluscirconspecte et réserva ses paroles affectueuses pour madame duGua. Le jeune homme, se fâchant à lui tout seul, essaya, dans sonamer dépit, de jouer aussi l’insensibilité. Mademoiselle deVerneuil ne parut pas s’apercevoir de ce manège, et se montrasimple sans timidité, réservée sans pruderie. Cette rencontre depersonnes qui ne paraissaient pas destinées à se lier, n’éveilladonc aucune sympathie bien vive. Il y eut même un embarrasvulgaire, une gêne qui détruisirent tout le plaisir quemademoiselle de Verneuil et le jeune marin s’étaient promis unmoment auparavant. Mais les femmes ont entre elles un si admirabletact des convenances, des liens si intimes ou de si vifs désirsd’émotions, qu’elles savent toujours rompre la glace dans cesoccasions. Tout à coup, comme si les deux belles convives eussenteu la même pensée, elles se mirent à plaisanter innocemment leurunique cavalier, et rivalisèrent à son égard de moqueries,d’attentions et de soins&|160;; cette unanimité d’esprit leslaissait libres. Un regard ou un mot qui, échappés dans la gêne,ont de la valeur, devenaient alors insignifiants. Bref, au boutd’une demi-heure, ces deux femmes, déjà secrètement ennemies,parurent être les meilleures amies du monde. Le jeune marin sesurprit alors à en vouloir autant à mademoiselle de Verneuil de saliberté d’esprit que de sa réserve. Il était tellement contrarié,qu’il regrettait avec une sourde colère d’avoir partagé sondéjeuner avec elle.

– Madame, dit mademoiselle de Verneuil à madame du Gua, monsieurvotre fils est-il toujours aussi triste qu’en ce moment&|160;?

– Mademoiselle, répondit-il, je me demandais à quoi sert unbonheur qui va s’enfuir. Le secret de ma tristesse est dans lavivacité de mon plaisir.

– Voilà des madrigaux, reprit-elle en riant, qui sentent plus laCour que l’Ecole polytechnique.

– Il n’a fait qu’exprimer une pensée bien naturelle,mademoiselle, dit madame du Gua, qui avait ses raisons pourapprivoiser l’inconnue.

– Allons, riez donc, reprit mademoiselle de Verneuil en souriantau jeune homme. Comment êtes-vous donc quand vous pleurez, si cequ’il vous plaît d’appeler un bonheur vous attristeainsi&|160;?

Ce sourire, accompagné d’un regard agressif qui détruisitl’harmonie de ce masque de candeur, rendit un peu d’espoir aumarin. Mais inspirée par sa nature qui entraîne la femme à toujoursfaire trop ou trop peu, tantôt mademoiselle de Verneuil semblaits’emparer de ce jeune homme par un coup d’œil où brillaient lesfécondes promesses de l’amour&|160;; puis, tantôt elle opposait àses galantes expressions une modestie froide et sévère&|160;;vulgaire manège sous lequel les femmes cachent leurs véritablesémotions. Un moment, un seul, où chacun d’eux crut trouver chezl’autre des paupières baissées, ils se communiquèrent leursvéritables pensées&|160;; mais ils furent aussi prompts à voilerleurs regards qu’ils l’avaient été à confondre cette lumière quibouleversa leurs cœurs en les éclairant. Honteux de s’être dit tantde choses en un seul coup d’œil, ils n’osèrent plus se regarder.Mademoiselle de Verneuil, jalouse de détromper l’inconnu, serenferma dans une froide politesse, et parut même attendre la findu repas avec impatience.

– Mademoiselle, vous avez dû bien souffrir en prison&|160;? luidemanda madame du Gua.

– Hélas&|160;! madame, il me semble que je n’ai pas cessé d’yêtre.

– Votre escorte est-elle destinée à vous protéger, mademoiselle,ou à vous surveiller&|160;? Êtes-vous précieuse ou suspecte à laRépublique&|160;?

Mademoiselle de Verneuil comprit instinctivement qu’elleinspirait peu d’intérêt à madame du Gua, et s’effaroucha de cettequestion.

– Madame, répondit-elle, je ne sais pas bien précisément quelleest en ce moment la nature de mes relations avec la République.

– Vous la faites peut-être trembler&|160;? dit le jeune hommeavec un peu d’ironie.

– Pourquoi ne pas respecter les secrets de mademoiselle&|160;?reprit madame du Gua.

– Oh&|160;! madame, les secrets d’une jeune personne qui neconnaît encore de la vie que ses malheurs, ne sont pas biencurieux.

– Mais, répondit madame du Gua pour continuer une conversationqui pouvait lui apprendre ce qu’elle voulait savoir, le premierconsul paraît avoir des intentions parfaites. Ne va-t-il pas,dit-on, arrêter l’effet des lois contre les émigrés&|160;?

– C’est vrai, madame, dit-elle avec trop de vivacitépeut-être&|160;; mais alors pourquoi soulevons-nous la Vendée et laBretagne&|160;? pourquoi donc incendier la France&|160;?&|160;…

Ce cri généreux, par lequel elle semblait se faire un reproche àelle-même, causa un tressaillement au marin. Il regarda fortattentivement mademoiselle de Verneuil, mais il ne put découvrirsur sa figure ni haine ni amour. Cette peau dont le colorisattestait la finesse était impénétrable. Une curiosité invinciblel’attacha soudain à cette singulière créature vers laquelle ilétait attiré déjà par de violents désirs.

– Mais, dit-elle en continuant après une pause, madame,allez-vous à Mayenne&|160;?

– Oui, mademoiselle, répondit le jeune homme d’un airinterrogateur.

– Eh&|160;! bien, madame, continua mademoiselle de Verneuil,puisque monsieur votre fils sert la République… Elle prononça cesparoles d’un air indifférent en apparence, mais elle jeta sur lesdeux inconnus un de ces regards furtifs qui n’appartiennent qu’auxfemmes et aux diplomates. – Vous devez redouter les Chouans&|160;?reprit-elle, une escorte n’est pas à dédaigner. Nous sommes devenuspresque compagnons de voyage, venez avec nous jusqu’à Mayenne.

Le fils et la mère hésitèrent et parurent se consulter.

– Je ne sais, mademoiselle, répondit le jeune homme, s’il estbien prudent de vous avouer que des intérêts d’une haute importanceexigent pour cette nuit notre présence aux environs de Fougères, etque nous n’avons pas encore trouvé de moyens de transport&|160;;mais les femmes sont si naturellement généreuses que j’aurais hontede ne pas me confier à vous. Néanmoins, ajouta-t-il, avant de nousremettre entre vos mains, au moins devons-nous savoir si nouspourrons en sortir sains et saufs. Êtes-vous la reine ou l’esclavede votre escorte républicaine&|160;? excusez la franchise d’unjeune marin, mais je ne vois dans votre situation rien de biennaturel…

– Nous vivons dans un temps, monsieur, où rien de ce qui sepasse n’est naturel. Ainsi vous pouvez accepter sans scrupule,croyez-le bien. Et surtout, ajouta-t-elle en appuyant sur sesparoles, vous n’avez à craindre aucune trahison dans une offrefaite avec simplicité par une personne qui n’épouse point leshaines politiques.

– Le voyage ainsi fait ne sera pas sans danger, reprit-il enmettant dans son regard une finesse qui donnait de l’esprit à cettevulgaire réponse.

– Que craignez-vous donc encore, demanda-t-elle avec un souriremoqueur, je ne vois de périls pour personne.

La femme qui parle ainsi est-elle la même dont le regardpartageait mes désirs, se disait le jeune homme. Quel accent&|160;!Elle me tend quelque piège.

En ce moment, le cri clair et perçant d’une chouette quisemblait perchée sur le sommet de la cheminée, vibra comme unsombre avis.

– Qu’est ceci&|160;? dit mademoiselle de Verneuil. Notre voyagene commencera pas sous d’heureux présages. Mais comment setrouve-t-il ici des chouettes qui chantent en plein jour&|160;?demanda-t-elle en faisant un geste de surprise.

– Cela peut arriver quelquefois, dit le jeune homme froidement.– Mademoiselle, reprit-il, nous vous porterions peut-être malheur.N’est-ce pas là votre pensée&|160;? Ne voyageons donc pasensemble.

Ces paroles furent dites avec un calme et une réserve quisurprirent mademoiselle de Verneuil.

– Monsieur, dit-elle avec une impertinence tout aristocratique,je suis loin de vouloir vous contraindre. Gardons le peu de libertéque nous laisse la République. Si madame était seule,j’insisterais…

Les pas pesants d’un militaire retentirent dans le corridor, etle commandant Hulot montra bientôt une mine renfrognée :

– Venez ici, mon colonel, dit en souriant mademoiselle deVerneuil qui lui indiqua de la main une chaise auprès d’elle. –Occupons-nous, puisqu’il le faut, des affaires de l’Etat. Mais riezdonc&|160;? Qu’avez-vous&|160;? Y a-t-il des Chouans ici&|160;?

Le commandant était resté béant à l’aspect du jeune inconnuqu’il contemplait avec une singulière attention.

– Ma mère, désirez-vous encore du lièvre&|160;? Mademoiselle,vous ne mangez pas, disait à Francine le marin en s’occupant desconvives.

Mais la surprise de Hulot et l’attention de mademoiselle deVerneuil avaient quelque chose de cruellement sérieux qu’il étaitdangereux de méconnaître.

– Qu’as-tu donc, commandant, est-ce que tu me connaîtrais&|160;?reprit brusquement le jeune homme.

– Peut-être, répondit le républicain.

– En effet, je crois t’avoir vu venir à l’Ecole.

– Je ne suis jamais allé à l’école, répliqua brusquement lecommandant.

– Et de quelle école sors-tu donc, toi&|160;?

– De l’Ecole polytechnique.

– Ah&|160;! ah&|160;! oui, de cette caserne où l’on veut fairedes militaires dans des dortoirs, répondit le commandant dontl’aversion était insurmontable pour les officiers sortis de cettesavante pépinière. Mais dans quel corps sers-tu&|160;?

– Dans la marine.

– Ah&|160;! dit Hulot en riant avec malice. Connais-tu beaucoupd’élèves de cette Ecole-là dans la marine. – Il n’en sort,reprit-il d’un accent grave, que des officiers d’artillerie et dugénie.

Le jeune homme ne se déconcerta pas. J’ai fait exception à causedu nom que je porte, répondit-il. Nous avons tous été marins dansnotre famille.

– Ah&|160;! reprit Hulot, quel est donc ton nom de famille,citoyen&|160;?

– Du Gua Saint-Cyr.

– Tu n’as donc pas été assassiné à Mortagne&|160;?

– Ah&|160;! il s’en est de bien peu fallu, dit vivement madamedu Gua, mon fils a reçu deux balles…

– Et as-tu des papiers&|160;? dit Hulot sans écouter lamère.

– Est-ce que vous voulez les lire, demanda impertinemment lejeune marin dont l’œil bleu plein de malice étudiaitalternativement la sombre figure du commandant et celle demademoiselle de Verneuil.

– Un blanc-bec comme toi voudrait-il m’embêter, parhasard&|160;? Allons, donne-moi tes papiers, ou sinon, enroute&|160;!

– La, la, mon brave, je ne suis pas un serin. Ai-je donc besoinde te répondre&|160;! Qui es-tu&|160;?

– Le commandant du département, reprit Hulot.

– Oh&|160;! alors mon cas peut devenir très grave, je seraispris les armes à la main. Et il tendit un verre de vin de Bordeauxau commandant.

– Je n’ai pas soif, répondit Hulot. Allons, voyons, tespapiers.

En ce moment, un bruit d’armes et les pas de quelques soldatsayant retenti dans la rue, Hulot s’approcha de la fenêtre et pritun air satisfait qui fit trembler mademoiselle de Verneuil. Cesigne d’intérêt réchauffa le jeune homme, dont la figure étaitdevenue froide et fière. Après avoir fouillé dans la poche de sonhabite il tira d’un élégant portefeuille et offrit au commandantdes papiers que Hulot se mit à lire lentement, en comparant lesignalement du passeport avec le visage du voyageur suspect.Pendant cet examen, le cri de la chouette recommença&|160;; maiscette fois il ne fut pas difficile d’y distinguer l’accent et lesjeux d’une voix humaine. Le commandant rendit alors au jeune hommeles papiers d’un air moqueur.

– Tout cela est bel et bon, lui dit-il, mais il faut me suivreau District. Je n’aime pas la musique, moi&|160;!

– Pourquoi l’emmenez-vous au District&|160;? demandamademoiselle de Verneuil d’une voix altérée.

– Ma petite fille, répondit le commandant en faisant sa grimacehabituelle, cela ne vous regarde pas.

Irritée du ton, de l’expression du vieux militaire, et plusencore de cette espèce d’humiliation subie devant un homme à quielle plaisait, mademoiselle de Verneuil se leva, quitta tout à coupl’attitude de candeur et de modestie dans laquelle elle s’étaittenue jusqu’alors, son teint s’anima, et ses yeux brillèrent.

– Dites-moi, ce jeune homme a-t-il satisfait à tout ce qu’exigela loi&|160;? s’écria-t-elle doucement, mais avec une sorte detremblement dans la voix.

– Oui, en apparence, répondit ironiquement Hulot.

– Eh&|160;! bien, j’entends que vous le laissiez tranquille enapparence, reprit-elle. Avez-vous peur qu’il ne vous échappe&|160;?vous allez l’escorter avec moi jusqu’à Mayenne, il sera dans lamalle avec madame sa mère. Pas d’observation, je le veux. – Ehbien&|160;! quoi&|160;?&|160;… reprit-elle en voyant Hulot qui sepermit de faire sa petite grimace, le trouvez-vous encoresuspect&|160;?

– Mais un peu, je pense.

– Que voulez-vous donc en faire&|160;?

– Rien, si ce n’est de lui rafraîchir la tête avec un peu deplomb. C’est un étourdi, reprit le commandant avec ironie.

– Plaisantez-vous, colonel&|160;? s’écria mademoiselle deVerneuil.

– Allons, camarade, dit le commandant en faisant un signe detête au marin. Allons, dépêchons&|160;!

À cette impertinence de Hulot, mademoiselle de Verneuil devintcalme et sourit.

– N’avancez pas, dit-elle au jeune homme qu’elle protégea par ungeste plein de dignité.

– Oh&|160;! la belle tête, dit le marin à l’oreille de sa mère,qui fronça les sourcils.

Le dépit et mille sentiments irrités mais combattus déployaientalors des beautés nouvelles sur le visage de la Parisienne.Francine, madame du Gua, son fils, s’étaient levés tous.Mademoiselle de Verneuil se plaça vivement entre eux et lecommandant qui souriait, et défit lestement deux brandebourgs deson spencer. Puis, agissant par suite de cet aveuglement dont lesfemmes sont saisies lorsqu’on attaque fortement leur amour-propre,mais flattée ou impatiente aussi d’exercer son pouvoir comme unenfant peut l’être d’essayer le nouveau jouet qu’on lui a donné,elle présenta vivement au commandant une lettre ouverte.

– Lisez, lui dit-elle avec un sourire sardonique.

Elle se retourna vers le jeune homme, à qui, dans l’ivresse dutriomphe, elle lança un regard où la malice se mêlait à uneexpression amoureuse. Chez tous deux, les frontss’éclaircirent&|160;; la joie colora leurs figures agitées, etmille pensées contradictoires s’élevèrent dans leurs âmes. Par unseul regard, madame du Gua parut attribuer bien plus à l’amour qu’àla charité la générosité de mademoiselle de Verneuil, et certeselle avait raison. La jolie voyageuse rougit d’abord et baissamodestement les paupières en devinant tout ce que disait ce regardde femme. Devant cette menaçante accusation, elle releva fièrementla tête et défia tous les yeux. Le commandant, pétrifié, renditcette lettre contre-signée des ministres, et qui enjoignait àtoutes les autorités d’obéir aux ordres de cette mystérieusepersonne&|160;; mais, il tira son épée du fourreau, la prit, lacassa sur son genou, et jeta les morceaux.

– Mademoiselle, vous savez probablement bien ce que vous avez àfaire&|160;; mais un républicain a ses idées et sa fierté, dit-il.Je ne sais pas servir là où les belles filles commandent&|160;; lepremier Consul aura, dès ce soir, ma démission, et d’autres queHulot vous obéiront. Là où je ne comprends plus, je m’arrête&|160;;surtout, quand je suis tenu de comprendre.

Il y eut un moment de silence&|160;; mais il fut bientôt rompupar la jeune Parisienne qui marcha au commandant, lui tendit lamain et lui dit : – Colonel, quoique votre barbe soit un peulongue, vous pouvez m’embrasser, vous êtes un homme.

– Et je m’en flatte, mademoiselle, répondit-il en déposant assezgauchement un baiser sur la main de cette singulière fille. – Quantà toi, camarade, ajouta-t-il en menaçant du doigt le jeune homme,tu en reviens d’une belle&|160;!

– Mon commandant, reprit en riant l’inconnu, il est temps que laplaisanterie finisse, et si tu le veux, je vais te suivre auDistrict.

– Y viendras-tu avec ton siffleur invisible, Marche-à-terre…

– Qui, Marche-à-terre&|160;? demanda le marin avec tous lessignes de la surprise la plus vraie.

– N’a-t-on pas sifflé tout à l’heure&|160;?

– Eh&|160;! bien, reprit l’étranger, qu’a de commun cesifflement et moi, je te le demande. J’ai cru que les soldats quetu avais commandés, pour m’arrêter sans doute, te prévenaient ainside leur arrivée.

– Vraiment, tu as cru cela&|160;!

– Eh&|160;! mon Dieu, oui. Mais bois donc ton verre de vin deBordeaux, il est délicieux.

Surpris de l’étonnement naturel du marin, de l’incroyablelégèreté de ses manières, de la jeunesse de sa figure, querendaient presque enfantine les boucles de ses cheveux blondssoigneusement frisés, le commandant flottait entre mille soupçons.Il remarqua madame du Gua qui essayait de surprendre le secret desregards que son fils jetait à mademoiselle de Verneuil, et luidemanda brusquement : – Votre âge, citoyenne&|160;?

– Hélas&|160;! monsieur l’officier, les lois de notre Républiquedeviennent bien cruelles&|160;! j’ai trente-huit ans.

– Quand on devrait me fusiller, je n’en croirais rien encore.Marche-à-terre est ici, il a sifflé, vous êtes des Chouansdéguisés. Tonnerre de Dieu, je vais faire entièrement cerner etfouiller l’auberge.

En ce moment, un sifflement irrégulier, assez semblable à ceuxqu’on avait entendus, et qui partait de la cour de l’auberge, coupala parole au commandant&|160;; il se précipita fort heureusementdans le corridor, et n’aperçut point la pâleur que ses parolesavaient répandue sur la figure de madame du Gua. Hulot vit, dans lesiffleur, un postillon qui attelait ses chevaux à la malle&|160;;il déposa ses soupçons, tant il lui sembla ridicule que des Chouansse hasardassent au milieu d’Alençon, et il revint confus.

– Je lui pardonne, mais plus tard il paiera cher le moment qu’ilnous fait passer ici, dit gravement la mère à l’oreille de son filsau moment où Hulot rentrait dans la chambre.

Le brave officier offrait sur sa figure embarrassée l’expressionde la lutte que la sévérité de ses devoirs livrait dans son cœur àsa bonté naturelle. Il conserva son air bourru, peut-être parcequ’il croyait alors s’être trompé&|160;; mais il prit le verre devin de Bordeaux et dit : – Camarade, excuse-moi, mais ton Ecoleenvoie à l’armée des officiers si jeunes…

– Les brigands en ont donc de plus jeunes encore&|160;? demandaen riant le prétendu marin.

– Pour qui preniez-vous donc mon fils&|160;? reprit madame duGua.

– Pour le Gars, le chef envoyé aux Chouans et aux Vendéens parle cabinet de Londres, et qu’on nomme le marquis de Montauran.

Le commandant épia encore attentivement la figure de ces deuxpersonnages suspects, qui se regardèrent avec cette singulièreexpression de physionomie que prennent successivement deuxignorants présomptueux et qu’on peut traduire par ce dialogue : –Connais-tu cela&|160;? – Non. Et toi&|160;? – Connais pas, du tout.– Qu’est-ce qu’il nous dit donc là&|160;? – Il rêve. Puis le rireinsultant et goguenard de la sottise quand elle croittriompher.

La subite altération des manières et la torpeur de Marie deVerneuil, en entendant prononcer le nom du général royaliste, nefurent sensibles que pour Francine, la seule à qui fussent connuesles imperceptibles nuances de cette jeune figure. Tout à fait misen déroute, le commandant ramassa les deux morceaux de son épée,regarda mademoiselle de Verneuil, dont la chaleureuse expressionavait trouvé le secret d’émouvoir son cœur, et lui dit : – Quant àvous, mademoiselle, je ne m’en dédis pas, et demain, les tronçonsde mon épée parviendront à Bonaparte, à moins que…

– Eh&|160;! que me fait Bonaparte, votre République, lesChouans, le Roi et le Gars&|160;! s’écria-t-elle en réprimant assezmal un emportement de mauvais goût.

Des caprices inconnus ou la passion donnèrent à cette figure descouleurs étincelantes, et l’on vit que le monde entier ne devaitplus être rien pour cette jeune fille du moment où elle ydistinguait une créature&|160;; mais tout à coup elle rentra dansun calme forcé en se voyant, comme un acteur sublime, l’objet desregards de tous les spectateurs. Le commandant se leva brusquement.Inquiète et agitée, mademoiselle de Verneuil le suivit, l’arrêtadans le corridor, et lui demanda d’un ton solennel : – Vous aviezdonc de bien fortes raisons de soupçonner ce jeune homme d’être leGars&|160;?

– Tonnerre de Dieu, mademoiselle, le fantassin qui vousaccompagne est venu me prévenir que les voyageurs et le courrieravaient été assassinés par les Chouans, ce que je savais&|160;;mais ce que je ne savais pas, c’était les noms des voyageurs morts,et ils s’appelaient du Gua Saint-Cyr&|160;!

– Oh&|160;! s’il y a du Corentin là-dedans, je ne m’étonne plusde rien, s’écria-t-elle avec un mouvement de dégoût.

Le commandant s’éloigna, sans oser regarder mademoiselle deVerneuil dont la dangereuse beauté lui troublait déjà le cœur.

– Si j’étais resté deux minutes de plus, j’aurais fait lasottise de reprendre mon épée pour l’escorter, se disait-il endescendant l’escalier.

En voyant le jeune homme les yeux attachés sur la porte par oùmademoiselle de Verneuil était sortie, madame du Gua lui dit àl’oreille : – Toujours le même&|160;! Vous ne périrez que par lafemme. Une poupée vous fait tout oublier. Pourquoi donc avez-voussouffert qu’elle déjeunât avec nous. Qu’est-ce qu’une demoiselle deVerneuil qui accepte le déjeuner de gens inconnus, que les Bleusescortent, et qui les désarme avec une lettre mise en réserve commeun billet doux, dans son spencer&|160;? C’est une de ces mauvaisescréatures à l’aide desquelles Fouché veut s’emparer de vous, et lalettre qu’elle a montrée est donnée pour requérir les Bleus contrevous.

– Eh&|160;! madame, répondit le jeune homme d’un ton aigre quiperça le cœur de la dame et la fit pâlir, sa générosité démentvotre supposition. Souvenez-vous bien que l’intérêt seul du Roinous rassemble. Après avoir eu Charette à vos pieds, l’univers neserait-il donc pas vide pour vous&|160;? Ne vivriez-vous déjà pluspour le venger&|160;?

La dame resta pensive et debout comme un homme qui, du rivage,contemple le naufrage de ses trésors, et n’en convoite que plusardemment sa fortune perdue. Mademoiselle de Verneuil rentra, lejeune marin échangea avec elle un sourire et un regard empreint dedouce moquerie. Quelque incertain que parût l’avenir, quelqueéphémère que fût leur union, les prophéties de cet espoir n’enétaient que plus caressantes. Quoique rapide, ce regard ne putéchapper à l’œil sagace de madame du Gua, qui le comprit :aussitôt, son front se contracta légèrement, et sa physionomie neput entièrement cacher de jalouses pensées. Francine observaitcette femme&|160;; elle en vit les yeux briller, les jouess’animer&|160;; elle crut apercevoir un esprit infernal animer cevisage en proie à quelque révolution terrible&|160;; mais l’éclairn’est pas plus vif, ni la mort plus prompte que ne le fut cetteexpression passagère&|160;; madame du Gua reprit son air enjoué,avec un tel aplomb que Francine crut avoir rêvé. Néanmoins, enreconnaissant chez cette femme une violence au moins égale à cellede mademoiselle de Verneuil, elle frémit en prévoyant les terribleschocs qui devaient survenir entre deux esprits de cette trempe, etfrissonna quand elle vit mademoiselle de Verneuil allant vers lejeune officier, lui jetant un de ces regards passionnés quienivrent, lui prenant les deux mains, l’attirant à elle et lemenant au jour par un geste de coquetterie pleine de malice.

– Maintenant, avouez-le-moi, dit-elle en cherchant à lire dansses yeux, vous n’êtes pas le citoyen du Gua Saint-Cyr.

– Si, mademoiselle.

– Mais sa mère et lui ont été tués avant-hier.

– J’en suis désolé, répondit-il en riant. Quoi qu’il en soit, jene vous en ai pas moins une obligation pour laquelle je vousconserverai toujours une grande reconnaissance, et je voudrais êtreà même de vous la témoigner.

– J’ai cru sauver un émigré, mais je vous aime mieuxrépublicain.

À ces mots, échappés de ses lèvres comme par étourderie, elledevint confuse&|160;; ses yeux semblèrent rougir, et il n’y eutplus dans sa contenance qu’une délicieuse naïveté desentiment&|160;; elle quitta mollement les mains de l’officier,poussée non par la honte de les avoir pressées, mais par une penséetrop lourde à porter dans son cœur, et elle le laissa ivred’espérance. Tout à coup elle parut s’en vouloir à elle seule decette liberté, autorisée peut-être par ces fugitives aventures devoyage&|160;; elle reprit son attitude de convention, salua sesdeux compagnons de voyage et disparut avec Francine. En arrivantdans leur chambre, Francine se croisa les doigts, retourna lespaumes de ses mains en se tordant les bras, et contempla samaîtresse en lui disant : – Ah&|160;! Marie, combien de choses enpeu de temps&|160;? il n’y a que vous pour ceshistoires-là&|160;!

Mademoiselle de Verneuil bondit et sauta au cou de Francine.

– Ah&|160;! voilà la vie, je suis dans le ciel&|160;!

– Dans l’enfer, peut-être, répliqua Francine.

– Oh&|160;! va pour l’enfer&|160;! reprit mademoiselle deVerneuil avec gaieté. Tiens, donne-moi ta main. Sens mon cœur,comme il bat. J’ai la fièvre. Le monde entier est maintenant peu dechose&|160;! Combien de fois n’ai-je pas vu cet homme dans mesrêves&|160;! oh&|160;! comme sa tête est belle et quel regardétincelant

– Vous aimera-t-il&|160;? demanda d’une voix affaiblie la naïveet simple paysanne, dont le visage s’était empreint demélancolie.

– Tu le demandes&|160;? répondit mademoiselle de Verneuil.

– Mais dis-donc, Francine, ajouta-t-elle en se montrant à elledans une attitude moitié sérieuse, moitié comique, il serait doncdifficile.

– Oui, mais vous aimera-t-il toujours&|160;? reprit Francine ensouriant.

Elles se regardèrent un moment comme interdites, Francine derévéler tant d’expérience, Marie d’apercevoir pour la première foisun avenir de bonheur dans la passion&|160;; aussi resta-t-ellecomme penchée sur un précipice dont elle aurait voulu sonder laprofondeur en attendant le bruit d’une pierre jetée d’abord avecinsouciance.

– Hé&|160;! c’est mon affaire, dit-elle en laissant échapper legeste d’un joueur au désespoir. Je ne plaindrai jamais une femmetrahie, elle ne doit s’en prendre qu’à elle-même de son abandon. Jesaurai bien garder, vivant ou mort, l’homme dont le cœur m’auraappartenu. – Mais, dit-elle avec surprise et après un moment desilence, d’où te vient tant de science, Francine&|160;?&|160;…

– Mademoiselle, répondit vivement la paysanne, j’entends des pasdans le corridor.

– Ah&|160;! dit-elle en écoutant, ce n’est pas lui&|160;! –Mais, reprit-elle, voilà comment tu réponds&|160;! je te comprends: je t’attendrai ou je te devinerai.

Francine avait raison. Trois coups frappés à la porteinterrompirent cette conversation. Le capitaine Merle se montrabientôt, après avoir entendu l’invitation d’entrer que lui adressamademoiselle de Verneuil.

En faisant un salut militaire à mademoiselle de Verneuil, lecapitaine hasarda de lui jeter une œillade, et tout ébloui par sabeauté, il ne trouva rien autre chose à lui dire que : –Mademoiselle, je suis à vos ordres&|160;!

– Vous êtes donc devenu mon protecteur par la démission de votrechef de demi-brigade. Votre régiment ne s’appelle-t-il pasainsi&|160;?

– Mon supérieur est l’adjudant-major Gérard qui m’envoie.

– Votre commandant a donc bien peur de moi, demanda-t-elle.

– Faites excuse, mademoiselle, Hulot n’a pas peur&|160;; maisles femmes, voyez-vous, ça n’est pas son affaire&|160;; et ça l’achiffonné de trouver son général en cornette.

– Cependant, reprit mademoiselle de Verneuil, son devoir étaitd’obéir à ses supérieurs&|160;! J’aime la subordination, je vous enpréviens, et je ne veux pas qu’on me résiste.

– Cela serait difficile, répondit Merle.

– Tenons conseil, reprit mademoiselle de Verneuil. Vous avez icides troupes fraîches, elles m’accompagneront à Mayenne, où je puisarriver ce soir. Pouvons-nous y trouver de nouveaux soldats pour enrepartir sans nous y arrêter&|160;? Les Chouans ignorent notrepetite expédition. En voyageant ainsi nuitamment, nous aurions biendu malheur si nous les rencontrions en assez grand nombre pour êtreattaqués. Voyons, dites, croyez-vous que ce soitpossible&|160;?

– Oui, mademoiselle.

– Comment est le chemin de Mayenne à Fougère&|160;?

– Rude. Il faut toujours monter et descendre, un vrai paysd’écureuil.

– Partons, partons, dit-elle&|160;; et comme nous n’avons pas dedangers à redouter en sortant d’Alençon, allez en avant&|160;; nousvous rejoindrons bien.

– On dirait qu’elle a dix ans de grade, se dit Merle en sortant.Hulot se trompe, cette jeune fille-là n’est pas de celles qui sefont des rentes avec un lit de plume. Et, mille cartouches, si lecapitaine Merle veut devenir adjudant-major, je ne lui conseillepas de prendre saint Michel pour le diable.

Pendant la conférence de mademoiselle de Verneuil avec lecapitaine, Francine était sortie dans l’intention d’examiner parune fenêtre du corridor un point de la cour vers lequel uneirrésistible curiosité l’entraînait depuis son arrivée dansl’auberge. Elle contemplait la paille de l’écurie avec uneattention si profonde qu’on l’aurait pu croire en prières devantune bonne vierge. Bientôt elle aperçut madame du Gua se dirigeantvers Marche-à-terre avec les précautions d’un chat qui ne veut passe mouiller les pattes. En voyant cette dame, le Chouan se leva etgarda devant elle l’attitude du plus profond respect. Cette étrangecirconstance éveilla la curiosité de Francine, qui s’élança dans lacour, se glissa le long des murs de manière à ne point être vue parmadame du Gua, et tâcha de se cacher derrière la porte del’écurie&|160;; elle marcha sur la pointe du pied, retint sonhaleine, évita de faire le moindre bruit, et réussit à se poserprès de Marche-à-terre sans avoir excité son attention.

– Et si, après toutes ces informations, disait l’inconnue auChouan, ce n’est pas son nom, tu tireras dessus sans pitié, commesur une chienne enragée.

– Entendu, répondit Marche-à-terre.

La dame s’éloigna. Le Chouan remit son bonnet de laine rouge surla tête, resta debout, et se grattait l’oreille à la manière desgens embarrassés, lorsqu’il vit Francine lui apparaître comme parmagie.

– Sainte Anne d’Auray&|160;! s’écria-t-il. Tout à coup il laissatomber son fouet, joignit les mains et demeura en extase. Unefaible rougeur illumina son visage grossier, et ses yeux brillèrentcomme des diamants perdus dans de la fange. – Est-ce bien la garceà Cottin&|160;? dit-il d’une voix si sourde que lui seul pouvaits’entendre. – Êtes-vous godaine&|160;! reprit-il après unepause.

Ce mot assez bizarre de godain, godaine, est un superlatif dupatois de ces contrées qui sert aux amoureux à exprimer l’accordd’une riche toilette et de la beauté.

– Je n’oserais point vous toucher, ajouta Marche-à-terre enavançant néanmoins sa large main vers Francine comme pour s’assurerdu poids d’une grosse chaîne d’or qui tournait autour de son cou,et descendait jusqu’à sa taille.

– Et vous feriez bien, Pierre, répondit Francine inspirée parcet instinct de la femme qui la rend despote quand elle n’est pasopprimée. Elle se recula avec hauteur après avoir joui de lasurprise du Chouan&|160;; mais elle compensa la dureté de sesparoles par un regard plein de douceur, et se rapprocha delui&|160;? – Pierre, reprit-elle, cette dame-là te parlait de lajeune demoiselle que je sers n’est-ce pas&|160;?

Marche-à-terre resta muet et sa figure lutta comme l’auroreentre les ténèbres et la lumière. Il regarda tour à tour Francine,le gros fouet qu’il avait laissé tomber et la chaîne d’or quiparaissait exercer sur lui des séductions aussi puissantes que levisage de la Bretonne&|160;; puis, comme pour mettre un terme à soninquiétude, il ramassa son fouet et garda le silence.

– Oh&|160;! il n’est pas difficile de deviner que cette dame t’aordonné de tuer ma maîtresse, reprit Francine qui connaissait ladiscrète fidélité du gars et qui voulut en dissiper lesscrupules.

Marche-à-terre baissa la tête d’une manière significative. Pourla garce à Cottin, ce fut une réponse.

– Eh&|160;! bien, Pierre, s’il lui arrive le moindre malheur, siun seul cheveu de sa tête est arraché, nous nous serons vus icipour la dernière fois et pour l’éternité, car je serai dans leparadis, moi&|160;! et toi, tu iras en enfer.

Le possédé que l’Eglise allait jadis exorciser en grande pompen’était pas plus agité que Marche-à-terre ne le fut sous cetteprédiction prononcée avec une croyance qui lui donnait une sorte decertitude. Ses regards, d’abord empreints d’une tendresse sauvage,puis combattus par les devoirs d’un fanatisme aussi exigeant quecelui de l’amour, devinrent tout à coup farouches quand il aperçutl’air impérieux de l’innocente maîtresse qu’il s’était jadisdonnée. Francine interpréta le silence du Chouan à sa manière.

– Tu ne veux donc rien faire pour moi&|160;? lui dit-elle d’unton de reproche.

À ces mots, le Chouan jeta sur sa maîtresse un coup d’œil aussinoir que l’aile d’un corbeau.

– Es-tu libre&|160;? demanda-t-il par un grognement que Francineseule pouvait entendre.

– Serais-je là&|160;?&|160;… répondit-elle avec indignation.Mais toi, que fais-tu ici&|160;? Tu chouannes encore, tu cours parles chemins comme une bête enragée qui cherche à mordre. Oh&|160;!Pierre, si tu étais sage, tu viendrais avec moi. Cette belledemoiselle qui, je puis te le dire, a été jadis nourrie chez nous,a eu soin de moi. J’ai maintenant deux cents livres de bonnesrentes. Enfin mademoiselle m’a acheté pour cinq cents écus lagrande maison à mon oncle Thomas, et j’ai deux mille livresd’économies.

Mais son sourire et l’énumération de ses trésors échouèrentdevant l’impénétrable expression de Marche-à-terre.

– Les Recteurs ont dit de se mettre en guerre, répondit-il.Chaque Bleu jeté par terre vaut une indulgence.

– Mais les Bleus te tueront peut-être.

Il répondit en laissant aller ses bras comme pour regretter lamodicité de l’offrande qu’il faisait à Dieu et au Roi.

– Et que deviendrais-je, moi&|160;? demanda douloureusement lajeune fille.

Marche-à-terre regarda Francine avec stupidité&|160;; ses yeuxsemblèrent s’agrandir, il s’en échappa deux larmes qui roulèrentparallèlement de ses joues velues sur les peaux de chèvre dont ilétait couvert, et un sourd gémissement sortit de sa poitrine.

– Sainte Anne d’Auray&|160;!&|160;… Pierre, voilà donc tout ceque tu me diras après une séparation de sept ans.

Tu as bien changé.

– Je t’aime toujours, répondit le Chouan d’une voix brusque.

– Non, lui dit-elle à l’oreille, le Roi passe avant moi.

– Si tu me regardes ainsi, reprit-il, je m’en vais.

– Eh&|160;! bien, adieu, reprit-elle avec tristesse.

– Adieu, répéta Marche-à-terre.

Il saisit la main de Francine, la serra, la baisa, fit un signede croix, et se sauva dans l’écurie, comme un chien qui vient dedérober un os.

Pille-miche, dit-il à son camarade, je n’y vois goutte. As-tu tachinchoire&|160;?

– Oh&|160;! cré bleu&|160;!&|160;… la belle chaîne, réponditPille-miche en fouillant dans une poche pratiquée sous sa peau debique.

Il tendit à Marche-à-terre ce petit cône en corne de bœuf danslequel les Bretons mettent le tabac fin qu’ils lévigent eux-mêmespendant les longues soirées d’hiver. Le Chouan leva le pouce demanière à former dans son poignet gauche ce creux où les invalidesse mesurent leurs prises de tabac, il y secoua fortement lachinchoire dont la pointe avait été dévissée par Pille-miche. Unepoussière impalpable tomba lentement par le petit trou quiterminait le cône de ce meuble breton. Marche-à-terre recommençasept ou huit fois ce manège silencieux, comme si cette poudre eûtpossédé le pouvoir de changer la nature de ses pensées. Tout àcoup, il laissa échapper un geste désespéré, jeta la chinchoire àPille-miche et ramassa une carabine cachée dans la paille.

– Sept à huit chinchées comme ça de suite, ça ne vaut rin, ditl’avare Pille-miche.

– En route, s’écria Marche-à-terre d’une voix rauque. Nous avonsde la besogne.

Une trentaine de Chouans qui dormaient sous les râteliers etdans la paille, levèrent la tête, virent Marche-à-terre debout, etdisparurent aussitôt par une porte qui donnait sur des jardins etd’où l’on pouvait gagner les champs. Lorsque Francine sortit del’écurie, elle trouva la malle en état de partir. Mademoiselle deVerneuil et ses deux compagnons de voyage y étaient déjà montés. LaBretonne frémit en voyant sa maîtresse au fond de la voiture à côtéde la femme qui venait d’en ordonner la mort. Le Suspect se mit enavant de Marie, et aussitôt que Francine se fut assise, la lourdevoiture partit au grand trot.

Le soleil avait dissipé les nuages gris de l’automne, et sesrayons animaient la mélancolie des champs par un certain air defête et de jeunesse. Beaucoup d’amants prennent ces hasards du cielpour des présages. Francine fut étrangement surprise du silence quirégna d’abord entre les voyageurs. Mademoiselle de Verneuil avaitrepris son air froid, et se tenait les yeux baissés, la têtedoucement inclinée, et les mains cachées sous une espèce de mantedans laquelle elle s’enveloppa. Si elle leva les yeux, ce fut pourvoir les paysages qui s’enfuyaient en tournoyant avec rapidité.Certaine d’être admirée, elle se refusait à l’admiration&|160;;mais son apparente insouciance accusait plus de coquetterie que decandeur. La touchante pureté qui donne tant d’harmonie aux diversesexpressions par lesquelles se révèlent les âmes faibles, semblaitne pas pouvoir prêter son charme à une créature que ses vivesimpressions destinaient aux orages de l’amour. En proie au plaisirque donnent les commencements d’une intrigue, l’inconnu necherchait pas encore a s’expliquer la discordance qui existaitentre la coquetterie et l’exaltation de cette singulière fille.Cette candeur jouée ne lui permettait-elle pas de contempler à sonaise une figure que le calme embellissait alors autant qu’ellevenait de l’être par l’agitation. Nous n’accusons guère la sourcede nos jouissances.

Il est difficile à une jolie femme de se soustraire, en voiture,aux regards de ses compagnons, dont les yeux s’attachent sur ellecomme pour y chercher une distraction de plus à la monotonie duvoyage. Aussi, très heureux de pouvoir satisfaire l’avidité de sapassion naissante, sans que l’inconnue évitât son regard ous’offensât de sa persistance, le jeune officier se plut-il àétudier les lignes pures et brillantes qui dessinaient les contoursde ce visage. Ce fut pour lui comme un tableau. Tantôt le jourfaisait ressortir la transparence rose des narines, et le doublearc qui unissait le nez à la lèvre supérieure&|160;; tantôt un pâlerayon de soleil mettait en lumière les nuances du teint, nacréessous les yeux et autour de la bouche, rosées sur les joues, matesvers les tempes et sur le cou. Il admira les oppositions de clairet d’ombre produites par des cheveux dont les rouleaux noirsenvironnaient la figure, en y imprimant une grâce éphémère&|160;;car tout est si fugitif chez la femme&|160;! sa beautéd’aujourd’hui n’est souvent pas celle d’hier, heureusement pourelle peut-être&|160;! Encore dans l’âge où l’homme peut jouir deces riens qui sont tout l’amour, le soi-disant marin attendait avecbonheur le mouvement répété des paupières et les jeux séduisantsque la respiration donnait au corsage. Parfois, au gré de sespensées, il épiait un accord entre l’expression des yeux etl’imperceptible inflexion des lèvres. Chaque geste lui livrait uneâme, chaque mouvement une face nouvelle de cette jeune fille. Siquelques idées venaient agiter ces traits mobiles, si quelquesoudaine rougeur s’y infusait, si le sourire y répandait la vie, ilsavourait mille délices en cherchant à deviner les secrets de cettefemme mystérieuse. Tout était piège pour l’âme, piège pour lessens. Enfin le silence, loin d’élever des obstacles à l’entente descœurs, devenait un lien commun pour les pensées. Plusieurs regardsoù ses yeux rencontrèrent ceux de l’étranger apprirent à Marie deVerneuil que ce silence allait la compromettre&|160;; elle fitalors à madame du Gua quelques-unes de ces demandes insignifiantesqui préludent aux conversations, mais elle ne put s’empêcher d’ymêler le fils.

– Madame, comment avez-vous pu, disait-elle, vous décider àmettre monsieur votre fils dans la marine&|160;? N’est-ce pas vouscondamner à de perpétuelles inquiétudes&|160;?

– Mademoiselle, le destin des femmes, des mères, veux-je dire,est de toujours trembler pour leurs plus chers trésors.

– Monsieur vous ressemble beaucoup.

– Vous trouvez, mademoiselle.

Cette innocente légitimation de l’âge que madame du Gua s’étaitdonné, fit sourire le jeune homme et inspira à sa prétendue mère unnouveau dépit. La haine de cette femme grandissait à chaque regardpassionné que jetait son fils sur Marie. Le silence, le discours,tout allumait en elle une effroyable rage déguisée sous lesmanières les plus affectueuses.

– Mademoiselle, dit alors l’inconnu, vous êtes dans l’erreur.Les marins ne sont pas plus exposés que ne le sont les autresmilitaires. Les femmes ne devraient pas haïr la marine :n’avons-nous pas sur les troupes de terre l’immense avantage derester fidèles à nos maîtresses&|160;?

– Oh&|160;! de force, répondit en riant mademoiselle deVerneuil.

– C’est toujours de la fidélité, répliqua madame du Gua d’un tonpresque sombre.

La conversation s’anima, se porta sur des sujets qui n’étaientintéressants que pour les trois voyageurs&|160;; car, en ces sortesde circonstances, les gens d’esprit donnent aux banalités dessignifications neuves&|160;; mais l’entretien, frivole enapparence, par lequel ces inconnus se plurent à s’interrogermutuellement, cacha les désirs, les passions et les espérances quiles agitaient. La finesse et la malice de Marie, qui futconstamment sur ses gardes, apprirent à madame du Gua que lacalomnie et la trahison pourraient seules la faire triompher d’unerivale aussi redoutable par son esprit que par sa beauté. Lesvoyageurs atteignirent l’escorte, et la voiture alla moinsrapidement. Le jeune marin aperçut une longue côte à monter etproposa une promenade à mademoiselle de Verneuil. Le bon goût,l’affectueuse politesse du jeune homme semblèrent décider laParisienne, et son consentement le flatta.

– Madame est-elle de notre avis&|160;? demanda-t-elle à madamedu Gua. Veut-elle aussi se promener&|160;?

– Coquette&|160;! dit la dame en descendant de voiture.

Marie et l’inconnu marchèrent ensemble mais séparés. Le marin,déjà saisi par de violents désirs, fut jaloux de faire tomber laréserve qu’on lui opposait, et de laquelle il n’était pas la dupe.Il crut pouvoir y réussir en badinant avec l’inconnue à la faveurde cette amabilité française, de cet esprit parfois léger, parfoissérieux, toujours chevaleresque, souvent moqueur qui distinguaitles hommes remarquables de l’aristocratie exilée. Mais la rieuseParisienne plaisanta si malicieusement le jeune Républicain, sutlui reprocher ses intentions de frivolité si dédaigneusement ens’attachant de préférence aux idées fortes et à l’exaltation quiperçaient malgré lui dans ses discours, qu’il devina facilement lesecret de plaire. La conversation changea donc. L’étranger réalisadès lors les espérances que donnait sa figure expressive. De momenten moment, il éprouvait de nouvelles difficultés en voulantapprécier la sirène de laquelle il s’éprenait de plus en plus, etfut forcé de suspendre ses jugements sur une fille qui se faisaitun jeu de les infirmer tous. Après avoir été séduit par lacontemplation de la beauté, il fut donc entraîné vers cette âmeinconnue par une curiosité que Marie se plut à exciter. Cetentretien prit insensiblement un caractère d’intimité très étrangerau ton d’indifférence que mademoiselle de Verneuil s’efforça d’yimprimer sans pouvoir y parvenir. Quoique madame du Gua eût suiviles deux amoureux, ils avaient insensiblement marché plus vitequ’elle, et ils s’en trouvèrent bientôt séparés par une centaine depas environ. Ces deux charmants êtres foulaient le sable fin de laroute, emportés par le charme enfantin d’unir le légerretentissement de leurs pas, heureux de se voir enveloppés par unmême rayon de lumière qui paraissait appartenir au soleil duprintemps, et de respirer ensemble ces parfums d’automne chargés detant de dépouilles végétales, qu’ils semblent une nourritureapportée par les airs à la mélancolie de l’amour naissant.Quoiqu’ils ne parussent voir l’un et l’autre qu’une aventureordinaire dans leur union momentanée, le ciel, le site et la saisoncommuniquèrent à leurs sentiments une teinte de gravité qui leurdonna l’apparence de la passion. Ils commencèrent à faire l’élogede la journée, de sa beauté&|160;; puis ils parlèrent de leurétrange rencontre, de la rupture prochaine d’une liaison si douceet de la facilité qu’on met en voyage à s’épancher avec lespersonnes aussitôt perdues qu’entrevues. À cette dernièreobservation, le jeune homme profita de la permission tacite quisemblait l’autoriser à faire quelques douces confidences, et essayade risquer des aveux, en homme accoutumé à de semblablessituations.

– Remarquez-vous, mademoiselle, lui dit-il, combien lessentiments suivent peu la route commune, dans le temps de terreuroù nous vivons&|160;? Autour de nous, tout n’est-il pas frappéd’une inexplicable soudaineté. Aujourd’hui, nous aimons, noushaïssons sur la foi d’un regard. L’on s’unit pour la vie ou l’on sequitte avec la célérité dont on marche à la mort. On se dépêche entoute chose, comme la Nation dans ses tumultes. Au milieu desdangers, les étreintes doivent être plus vives que dans le trainordinaire de la vie. À Paris, dernièrement, chacun a su, comme surun champ de bataille, tout ce que pouvait dire une poignée demain.

– On sentait la nécessité de vivre vite et beaucoup,répondit-elle, parce qu’on avait alors peu de temps à vivre. Etaprès avoir lancé à son jeune compagnon un regard qui semblait luimontrer le terme de leur court voyage, elle ajouta malicieusementVous êtes bien instruit des choses de la vie, pour un jeune hommequi sort de l’Ecole&|160;?

– Que pensez-vous de moi&|160;? demanda-t-il après un moment desilence. Dites-moi votre opinion sans ménagements.

– Vous voulez sans doute acquérir ainsi le droit de me parler demoi&|160;?&|160;… répliqua-t-elle en riant.

– Vous ne répondez pas, reprit-il après une légère pause. Prenezgarde, le silence est souvent une réponse.

– Ne deviné-je pas tout ce que vous voudriez pouvoir medire&|160;? Hé&|160;! mon dieu, vous avez déjà trop parlé.

– Oh&|160;! si nous nous entendons, reprit-il en riant,j’obtiens plus que je n’osais espérer.

Elle se mit à sourire si gracieusement qu’elle parut accepter lalutte courtoise de laquelle tout homme se plaît à menacer unefemme. Ils se persuadèrent alors, autant sérieusement que parplaisanterie, qu’il leur était impossible d’être jamais l’un pourl’autre autre chose que ce qu’ils étaient en ce moment. Le jeunehomme pouvait se livrer à une passion qui n’avait point d’avenir,et Marie pouvait en rire. Puis quand ils eurent élevé ainsi entreeux une barrière imaginaire, ils parurent l’un et l’autre fortempressés de mettre à profit la dangereuse liberté qu’ils venaientde stipuler. Marie heurta tout à coup une pierre et fit un fauxpas.

– Prenez mon bras, dit l’inconnu.

– Il le faut bien, étourdi&|160;! Vous seriez trop fier si jerefusais. N’aurais-je pas l’air de vous craindre&|160;?

– Ah&|160;! mademoiselle, répondit-il en lui pressant le braspour lui faire sentir les battements de son cœur, vous allez merendre fier de cette faveur.

– Eh&|160;! bien, ma facilité vous ôtera vos illusions.

– Voulez-vous déjà me défendre contre le danger des émotions quevous causez&|160;?

– Cessez, je vous prie, dit-elle, de m’entortiller dans cespetites idées de boudoir, dans ces logogriphes de ruelle. Je n’aimepas à rencontrer chez un homme de votre caractère, l’esprit que lessots peuvent avoir. Voyez&|160;?&|160;… nous sommes sous un beauciel, en pleine campagne&|160;; devant nous, au-dessus de nous,tout est grand. Vous voulez me dire que je suis belle, n’est-cepas&|160;? mais vos yeux me le prouvent, et d’ailleurs, je lesais&|160;; mais je ne suis pas une femme que des complimentspuissent flatter. Voudriez-vous, par hasard, me parler de vossentiments&|160;? dit-elle avec une emphase sardonique. Mesupposeriez-vous donc la simplicité de croire à des sympathiessoudaines assez fortes pour dominer une vie entière par le souvenird’une matinée.

– Non pas d’une matinée, répondit-il, mais d’une belle femme quis’est montrée généreuse.

– Vous oubliez, reprit-elle en riant, de bien plus grandsattraits, une femme inconnue, et chez laquelle tout doit semblerbizarre, le nom, la qualité, la situation, la liberté d’esprit etde manières.

– Vous ne m’êtes point inconnue, s’écria-t-il, j’ai su vousdeviner, et ne voudrais rien ajouter à vos perfections, si ce n’estun peu plus de foi dans l’amour que vous inspirez tout d’abord.

– Ah&|160;! mon pauvre enfant de dix-sept ans, vous parlez déjàd’amour&|160;? dit-elle en souriant. Eh bien&|160;! soit,reprit-elle. C’est là un secret de conversation entre deuxpersonnes, comme la pluie et le beau temps quand nous faisons unevisite, prenons-le&|160;? Vous ne trouverez en moi, ni faussemodestie, ni petitesse. Je puis écouter ce mot sans rougir, il m’aété tant de fois prononcé sans l’accent du cœur, qu’il est devenupresque insignifiant pour moi. Il m’a été répété au théâtre, dansles livres, dans le monde, partout&|160;; mais je n’ai jamais rienrencontré qui ressemblât à ce magnifique sentiment.

– L’avez-vous cherché&|160;?

– Oui.

Ce mot fut prononcé avec tant de laisser-aller, que le jeunehomme fit un geste de surprise et regarda fixement Marie comme s’ileût tout à coup changé d’opinion sur son caractère et sa véritablesituation.

– Mademoiselle, dit-il avec une émotion mal déguisée, êtes-vousfille ou femme, ange ou démon&|160;?

– Je suis l’un et l’autre, reprit-elle en riant. N’y a-t-il pastoujours quelque chose de diabolique et d’angélique chez une jeunefille qui n’a point aimé, qui n’aime pas, et qui n’aimera peut-êtrejamais&|160;?

– Et vous trouvez-vous heureuse ainsi&|160;?&|160;… dit-il enprenant un ton et des manières libres, comme s’il eût déjà conçumoins d’estime pour sa libératrice.

– Oh&|160;! heureuse, reprit-elle, non. Si je viens à penser queje suis seule, dominée par des conventions sociales qui me rendentnécessairement artificieuse, j’envie les privilèges de l’homme.Mais, si je songe à tous les moyens que la nature nous a donnéspour vous envelopper, vous autres, pour vous enlacer dans lesfilets invisibles d’une puissance à laquelle aucun de vous ne peutrésister, alors mon rôle ici-bas me sourit&|160;; Puis, tout àcoup, il me semble petit, et je sens que je mépriserais un homme,s’il était la dupe de séductions vulgaires. Enfin tantôt j’aperçoisnotre joug, et il me plaît, puis il me semble horrible et je m’yrefuse&|160;; tantôt je sens en moi ce désir de dévouement qui rendla femme si noblement belle, puis j’éprouve un désir de dominationqui me dévore. Peut-être, est-ce le combat naturel du bon et dumauvais principe qui fait vivre toute créature ici-bas. Ange oudémon, vous l’avez dit. Ah&|160;! ce n’est pas d’aujourd’hui que jereconnais ma double nature. Mais, nous autres femmes, nouscomprenons encore mieux que vous notre insuffisance. N’avons-nouspas un instinct qui nous fait pressentir en toute chose uneperfection à laquelle il est sans doute impossible d’atteindre.Mais, ajouta-t-elle en regardant le ciel et jetant un soupir, cequi nous grandit à vos yeux…

– C’est&|160;?&|160;… dit-il.

– Eh&|160;! bien, répondit-elle, c’est que nous luttons toutes,plus ou moins, contre une destinée incomplète.

– Mademoiselle, pourquoi donc nous quittons-nous cesoir&|160;?

– Ah&|160;! dit-elle en souriant au regard passionné que luilança le jeune homme, remontons en voiture, le grand air ne nousvaut rien.

Marie se retourna brusquement, l’inconnu la suivit, et lui serrale bras par un mouvement peu respectueux, mais qui exprima tout àla fois d’impérieux désirs et de l’admiration. Elle marcha plusvite&|160;; le marin devina qu’elle voulait fuir une déclarationpeut-être importune, il n’en devint que plus ardent, risqua toutpour arracher une première faveur à cette femme, et il lui dit enle regardant avec finesse :

– Voulez-vous que je vous apprenne un secret&|160;?

– Oh&|160;! dites promptement, s’il vous concerne&|160;?

– Je ne suis point au service de la République. Oùallez-vous&|160;? j’irai.

À cette phrase, Marie trembla violemment, elle retira son bras,et se couvrit le visage de ses deux mains pour dérober la rougeurou la pâleur peut-être qui en altéra les traits&|160;; mais elledégagea tout à coup sa figure, et dit d’une voix attendrie : – Vousavez donc débuté comme vous auriez fini, vous m’aveztrompée&|160;?

– Oui, dit-il.

À cette réponse, elle tourna le dos à la grosse malle verslaquelle ils se dirigeaient, et se mit à courir presque.

– Mais, reprit l’inconnu, l’air ne nous valaitrien&|160;?&|160;…

– Oh&|160;! il a changé, dit-elle avec un son de voix grave encontinuant à marcher en proie à des pensées orageuses.

– Vous vous taisez, demanda l’étranger, dont le cœur se remplitde cette douce appréhension que donne l’attente du plaisir.

– Oh&|160;! dit-elle d’un accent bref, la tragédie a bienpromptement commencé.

– De quelle tragédie parlez-vous&|160;? demanda-t-il.

Elle s’arrêta, toisa l’élève d’abord d’un air empreint d’unedouble expression de crainte et de curiosité&|160;; puis elle cachasous un calme impénétrable les sentiments qui l’agitaient, etmontra que, pour une jeune fille, elle avait une grande habitude dela vie.

– Qui êtes-vous&|160;? reprit-elle&|160;; mais je le sais&|160;!En vous voyant, je m’en étais doutée, vous êtes le chef royalistenommé le Gars&|160;? L’ex-évêque d’Autun a bien raison, en nousdisant de toujours croire aux pressentiments qui annoncent desmalheurs.

– Quel intérêt avez-vous donc à connaître cegarçon-là&|160;?

– Quel intérêt aurait-il donc à se cacher de moi, si je lui aidéjà sauvé la vie&|160;? Elle se mit à rire, mais forcément. – J’aisagement fait de vous empêcher de me dire que vous m’aimez.Sachez-le bien, monsieur, je vous abhorre. Je suis républicaine,vous êtes royaliste, et je vous livrerais si vous n’aviez maparole, si je ne vous avais déjà sauvé une fois, et si… Elles’arrêta. Ces violents retours sur elle-même, ces combats qu’ellene se donnait plus la peine de déguiser, inquiétèrent l’inconnu,qui tâcha, mais vainement, de l’observer. – Quittons-nous àl’instant, je le veux, adieu, dit-elle. Elle se retourna vivement,fit quelques pas et revint. – Mais non, j’ai un immense intérêt àapprendre qui vous êtes, reprit-elle. Ne me cachez rien, etdites-moi la vérité., Qui êtes-vous, car vous n’êtes pas plus unélève de l’Ecole que vous n’avez dix-sept ans…

– Je suis un marin, tout prêt à quitter l’Océan pour vous suivrepartout où votre imagination voudra me guider. Si j’ai le bonheurde vous offrir quelque mystère, je me garderai bien de détruirevotre curiosité. Pourquoi mêler les graves intérêts de la vieréelle à la vie du cœur, où nous commencions à si bien nouscomprendre.

– Nos âmes auraient pu s’entendre, dit-elle d’un ton grave.Mais, monsieur, je n’ai pas le droit d’exiger votre confiance. Vousne connaîtrez jamais l’étendue de vos obligations envers moi : jeme tairai.

Ils avancèrent de quelques pas dans le plus profond silence.

– Combien ma vie vous intéresse&|160;! reprit l’inconnu.

– Monsieur, dit-elle, de grâce, votre nom, ou taisez-vous. Vousêtes un enfant, ajouta-t-elle en haussant les épaules, et vous mefaites pitié.

L’obstination que la voyageuse mettait à connaître son secretfit hésiter le Prétendu marin entre la prudence et ses désirs. Ledépit d’une femme souhaitée a de bien puissants attraits&|160;; sasoumission comme sa colère est si impérieuse, elle attaque tant defibres dans le cœur de l’homme, elle le pénètre et le subjugue.Etait-ce chez mademoiselle de Verneuil une coquetterie deplus&|160;? Malgré sa passion, l’étranger eut la force de se défierd’une femme qui voulait lui violemment arracher un secret de vie oude mort.

– Pourquoi, lui dit-il en lui prenant la main qu’elle laissaprendre par distraction, pourquoi mon indiscrétion, qui donnait unavenir à cette journée, en a-t-elle détruit le charme&|160;?

Mademoiselle de Verneuil, qui paraissait souffrante, garda lesilence.

– En quoi puis-je vous affliger, reprit-il, et que puis-je fairepour vous apaiser&|160;?

– Dites-moi votre nom.

À son tour il marcha en silence, et ils avancèrent de quelquespas. Tout à coup mademoiselle de Verneuil s’arrêta, comme unepersonne qui a pris une importante détermination.

– Monsieur le marquis de Montauran, dit-elle avec dignité sanspouvoir entièrement déguiser une agitation qui donnait une sorte detremblement nerveux à ses traits, quoi qu’il puisse m’en coûter, jesuis heureuse de vous rendre un bon office. Ici nous allons nousséparer. L’escorte et la malle sont trop nécessaires à votre sûretépour que vous n’acceptiez pas l’une et l’autre. Ne craignez riendes Républicains : tous ces soldats, voyez-vous, sont des hommesd’honneur, et je vais donner à l’adjudant des ordres qu’ilexécutera fidèlement. Quant à moi, je puis regagner Alençon à piedavec ma femme de chambre, quelques soldats nous accompagneront.Ecoutez-moi bien, car il s’agit de votre tête. Si vous rencontriez,avant d’être en sûreté, l’horrible muscadin que vous avez vu dansl’auberge, fuyez, car il vous livrerait aussitôt. Quant à moi… –Elle fit une pause. – Quant à moi, je me rejette avec orgueil dansles misères de la vie, reprit-elle à voix basse en retenant sespleurs. Adieu, monsieur. Puissiez-vous être heureux&|160;!Adieu.

Et elle fit un signe au capitaine Merle qui atteignait alors lehaut de la colline. Le jeune homme ne s’attendait pas à un sibrusque dénouement.

– Attendez&|160;! cria-t-il avec une sorte de désespoir assezbien joué.

Ce singulier caprice d’une fille pour laquelle il aurait alorssacrifié sa vie surprit tellement l’inconnu, qu’il inventa unedéplorable ruse pour tout à la fois cacher son nom et satisfaire lacuriosité de mademoiselle de Verneuil.

– Vous avez presque deviné, dit-il, je suis émigré, condamné àmort, et je me nomme le vicomte de Bauvan. L’amour de mon pays m’aramené en France, près de mon frère. J’espère être radié de laliste par l’influence de madame de Beauharnais, aujourd’hui lafemme du premier Consul&|160;; mais si j’échoue, alors je veuxmourir sur la terre de mon pays en combattant auprès de Montauran,mon ami. Je vais d’abord en secret, à l’aide d’un passeport qu’ilm’a fait parvenir, savoir s’il me reste quelques propriétés enBretagne.

Pendant que le jeune gentilhomme parlait, mademoiselle deVerneuil l’examinait d’un œil perçant. Elle essaya de douter de lavérité de ces paroles, mais crédule et confiante, elle repritlentement une expression de sérénité, et s’écria : – Monsieur, ceque vous me dites en ce moment est-il vrai&|160;?

– Parfaitement vrai, répéta l’inconnu qui paraissait mettre peude probité dans ses relations avec les femmes.

Mademoiselle de Verneuil soupira fortement comme une personnequi revient à la vie.

– Ah&|160;! s’écria-t-elle, je suis bien heureuse.

– Vous haïssez donc bien mon pauvre Montauran.

– Non, dit-elle, vous ne sauriez me comprendre. Je n’aurais pasvoulu que vous fussiez menacé des dangers contre lesquels je vaistâcher de le défendre, puisqu’il est votre ami.

– Qui vous a dit que Montauran fût en danger&|160;?

– Hé&|160;! monsieur, si je ne venais pas de Paris, où il n’estquestion que de son entreprise, le commandant d’Alençon nous en adit assez sur lui, je pense.

– Je vous demanderai alors comment vous pourriez le préserver detout danger.

– Et si je ne voulais pas répondre&|160;? dit-elle avec cet airdédaigneux sous lequel les femmes savent si bien cacher leursémotions. De quel droit voulez-vous connaître messecrets&|160;?

– Du droit que doit avoir un homme qui vous aime.

– Déjà&|160;?&|160;… dit-elle. Non, vous ne m’aimez pas,monsieur, vous voyez en moi l’objet d’une galanterie passagère,voilà tout. Ne vous ai-je pas sur-le-champ deviné&|160;? Unepersonne qui a quelque habitude de la bonne compagnie peut-elle,par les mœurs qui courent, se tromper en entendant un élève del’Ecole polytechnique se servir d’expressions choisies, etdéguiser, aussi mal que vous l’avez fait, les manières d’un grandseigneur sous l’écorce des républicains mais vos cheveux ont unreste de poudre, et vous avez un parfum de gentilhomme que doitsentir tout d’abord une femme du monde. Aussi, tremblant pour vousque mon surveillant, qui a toute la finesse d’une femme, ne vousreconnût, l’ai-je promptement congédié. Monsieur, un véritableofficier républicain sorti de l’Ecole ne se croirait pas près demoi en bonne fortune, et ne me prendrait pas pour une jolieintrigante. Permettez-moi, monsieur de Bauvan, de vous soumettre àce propos un léger raisonnement de femme. Êtes-vous si jeune, quevous ne sachiez pas que, de toutes les créatures de notre sexe, laplus difficile à soumettre est celle dont la valeur est chiffrée etqui s’ennuie du plaisir. Cette sorte de femme exige, m’a-t-on dit,d’immenses séductions, ne cède qu’à ses caprices&|160;; et,prétendre lui plaire, est chez un homme la plus grande desfatuités. Mettons à part cette classe de femmes dans laquelle vousme faites la galanterie de me ranger, car elles sont tenues toutesd’être belles, vous devez comprendre qu’une jeune femme noble,belle, spirituelle (vous m’accordez ces avantages), ne se vend pas,et ne peut s’obtenir que d’une seule façon, quand elle est aimée.Vous m’entendez&|160;! Si elle aime, et qu’elle veuille faire unefolie, elle doit être justifiée par quelque grandeur. Pardonnez-moice luxe de logique, si rare chez les personnes de notre sexe&|160;;mais, pour votre honneur et… le mien, dit-elle en s’inclinant, jene voudrais pas que nous nous trompassions sur notre mérite, ou quevous crussiez mademoiselle de Verneuil, ange ou démon, fille oufemme, capable de se laisser prendre à de banales galanteries.

– Mademoiselle, dit le marquis dont la surprise quoiquedissimulée fut extrême et qui redevint tout à coup homme de grandecompagnie, je vous supplie de croire que je vous accepte comme unetrès noble personne, pleine de cœur et de sentiments élevés, ou…comme une bonne fille, à votre choix&|160;!

– Je ne vous demande pas tant, monsieur, dit-elle en riant.Laissez-moi mon incognito. D’ailleurs, mon masque est mieux mis quele vôtre, et il me plaît à moi de le garder, ne fût-ce que poursavoir si les gens qui me parlent d’amour sont sincères… Ne voushasardez donc pas légèrement près de moi. – Monsieur, écoutez, luidit-elle en lui saisissant le bras avec force, si vous pouviez meprouver un véritable amour, aucune puissance humaine ne nousséparerait. Oui, je voudrais m’associer à quelque grande existenced’homme, épouser une vaste ambition, de belles pensées. Les noblescœurs ne sont pas infidèles, car la constance est une force quileur va&|160;; je serais donc toujours aimée, toujoursheureuse&|160;; mais aussi, ne serais-je pas toujours prête à fairede mon corps une marche pour élever l’homme qui aurait mesaffections, à me sacrifier pour lui, à tout supporter de lui, àl’aimer toujours, même quand il ne m’aimerait plus. Je n’ai jamaisosé confier à un autre cœur ni les souhaits du mien, ni les élanspassionnés de l’exaltation qui me dévore&|160;; mais je puis bienvous en dire quelque chose, puisque nous allons nous quitteraussitôt que vous serez en sûreté.

– Nous quitter&|160;?&|160;… jamais&|160;! dit-il électrisé parles sons que rendait cette âme vigoureuse qui semblait se débattrecontre quelque immense pensée.

– Êtes-vous libre&|160;? reprit-elle en lui jetant un regarddédaigneux qui le rapetissa.

– Oh&|160;! pour libre… oui, sauf la condamnation à mort.

Elle lui dit alors d’une voix pleine de sentiments amers : – Sitout ceci n’était pas un songe, quelle belle vie serait lavôtre&|160;?&|160;… Mais si j’ai dit des folies, n’en faisons pas.Quand je pense à tout ce que vous devriez être pour m’apprécier àma juste valeur, je doute de tout.

– Et moi je ne douterais de rien, si vous vouliez m’appar…

– Chut&|160;! s’écria-t-elle en entendant cette phrase dite avecun véritable accent de passion, l’air ne nous vaut décidément plusrien, allons retrouver nos chaperons.

La malle ne tarda pas à rejoindre ces deux personnages, quireprirent leurs places et firent quelques lieues dans le plusprofond silence&|160;; s’ils avaient l’un et l’autre trouvé matièreà d’amples réflexions, leurs yeux ne craignirent plus désormais dese rencontrer. Tous deux, ils semblaient avoir un égal intérêt às’observer et à se cacher un secret important&|160;; mais il sesentaient entraînés l’un vers l’autre par un même désir, qui,depuis leur entretien, contractait l’étendue de la passion&|160;;car ils avaient réciproquement reconnu chez eux des qualités quirehaussaient encore à leurs yeux les plaisirs qu’ils sepromettaient de leur lutte ou de leur union. Peut-être chacund’eux, embarqué dans une vie aventureuse, était-il arrivé à cettesingulière situation morale où, soit par lassitude, soit pourdéfier le sort, on se refuse à des réflexions sérieuses, et où l’onse livre aux chances du hasard en poursuivant une entreprise,précisément parce qu’elle n’offre aucune issue et qu’on veut envoir le dénouement nécessaire. La nature morale n’a-t-elle pas,comme la nature physique, ses gouffres et ses abîmes où lescaractères forts aiment à se plonger en risquant leur vie, comme unjoueur aime à jouer sa fortune&|160;? Le gentilhomme etmademoiselle de Verneuil eurent en quelque sorte une révélation deces idées, qui leur furent communes après l’entretien dont ellesétaient la conséquence, et ils firent ainsi tout à coup un pasimmense, car la sympathie des âmes suivit celle de leurs sens.Néanmoins plus ils se sentirent fatalement entraînés l’un versl’autre, plus ils furent intéressés à s’étudier, ne fût-ce que pouraugmenter, par un involontaire calcul, la somme de leursjouissances futures. Le jeune homme encore étonné de la profondeurdes idées de cette fille bizarre, se demanda tout d’abord commentelle pouvait allier tant de connaissances acquises à tant defraîcheur et de jeunesse. Il crut découvrir alors un extrême désirde paraître chaste, dans l’extrême chasteté que Marie cherchait àdonner à ses attitudes&|160;; il la soupçonna de feinte, sequerella sur son plaisir, et ne voulut plus voir dans cetteinconnue qu’une habile comédienne : il avait raison. Mademoisellede Verneuil, comme toutes les filles du monde, devenue d’autantplus modeste qu’elle ressentait plus d’ardeur, prenait fortnaturellement cette contenance de pruderie sous laquelle les femmessavent si bien voiler leurs excessifs désirs. Toutes voudraients’offrir vierges à la passion&|160;; et, si elles ne le sont pas,leur dissimulation est toujours un hommage qu’elles rendent à leuramour. Ces réflexions passèrent rapidement dans l’âme dugentilhomme, et lui firent plaisir. En effet, pour tous deux, cetexamen devait être un progrès, et l’amant en vint bientôt à cettephase de la passion où un homme trouve dans les défauts de samaîtresse des raisons pour l’aimer davantage. Mademoiselle deVerneuil resta plus longtemps pensive que ne le fut l’émigré&|160;;peut-être son imagination lui faisait-elle franchir une plus grandeétendue de l’avenir. Le jeune homme obéissait à quelqu’un des millesentiments qu’il devait éprouver dans sa vie d’homme, et la jeunefille apercevait toute une vie en se complaisant à l’arrangerbelle, à la remplir de bonheur, de grands et de nobles sentiments.Heureuse en idée, éprise autant de ses chimères que de la réalité,autant de l’avenir que du présent, Marie essaya de revenir sur sespas pour mieux établir son pouvoir sur ce jeune cœur, agissant encela instinctivement, comme agissent toutes les femmes. Après êtreconvenue avec elle-même de se donner tout entière, elle désirait,pour ainsi dire, se disputer en détail, elle aurait voulu pouvoirreprendre dans le passé toutes ses actions, ses paroles, sesregards pour les mettre en harmonie avec la dignité de la femmeaimée. Aussi, ses yeux exprimèrent-ils parfois une sorte deterreur, quand elle songeait à l’entretien qu’elle venait d’avoiret où elle s’était montrée si agressive. Mais, en contemplant cettefigure empreinte de force, elle se dit qu’un être si puissantdevait être généreux, et s’applaudit de rencontrer une part plusbelle que celle de beaucoup d’autres femmes, en trouvant dans sonamant un homme de caractère, un homme condamné à mort qui venaitjouer lui-même sa tête et faire la guerre à la République. Lapensée de pouvoir occuper sans partage une telle âme prêta bientôtà toutes les choses une physionomie différente. Entre le moment où,cinq heures auparavant, elle composa son visage et sa voix pouragacer le gentilhomme, et le moment actuel où elle pouvait lebouleverser d’un regard, il y eut la différence de l’univers mort àun vivant univers. De bons rires, de joyeuses coquetteriescachèrent une immense passion qui se présenta comme le malheur, ensouriant. Dans les dispositions d’âme où se trouvait mademoisellede Verneuil, la vie extérieure prit donc pour elle le caractèred’une fantasmagorie. La calèche passa par des villages, par desvallons, par des montagnes dont aucune image ne s’imprima dans samémoire. Elle arriva dans Mayenne, les soldats de l’escortechangèrent, Merle lui parla, elle répondit, traversa toute uneville, et se remit en route&|160;; mais les figures, les maisons,les rues, les paysages, les hommes furent emportés comme les formesindistinctes d’un rêve. La nuit vint. Marie voyagea sous un ciel dediamants, enveloppée d’une douce lumière, et sur la route deFougères, sans qu’il lui vînt dans la pensée que le ciel eût changéd’aspect, sans savoir ce qu’était ni Mayenne ni Fougères, ni oùelle allait. Qu’elle pût quitter dans peu d’heures l’homme de sonchoix et par qui elle se croyait choisie, n’était pas, pour elle,une chose possible. L’amour est la seule passion qui ne souffre nipassé ni avenir. Si parfois sa pensée se trahissait par desparoles, elle laissait échapper des phrases presque dénuées desens, mais qui résonnaient dans le cœur de son amant comme despromesses de plaisir. Aux yeux des deux témoins de cette passionnaissante, elle prenait une marche effrayante. Francine connaissaitMarie aussi bien que l’étrangère connaissait le jeune homme, etcette expérience du passé leur faisait attendre en silence quelqueterrible dénouement. En effet, elles ne tardèrent pas à voir finirce drame que mademoiselle de Verneuil avait si tristement, sans lesavoir peut-être, nommé une tragédie.

Quand les quatre voyageurs eurent fait environ une lieue hors deMayenne, ils entendirent un homme à cheval qui se dirigeait verseux avec une excessive rapidité&|160;; lorsqu’il atteignit lavoiture, il se pencha pour y regarder mademoiselle de Verneuil, quireconnut Corentin&|160;; ce sinistre personnage se permit de luiadresser un signe d’intelligence dont la familiarité eut quelquechose de flétrissant pour elle, et il s’enfuit après l’avoir glacéepar ce signe empreint de bassesse. L’émigré parut désagréablementaffecté de cette circonstance qui n’échappa certes point à saprétendue mère&|160;; mais Marie le pressa légèrement, et sembla seréfugier par un regard dans son cœur, comme dans le seul asilequ’elle eût sur terre. Le front du jeune homme s’éclaircit alors ensavourant l’émotion que lui fit éprouver le geste par lequel samaîtresse lui avait révélé, comme par mégarde, l’étendue de sonattachement. Une inexplicable peur avait fait évanouir toutecoquetterie, et l’amour se montra pendant un moment sans voile. Ilsse turent comme pour prolonger la douceur de ce moment.Malheureusement au milieu d’eux madame du Gua voyait tout&|160;;et, comme un avare qui donne un festin, elle paraissait leurcompter les morceaux et leur mesurer la vie. En proie à leurbonheur, les deux amants arrivèrent, sans se douter du cheminqu’ils avaient fait, à la partie de la route qui se trouve au fondde la vallée d’Ernée, et qui forme le premier des trois bassins àtravers lesquels se sont passés les événements qui serventd’exposition à cette histoire. Là, Francine aperçut et montrad’étranges figures qui semblaient se mouvoir comme des ombres àtravers les arbres et dans les ajoncs dont les champs étaiententourés. Quand la voiture arriva dans la direction de ces ombres,une décharge générale, dont les balles passèrent en sifflantau-dessus des têtes, apprit aux voyageurs que tout était positifdans cette apparition. L’escorte tombait dans une embuscade.

À cette vive fusillade, le capitaine Merle regretta vivementd’avoir partagé l’erreur de mademoiselle de Verneuil, qui, croyantà la sécurité d’un voyage nocturne et rapide, ne lui avait laisséprendre qu’une soixantaine d’hommes. Aussitôt le capitaine,commandé par Gérard, divisa la petite troupe en deux colonnes pourtenir les deux côtés de la route, et chacun des officiers sedirigea vivement au pas de course à travers les champs de genêts etd’ajoncs, en cherchant à combattre les assaillants avant de lescompter. Les Bleus se mirent à battre à droite et à gauche cesépais buissons avec une intrépidité pleine d’imprudence, etrépondirent à l’attaque des Chouans par un feu soutenu dans lesgenêts, d’où partaient les coups de fusil. Le premier mouvement demademoiselle de Verneuil avait été de sauter hors de la calèche etde courir assez loin en arrière pour s’éloigner du champ debataille&|160;; mais, honteuse de sa peur, et mue par ce sentimentqui porte à se grandir aux yeux de l’être aimé, elle demeuraimmobile et tâcha d’examiner froidement le combat.

L’émigré la suivit, lui prit la main et la plaça sur soncœur.

– J’ai eu peur, dit-elle en souriant : mais maintenant…

En ce moment sa femme de chambre effrayée lui cria : – Marie,prenez garde&|160;! Mais Francine, qui voulait s’élancer hors de lavoiture, s’y sentit arrêtée par une main vigoureuse. Le poids decette main énorme lui arracha un cri violent, elle se retourna etgarda le silence en reconnaissant la figure de Marche-à-terre.

– Je devrai donc à vos terreurs, disait l’étranger àmademoiselle de Verneuil, la révélation des plus doux secrets ducœur. Grâce à Francine, j’apprends que vous portez le nom gracieuxde Marie. Marie, le nom que j’ai prononcé dans toutes mesangoisses&|160;! Marie, le nom que je prononcerai désormais dans lajoie, et que je ne dirai plus maintenant sans faire un sacrilège,en confondant la religion et l’amour. Mais serait-ce donc un crimeque de prier et d’aimer tout ensemble&|160;?

À ces mots, ils se serrèrent fortement la main, se regardèrenten silence, et l’excès de leurs sensations leur ôta la force et lepouvoir de les exprimer.

– Ce n’est pas pour vous autres qu’il y a du danger&|160;! ditbrutalement Marche-à-terre à Francine en donnant aux sons rauqueset gutturaux de sa voix une sinistre expression de reproche etappuyant sur chaque mot de manière à jeter l’innocente paysannedans la stupeur.

Pour la première fois la pauvre fille apercevait de la férocitédans les regards de Marche-à-terre. La lueur de la lune semblaitêtre la seule qui convînt à cette figure. Ce sauvage Breton tenantson bonnet d’une main, sa lourde carabine de l’autre, ramassé commeun gnome et enveloppé par cette blanche lumière dont les flotsdonnent aux formes de si bizarres aspects appartenaient ainsiplutôt à la féerie qu’à la vérité. Cette apparition et son reprocheeurent quelque chose de la rapidité des fantômes. Il se tournabrusquement vers madame du Gua, avec laquelle il échangea de vivesparoles, et Francine, qui avait un peu oublié le bas-breton, ne puty rien comprendre. La dame paraissait donner à Marche-à-terre desordres multipliés. Cette courte conférence fut terminée par ungeste impérieux de cette femme qui désignait au Chouan les deuxamants. Avant d’obéir, Marche-à-terre jeta un dernier regard àFrancine, qu’il semblait plaindre, il aurait voulu luiparler&|160;; mais la Bretonne sut que le silence de son amantétait imposé. La peau rude et tannée de cet homme parvint à seplisser sur son front, et ses sourcils se rapprochèrent violemment.Résistait-il à l’ordre renouvelé de tuer mademoiselle deVerneuil&|160;? Cette grimace le rendit sans doute plus hideux àmadame du Gua, mais l’éclair de ses yeux devint presque doux pourFrancine, qui, devinant par ce regard qu’elle pourrait faire plierl’énergie de ce sauvage sous sa volonté de femme, espéra régnerencore, après Dieu, sur ce cœur grossier.

Le doux entretien de Marie fut interrompu par madame du Gua quivint la prendre en criant comme si quelque danger la menaçait, maiselle voulait uniquement laisser l’un des membres du comitéroyaliste d’Alençon qu’elle reconnut, libre de parler àl’émigré.

– Défiez-vous de la fille que vous avez rencontrée à l’hôtel desTrois-Maures.

Après avoir dit cette phrase à l’oreille du jeune homme lechevalier de Valois qui montait un petit cheval breton disparutdans les genêts d’où il venait de sortir. En ce moment, le feuroulait avec une étonnante vivacité, mais sans que les deux partisen vinssent aux mains.

– Mon adjudant, ne serait-ce pas une fausse attaque pour enlevernos voyageurs et leur imposer une rançon&|160;?&|160;… ditLa-clef-des-cœurs.

– Tu as les pieds dans leurs souliers ou le diable m’emporte,répondit Gérard en volant sur la route.

En ce moment, le feu des Chouans se ralentit, car lacommunication faite au chef par le chevalier était le seul but deleur escarmouche&|160;; Merle, qui les vit se sauvant en petitnombre à travers les haies, ne jugea pas à propos de s’engager dansune lutte inutilement dangereuse. Gérard, en deux mots, fitreprendre à l’escorte sa position sur le chemin, et se remit enmarche sans voir essuyé de perte. Le capitaine put offrir la main àmademoiselle de Verneuil pour remonter en voiture, car legentilhomme resta comme frappé de la foudre. La Parisienne étonnéemonta sans accepter la politesse du Républicain&|160;; elle tournala tête vers son amant, le vit immobile, et fut stupéfaite duchangement subit que les mystérieuses paroles du cavalier venaientd’opérer en lui. Le jeune émigré revint lentement, et son attitudedécelait un profond sentiment de dégoût.

– N’avais-je pas raison&|160;? dit à l’oreille du jeune hommemadame du Gua en le ramenant à la voiture, nous sommes certes entreles mains d’une créature avec laquelle on a trafiqué de votretête&|160;; mais puisqu’elle est assez sotte pour s’amouracher devous, au lieu de faire son métier, n’allez pas vous conduire enenfant, et feignez de l’aimer jusqu’à ce que nous ayons gagné laVivetière… Une fois là&|160;!&|160;…

– Mais l’aimerait-il donc déjà&|160;?&|160;… se dit-elle envoyant le jeune homme à sa place, dans l’attitude d’un hommeendormi.

La calèche roula sourdement sur le sable de la route. Au premierregard que mademoiselle de Verneuil jeta autour d’elle, tout luiparut avoir changé. La mort se glissait déjà dans son amour. Cen’était peut-être que des nuances&|160;; mais aux yeux de toutefemme qui aime, ces nuances sont aussi tranchées que de vivescouleurs. Francine avait compris, par le regard de Marche-à-terre,que le destin de mademoiselle de Verneuil sur laquelle elle luiavait ordonné de veiller, était entre d’autres mains que lessiennes, et offrait un visage pâle, sans pouvoir retenir ses larmesquand sa maîtresse la regardait. La dame inconnue cachait mal sousde faux sourires la malice d’une vengeance féminine, et le subitchangement que son obséquieuse bonté pour mademoiselle de Verneuilintroduisit dans son maintien, dans sa voix et sa physionomie,était de nature à donner des craintes à une personne perspicace.Aussi mademoiselle de Verneuil frissonna-t-elle par instinct en sedemandant : – Pourquoi frissonné-je&|160;?&|160;… C’est sa mère.Mais elle trembla de tous ses membres en se disant tout à coup : –Est-ce bien sa mère&|160;? Elle vit un abîme qu’un dernier coupd’œil jeté sur l’inconnue acheva d’éclairer. – Cette femmel’aime&|160;! pensa-t-elle. Mais pourquoi m’accabler deprévenances, après m’avoir témoigné tant de froideur&|160;? Suis-jeperdue&|160;? Aurait-elle peur de moi&|160;?

Quant au gentilhomme, il pâlissait, rougissait tour à tour, etgardait une attitude calme en baissant les yeux pour dérober lesétranges émotions qui l’agitaient. Une compression violentedétruisait la gracieuse courbure de ses lèvres, et son teintjaunissait sous les efforts d’une orageuse pensée. Mademoiselle deVerneuil ne pouvait même plus deviner s’il y avait encore del’amour dans sa fureur. Le chemin, flanqué de bois en cet endroit,devint sombre et empêcha ces muets acteurs de s’interroger desyeux. Le murmure du vent, le bruissement des touffes d’arbres, lebruit des pas mesurés de l’escorte, donnèrent à cette scène cecaractère solennel qui accélère les battements du cœur.Mademoiselle de Verneuil ne pouvait pas chercher en vain la causede ce changement. Le souvenir de Corentin passa comme un éclair, etlui apporta l’image de sa véritable destinée qui lui apparut tout àcoup. Pour la première fois depuis la matinée, elle réfléchitsérieusement à sa situation. Jusqu’en ce moment, elle s’étaitlaissée aller au bonheur d’aimer, sans penser ni à elle, ni àl’avenir. Incapable de supporter plus longtemps ses angoisses, ellechercha, elle attendit, avec la douce patience de l’amour, un desregards du jeune homme, et le supplia si vivement, sa pâleur et sonfrisson eurent une éloquence si pénétrante qu’il chancela mais lachute n’en fut que plus complète.

– Souffririez-vous, mademoiselle&|160;? demanda-t-il.

Cette voix dépouillée de douceur, la demande elle-même, leregard, le geste, tout servit à convaincre la pauvre fille que lesévénements de cette journée appartenaient à un mirage de l’âme quise dissipait alors comme ces nuages à demi formés que le ventemporte.

– Si je souffre&|160;?&|160;… reprit-elle en riant forcément,j’allais vous faire la même question.

– Je croyais que vous vous entendiez, dit madame du Gua avec unefausse bonhomie.

Ni le gentilhomme ni mademoiselle de Verneuil ne répondirent. Lajeune fille doublement outragée, se dépita de voir sa puissantebeauté sans puissance. Elle savait pouvoir apprendre au moment oùelle le voudrait la cause de cette situation&|160;; mais, peucurieuse de la pénétrer, pour la première fois, peut-être, unefemme recula devant un secret. La vie humaine est tristementfertile en situations où, par suite, soit d’une méditation tropforte, soit d’une catastrophe, nos idées ne tiennent plus à rien,sont sans substance, sans point de départ, où le présent ne trouveplus de liens pour se rattacher au passé, ni dans l’avenir. Tel futl’état de mademoiselle de Verneuil. Penchée dans le fond de lavoiture, elle y resta comme un arbuste déraciné. Muette etsouffrante, elle ne regarda plus personne, s’enveloppa de sadouleur, et demeura avec tant de volonté dans le monde inconnu oùse réfugient les malheureux, qu’elle ne vit plus rien. Des corbeauxpassèrent en croassant au-dessus d’eux&|160;; mais quoique,semblable à toutes les âmes fortes, elle eût un coin du cœur pourles superstitions, elle n’y fit aucune attention. Les voyageurscheminèrent quelque temps en silence. – Déjà séparés se disaitmademoiselle de Verneuil. Cependant rien autour de moi n’a parlé.Serait-ce Corentin&|160;? Ce n’est pas son intérêt. Qui donc a puse lever pour m’accuser&|160;? À peine aimée, voici déjà l’horreurde l’abandon. Je sème l’amour et je recueille le mépris. Il seradonc toujours dans ma destinée de toujours voir le bonheur et detoujours le perdre&|160;! Elle sentit alors dans son cœur destroubles inconnus, car elle aimait réellement et pour la premièrefois. Cependant elle ne s’était pas tellement livrée qu’elle ne pûttrouver des ressources contre sa douleur dans la fierté naturelle àune femme jeune et belle. Le secret de son amour, ce secret souventgardé dans les tortures, ne lui était pas échappé. Elle se releva,et honteuse de donner la mesure de sa passion par sa silencieusesouffrance, elle secoua la tête par un mouvement de gaieté, montraun visage ou plutôt un masque riant, puis elle força sa voix pouren déguiser l’altération.

– Où sommes-nous&|160;? demanda-t-elle au capitaine Merle, quise tenait toujours à une certaine distance de la voiture.

– À trois lieues et demie de Fougères, mademoiselle.

– Nous allons donc y arriver bientôt&|160;? lui dit-elle pourl’encourager à lier une conversation où elle se promettait bien detémoigner quelque estime au jeune capitaine.

– Ces lieues-là, reprit Merle tout joyeux, ne sont pas larges,seulement elles se permettent dans ce pays-ci de ne jamais finir.Lorsque vous serez sur le plateau de la côte que nous gravissons,vous apercevrez une vallée semblable à celle que nous allonsquitter, et à l’horizon vous pourrez alors voir le sommet de LaPellerine. Plaise à Dieu que les Chouans ne veuillent pas y prendreleur revanche&|160;! Or, vous concevez qu’à monter et descendreainsi l’on n’avance guère. De La Pellerine, vous découvrirezencore…

À ce mot l’émigré tressaillit pour la seconde fois, mais silégèrement, que mademoiselle de Verneuil fut seule à remarquer cetressaillement.

– Qu’est-ce donc que cette Pellerine&|160;? demanda vivement lajeune fille en interrompant le capitaine engagé dans sa topographiebretonne.

– C’est, reprit Merle, le sommet d’une montagne qui donne sonnom à la vallée du Maine dans laquelle nous allons entrer, et quisépare cette province de la vallée du Couesnon, à l’extrémité delaquelle est située Fougères, la première ville de Bretagne. Nousnous y sommes battus à la fin de vendémiaire avec le Gars et sesbrigands. Nous emmenions des conscrits qui, pour ne pas quitterleur pays, ont voulu nous tuer sur la limite&|160;; mais Hulot estun rude chrétien qui leur a donné…

– Alors vous avez dû voir le Gars&|160;? demanda-t-elle. Quelhomme est-ce&|160;?&|160;…

Ses yeux perçants et malicieux ne quittèrent pas la Figure dufaux vicomte de Bauvan.

– Oh&|160;! mon Dieu&|160;! mademoiselle, répondit Merletoujours interrompu, il ressemble tellement au citoyen du Gua, que,s’il ne portait pas l’uniforme de l’Ecole polytechnique, legagerais que c’est lui.

Mademoiselle de Verneuil regarda fixement le froid et immobilejeune homme qui la dédaignait, mais elle ne vit rien en lui qui pûttrahir un sentiment de crainte&|160;; elle l’instruisit par unsourire amer de la découverte qu’elle faisait en ce moment dusecret si traîtreusement gardé par lui&|160;; puis, d’une voixrailleuse, les narines enflées de joie, la tête de côté pourexaminer le gentilhomme et voir Merle tout à la fois, elle dit auRépublicain : – Ce chef-là, capitaine, donne bien des inquiétudesau premier Consul. Il a de la hardiesse, dit-on&|160;; seulement ils aventure dans certaines entreprises comme un étourneau, surtoutauprès des femmes.

– Nous comptons bien là-dessus, reprit le capitaine, pour soldernotre compte avec lui. Si nous le tenons seulement deux heures,nous lui mettrons un peu de plomb dans la tête. S’il nousrencontrait, le Coblentz en ferait autant de nous, et nous mettraità l’ombre&|160;; ainsi, par pari…

– Oh&|160;! dit l’émigré, nous n’avons rien à craindre&|160;!Vos soldats n’iront pas jusqu’à La Pellerine, ils sont tropfatigués, et si vous y consentez, ils pourront se reposer à deuxpas d’ici. Ma mère descend à la Vivetière, et en voici le chemin, àquelques portées de fusil. Ces deux dames voudront s’y reposer,elles doivent être lasses d’être venues d’une seule traited’Alençon, ici. – Et puisque mademoiselle, dit-il avec unepolitesse forcée en se tournant vers sa maîtresse, a eu lagénérosité de donner à notre voyage autant de sécurité qued’agrément, elle daignera peut-être accepter à souper chez ma mère.– Enfin, capitaine, ajouta-t-il en s’adressant à Merle, les tempsne sont pas si malheureux qu’il ne puisse se trouver encore à laVivetière une Pièce de cidre à défoncer pour vos hommes. Allez, leGars n’y aura pas tout pris&|160;; du moins, ma mère le croit…

– Votre mère&|160;?&|160;… reprit mademoiselle de Verneuil eninterrompant avec ironie et sans répondre à la singulièreinvitation qu’on lui faisait.

– Mon âge ne vous semble donc plus croyable ce soir,mademoiselle, répondit madame du Gua. J’ai eu le malheur d’êtremariée fort jeune, j’ai eu mon fils à quinze ans…

– Ne vous trompez-vous pas, madame&|160;; ne serait-ce pas àtrente&|160;?

Madame du Gua pâlit en dévorant ce sarcasme, elle aurait voulupouvoir se venger, et se trouvait forcée de sourire, car elledésira reconnaître à tout prix, même à de plus cruelles épigrammes,le sentiment dont la jeune fille était animée&|160;; aussifeignit-elle de ne l’avoir pas comprise.

– Jamais les Chouans n’ont eu de chef plus cruel que celui-là,s’il faut ajouter foi aux bruits qui courent sur lui, dit-elle ens’adressant à la fois à Francine et à sa maîtresse.

– Oh&|160;! pour cruel, je ne crois pas, répondit mademoisellede Verneuil&|160;; mais il sait mentir et me semble fort crédule :un chef de parti ne doit être le jouet de personne.

– Vous le connaissez&|160;? demanda froidement le jeuneémigré.

– Non, répliqua-t-elle en lui lançant un regard de mépris, jecroyais le connaître…

– Oh&|160;! mademoiselle, c’est décidément un malin, reprit lecapitaine en hochant la tête, et donnant par un geste expressif laphysionomie particulière que ce mot avait alors et qu’il a perduedepuis. Ces vieilles familles poussent quelquefois de vigoureuxrejetons. Il revient d’un pays où les ci-devant n’ont pas eu,dit-on, toutes leurs aises, et les hommes, voyez-vous, sont commeles nèfles, ils mûrissent sur la paille. Si ce garçon-là esthabile, il pourra nous faire courir longtemps. Il a bien su opposerdes compagnies légères à nos compagnies franches et neutraliser lesefforts du gouvernement. Si l’on brûle un village aux Royalistes,il en fait brûler deux aux Républicains. Il se développe sur uneimmense étendue, et nous force ainsi à employer un nombreconsidérable de troupes dans un moment où nous n’en avons pas detrop&|160;! Oh&|160;! il entend les affaires.

– Il assassine sa patrie, dit Gérard d’une voix forte eninterrompant le capitaine.

– Mais, répliqua le gentilhomme, si sa mort délivre le pays,fusillez-le donc bien vite.

Puis il sonda par un regard l’âme de mademoiselle de Verneuil,et il se passa entre eux une de ces scènes muettes dont le langagene peut reproduire que très imparfaitement la vivacité dramatiqueet la fugitive finesse. Le danger rend intéressant. Quand il s’agitde mort, le criminel le plus vil excite toujours un peu de pitié.Or, quoique mademoiselle de Verneuil fût alors certaine que l’amantqui la dédaignait était ce chef dangereux, elle ne voulait pasencore s’en assurer par son supplice&|160;; elle avait une toutautre curiosité à satisfaire. Elle préféra donc douter ou croireselon sa passion, et se mit à jouer avec le péril. Son regard,empreint d’une perfidie moqueuse, montrait les soldats au jeunechef d’un air de triomphe&|160;; en lui présentant ainsi l’image deson danger, elle se plaisait à lui faire durement sentir que sa viedépendait d’un seul mot, et déjà ses lèvres paraissaient se mouvoirpour le prononcer. Semblable à un sauvage d’Amérique, elleinterrogeait les fibres du visage de son ennemi lié au poteau, etbrandissait le casse-tête avec grâce, savourant une vengeance touteinnocente, et punissant comme une maîtresse qui aime encore.

– Si j’avais un fils comme le vôtre, madame, dit-elle àl’étrangère visiblement épouvantée, je porterais son deuil le jouroù je l’aurais livré aux dangers.

Elle ne reçut point de réponse. Elle tourna vingt fois la têtevers les officiers et la retourna brusquement vers madame du Gua,sans surprendre entre elle et le Gars aucun signe secret qui pûtlui confirmer une intimité qu’elle soupçonnait et dont elle voulaitdouter. Une femme aime tant à hésiter dans une lutte de vie et demort, quand elle tient l’arrêt. Le jeune général souriait de l’airle plus calme, et soutenait sans trembler la torture quemademoiselle de Verneuil lui faisait subir&|160;; son attitude etl’expression de sa physionomie annonçaient un homme nonchalant desdangers auxquels il s’était soumis, et parfois il semblait lui dire:  » Voici l’occasion de venger votre vanité blessée,saisissez-la&|160;! Je serais au désespoir de revenir de mon méprispour vous.  » Mademoiselle de Verneuil se mit à examiner le chef detoute la hauteur de sa position avec une impertinence et unedignité apparente, car, au fond de son cœur, elle en admirait lecourage et la tranquillité. Joyeuse de découvrir que son amantportait un vieux titre, dont les privilèges plaisent à toutes lesfemmes, elle éprouvait quelque plaisir à le rencontrer dans unesituation où, champion d’une cause ennoblie par le malheur, illuttait avec toutes les facultés d’une âme forte contre unerépublique tant de fois victorieuse, et de le voir aux prises avecle danger, déployant cette bravoure si puissante sur le cœur desfemmes&|160;; elle le mit vingt fois à l’épreuve, en obéissantpeut-être à cet instinct qui porte la femme à jouer avec sa proiecomme le chat joue avec la souris qu’il a prise.

– En vertu de quelle loi condamnez-vous donc les Chouans àmort&|160;? demanda-t-elle à Merle.

– Mais, celle du 14 fructidor dernier, qui met hors la loi lesdépartements insurgés et y institue des conseils de guerre,répondit le républicain.

– À quoi dois-je maintenant l’honneur d’attirer vosregards&|160;? dit-elle au jeune chef qui l’examinaitattentivement.

– À un sentiment qu’un galant homme ne saurait exprimer àquelque femme que ce puisse être, répondit le marquis de Montauranà voix basse en se penchant vers elle. Il fallait, dit-il à hautevoix, vivre en ce temps pour voir des filles faisant l’office dubourreau, et enchérissant sur lui par la manière dont elles jouentavec la hache…

Elle regarda Montauran fixement&|160;; puis, ravie d’êtreinsultée par cet homme au moment où elle en tenait la vie entre sesmains, elle lui dit à l’oreille, en riant avec une douce malice : –Vous avez une trop mauvaise tête, les bourreaux n’en voudront pas,je la garde.

Le marquis stupéfait contempla pendant un moment cetteinexplicable fille dont l’amour triomphait de tout, même des pluspiquantes injures, et qui se vengeait par le pardon d’une offenseque les femmes ne pardonnent jamais. Ses yeux furent moins sévères,moins froids, et même une expression de mélancolie se glissa dansses traits. Sa passion était déjà plus forte qu’il ne le croyaitlui-même. Mademoiselle de Verneuil, satisfaite de ce faible gaged’une réconciliation cherchée, regarda le chef tendrement, lui jetaun sourire qui ressemblait à un baiser&|160;; puis elle se penchadans le fond de la voiture, et ne voulut plus risquer l’avenir dece drame de bonheur, croyant en avoir rattaché le nœud par cesourire. Elle était si belle&|160;! Elle savait si bien triompherdes obstacles en amour&|160;! Elle était si fort habituée à sejouer de tout, à marcher au hasard&|160;! Elle aimait tantl’imprévu et les orages de la vie&|160;!

Bientôt, par l’ordre du marquis, la voiture quitta la granderoute et se dirigea vers la Vivetière, à travers un chemin creuxencaissé de hauts talus plantés de pommiers qui en faisaient plutôtun fossé qu’une route. Les voyageurs laissèrent les Bleus gagnerlentement à leur suite le manoir dont les faîtes grisâtresapparaissaient et disparaissaient tour à tour entre les arbres decette route où quelques soldats restèrent occupés à en disputerleurs souliers à sa forte argile.

– Cela ressemble furieusement au chemin du paradis, s’écriaBeau-pied.

Grâce à l’expérience du postillon, mademoiselle de Verneuil netarda pas à voir le château de la Vivetière. Cette maison, situéesur la croupe d’une espèce de promontoire, était enveloppée pardeux étangs profonds qui ne permettaient d’y arriver qu’en suivantune étroite chaussée. La partie de cette péninsule où se trouvaientles habitations et les jardins était protégée à une certainedistance derrière le château, par un large fossé où se déchargeaitl’eau superflue des étangs avec lesquels il communiquait, etformait ainsi réellement une île presque inexpugnable, retraiteprécieuse pour un chef qui ne pouvait être surpris que partrahison. En entendant crier les gonds rouillés de la porte et enpassant sous la voûte en ogive d’un portail ruiné par la guerreprécédente, mademoiselle de Verneuil avança la tête. Les couleurssinistres du tableau qui s’offrit à ses regards effacèrent presqueles pensées d’amour et de coquetterie entre lesquelles elle seberçait. La voiture entra dans une grande cour presque carrée etfermée par les rives abruptes des étangs. Ces berges sauvages,baignées par des eaux couvertes de grandes taches vertes, avaientpour tout ornement des arbres aquatiques dépouillés de feuilles,dont les troncs rabougris, les têtes énormes et chenues, élevéesau-dessus des roseaux et des broussailles, ressemblaient à desmarmousets grotesques. Ces haies disgracieuses parurent s’animer etparler quand les grenouilles les désertèrent en coassant, et quedes poules d’eau, réveillées par le bruit de la voiture, volèrenten barbotant sur la surface des étangs. La cour entourée d’herbeshautes et flétries, d’ajoncs, d’arbustes nains ou parasites,excluait toute idée d’ordre et de splendeur. Le château semblaitabandonné depuis longtemps. Les toits paraissaient plier sous lepoids des végétations qui y croissaient. Les murs, quoiqueconstruits de ces pierres schisteuses et solides dont abonde lesol, offraient de nombreuses lézardes où le lierre attachait sesgriffes. Deux corps de bâtiment réunis en équerre à une haute touret qui faisaient face à l’étang, composaient tout le château, dontles portes et les volets pendants et pourris, les balustradesrouillées, les fenêtres ruinées, paraissaient devoir tomber aupremier souffle d’une tempête. La bise sifflait alors à travers cesruines auxquelles la lune prêtait, par sa lumière indécise, lecaractère et la physionomie d’un grand spectre. Il faut avoir vules couleurs de ces pierres granitiques grises et bleues, mariéesaux schistes noirs et fauves, pour savoir combien est vraie l’imageque suggérait la vue de cette carcasse vide et sombre. Ses pierresdisjointes, ses croisées sans vitres, sa tour à créneaux, ses toitsà jour lui donnaient tout à fait l’air d’un squelette&|160;; et lesoiseaux de proie qui s’envolèrent en criant ajoutaient un trait deplus à cette vague ressemblance. Quelques hauts sapins plantésderrière la maison balançaient au-dessus des toits leur feuillagesombre, et quelques ifs, taillés pour en décorer les angles,l’encadraient de tristes festons, semblables aux tentures d’unconvoi. Enfin, la forme des portes, la grossièreté des ornements,le peu d’ensemble des constructions, tout annonçait un de cesmanoirs féodaux dont s’enorgueillit la Bretagne, avec raisonpeut-être, car ils forment sur cette terre gaélique une espèced’histoire monumentale des temps nébuleux qui précèdentl’établissement de la monarchie. Mademoiselle de Verneuil, dansl’imagination de laquelle le mot de château réveillait toujours lesformes d’un type convenu, frappée de la physionomie funèbre de cetableau, sauta légèrement hors de la calèche, et le contempla touteseule avec terreur, en songeant au parti qu’elle devait prendre.Francine entendit pousser à madame du Gua un soupir de joie en setrouvant hors de l’atteinte des Bleus, et une exclamationinvolontaire lui échappa quand le portail fut fermé et qu’elle sevit dans cette espèce de forteresse naturelle. Montauran s’étaitvivement élancé vers mademoiselle de Verneuil en devinant lespensées qui la préoccupaient.

– Ce château, dit-il avec une légère tristesse, a été ruiné parla guerre, comme les projets que j’élevais pour notre bonheur l’ontété par vous.

– Et comment, demanda-t-elle toute surprise.

– Êtes-vous une jeune femme belle, NOBLE et spirituelle, dit-ilavec un accent d’ironie en lui répétant les paroles qu’elle luiavait si coquettement prononcées dans leur conversation sur laroute.

– Qui vous a dit le contraire&|160;?

– Des amis dignes de foi qui s’intéressent à ma sûreté etveillent à déjouer les trahisons.

– Des trahisons&|160;! dit-elle d’un air moqueur. Alençon etHulot sont-ils donc déjà si loin&|160;? Vous n’avez pas de mémoire,un défaut dangereux pour un chef de parti&|160;! – Mais du momentoù des amis, ajouta-t-elle avec une rare impertinence, règnent sipuissamment dans votre cœur, gardez vos amis. Rien n’est comparableaux plaisirs de l’amitié. Adieu, ni moi ni les soldats de laRépublique nous n’entrerons ici.

Elle s’élança vers le portail par un mouvement de fierté blesséeet de dédain, mais elle déploya dans sa démarche une noblesse et undésespoir qui changèrent toutes les idées du marquis, à qui il encoûtait trop de renoncer à ses désirs pour qu’il ne fût pasimprudent et crédule. Lui aussi aimait déjà. Ces deux amantsn’avaient donc envie ni l’un ni l’autre de se querellerlongtemps.

– Ajoutez un mot et je vous crois, dit-il d’une voixsuppliante.

– Un mot, reprit-elle avec ironie en serrant ses lèvres, unmot&|160;? pas seulement un geste.

– Au moins grondez-moi, demanda-t-il en essayant de prendre unemain qu’elle retira&|160;; si toutefois vous osez bouder un chef derebelles, maintenant aussi défiant et sombre qu’il était joyeux etconfiant naguère.

Marie ayant regardé le marquis sans colère, il ajouta : – Vousavez mon secret, et je n’ai pas le vôtre.

À ces mots, le front d’albâtre sembla devenu brun, Marie jeta unregard d’humeur au chef et répondit : – Mon secret&|160;?jamais.

En amour, chaque parole, chaque coup d’œil, ont leur éloquencedu moment&|160;; mais là mademoiselle de Verneuil n’exprima rien deprécis, et quelque habile que fût Montauran, le secret de cetteexclamation resta impénétrable, quoique la voix de cette femme eûttrahi des émotions peu ordinaires, qui durent vivement piquer sacuriosité.

– Vous avez, reprit-il, une plaisante manière de dissiper lessoupçons.

– En conservez-vous donc&|160;? demanda-t-elle en le toisant desyeux comme si elle lui eût dit : – Avez-vous quelques droits surmoi&|160;?

– Mademoiselle, répondit le jeune homme d’un air soumis etferme, le pouvoir que vous exercez sur les troupes républicaines,cette escorte…

– Ah&|160;! vous m’y faites penser. Mon escorte et moi luidemanda-t-elle avec une légère ironie, vos protecteurs enfin,seront-ils en sûreté ici&|160;?

– Oui, foi de gentilhomme&|160;! Qui que vous soyez, vous et lesvôtres, vous n’avez rien à craindre chez moi.

Ce serment fut prononcé par un mouvement si loyal et sigénéreux, que mademoiselle de Verneuil dut avoir une entièresécurité sur le sort des Républicains. Elle allait parler, quandl’arrivée de madame du Gua lui imposa silence. Cette dame avait puentendre ou deviner une partie de la conversation des deux amants,et ne concevait pas de médiocres inquiétudes en les apercevant dansune position qui n’accusait plus la moindre inimitié. En voyantcette femme, le marquis offrit la main à mademoiselle de Verneuil,et s’avança vers la maison avec vivacité comme pour se défaired’une importune compagnie.

– Je le gêne, se dit l’inconnu en restant immobile à sa place.Elle regarda les deux amants réconciliés s’en allant lentement versle perron, où ils s’arrêtèrent pour causer aussitôt qu’ils eurentmis entre elle et eux un certain espace. – Oui, oui, je les gêne,reprit-elle en se parlant à elle-même, mais dans peu cettecréature-là ne me gênera plus&|160;; l’étang sera, par Dieu, sontombeau&|160;! Ne tiendrai-je pas bien ta parole degentilhomme&|160;? une fois sous cette eau, qu’a-t-on àcraindre&|160;? n’y sera-t-elle pas en sûreté&|160;?

Elle regardait d’un œil fixe le miroir calme du petit lac dedroite, quand tout à coup elle entendit bruire les ronces de laberge et aperçut au clair de la lune la figure de Marche-à-terrequi se dressa par-dessus la noueuse écorce d’un vieux saule. Ilfallait connaître le Chouan pour le distinguer au milieu de cetteassemblée de truisses branchées parmi lesquelles la sienne seconfondait si facilement. Madame du Gua jeta d’abord autour d’elleun regard de défiance&|160;; elle vit le postillon conduisant seschevaux à une écurie située dans celle des deux ailes du châteauqui faisait face à la rive où Marche-à-terre était caché&|160;;Francine allait vers les deux amants qui, dans ce moment,oubliaient toute la terre&|160;; alors, l’inconnue s’avança,mettant un doigt sur ses lèvres pour réclamer un profondsilence&|160;; puis, le Chouan comprit plutôt qu’il n’entendit lesparoles suivantes : – Combien êtes-vous, ici&|160;?

– Quatre-vingt-sept.

– Ils ne sont que soixante-cinq, je les ai comptés.

– Bien, reprit le sauvage avec une satisfaction farouche.

Attentif aux moindres gestes de Francine, le Chouan disparutdans l’écorce du saule en la voyant se retourner pour chercher desyeux l’ennemie sur laquelle elle veillait par instinct.

Sept ou huit personnes, attirées par le bruit de la voiture, semontrèrent en haut du principal perron et s’écrièrent : – C’est leGars&|160;! c’est lui, le voici&|160;! À ces exclamations, d’autreshommes accoururent, et leur présence interrompit la conversationdes deux amants. Le marquis de Montauran s’avança précipitammentvers les gentilshommes, leur fit un signe impératif pour leurimposer silence, et leur indiqua le haut de l’avenue par laquelledébouchaient les soldats républicains. À l’aspect de ces uniformesbleus à revers rouges si connus, et de ces baïonnettes luisantes,les conspirateurs étonnés s’écrièrent Seriez-vous donc venu pournous trahir&|160;?

– Je ne vous avertirais pas du danger, répondit le marquis ensouriant avec amertume. – Ces Bleus, reprit-il après une pause,forment l’escorte de cette jeune dame dont la générosité nous amiraculeusement délivrés d’un péril auquel nous avons faillisuccomber dans une auberge d’Alençon. Nous vous conterons cetteaventure. Mademoiselle et son escorte sont ici sur ma parole, etdoivent être reçus en amis.

Madame du Gua et Francine étaient arrivées jusqu’au perron, lemarquis présenta galamment la main à mademoiselle de Verneuil, legroupe de gentilshommes se partagea en deux haies pour les laisserpasser, et tous essayèrent d’apercevoir les traits del’inconnue&|160;; car madame du Gua avait déjà rendu leur curiositéplus vive en leur faisant quelques signes à la dérobée.Mademoiselle de Verneuil vit dans la première salle une grandetable parfaitement servie, et préparée pour une vingtaine deconvives. Cette salle à manger communiquait à un vaste salon oùl’assemblée se trouva bientôt réunie. Ces deux pièces étaient enharmonie avec le spectacle de destruction qu’offraient les dehorsdu château. Les boiseries de noyer poli, mais de formes rudes etgrossières, saillantes, mal travaillées, étaient disjointes etsemblaient près de tomber. Leur couleur sombre ajoutait encore à latristesse de ces salles sans glaces ni rideaux, où quelques meublesséculaires et en ruine s’harmoniaient avec cet ensemble de débris.Marie aperçut des cartes géographiques, et des plans déroulés surune grande table&|160;; puis, dans les angles de l’appartement, desarmes et des carabines amoncelées. Tout témoignait d’une conférenceimportante entre les chefs des Vendéens et ceux des Chouans. Lemarquis conduisit mademoiselle de Verneuil à un immense fauteuilvermoulu qui se trouvait auprès de la cheminée, et Francine vint seplacer derrière sa maîtresse en s’appuyant sur le dossier de cemeuble antique.

– Vous me permettrez bien de faire un moment le maître demaison, dit le marquis en quittant les deux étrangères pour semêler aux groupes formés par ses hôtes.

Francine vit tous les chefs, sur quelques mots de Montauran,s’empressant de cacher leurs armes, les cartes et tout ce quipouvait éveiller les soupçons des officiers républicains&|160;;quelques-uns quittèrent de larges ceintures de peau contenant despistolets et des couteaux de chasse. Le marquis recommanda la plusgrande discrétion, et sortit en s’excusant sur la nécessité depourvoir à la réception des hôtes gênants que le hasard luidonnait. Mademoiselle de Verneuil, qui avait levé ses pieds vers lefeu en s’occupant à les chauffer, laissa partir Mautauran sansretourner la tête, et trompa l’attente des assistants, qui tousdésiraient la voir. Francine fut donc seule témoin du changementque produisit dans l’assemblée le départ du jeune chef. Lesgentilshommes se groupèrent autour de la dame inconnue, et, pendantla sourde conversation qu’elle tint avec eux, il n’y en eut pas unqui ne regardât à plusieurs reprises les deux étrangères.

– Vous connaissez Montauran, leur disait-elle, il s’estamouraché en un moment de cette fille, et vous comprenez bien que,dans ma bouche, les meilleurs avis lui ont été suspects. Les amisque nous avons à Paris, messieurs de Valois et d’Esgrignond’Alençon, tous l’ont prévenu du piège qu’on veut lui tendre en luijetant à la tête une créature, et il se coiffe de la première qu’ilrencontre&|160;; d’une fille qui, suivant des renseignements quej’ai fait prendre, s’empare d’un grand nom pour le souiller, qui,etc., etc.

Cette dame, dans laquelle on a pu reconnaître la femme quidécida l’attaque de la turgotine, conservera désormais dans cettehistoire le nom qui lui servit à échapper aux dangers de sonpassage par Alençon. La publication du vrai nom ne pourraitqu’offenser une noble famille, déjà profondément affligée par lesécarts de cette jeune dame, dont la destinée a d’ailleurs été lesujet d’une autre Scène. Bientôt l’attitude de curiosité que pritl’assemblée devint impertinente et presque hostile. Quelquesexclamations assez dures parvinrent à l’oreille de Francine, qui,après avoir dit un mot à sa maîtresse, se réfugia dans l’embrasured’une croisée. Marie se leva, se tourna vers le groupe insolent, yjeta quelques regards pleins de dignité, de mépris même. Sa beauté,l’élégance de ses manières et sa fierté, changèrent tout à coup lesdispositions de ses ennemis et lui valurent un murmure flatteur quileur échappa. Deux ou trois hommes, dont l’extérieur trahissait leshabitudes de politesse et de galanterie qui s’acquièrent dans lasphère élevée des cours, s’approchèrent de Marie avec bonnegrâce&|160;; sa décence leur imposa le respect, aucun d’eux n’osalui adresser la parole, et loin d’être accusée par eux, ce fut ellequi sembla les juger. Les chefs de cette guerre entreprise pourDieu et le Roi ressemblaient bien peu aux portraits de fantaisiequ’elle s’était plu à tracer. Cette lutte, véritablement grande, serétrécit et prit des proportions mesquines, quand elle vit, saufdeux ou trois figures vigoureuses, ces gentilshommes de province,tous dénués d’expression et de vie. Après avoir fait de la poésie,Marie tomba tout à coup dans le vrai. Ces physionomies paraissaientannoncer d’abord plutôt un besoin d’intrigue que l’amour de lagloire, l’intérêt mettait bien réellement à tous ces gentilshommesles armes à la main&|160;; mais s’ils devenaient héroïques dansl’action, là ils se montraient à nu. La perte de ses illusionsrendit mademoiselle de Verneuil injuste et l’empêcha de reconnaîtrele dévouement vrai qui rendit plusieurs de ces hommes siremarquables. Cependant la plupart d’entre eux montraient desmanières communes. Si quelques têtes originales se faisaientdistinguer entre les autres, elles étaient rapetissées par lesformules et par l’étiquette de l’aristocratie. Si Marie accordagénéralement de la finesse et de l’esprit à ces hommes, elle trouvachez eux une absence complète de cette simplicité, de ce grandioseauquel les triomphes et les hommes de la République l’habituaient.Cette assemblée nocturne, au milieu de ce vieux castel en ruine etsous ces ornements contournées assez bien assortis aux figures, lafit sourire, elle voulut y voir un tableau symbolique de lamonarchie. Elle pensa bientôt avec délices qu’au moins le marquisjouait le premier rôle parmi ces gens dont le seul mérite, pourelle, était de se dévouer à une cause perdue. Elle dessina lafigure de son amant sur cette masse, se plut à l’en faireressortir, et ne vit plus dans ces figures maigres et grêles queles instruments de ses nobles desseins. En ce moment, les pas dumarquis retentirent dans la salle voisine. Tout à coup lesconspirateurs se séparèrent en plusieurs groupes, et leschuchotements cessèrent. Semblables à des écoliers qui ont complotéquelque malice en l’absence de leur maître, ils s’empressèrentd’affecter l’ordre et le silence. Montauran entra, Marie eut lebonheur de l’admirer au milieu de ces gens parmi lesquels il étaitle plus jeune, le plus beau, le premier. Comme un roi dans sa cour,il alla de groupe en groupe, distribua de légers coups de tête, desserrements de main, des regards, des paroles d’intelligence ou dereproche, en faisant son métier de chef de parti avec une grâce etun aplomb difficiles à supposer dans ce jeune homme d’abord accusépar elle d’étourderie. La présence du marquis mit un terme à lacuriosité qui s’était attachée à mademoiselle de Verneuil&|160;;mais, bientôt, les méchancetés de madame du Gua produisirent leureffet. Le baron du Génie, surnommé l’Intimé, qui, parmi tous ceshommes rassemblés par de graves intérêts, paraissait autorisé parson nom et par son rang à traiter familièrement Montauran, le pritpar le bras et l’emmena dans un coin.

– Ecoute, mon cher marquis, lui dit-il, nous te voyons tous avecpeine sur le point de faire une insigne folie.

– Qu’entends-tu par ces paroles&|160;?

– Mais sais-tu bien d’où vient cette fille, qui elle estréellement, et quels sont ses desseins sur toi&|160;?

– Mon cher l’Intimé, entre nous soit dit, demain matin, mafantaisie sera passée.

– D’accord, mais si cette créature te livre avant lejour&|160;?&|160;…

– Je te répondrai quand tu m’auras dit pourquoi elle ne l’a pasdéjà fait, répliqua Montauran, qui prit par badinage un air defatuité.

– Oui, mais si tu lui plais, elle ne veut peut-être pas tetrahir avant que sa fantaisie, à elle, soit passée.

– Mon cher, regarde cette charmante fille, étudie ses manières,et ose dire que ce n’est pas une femme de distinction&|160;? Sielle jetait sur toi des regards favorables, ne sentirais-tu pas, aufond de ton âme, quelque respect pour elle. Une dame vous a déjàprévenus contre cette personne&|160;; mais, après ce que nous noussommes dit l’un à l’autre, si c’était une de ces créatures perduesdont nous ont parlé nos amis, je la tuerais…

– Croyez-vous, dit madame du Gua, qui intervint, Fouché assezbête pour vous envoyer une fille prise au coin d’une rue&|160;? ila proportionné les séductions à votre mérite. Mais si vous êtesaveugle, vos amis auront les yeux ouverts pour veiller survous.

– Madame, répondit le Gars en lui dardant des regards de colère,songez à ne rien entreprendre contre cette personne, ni contre sonescorte, ou rien ne vous garantirait de ma vengeance. Je veux quemademoiselle soit traitée avec les plus grands égards et comme unefemme qui m’appartient. Nous sommes, je crois, alliés auxVerneuil.

L’opposition que rencontrait le marquis produisit l’effetordinaire que font sur les jeunes gens de semblables obstacles.Quoiqu’il eût en apparence traité fort légèrement mademoiselle deVerneuil et fait croire que sa passion pour elle était un caprice,il venait, par un sentiment d’orgueil, de franchir un espaceimmense. En avouant cette femme, il trouva son honneur intéressé àce qu’elle fût respectée&|160;; il alla donc, de groupe en groupe,assurant, en homme qu’il eût été dangereux de froisser, que cetteinconnue était réellement mademoiselle de Verneuil. Aussitôt,toutes les rumeurs s’apaisèrent. Lorsque Montauran eut établi uneespèce d’harmonie dans le salon et satisfait à toutes lesexigences, il se rapprocha de sa maîtresse avec empressement, etlui dit à voix basse : – Ces gens-là m’ont volé un moment debonheur.

– Je suis bien contente de vous avoir près de moi, répondit-elleen riant. Je vous préviens que je suis curieuse&|160;; ainsi, nevous fatiguez pas trop de mes questions. Dites-moi d’abord quel estce bonhomme qui porte une veste de drap vert.

– C’est le fameux major Brigaut, un homme du Marais, compagnonde feu Mercier, dit La Vendée.

– Mais quel est le gros ecclésiastique à face rubiconde aveclequel il cause maintenant de moi&|160;? reprit mademoiselle deVerneuil.

– Savez-vous ce qu’ils disent&|160;?

– Si je veux le savoir&|160;?&|160;… Est-ce unequestion&|160;?

– Mais je ne pourrais vous en instruire sans vous offenser.

– Du moment où vous me laissez offenser sans tirer vengeance desinjures que je reçois chez vous, adieu, marquis&|160;! Je ne veuxpas rester un moment ici. J’ai déjà quelques remords de tromper cespauvres Républicains, si loyaux et si confiants.

Elle fit quelques pas, et le marquis la suivit.

– Ma chère Marie, écoutez-moi. Sur mon honneur, j’ai imposésilence à leurs méchants propos avant de savoir s’ils étaient fauxou vrais. Néanmoins dans ma situation, quand les amis que nousavons dans les ministères à Paris m’ont averti de me défier detoute espèce de femme qui se trouverait sur mon chemin, enm’annonçant que Fouché voulait employer contre moi une Judith desrues, il est permis à mes meilleurs amis de penser que vous êtestrop belle pour être une honnête femme…

En parlant, le marquis plongeait son regard dans les yeux demademoiselle de Verneuil qui rougit, et ne put retenir quelquespleurs.

– J’ai mérité ces injures, dit-elle. Je voudrais vous voirpersuadé que je suis une méprisable créature et me savoir aimée…alors je ne douterais plus de vous. Moi je vous ai cru quand vousme trompiez, et vous ne me croyez pas quand je suis vraie. Brisonslà, monsieur, dit-elle en fronçant le sourcil et pâlissant commeune femme qui va mourir. Adieu.

Elle s’élança hors de la salle à manger par un mouvement dedésespoir.

– Marie, ma vie est à vous, lui dit le jeune marquis àl’oreille.

Elle s’arrêta, le regarda.

– Non, non, dit-elle, je serai généreuse. Adieu. Je ne pensais,en vous suivant, ni à mon passé, ni à votre avenir, j’étaisfolle.

– Comment, vous me quittez au moment où je vous offre mavie&|160;!&|160;…

– Vous l’offrez dans un moment de passion, de désir.

– Sans regret, et pour toujours, dit-il.

Elle rentra. Pour cacher ses émotions, le marquis continual’entretien.

– Ce gros homme de qui vous me demandiez le nom est un hommeredoutable, l’abbé Gudin, un de ces jésuites assez obstinés, assezdévoués peut-être pour rester en France malgré l’édit de 1763 quiles en a bannis. Il est le boute-feu de la guerre dans ces contréeset le propagateur de l’association religieuse dite du Sacré-Cœur.Habitué à se servir de la religion comme d’un instrument, ilpersuade à ses affiliés quels ressusciteront, et sait entretenirleur fanatisme par d’adroites prédications. Vous le voyez : il fautemployer les intérêts particuliers de chacun pour arriver à ungrand but. Là sont tous les secrets de la politique.

– Et ce vieillard encore vert, tout musculeux, dont la figureest si repoussante&|160;? Tenez, là, l’homme habillé avec leslambeaux d’une robe d’avocat.

– Avocat&|160;? il prétend au grade de maréchal de camp.N’avez-vous pas entendu parler de Longuy&|160;?

– Ce serait lui&|160;! dit mademoiselle de Verneuil effrayée.Vous vous servez de ces hommes

– Chut&|160;! il peut vous entendre. Voyez-vous cet autre enconversation criminelle avec madame du Gua…

– Cet homme en noir qui ressemble à un juge

– C’est un de nos négociateurs, la Billardière fils d’unconseiller au parlement de Bretagne, dont lé nom est quelque chosecomme Flamet&|160;; mais il a la confiance des princes.

– Et son voisin, celui qui serre en ce moment sa pipe de terreblanche, et qui appuie tous les doigts de sa main droite sur lepanneau comme un pacant dit mademoiselle de Verneuil en riant.

– Vous l’avez, pardieu, deviné, c’est l’ancien garde-chasse dudéfunt mari de cette dame. Il commande une des compagnies quej’oppose aux bataillons mobiles. Lui et Marche-à-terre sontpeut-être les plus consciencieux serviteurs que le Roi ait ici.

– Mais elle, qui est-elle&|160;?

– Elle, reprit le marquis, elle est la dernière maîtresse qu’aiteut Charette. Elle possède une grande influence sur tout cemonde.

– Lui est-elle restée fidèle&|160;?

Pour toute réponse le marquis fit une petite mouedubitative.

– Et l’estimez-vous&|160;?

– Vous êtes effectivement bien curieuse.

– Elle est mon ennemie parce qu’elle ne peut plus être marivale, dit en riant mademoiselle de Verneuil, je lui pardonne seserreurs passées, qu’elle me pardonne les miennes. Et cet officier àmoustaches&|160;?

– Permettez-moi de ne pas le nommer. Il veut se défaire dupremier Consul en l’attaquant à main armée&|160;? Qu’il réussisseou non, vous le connaîtrez, il deviendra célèbre.

– Et vous êtes venu commander à de pareilles gens&|160;?&|160;…dit-elle avec horreur. Voilà les défenseurs du Roi&|160;? Où sontdonc les gentilshommes et les seigneurs&|160;?

– Mais, dit le marquis avec impertinence, ils sont répandus danstoutes les cours de l’Europe. Qui donc enrôle les rois, leurscabinets, leurs armées, au service de la maison de Bourbon, et leslance sur cette République qui menace de mort toutes les monarchieset l’ordre social d’une destruction complète&|160;?&|160;…

– Ah&|160;! répondit-elle avec une généreuse émotion, soyezdésormais la source pure où je puiserai les idées que je doisencore acquérir… J’y consens. Mais laissez-moi penser que vous êtesle seul noble qui fasse son devoir en attaquant la France avec desFrançais, et non à l’aide de l’étranger. Je suis femme, et sens quesi mon enfant me frappait dans sa colère, je pourrais luipardonner&|160;; mais s’il me voyait de sang-froid déchirée par uninconnu, je le regarderais comme un monstre.

– Vous serez toujours Républicaine, dit le marquis en proie àune délicieuse ivresse excitée par les généreux accents qui leconfirmaient dans ses présomptions.

– Républicaine&|160;? Non, je ne le suis plus. Je ne vousestimerais pas si vous vous soumettiez au premier Consul,reprit-elle&|160;; mais je ne voudrais pas non plus vous voir à latête de gens qui pillent un coin de la France au lieu d’assaillirtoute la République. Pour qui vous battez-vous&|160;?Qu’attendez-vous d’un roi rétabli sur le trône par vos mains&|160;?Une femme a déjà entrepris ce beau chef-d’œuvre, le roi libéré l’alaissé brûler vive . Ces hommes-là sont les oints du Seigneur, etil y a du danger à toucher aux choses consacrées. Laissez Dieu seulles placer, les déplacer, les replacer sur leurs tabourets depourpre. Si vous avez pesé la récompense qui vous en reviendra,vous êtes à mes yeux dix fois plus grand que je ne vouscroyais&|160;; foulez-moi alors si vous le voulez aux pieds, jevous le permets, je serai heureuse.

– Vous êtes ravissante&|160;! N’essayez pas d’endoctriner cesmessieurs, je serais sans soldats.

– Ah&|160;! si vous vouliez me laisser vous convertir, nousirions à mille lieues d’ici.

– Ces hommes que vous paraissez mépriser sauront périr dans lalutte, répliqua le marquis d’un ton plus grave, et leurs tortsseront oubliés. D’ailleurs, si mes efforts sont couronnés dequelques succès, les lauriers du triomphe ne cacheront-ils pastout&|160;?

– Il n’y a que vous ici à qui je voie risquer quelque chose.

– Je ne suis pas le seul, reprit-il avec une modestie vraie.Voici là-bas deux nouveaux chefs de la Vendée. Le premier, que vousavez entendu nommer le Grand-Jacques, est le comte de Fontaine, etl’autre la Billardière, que je vous ai déjà montré.

– Et oubliez-vous Quiberon, où la Billardière a joué le rôle leplus singulier&|160;?&|160;… répondit-elle frappée d’unsouvenir.

– La Billardière a beaucoup pris sur lui, croyez-moi. Ce n’estpas être sur des roses que de servir les princes…

– Ah&|160;! vous me faites frémir&|160;! s’écria Marie. Marquis,reprit-elle d’un ton qui semblait annoncer une réticence dont lemystère lui était personnel, il suffit d’un instant pour détruireune illusion et dévoiler des secrets d’où dépendent la vie et lebonheur de bien des gens… Elle s’arrêta comme si elle eût craintd’en trop dire, et ajouta : – Je voudrais savoir les soldats de laRépublique en sûreté.

– Je serai prudent, dit-il en souriant pour déguiser sonémotion, mais ne me parlez plus de vos soldats, je vous ai répondusur ma foi de gentilhomme.

– Et après tout, de quel droit voudrais-je vous conduire&|160;?reprit-elle. Entre nous soyez toujours le maître. Ne vous ai-je pasdit que je serais au désespoir de régner sur un esclave&|160;?

– Monsieur le marquis, dit respectueusement le major Brigaut eninterrompant cette conversation, les Bleus resteront-ils donclongtemps ici&|160;?

– Ils partiront aussitôt qu’ils se seront reposés, s’écriaMarie.

Le marquis lança des regards scrutateurs sur l’assemblée, yremarqua de l’agitation, quitta mademoiselle de Verneuil, et laissamadame du Gua venir le remplacer auprès d’elle. Cette femmeapportait un masque riant et perfide que le sourire amer du jeunechef ne déconcerta point. En ce moment Francine jeta un cripromptement étouffé. Mademoiselle de Verneuil, qui vit avecétonnement sa fidèle campagnarde s’élancent vers la salle à manger,regarda madame du Gua, et sa surprise augmenta à l’aspect de lapâleur répandue sur le visage de son ennemie. Curieuse de pénétrerle secret de ce brusque départ, elle s’avança vers l’embrasure dela fenêtre où sa rivale la suivit afin de détruire les soupçonsqu’une imprudence pouvait avoir éveillés et lui sourit avec uneindéfinissable malice quand, après avoir jeté toutes deux un regardsur le paysage du lac, elles revinrent ensemble à la cheminée,Marie sans avoir rien aperçu qui justifiât la fuite de Francine,madame du Gua satisfaite d’être obéie. Le lac au bord duquelMarche-à-terre avait comparu dans la cour à l’évocation de cettefemme, allait rejoindre le fossé d’enceinte qui protégeait lesjardins, en décrivant de vaporeuses sinuosités, tantôt larges commedes étangs, tantôt resserrées comme les rivières artificielles d’unparc. Le rivage rapide et incliné que baignaient ces eaux clairespassait à quelques toises de la croisée. Occupée à contempler, surla surface des eaux, les lignes noires qu’y projetaient les têtesde quelques vieux saules, Francine observait assez insouciammentl’uniformité de courbure qu’une brise légère imprimait à leursbranchages. Tout à coup elle crut apercevoir une de leurs figuresremuant sur le miroir des eaux par quelques-uns de ces mouvementsirréguliers et spontanés qui trahissent la vie. Cette figure,quelque vague qu’elle fût, semblait être celle d’un homme. Francineattribua d’abord sa vision aux imparfaites configurations queproduisait la lumière de la lune, à travers les feuillages&|160;;mais bientôt une seconde tête se montra&|160;; puis d’autresapparurent encore dans le lointain. Les petits arbustes de la bergese courbèrent et se relevèrent avec violence. Francine vit alorscette longue haie insensiblement agitée comme un de ces grandsserpents indiens aux formes fabuleuses. Puis, çà et là, dans lesgenêts et les hautes épines, plusieurs points lumineux brillèrentet se déplacèrent. En redoublant d’attention, l’amante deMarche-à-terre crut reconnaître la première des figures noires quiallaient au sein de ce mouvant rivage. Quelque indistinctes quefussent les formes de cet homme, le battement de son cœur luipersuada qu’elle voyait en lui Marche-à-terre. Eclairée par ungeste, et impatiente de savoir si cette marche mystérieuse necachait pas quelque perfidie, elle s’élança vers la cour. Arrivéeau milieu de ce plateau de verdure, elle regarda tour à tour lesdeux corps de logis et les deux berges sans découvrir dans cellequi faisait face à l’aile inhabitée aucune trace de ce sourdmouvement. Elle prêta une oreille attentive, et entendit un légerbruissement semblable à celui que peuvent produire les pas d’unebête fauve dans le silence des forêts&|160;; elle tressaillit et netrembla pas. Quoique jeune et innocente encore, la curiosité luiinspira promptement une ruse. Elle aperçut la voiture, courut s’yblottir, et ne leva sa tête qu’avec la précaution du lièvre auxoreilles duquel résonne le bruit d’une chasse lointaine. Elle vitPille-miche qui sortit de l’écurie. Ce Chouan était accompagné dedeux paysans, et tous trois portaient des bottes de paille&|160;;ils les étalèrent de manière à former une longue litière devant lecorps de bâtiment inhabité parallèle à la berge bordée d’arbresnains, où les Chouans marchaient avec un silence qui trahissait lesapprêts de quelque horrible stratagème.

– Tu leur donnes de la paille comme s’ils devaient réellementdormir là. Assez, Pille-miche, assez, dit une voix rauque et sourdeque Francine reconnut.

– N’y dormiront-ils pas&|160;? reprit Pille-miche en laissantéchapper un gros rire bête. Mais ne crains-tu pas que le Gars ne sefâche&|160;? ajouta-t-il si bas que Francine n’entendit rien.

– Eh&|160;! bien, il se fâchera, répondit à demi-voixMarche-à-terre&|160;; mais nous aurons tué les Bleus, tout de même.– Voilà, reprit-il, une voiture qu’il faut rentrer à nous deux.

Pille-miche tira la voiture par le timon, et Marche-à-terre lapoussa par une des roues avec une telle prestesse que Francine setrouva dans la grange et sur le point d’y rester enfermée, avantd’avoir eu le temps de réfléchir à sa situation. Pille-miche sortitpour aider à amener la pièce de cidre que le marquis avait ordonnéde distribuer aux soldats de l’escorte. Marche-à-terre passait lelong de la calèche pour se retirer et fermer la porte, quand il sesentit arrêté par une main qui saisit les longs crins de sa peau dechèvre. Il reconnut des yeux dont la douceur exerçait sur lui lapuissance du magnétisme, et demeura pendant un moment comme charmé.Francine sauta vivement hors de la voiture, et lui dit de cettevoix agressive qui va merveilleusement à une femme irritée : –Pierre, quelles nouvelles as-tu donc apportées sur le chemin àcette dame et à son fils&|160;? Que fait-on ici&|160;? Pourquoi tecaches-tu&|160;? je veux tout savoir. Ces mots donnèrent au visagedu Chouan une expression que Francine ne lui connaissait pas. LeBreton amena son innocente maîtresse sur le seuil de laporte&|160;; là, il la tourna vers la lueur blanchissante de lalune, et lui répondit en la regardant avec des yeux terribles :

– Oui, par ma damnation&|160;! Francine, je te le dirai, maisquand tu m’auras juré sur ce chapelet… Et il tira un vieux chapeletde dessous sa peau de bique.

– Sur cette relique que tu connais, reprit-il, de me répondrevérité à une seule demande. Francine rougit en regardant cechapelet qui, sans doute, était un gage de leur amour. – C’estlà-dessus, reprit le Chouan tout ému, que tu as juré…

Il n’acheva pas. La paysanne appliqua sa main sur les lèvres deson sauvage amant pour lui imposer silence.

– Ai-je donc besoin de jurer&|160;? dit-elle.

Il prit sa maîtresse doucement par la main, la contempla pendantun instant, et reprit : – La demoiselle que tu sers se nomme-t-elleréellement mademoiselle de Verneuil&|160;?

Francine demeura les bras pendants, les paupières baissées, latête inclinée, pâle, interdite.

– C’est une cataud&|160;! reprit Marche-à-terre dîne voixterrible.

À ce mot, la jolie main lui couvrit encore les lèvres, maiscette fois il se recula violemment. La petite Bretonne ne vit plusd’amant, mais bien une bête féroce dans toute l’horreur de sanature. Les sourcils du Chouan étaient violemment serrés, seslèvres se contractèrent, et il montra les dents comme un chien quidéfend son maître.

– Je t’ai laissée fleur et je te retrouve fumier. Ah&|160;!pourquoi t’ai-je abandonnée&|160;! Vous venez pour nous trahir,pour livrer le Gars.

Ces phrases furent plutôt des rugissements que des paroles.Quoique Francine eût peur, à ce dernier reproche, elle osacontempler ce visage farouche, leva sur lui des yeux angéliques etrépondit avec calme : – Je gage mon salut que cela est faux. C’estdes idées de ta dame.

À son tour il baissa la tête&|160;; puis elle lui prit la main,se tourna vers elle par un mouvement mignon, et lui dit : – Pierre,pourquoi sommes-nous dans tout ça&|160;? Ecoute, je ne sais pascomment toi tu peux y comprendre quelque chose, car je n’y entendsrien&|160;! Mais souviens-toi que cette belle et noble demoiselleest ma bienfaitrice&|160;; elle est aussi la tienne, et nous vivonsquasiment comme deux sœurs. Il ne doit jamais lui arriver rien demal là où nous serons avec elle, de notre vivant du moins.Jure-le-moi donc&|160;! Ici je n’ai confiance qu’en toi.

– Je ne commande pas ici, répondit le Chouan d’un tonbourru.

Son visage devint sombre. Elle lui prit ses grosses oreillespendantes, et les lui tordit doucement, comme si elle caressait unchat.

– Eh&|160;! bien, promets-moi, reprit-elle en le voyant moinssévère, d’employer à la sûreté de notre bienfaitrice tout lepouvoir que tu as.

Il remua la tête comme s’il doutait du succès, et ce geste fitfrémir la Bretonne. En ce moment critique, l’escorte était parvenueà la chaussée. Le pas des soldats et le bruit de leurs armesréveillèrent les échos de la cour et parurent mettre un terme àl’indécision de Marche-à-terre.

– Je la sauverai peut-être, dit-il à sa maîtresse, si tu peux lafaire demeurer dans la maison. – Et, ajouta-t-il, quoi qu’il puissearriver, restes-y avec elle et garde le silence le plusprofond&|160;; sans quoi, rin.

– Je te le promets, répondit-elle dans son effroi.

– Eh&|160;! bien, rentre. Rentre à l’instant et cache ta peur àtout le monde, même à ta maîtresse.

– Oui.

Elle serra la main du Chouan, qui la regarda d’un air paternelcourant avec la légèreté d’un oiseau vers le perron&|160;; puis ilse coula dans sa haie, comme un acteur qui se sauve vers lacoulisse au moment où se lève le rideau tragique.

– Sais-tu, Merle, que cet endroit-ci m’a l’air d’une véritablesouricière, dit Gérard en arrivant au château.

– Je le vois bien, répondit le capitaine soucieux.

Les deux officiers s’empressèrent de placer des sentinelles pours’assurer de la chaussée et du portail, puis ils jetèrent desregards de défiance sur les berges et les alentours du paysage.

– Bah&|160;! dit Merle, il faut nous livrer à cette baraque-làen toute confiance ou ne pas y entrer.

– Entrons, répondit Gérard.

Les soldats, rendus à la liberté par un mot de leur chef, sehâtèrent de déposer leurs fusils en faisceaux coniques et formèrentun petit front de bandière devant la litière de paille, au milieude laquelle figurait la pièce de cidre. Ils se divisèrent engroupes auxquels deux paysans commencèrent à distribuer du beurreet du pain de seigle. Le marquis vint au-devant des deux officierset les emmena au salon. Quand Gérard eut monté le perron, et qu’ilregarda les deux ailes où les vieux mélèzes étendaient leursbranches noires, il appela Beau-pied et La-clef-des-cœurs.

– Vous allez, à vous deux, faire une reconnaissance dans lesjardins et fouiller les haies, entendez-vous&|160;? Puis, vousplacerez une sentinelle devant votre front de bandière…

– Pouvons-nous allumer notre feu avant de nous mettre en chasse,mon adjudant&|160;? dit La-clef-des-cœurs.

Gérard inclina la tête.

– Tu le vois bien, La-clef-des-cœurs, dit Beau-pied, l’adjudanta tort de se fourrer dans ce guêpier. Si Hulot nous commandait, ilne se serait jamais acculé ici&|160;; nous sommes là comme dans unemarmite.

– Es-tu bête&|160;? répondit La-clef-des-cœurs, comment, toi, leroi des malins, tu ne devines pas que cette guérite est le châteaude l’aimable particulière auprès de laquelle siffle notre joyeuxMerle, le plus fini des capitaines, et il l’épousera, cela estclair comme une baïonnette bien fourbie. Ça fera honneur à lademi-brigade, une femme comme ça.

– C’est vrai, reprit Beau-pied. Tu peux encore ajouter que voilàde bon cidre, mais je ne le bois pas avec plaisir devant ceschiennes de haies-là. Il me semble toujours voir dégringoler Laroseet Vieux-Chapeau dans le fossé de la Pellerine. Je me souviendraitoute ma vie de la queue de ce pauvre Larose, elle allait comme unmarteau de grande porte.

– Beau-pied, mon ami, tu as trop d’émagination pour un soldat.Tu devrais faire des chansons à l’Institut national.

– Si j’ai trop d’imagination, lui répliqua Beau-pied, tu n’en asguère, toi, et il te faudra du temps pour passer consul.

Le rire de la troupe mit fin à la discussion, carLa-clef-des-cœurs ne trouva rien dans sa giberne pour riposter àson antagoniste.

– Viens-tu faire ta ronde&|160;? je vais prendre à droite, moi,lui dit Beau-pied.

– Eh&|160;! bien, je prendrai la gauche, répondit son camarade.Mais avant, minute&|160;! je veux boire un verre de cidre, mongosier s’est collé comme le taffetas gommé qui enveloppe le beauchapeau de Hulot.

Le côté gauche des jardins que La-clef-des-cœurs négligeaitd’aller explorer immédiatement était par malheur la bergedangereuse où Francine avait observé un mouvement d’hommes. Toutest hasard à la guerre. En entrant dans le salon et en saluant lacompagnie, Gérard jeta un regard pénétrant sur les hommes qui lacomposaient. Le soupçon revint avec plus de force dans son âme, ilalla tout à coup vers mademoiselle de Verneuil et lui dit à voixbasse : – Je crois qu’il faut vous retirer promptement, nous nesommes pas en sûreté ici.

– Craindriez-vous quelque chose chez moi&|160;? demanda-t-elleen riant. Vous êtes plus en sûreté ici, que vous ne le seriez àMayenne.

Une femme répond toujours de son amant avec assurance. Les deuxofficiers furent rassurés. En ce moment la compagnie passa dans lasalle à manger, malgré quelques phrases insignifiantes relatives àun convive assez important qui se faisait attendre. Mademoiselle deVerneuil put, à la faveur du silence qui règne toujours aucommencement des repas, donner quelque attention à cette réunioncurieuse dans les circonstances présentes, et de laquelle elleétait en quelque sorte la cause par suite de cette ignorance queles femmes, accoutumées à se jouer de tout, portent dans lesactions les plus critiques de la vie. Un fait la surprit soudain.Les deux officiers républicains dominaient cette assemblée par lecaractère imposant de leurs physionomies. Leurs longs cheveux,tirés des tempes et réunis dans une queue énorme derrière le cou,dessinaient sur leurs fronts ces lignes qui donnent tant de candeuret de noblesse à de jeunes têtes. Leurs uniformes bleus râpés, àparements rouges usés, tout, jusqu’à leurs épaulettes rejetées enarrière par les marches et qui accusaient dans toute l’armée, mêmechez les chefs, le manque de capotes, faisait ressortir ces deuxmilitaires, des hommes au milieu desquels ils se trouvaient. –Oh&|160;! là est la nation, la liberté, se dit-elle. Puis, jetantun regard sur les royalistes : – Et, là est un homme, un roi, desprivilèges. Elle ne put se refuser à admirer la figure de Merle,tant ce gai soldat répondait complètement aux idées qu’on peutavoir de ces troupiers français, qui savent siffler un air aumilieu des balles et n’oublient pas de faire un lazzi sur lecamarade qui tombe mal. Gérard imposait. Grave et plein desang-froid, il paraissait avoir une de ces âmes vraimentrépublicaines qui, à cette époque, se rencontrèrent en foule dansles armées françaises auxquelles des dévouements noblement obscursimprimaient une énergie jusqu’alors inconnue. – Voilà un de meshommes à grandes vues, se dit mademoiselle de Verneuil. Appuyés surle présent qu’ils dominent, ils ruinent le passé, mais au profit del’avenir… Cette pensée l’attrista, parce qu’elle ne se rapportaitpas à son amant, vers lequel elle se tourna pour se venger, par uneautre admiration, de la République qu’elle haïssait déjà. En voyantle marquis entouré de ces hommes assez hardis, assez fanatiques,assez calculateurs de l’avenir, pour attaquer une Républiquevictorieuse dans l’espoir de relever une monarchie morte, unereligion mise en interdit, des princes errants et des privilègesexpirés. – Celui-ci, se dit-elle, n’a pas moins de portée quel’autre&|160;; car, accroupi sur des décombres, il veut faire dupassé, l’avenir. Son esprit nourri d’images hésitait alors entreles jeunes et les vieilles ruines. Sa conscience lui criait bienque l’un se battait pour un homme, l’autre pour un pays&|160;; maiselle était arrivée par le sentiment au point où l’on arrive par laraison, à reconnaître que le roi, c’est le pays.

En entendant retentir dans le salon les pas d’un homme, lemarquis se leva pour aller à sa rencontre. Il reconnut le conviveattendu qui, surpris de la compagnie, voulut parler&|160;; mais leGars déroba aux Républicains le signe qu’il lui fit pour l’engagerà se taire et à prendre place au festin. À mesure que les deuxofficiers républicains analysaient les physionomies de leurs hôtes,les soupçons qu’ils avaient conçus d’abord renaissaient. Levêtement ecclésiastique de l’abbé Gudin et la bizarrerie descostumes chouans éveillèrent leur prudence&|160;; ils redoublèrentalors d’attention et découvrirent de plaisants contrastes entre lesmanières des convives et leurs discours. Autant le républicanismemanifesté par quelques-uns d’entre eux était exagéré, autant lesfaçons de quelques autres étaient aristocratiques. Certains coupsd’œil surpris entre le marquis et ses hôtes, certains mots à doublesens imprudemment prononcés, mais surtout la ceinture de barbe dontle cou de quelques convives était garni et qu’ils cachaient assezmal dans leurs cravates, finirent par apprendre aux deux officiersune vérité qui les frappa en même temps. Ils se révélèrent leurscommunes pensées par un même regard, car madame du Gua les avaithabilement séparés et ils en étaient réduits au langage de leursyeux. Leur situation commandait d’agir avec adresse, ils nesavaient s’ils étaient les maîtres du château, ou s’ils y avaientété attirés dans une embûche&|160;; si mademoiselle de Verneuilétait la dupe ou la complice de cette inexplicable aventure&|160;;mais un événement imprévu précipita la crise, avant qu’ils pussenten connaître toute la gravité. Le nouveau convive était un de ceshommes carrés de base comme de hauteur, dont le teint est fortementcoloré, qui se penchent en arrière quand ils marchent, qui semblentdéplacer beaucoup d’air autour d’eux, et croient qu’il faut à toutle monde plus d’un regard pour les voir. Malgré sa noblesse, ilavait pris la vie comme une plaisanterie dont on doit tirer lemeilleur parti possible&|160;; mais, tout en s’agenouillant devantlui-même, il était bon, poli et spirituel à la manière de cesgentilshommes qui, après avoir fini leur éducation à la cour,reviennent dans leurs terres, et ne veulent jamais supposer qu’ilsont pu, au bout de vingt ans, s’y rouiller. Ces sortes de gensmanquent de tact avec un aplomb imperturbable, disentspirituellement une sottise, se défient du bien avec beaucoupd’adresse, et prennent d’incroyables peines pour donner dans unpiège. Lorsque par un jeu de fourchette qui annonçait un grandmangeur, il eut regagné le temps perdu, il leva les yeux sur lacompagnie. Son étonnement redoubla en voyant les deux officiers, etil interrogea d’un regard madame du Gua, qui, pour toute réponse,lui montra mademoiselle de Verneuil. En apercevant la sirène dontla beauté commençait à imposer silence aux sentiments d’abordexcités par madame du Gua dans l’âme des convives, le gros inconnulaissa échapper un de ces sourires impertinents et moqueurs quisemblent contenir toute une histoire graveleuse. Il se pencha àl’oreille de son voisin auquel il dit deux ou trois mots, et cesmots, qui restèrent un secret pour les officiers et pour Marie,voyagèrent d’oreille en oreille, de bouche en bouche, jusqu’au cœurde celui qu’ils devaient frapper à mort. Les chefs des Vendéens etdes Chouans tournèrent leurs regards sur le marquis de Montauranavec une curiosité cruelle. Les yeux de madame du Gua allèrent dumarquis à mademoiselle de Verneuil étonnée, en lançant des éclairsde joie. Les officiers inquiets se consultèrent en attendant lerésultat de cette scène bizarre. Puis, en un moment, lesfourchettes demeurèrent inactives dans toutes les mains, le silencerégna dans la salle, et tous les regards se concentrèrent sur leGars. Une effroyable rage éclata sur ce visage colère et sanguin,qui prit une teinte de cire. Le jeune chef se tourna vers leconvive d’où ce serpenteau était parti, et d’une voix qui semblacouverte d’un crêpe : – Mort de mon âme, comte, cela est-ilvrai&|160;? demanda-t-il.

– Sur mon honneur, répondit le comte en s’inclinant avecgravité.

Le marquis baissa les yeux un moment, et il les releva bientôtpour les reporter sur Marie, qui, attentive à ce débat, recueillitce regard plein de mort.

– Je donnerais ma vie, dit-il à voix basse, pour me venger surl’heure.

Madame du Gua comprit cette phrase au mouvement seul des lèvreset sourit au jeune homme, comme on sourit à un ami dont ledésespoir va cesser. Le mépris général pour mademoiselle deVerneuil, peint sur toutes les figures, mit le comble àl’indignation des deux Républicains, qui se levèrentbrusquement.

– Que désirez-vous, citoyens&|160;? demanda madame du Gua.

– Nos épées, citoyennes, répondit ironiquement Gérard.

– Vous n’en avez pas besoin à table, dit le marquisfroidement.

– Non, mais nous allons jouer à un jeu que vous connaissez,répondit Gérard en reparaissant. Nous nous verrons ici d’un peuplus près qu’à La Pellerine.

L’assemblée resta stupéfaite. En ce moment une décharge faiteavec un ensemble terrible pour les oreilles des deux officiers,retentit dans la cour. Les deux officiers s’élancèrent sur leperron&|160;; là, ils virent une centaine de Chouans qui ajustaientquelques soldats survivant à leur première décharge, et quitiraient sur eux comme sur des lièvres. Ces Bretons sortaient de larive où Marche-à-terre les avait postés au péril de leur vie&|160;;car, dans cette évolution et après les derniers coups de fusil, onentendit, à travers les cris des mourants, quelques Chouans tombantdans les eaux, où ils roulèrent comme des pierres dans un gouffre.Pille-miche visait Gérard, Marche-à-terre tenait Merle enrespect.

– Capitaine, dit froidement le marquis à Merle en lui répétantles paroles que le Républicain avait dites de lui, voyez-vous, leshommes sont comme les nèfles, ils mûrissent sur la paille. Et, parun geste de main, il montra l’escorte entière des Bleus couchée surla litière ensanglantée, où les Chouans achevaient les vivants, etdépouillaient les morts avec une incroyable célérité. – J’avaisbien raison de vous dire que vos soldats n’iraient pas jusqu’à LaPellerine, ajouta le marquis. Je crois aussi que votre tête serapleine de plomb avant la mienne, qu’en dites-vous&|160;?

Montauran éprouvait un horrible besoin de satisfaire sa rage.Son ironie envers le vaincu, la férocité, la perfidie même de cetteexécution militaire faite sans son ordre et qu’il avouait alors,répondaient aux vœux secrets de son cœur. Dans sa fureur, il auraitvoulu anéantir la France. Les Bleus égorgés, les deux officiersvivants, tous innocents du crime dont il demandait vengeance,étaient entre ses mains comme les cartes que dévore un joueur audésespoir.

– J’aime mieux périr ainsi que de triompher comme vous, ditGérard. Puis, en voyant ses soldats nus et sanglants, il s’écria :– Les avoir assassinés lâchement, froidement&|160;!

– Comme le fut Louis XVI, monsieur, répondit vivement lemarquis.

– Monsieur, répliqua Gérard avec hauteur, il existe dans leprocès d’un roi des mystères que vous ne comprendrez jamais.

– Accuser le roi&|160;! s’écria le marquis hors de lui.

– Combattre la France&|160;! répondit Gérard d’un ton demépris.

– Niaiserie, dit le marquis.

– Parricide&|160;! reprit le Républicain.

– Régicide&|160;!

– Eh&|160;! bien, vas-tu prendre le moment de ta mort pour tedisputer&|160;? s’écria gaiement Merle.

– C’est vrai, dit froidement Gérard en se retournant vers lemarquis. Monsieur, si votre intention est de nous donner la mort,reprit-il, faites-nous au moins la grâce de nous fusillersur-le-champ.

– Te voilà bien&|160;! reprit le capitaine, toujours pressé d’enfinir. Mais, mon ami, quand on va loin et qu’on ne pourra pasdéjeuner le lendemain, on soupe.

Gérard s’élança fièrement et sans mot dire vers lamuraille&|160;; Pille-miche l’ajusta en regardant le marquisimmobile, prit le silence de son chef pour un ordre, etl’adjudant-major tomba comme un arbre. Marche-à-terre courutpartager cette nouvelle dépouille avec Pille-miche. Comme deuxcorbeaux affamés, ils eurent un débat et grognèrent sur le cadavreencore chaud.

– Si vous voulez achever de souper, capitaine, vous êtes librede venir avec moi, dit le marquis à Merle, qu’il voulut garder pourfaire des échanges.

Le capitaine rentra machinalement avec le marquis, en disant àvoix basse, comme s’il s’adressait un reproche : – C’est cettediablesse de fille qui est cause de ça. Que dira Hulot&|160;?

– Cette fille&|160;! s’écria le marquis d’un ton sourd. C’estdonc bien décidément une fille&|160;!

Le capitaine semblait avoir tué Montauran, qui le suivait toutpâle, défait, morne, et d’un pas chancelant. Il s’était passé dansla salle à manger une autre scène qui, par l’absence du marquis,prit un caractère tellement sinistre, que Marie, se trouvant sansson protecteur, put croire à l’arrêt de mort écrit dans les yeux desa rivale. Au bruit de la décharge, tous les convives s’étaientlevés, moins madame du Gua.

– Rasseyez-vous, dit-elle, ce n’est rien, nos gens tuent lesBleus. Lorsqu’elle vit le marquis dehors, elle se leva. –Mademoiselle que voici, s’écria-t-elle avec le calme d’une sourderage, venait nous enlever le Gars&|160;! Elle venait essayer de lelivrer à la République.

– Depuis ce matin je l’aurais pu livrer vingt fois, et je lui aisauvé la vie, répliqua mademoiselle de Verneuil.

Madame du Gua s’élança sur sa rivale avec la rapidité del’éclair&|160;; elle brisa, dans son aveugle emportement, lesfaibles brandebourgs du spencer de la jeune fille surprise parcette soudaine irruption, viola d’une main brutale l’asile sacré oùla lettre était cachée, déchira l’étoffe, les broderies, le corset,la chemise&|160;; puis elle profita de cette recherche pourassouvir sa jalousie, et sut froisser avec tant d’adresse et defureur la gorge palpitante de sa rivale, qu’elle y laissa lestraces sanglantes de ses ongles, en éprouvant un sombre plaisir àlui faire subir une si odieuse prostitution. Dans la faible lutteque Marie opposa à cette femme furieuse, sa capote dénouée tomba,ses cheveux rompirent leurs liens et s’échappèrent en bouclesondoyantes&|160;; son visage rayonna de pudeur, puis deux larmestracèrent un chemin humide et brûlant le long de ses joues etrendirent le feu de ses yeux plus vifs&|160;; enfin, letressaillement de la honte la livra frémissante aux regards desconvives. Des juges même endurcis auraient cru à son innocence envoyant sa douleur.

La haine calcule si mal, que madame du Gua ne s’aperçut pasqu’elle n’était écoutée de personne pendant que, triomphante, elles’écriait : – Voyez, messieurs, ai-je donc calomnié cette horriblecréature&|160;?

– Pas si horrible, dit à voix basse le gros convive auteur dudésastre. J’aime prodigieusement ces horreurs-là, moi.

– Voici, reprit la cruelle Vendéenne, un ordre signé Laplace etcontre-signé Dubois. À ces noms quelques personnes levèrent latête. – Et en voici la teneur, dit en continuant madame du Gua:

 » Les citoyens commandants militaires de tout grade,administrateurs de district, les procureurs-syndics, etc., desdépartements insurgés, et particulièrement ceux des localités où setrouvera le ci-devant marquis de Alontauran, chef de brigands etsurnommé le Gars, devront prêter secours et assistance à lacitoyenne Marie Verneuil et se conformer aux ordres qu’elle pourraleur donner, chacun en ce qui le concerne, etc.  »

– Une fille d’Opéra prendre un nom illustre pour le souiller decette infamie&|160;! ajouta-t-elle.

Un mouvement de surprise se manifesta dans l’assemblée.

– La partie n’est pas égale si la République emploie de sijolies femmes contre nous, dit gaiement le baron du Guénic.

– Surtout des filles qui ne mettent rien au jeu, répliqua madamedu Gua.

– Rien&|160;? dit le chevalier du Vissard, mademoiselle acependant un domaine qui doit lui rapporter de bien grossesrentes&|160;!

– La République aime donc bien à rire, pour nous envoyer desfilles de joie en ambassade, s’écria l’abbé Gudin.

– Mais mademoiselle recherche malheureusement des plaisirs quituent, reprit madame du Gua avec une horrible expression de joiequi indiquait le terme de ces plaisanteries.

– Comment donc vivez-vous encore, madame&|160;? dit la victimeen se relevant après avoir réparé le désordre de sa toilette.

Cette sanglante épigramme imprima une sorte de respect pour unesi fière victime et imposa silence à l’assemblée. Madame du Gua viterrer sur les lèvres des chefs un sourire dont l’ironie la mit enfureur&|160;; et alors, sans apercevoir le marquis ni le capitainequi survinrent – Pille-miche, emporte-la, dit-elle au Chouan en luidésignant mademoiselle de Verneuil, c’est ma part du butin, je tela donne, fais-en tout ce que tu voudras.

À ce mot tout prononcé par cette femme, l’assemblée entièrefrissonna, car les têtes hideuses de Marche-à-terre et dePille-miche se montrèrent derrière le marquis, et le suppliceapparut dans toute son horreur.

Francine debout, les mains jointes, les yeux pleins de larmes,restait comme frappée de la foudre. Mademoiselle de Verneuil, quirecouvra dans le danger toute sa présence d’esprit, jeta surl’assemblée un regard de mépris, ressaisit la lettre que tenaitmadame du Gua, leva la tête, et l’œil sec, mais fulgurant, elles’élança vers la porte où l’épée de Merle était restée. Là ellerencontra le marquis froid et immobile comme une statue. Rien neplaidait pour elle sur ce visage dont tous les traits étaient fixeset fermes. Blessée dans son cœur, la vie lui devint odieuse.L’homme qui lui avait témoigné tant d’amour avait donc entendu lesplaisanteries dont elle venait d’être accablée, et restait letémoin glacé de la prostitution qu’elle venait d’endurer lorsqueles beautés qu’une femme réserve à l’amour essuyèrent tous lesregards&|160;! Peut-être aurait-elle pardonné à Montauran sessentiments de mépris, mais elle s’indigna d’avoir été vue par luidans une infâme situation&|160;; elle lui lança un regard stupideet plein de haine, car elle sentit naître dans son cœurd’effroyables désirs de vengeance. En voyant la mort derrière elle,son impuissance l’étouffa. Il s’éleva dans sa tête comme untourbillon de folle&|160;; son sang bouillonnant lui fit voir lemonde comme un incendie&|160;; alors, au lieu de se tuer, ellesaisit l’épée, la brandit sur le marquis, la lui enfonça jusqu’à lagarde&|160;; mais l’épée ayant glissée entre le bras et le flanc,le Gars arrêta Marie par le poignet et l’entraîna hors de la salle,aidé par Pille-miche, qui se jeta sur cette créature furieuse aumoment où elle essaya de tuer le marquis. À ce spectacle, Francinejeta des cris perçants. – Pierre&|160;! Pierre&|160;! Pierre&|160;!s’écria-t-elle avec des accents lamentables.

Et tout en criant elle suivit sa maîtresse.

Le marquis laissa l’assemblée stupéfaite, et sortit en fermantla porte de la salle. Quand il arriva sur le perron, il tenaitencore le poignet de cette femme et le serrait par un mouvementconvulsif, tandis que les doigts nerveux de Pille-miche enbrisaient presque l’os du bras&|160;; mais elle ne sentait que lamain brûlante du jeune chef, qu’elle regarda froidement.

– Monsieur, vous me faites mal&|160;!

Pour toute réponse, le marquis contempla pendant un moment samaîtresse.

– Avez-vous donc quelque chose à venger bassement comme cettefemme a fait&|160;? dit-elle. Puis, apercevant les cadavres étendussur la paille, elle s’écria en frissonnant : – La foi d’ungentilhomme&|160;! ah&|160;! ah&|160;! ah&|160;! Après ce rire, quifut affreux, elle ajouta : – La belle journée&|160;!

– Oui, belle, répéta-t-il, et sans lendemain.

Il abandonna la main de mademoiselle de Verneuil, après avoircontemplé d’un dernier, d’un long regard, cette ravissante créatureà laquelle il lui était presque impossible de renoncer. Aucun deces deux esprits altiers ne voulut fléchir. Le marquis attendaitpeut-être une larme&|160;; mais les yeux de la jeune fillerestèrent secs et fiers. Il se retourna vivement en laissant àPille-miche sa victime.

– Dieu m’entendra marquis, je lui demanderai pour vous une bellejournée sans lendemain&|160;!

Pille-miche, embarrassé d’une si belle proie, l’entraîna avecune douceur mêlée de respect et d’ironie. Le marquis poussa unsoupir, rentra dans la salle, et offrit à ses hôtes un visagesemblable à celui d’un mort dont les yeux n’auraient pas étéfermés.

La présence du capitaine Merle était inexplicable pour lesacteurs de cette tragédie&|160;; aussi tous le contemplèrent-ilsavec surprise en s’interrogeant du regard. Merle s’aperçut del’étonnement des Chouans, et, sans sortir de son caractère, il leurdit en souriant tristement : – Je ne crois pas, messieurs, que vousrefusiez un verre de vin à un homme qui va faire sa dernièreétape.

Ce fut au moment où l’assemblée était calmée par ces parolesprononcées avec une étourderie française qui devait plaire auxVendéens, que Montauran reparut, et sa figure pâle, son regardfixe, glacèrent tous les convives.

– Vous allez voir, dit le capitaine, que le mort va mettre lesvivants en train.

– Ah&|160;! dit le marquis en laissant échapper le geste d’unhomme qui s’éveille, vous voilà, mon cher conseil deguerre&|160;!

Et il lui tendit une bouteille de vin de Grave, comme pour luiverser à boire.

– Oh&|160;! merci, citoyen marquis, je pourrais m’étourdir,voyez-vous.

À cette saillie, madame du Gua dit aux convives en souriant : –Allons, épargnons-lui le dessert.

– Vous êtes bien cruelle dans vos vengeances, madame, réponditle capitaine. Vous oubliez mon ami assassiné, qui m’attend, et jene manque pas à mes rendez-vous.

– Capitaine, dit alors le marquis en lui jetant son gant, vousêtes libre&|160;! Tenez, voilà un passeport. Les Chasseurs du Roisavent qu’on ne doit pas tuer tout le gibier.

– Va pour la vie&|160;! répondit Merle, mais vous avez tort, jevous réponds de jouer serré avec vous, je ne vous ferai pas degrâce. Vous pouvez être très habile, mais vous ne valez pas Gérard.Quoique votre tête ne puisse jamais me payer la sienne, il me lafaudra, et je l’aurai.

– Il était donc bien pressé, reprit le marquis.

– Adieu&|160;! je pouvais trinquer avec mes bourreaux, je nereste pas avec les assassins de mon ami, dit le capitaine quidisparut en laissant les convives étonnés.

– Eh&|160;! bien, messieurs, que dites-vous des échevins, deschirurgiens et des avocats qui dirigent la République&|160;?demanda froidement le Gars.

– Par la mort-dieu, marquis, répondit le comte de Bauvan, ilssont en tout cas bien mal élevés. Celui-ci nous a fait, je crois,une impertinence.

La brusque retraite du capitaine avait un secret motif. Lacréature si dédaignée, si humiliée, et qui succombait peut-être ence moment, lui avait offert dans cette scène des beautés sidifficiles à oublier qu’il se disait en sortant : – Si c’est unefille, ce n’est pas une fille ordinaire, et j’en ferai certes bienma femme… Il désespérait si peu de la sauver des mains de cessauvages, que sa première pensée, en ayant la vie sauve, avait étéde la prendre désormais sous sa protection. Malheureusement enarrivant sur le perron, le capitaine trouva la cour déserte. Iljeta les yeux autour de lui, écouta le silence et n’entendit rienque les rires bruyants et lointains des Chouans qui buvaient dansles jardins, en partageant leur butin. Il se hasarda à tournerl’aile fatale devant laquelle ses soldats avaient étéfusillés&|160;; et, de ce coin, à la faible lueur de quelqueschandelles, il distingua les différents groupes que formaient lesChasseurs du Roi. Ni Pille-miche, ni Marche-à-terre, ni la jeunefille ne s’y trouvaient&|160;; mais en ce moment, il se sentitdoucement tiré par le pan de son uniforme, se retourna et vitFrancine à genoux.

– Où est-elle&|160;? demanda-t-il.

– Je ne sais pas, Pierre m’a chassée en m’ordonnant de ne pasbouger.

– Par où sont-ils allés&|160;?

– Par là, répondit-elle en montrant la chaussée.

Le capitaine et Francine aperçurent alors dans cette directionquelques ombres projetées sur les eaux du lac par la lumière de lalune, et reconnurent des formes féminines dont la finesse quoiqueindistincte leur fit battre le cœur.

– Oh&|160;! c’est elle, dit la Bretonne.

Mademoiselle de Verneuil paraissait être debout, et résignée aumilieu de quelques figures dont les mouvements accusaient undébat.

– Ils sont plusieurs, s’écria le capitaine. C’est égal,marchons&|160;!

– Vous allez vous faire tuer inutilement, dit Francine.

– Je suis déjà mort une fois aujourd’hui, répondit-ilgaiement.

Et tous deux s’acheminèrent vers le portail sombre derrièrelequel la scène se passait. Au milieu de la route, Francines’arrêta.

Non, je n’irai pas plus loin&|160;! s’écria-t-elle doucement,Pierre m’a dit de ne pas m’en mêler&|160;; je le connais&|160;!nous allons tout gâter. Faites ce que vous voudrez, monsieurl’officier, mais éloignez-vous. Si Pierre vous voyait auprès demoi, il vous tuerait.

En ce moment, Pille-miche se montra hors du portail, appela lepostillon resté dans l’écurie, aperçut le capitaine et s’écria endirigeant son fusil sur lui : – Sainte Anne d’Auray&|160;! lerecteur d’Antrain avait bien raison de nous dire que les Bleussignent des pactes avec le diable. Attends, attends, je m’en v aiste faire ressusciter, moi&|160;!

– Hé&|160;! j’ai la vie sauve, lui cria Merle en se voyantmenacé. Voici le gant de ton chef.

– Oui, voilà bien les esprits, reprit le Chouan. Je ne te ladonne pas, moi, la vie, Ave Maria&|160;!

Il tira. Le coup de feu atteignit à la tête le capitaine, quitomba. Quand Francine s’approcha de Merle, elle l’entenditprononcer indistinctement ces paroles : – J’aime encore mieuxrester avec eux que de revenir sans eux.

Le Chouan s’élança sur le Bleu pour le dépouiller en disant : –Il y a cela de bon chez ces revenants, qu’ils ressuscitent avecleurs habits. En voyant dans la main du capitaine qui avait fait legeste de montrer le gant du Gars, cette sauvegarde sacrée, il restastupéfait. – Je ne voudrais pas être dans la peau du fils de mamère, s’écria-t-il. Puis il disparut avec la rapidité d’unoiseau.

– Pour comprendre cette rencontre si fatale au capitaine, il estnécessaire de suivre mademoiselle de Verneuil quand le marquis, enproie au désespoir et à la rage, l’eut quittée en l’abandonnant àPille-miche.

Francine saisit alors, par un mouvement convulsif, le bras deMarche-à-terre, et réclama, les yeux pleins de larmes, la promessequ’il lui avait faite. À quelques pas d’eux, Pille-miche entraînaitsa victime comme s’il eût tiré après lui quelque fardeau grossier.Marie, les cheveux épars, la tête penchée, tourna les yeux vers lelac&|160;; mais, retenue par un poignet d’acier, elle fut forcée desuivre lentement le Chouan, qui se retourna plusieurs fois pour laregarder ou pour lui faire hâter sa marche, et chaque fois unepensée joviale dessina sur cette figure un épouvantablesourire.

– Est-elle godaine&|160;!&|160;… s’écria-t-il avec une grossièreemphase.

En entendant ces mots, Francine recouvra la parole.

– Pierre&|160;?

– Eh&|160;! bien.

– Il va donc tuer mademoiselle.

– Pas tout de suite, répondit Marche-à-terre.

– Mais elle ne se laissera pas faire, et si elle meurt jemourrai.

– Ha&|160;! ben, tu l’aimes trop, qu’elle meure&|160;! ditMarche-à-terre.

– Si nous sommes riches et heureux, c’est à elle que nousdevrons notre bonheur&|160;; mais qu’importe, n’as-tu pas promis dela sauver de tout malheur&|160;?

– Je vais essayer, mais reste là, ne bouge pas.

Sur-le-champ le bras de Marche-à-terre resta libre, et Francine,en proie à la plus horrible inquiétude, attendit dans la cour.Marche-à-terre rejoignit son camarade au moment où ce dernier,après être entré dans la grange, avait contraint sa victime àmonter en voiture. Pille-miche réclama le secours de son compagnonpour sortir la calèche.

– Que veux-tu faire de tout cela&|160;? lui demandaMarche-à-terre.

– Ben&|160;! la grande garce m’a donné la femme, et tout ce quiest à elle est à mé.

– Bon pour la voiture, tu en feras des sous&|160;; mais lafemme&|160;? elle te sautera au visage comme un chat.

Pille-miche partit d’un éclat de rire bruyant et répondit : –Quien, je l’emporte itou chez mé, je l’attacherai.

– Hé&|160;! ben, attelons les chevaux, dit Marche-à-terre.

Un moment après, Marche-à-terre, qui avait laissé son camaradegardant sa proie, mena la calèche hors du portail, sur la chaussée,et Pille-miche monta près de mademoiselle de Verneuil, sanss’apercevoir qu’elle prenait son élan pour se précipiter dansl’étang.

– Ho&|160;! Pille-miche, cria Marche-à-terre.

– Quoi&|160;?

– Je t’achète tout ton butin.

– Gausses-tu&|160;? demanda le Chouan en tirant sa prisonnièrepar les jupons comme un boucher ferait d’un veau qui s’échappe.

– Laisse-la-moi voir, je te dirai un prix.

L’infortunée fut contrainte de descendre et demeura entre lesdeux Chouans, qui la tinrent chacun par une main, en la contemplantcomme les deux vieillards durent regarder Suzanne dans sonbain.

– Veux-tu, dit Marche-à-terre en poussant un soupir, veux-tutrente livres de bonne rente&|160;?

– Ben vrai.

– Tope, lui dit Marche-à-terre en lui tendant la main.

– Oh&|160;! je tope, il y a de quoi avoir des Bretonnes avec ça,et des godaines&|160;! Mais la voiture, à qui qué sera&|160;?reprit Pille-miche en se ravisant.

– À moi, s’écria Marche-à-terre d’un son de voix terrible quiannonça l’espèce de supériorité que son caractère féroce luidonnait sur tous ses compagnons.

– Mais s’il y avait de l’or dans la voiture&|160;?

– N’as-tu pas topé&|160;?

– Oui, j’ai topé.

– Eh&|160;! bien, va chercher le postillon qui est garrotté dansl’écurie.

– Mais s’il y avait de l’or dans…

– Y en a-t-il&|160;? demanda brutalement Marche-à-terre à Marieen lui secouant le bras.

– J’ai une centaine d’écus, répondit mademoiselle deVerneuil.

À ces mots les deux Chouans se regardèrent.

– Eh&|160;! mon bon ami, ne nous brouillons pas pour une Bleue,dit Pille-miche à l’oreille de Marche-à-terre, boutons-la dansl’étang avec une pierre au cou, et partageons les cent écus.

– Je te donne les cent écus dans ma part de la rançon ded’Orgemont, s’écria Marche-à-terre en étouffant un grognement causépar ce sacrifice.

Pille-miche poussa une espèce de cri rauque, alla chercher lepostillon, et sa joie porta malheur au capitaine qu’il rencontra.En entendant le coup de feu, Marche-à-terre s’élança vivement àl’endroit où Francine, encore épouvantée, priait à genoux, lesmains jointes auprès du pauvre capitaine, tant le spectacle d’unmeurtre l’avait vivement frappée.

– Cours à ta maîtresse, lui dit brusquement le Chouan, elle estsauvée&|160;!

Il courut chercher lui-même le postillon, revint avec larapidité de l’éclair, et, en passant de nouveau devant le corps deMerle, il aperçut le gant du Gars que la main morte serraitconvulsivement encore.

– Oh&|160;! oh&|160;! s’écria-t-il, Pille-miche a fait là untraître coup&|160;! Il n’est pas sûr de vivre de ses rentes.

Il arracha le gant et dit à mademoiselle de Verneuil, quis’était déjà placée dans la calèche avec Francine : – Tenez, prenezce gant. Si dans la route nos hommes vous attaquaient, criezOh&|160;! le Gars&|160;! Montrez ce passeport-là, rien de mal nevous arrivera. – Francine, dit-il en se tournant vers elle et luisaisissant fortement la main, nous sommes quittes avec cettefemme-là, viens avec moi et que le diable l’emporte.

– Tu veux que je l’abandonne en ce moment&|160;! réponditFrancine d’une voix douloureuse.

Marche-à-terre se gratta l’oreille et le front&|160;; puis, illeva la tête, et fit voir des yeux armés d’une expression féroce :– C’est juste, dit-il. Je te laisse à elle huit jours&|160;; sipassé ce terme, tu ne viens pas avec moi… Il n’acheva pas, mais ildonna un violent coup du plat de sa main sur l’embouchure de sacarabine. Après avoir fait le geste d’ajuster sa maîtresse, ils’échappa sans vouloir entendre de réponse.

Aussitôt que le Chouan fut parti, une voix qui semblait sortirde l’étang cria sourdement – Madame, madame.

Le postillon et les deux femmes tressaillirent d’horreur, carquelques cadavres avaient flotté jusque-là. Un Bleu caché derrièreun arbre se montra.

– Laissez-moi monter sur la giberne de votre fourgon, ou je suisun homme mort. Le damné verre de cidre que La-clef-des-cœurs avoulu boire a coûté plus d’une pinte de sang&|160;! s’il m’avaitimité et fait sa ronde, les pauvres camarades ne seraient pas là,flottant comme des galiotes.

Pendant que ces événements se passaient au-dehors, les chefsenvoyés de la Vendée et ceux des Chouans délibéraient, le verre àla main, sous la présidence du marquis de Montauran. De fréquenteslibations de vin de Bordeaux animèrent cette discussion, qui devintimportante et grave à la fin du repas. Au dessert, au moment où laligne commune des opérations militaires était décidée, lesroyalistes portèrent une santé aux Bourbons. Là, le coup de feu dePille-miche retentit comme un écho de la guerre désastreuse que cesgais et ces nobles conspirateurs voulaient faire à la République.Madame du Gua tressaillit&|160;; et, au mouvement que lui causa leplaisir de se savoir débarrassée de sa rivale, les convives seregardèrent en silence. Le marquis se leva de table et sortit.

– Il l’aimait pourtant&|160;! dit ironiquement madame du Gua.Allez donc lui tenir compagnie, monsieur de Fontaine, il seraennuyeux comme les mouches, si on lui laisse broyer du noir.

Elle alla à la fenêtre qui donnait sur la cour, pour tâcher devoir le cadavre de Marie. De là, elle put distinguer, aux derniersrayons de la lune qui se couchait, la calèche gravissant l’avenuede pommiers avec une célérité incroyable. Le voile de mademoisellede Verneuil, emporté par le vent, flottait hors de la calèche. Àcet aspect, madame du Gua furieuse quitta l’assemblée. Le marquis,appuyé sur le perron et plongé dans une sombre méditation,contemplait cent cinquante Chouans environ qui, après avoir procédédans les jardins au partage du butin, étaient revenus achever lapièce de cidre et le pain promis aux Bleus. Ces soldats de nouvelleespèce et sur lesquels se fondaient les espérances de la monarchie,buvaient par groupes, tandis que, sur la berge qui faisait face auperron, sept ou huit d’entre eux s’amusaient à lancer dans les eauxles cadavres des Bleus auxquels ils attachaient des pierres. Cespectacle, joint aux différents tableaux que présentaient lesbizarres costumes et les sauvages expressions de ces garsinsouciants et barbares, était si extraordinaire et si nouveau pourmonsieur de Fontaine, à qui les troupes vendéennes avaient offertquelque chose de noble et de régulier, qu’il saisit cette occasionpour dire au marquis de Montauran Qu’espérez-vous pouvoir faireavec de semblables bêtes&|160;?

– Pas grand-chose, n’est-ce pas, cher comte&|160;! répondit leGars.

– Sauront-ils jamais manœuvrer en présence desRépublicains&|160;?

– Jamais.

– Pourront-ils seulement comprendre et exécuter vosordres&|160;?

– Jamais.

– À quoi donc vous seront-ils bons&|160;?

– À plonger mon épée dans le ventre de la République, reprit lemarquis d’une voix tonnante, à me donner Fougères en trois jours ettoute la Bretagne en dix&|160;! Allez, monsieur, dit-il d’une voixplus douce, partez pour la Vendée&|160;; que d’Autichamp, Suzannet,l’abbé Bernier marchent seulement aussi rapidement que moi&|160;;qu’ils ne traitent pas avec le premier Consul, comme on me le faitcraindre (là il serra fortement la main du Vendéen), nous seronsalors dans vingt jours à trente lieues de Paris.

– Mais la République envoie contre nous soixante mille hommes etle général Brune.

– Soixante mille hommes&|160;! vraiment&|160;? reprit le marquisavec un rire moqueur. Et avec quoi Bonaparte ferait-il la campagned’Italie&|160;? Quant au général Brune, il ne viendra pas,Bonaparte l’a dirigé contre les Anglais en Hollande, et le généralHédouville, l’ami de notre ami Barras, le remplace ici. Mecomprenez-vous&|160;?

En l’entendant parler ainsi, monsieur de Fontaine regarda lemarquis de Montauran d’un air fin et spirituel qui semblait luireprocher de ne pas comprendre lui-même le sens des parolesmystérieuses qui lui étaient adressées. Les deux gentilshommess’entendirent alors parfaitement, mais le jeune chef répondit avecun indéfinissable sourire aux pensées qu’ils s’exprimèrent des yeux: – Monsieur de Fontaine, connaissez-vous mes armes&|160;? madevise est : Persévérer jusqu’à la mort.

Le comte de Fontaine prit la main de Montauran et la lui serraen disant : – J’ai été laissé pour mort aux Quatre-Chemins, ainsivous ne doutez pas de moi&|160;; mais croyez à mon expérience, lestemps sont changés.

– Oh&|160;! oui, dit La Billardière qui survint. Vous êtesjeune, marquis. Ecoutez-moi&|160;? vos biens n’ont pas tous étévendus…

– Ah&|160;! concevez-vous le dévouement sans sacrifice&|160;!dit Montauran.

– Connaissez-vous bien le Roi&|160;? dit La Billardière.

– Oui&|160;!

– Je vous admire.

– Le Roi, répondit le jeune chef, c’est le prêtre, et je me batspour la Foi&|160;!

Ils se séparèrent, le Vendéen convaincu de la nécessité de serésigner aux événements en gardant sa foi dans son cœur, LaBillardière pour retourner en Angleterre, Montauran pour combattreavec acharnement et forcer par les triomphes qu’il rêvait lesVendéens à coopérer à son entreprise.

Ces événements avaient excité tant d’émotions dans l’âme demademoiselle de Verneuil, qu’elle se pencha tout abattue, et commemorte, au fond de la voiture, en donnant l’ordre d’aller àFougères. Francine imita le silence de sa maîtresse. Le postillon,qui craignit quelque nouvelle aventure, se hâta de gagner la granderoute, et arriva bientôt au sommet de La Pellerine.

Marie de Verneuil traversa, dans le brouillard épais etblanchâtre du matin, la belle et large vallée du Couesnon, où cettehistoire a commencé, et entrevit à peine, du haut de La Pellerine,le rocher de schiste sur lequel est bâtie la ville de Fougères. Lestrois voyageurs en étaient encore séparés d’environ deux lieues. Ense sentant transie de froid, mademoiselle de Verneuil pensa aupauvre fantassin qui se trouvait derrière la voiture, et voulutabsolument, malgré ses refus, qu’il montât près de Francine. La vuede Fougères la tira pour un moment de ses réflexions. D’ailleurs,le poste placé à la porte Saint-Léonard ayant refusé l’entrée de laville à des inconnus, elle fut obligée d’exhiber sa lettreministérielle&|160;; elle se vit alors à l’abri de toute entreprisehostile en entrant dans cette place, dont, pour le moment, leshabitants étaient les seuls défenseurs. Le postillon ne lui trouvapas d’autre asile que l’auberge de la Poste.

– Madame, dit le Bleu qu’elle avait sauvé, si vous avez jamaisbesoin d’administrer un coup de sabre à un particulier, ma vie està vous. Je suis bon là. Je me nomme Jean Falcon, dit Beau-pied,sergent à la première compagnie des lapins de Hulot,soixante-douzième demi-brigade, surnommée la Mayençaise. Faitesexcuse de ma condescendance et de ma vanité&|160;; mais je ne puisvous offrir que l’âme d’un sergent, je n’ai que ça, pour le quartd’heure, à votre service.

Il tourna sur ses talons et s’en alla en sifflant.

– Plus bas on descend dans la société, dit amèrement Marie, pluson y trouve de sentiments généreux sans ostentation. Un marquis medonne la mort pour la vie, et un sergent… Enfin, laissons cela.

Lorsque la belle Parisienne fut couchée dans un lit bien chaud,sa fidèle Francine attendit en vain le mot affectueux auquel elleétait habituée&|160;; mais en la voyant inquiète et debout, samaîtresse fit un signe empreint de tristesse.

– On nomme cela une journée, Francine, dit-elle. Je suis de dixans plus vieille.

Le lendemain matin, à son lever, Corentin se présenta pour voirMarie, qui lui permit d’entrer.

– Francine, dit-elle, mon malheur est donc immense, la vue deCorentin ne m’est pas trop désagréable.

Néanmoins, en revoyant cet homme, elle éprouva pour la millièmefois une répugnance instinctive que deux ans de connaissancen’avaient pu adoucir.

– Eh&|160;! bien, dit-il en souriant, j’ai cru à la réussite. Cen’était donc pas lui que vous teniez&|160;?

– Corentin, répondit-elle avec une lente expression de douleur,ne me parlez de cette affaire que quand j’en parlerai moi-même.

Cet homme se promena dans la chambre et jeta sur mademoiselle deVerneuil des regards obliques, en essayant de deviner les penséessecrètes de cette singulière fille, dont le coup d’œil avait assezde portée pour déconcerter, par instants, les hommes les plushabiles.

– J’ai prévu cet échec, reprit-il après un moment de silence.S’il vous plaisait d’établir votre quartier général dans cetteville, j’ai déjà pris des informations. Nous sommes au cœur de lachouannerie. Voulez-vous y rester&|160;? Elle répondit par un signede tête affirmatif qui donna lieu à Corentin d’établir desconjectures, en partie vraies, sur les événements de la veille. –J’ai loué pour vous une maison nationale invendue. Ils sont bienpeu avancés dans ce pays-ci. Personne n’a osé acheter cettebaraque, parce qu’elle appartient à un émigré qui passe pourbrutal. Elle est située auprès de l’église Saint-Léonard&|160;; etma paole d’hôneur, on y jouit d’une vue ravissante. On peut tirerparti de ce chenil, il est logeable, voulez-vous y venir&|160;?

– À l’instant, s’écria-t-elle.

– Mais il me faut encore quelques heures pour y mettre del’ordre et de la propreté, afin que vous y trouviez tout à votregoût.

– Qu’importe, dit-elle, j’habiterais un cloître, une prison sanspeine. Néanmoins, faites en sorte que, ce soir, je puisse y reposerdans la plus profonde solitude. Allez, laissez-moi. Votre présencem’est insupportable. Je veux rester seule avec Francine, jem’entendrai mieux avec elle qu’avec moi-même peut-être… Adieu.Allez&|160;! allez donc.

Ces paroles, prononcées avec volubilité, et tour à tourempreintes de coquetterie, de despotisme ou de passion, annoncèrenten elle une tranquillité parfaite. Le sommeil avait sans doutelentement classé les impressions de la journée précédente, et laréflexion lui avait conseillé la vengeance. Si quelques sombresexpressions se peignaient encore parfois sur son visage, ellessemblaient attester la faculté que possèdent certaines femmesd’ensevelir dans leur âme les sentiments les plus exaltés, et cettedissimulation qui leur permet de sourire avec grâce en calculant laperte de leur victime. Elle demeura seule occupée à cherchercomment elle pourrait amener entre ses mains le marquis toutvivant. Pour la première fois, cette femme avait vécu selon sesdésirs&|160;; mais, de cette vie, il ne lui restait qu’unsentiment, celui de la vengeance, d’une vengeance infinie,complète. C’était sa seule pensée, son unique passion. Les paroleset les attentions de Francine trouvèrent Marie muette, elle sembladormir les yeux ouverts&|160;; et cette longue journée s’écoulasans qu’un geste ou une action indiquassent cette vie extérieurequi rend témoignage de nos pensées. Elle resta couchée sur uneottomane qu’elle avait faite avec des chaises et des oreillers. Lesoir, seulement, elle laissa tomber négligemment ces mots, enregardant Francine.

– Mon enfant, j’ai compris hier qu’on vécût pour aimer, et jecomprends aujourd’hui qu’on puisse mourir pour se venger. Oui, pourl’aller chercher là où il sera, pour de nouveau le rencontrer, leséduire et l’avoir à moi, je donnerais ma vie&|160;; mais si jen’ai pas, dans peu de jours, sous mes pieds, humble et soumis cethomme qui m’a méprisée, si Je n’en fais pas mon valet&|160;; maisje serai au-dessous de tout, je ne serai plus une femme, je neserai plus moi&|160;!&|160;…

La maison que Corentin avait proposée à mademoiselle de Verneuillui offrit assez de ressources pour satisfaire le goût de luxe etd’élégance inné dans cette fille&|160;; il rassembla tout ce qu’ilsavait devoir lui plaire avec l’empressement d’un amant pour samaîtresse, ou mieux encore avec la servilité d’un homme puissantqui cherche à courtiser quelque subalterne dont il a besoin. Lelendemain il vint proposer à mademoiselle de Verneuil de se rendreà cet hôtel improvisé.

Bien qu’elle ne fit que passer de sa mauvaise ottomane sur unantique sopha que Corentin avait su lui trouver, la fantasqueParisienne prit possession de cette maison comme d’une chose quilui aurait appartenu. Ce fut une insouciance royale pour tout cequ’elle y vit, une sympathie soudaine pour les moindres meublesqu’elle s’appropria tout à coup comme s’ils lui eussent été connusdepuis longtemps&|160;; détails vulgaires, mais qui ne sont pasindifférents à la peinture de ces caractères exceptionnels. Ilsemblait qu’un rêve l’eût familiarisée par avance avec cettedemeure où elle vécut de sa haine comme elle y aurait vécu de sonamour.

– Je n’ai pas du moins, se disait-elle, excité en lui cetteinsultante pitié qui tue, je ne lui dois pas la vie. Ô mon premier,mon seul et mon dernier amour, quel dénouement&|160;! Elle s’élançad’un bond sur Francine effrayée : – Aimes-tu&|160;? Oh&|160;? oui,tu aimes, je m’en souviens. Ah&|160;! je suis bien heureuse d’avoirauprès de moi une femme qui me comprenne. Eh bien&|160;! ma pauvreFrancette, l’homme ne te semble-t-il pas une effroyablecréature&|160;? Hein, il disait m’aimer, et il n’a pas résisté à laplus légère des épreuves. Mais si le monde entier l’avait repoussé,pour lui mon âme eût été un asile&|160;; si l’univers l’avaitaccusé, je l’aurais défendu. Autrefois, le voyais le monde remplid’êtres qui allaient et venaient, ils ne m’étaientqu’indifférents&|160;; le monde était triste et non pashorrible&|160;; mais maintenant, qu’est le monde sans lui&|160;? Ilva donc vivre sans que je sois près de lui, sans que je le voie,que je lui parle, que je le sente, que je le tienne, que je leserre… Ah&|160;! je l’égorgerai plutôt moi-même dans sonsommeil.

Francine épouvantée la contempla un moment en silence.

– Tuer celui qu’on aime&|160;?&|160;… dit-elle d’une voixdouce.

– Ah&|160;! certes, quand il n’aime plus.

Mais après ces épouvantables paroles elle se cacha le visagedans ses mains, se rassit et garda le silence.

Le lendemain, un homme se présenta brusquement devant elle sansêtre annoncé. Il avait un visage sévère. C’était Hulot. Elle levales yeux et frémit.

– Vous venez, dit-elle, me demander compte de vos amis&|160;?Ils sont morts.

– Je le sais, répondit-il. Ce n’est pas au service de laRépublique.

– Pour moi et par moi, reprit-elle. Vous allez me parler de lapatrie&|160;! La patrie rend-elle la vie à ceux qui meurent pourelle, les venge-t-elle seulement&|160;? Moi, je les vengerai,s’écria-t-elle. Les lugubres images de la catastrophe dont elleavait été la victime s’étant tout à coup développées à sonimagination, cet être gracieux qui mettait la pudeur en premierdans les artifices de la femme, eut un mouvement de folie et marchad’un pas saccadé vers le commandant stupéfait.

– Pour quelques soldats égorgés, j’amènerai sous la hache de voséchafauds une tête qui vaut des milliers de têtes, dit-elle. Lesfemmes font rarement la guerre&|160;; mais vous pourrez, quelquevieux que vous soyez, apprendre à mon école de bons stratagèmes. Jelivrerai à vos baïonnettes une famille entière : ses aïeux et lui,son avenir, son passé. Autant j’ai été bonne et vraie pour lui,autant je serai perfide et fausse. Oui, commandant, je veux amenerce petit gentilhomme dans mon lit et il en sortira pour marcher àla mort. C’est cela, je n’aurai jamais de rivale. Le misérable aprononcé lui-même son arrêt un jour sans lendemain&|160;! VotreRépublique et moi nous serons vengées. La République&|160;!reprit-elle d’une voix dont les intonations bizarres effrayèrentHulot, mais le rebelle mourra donc pour avoir porté les armescontre son pays&|160;? La France me volerait donc mavengeance&|160;! Ah&|160;! qu’une vie est peu de chose, une mortn’expie qu’un crime&|160;! Mais si ce monsieur n’a qu’une tête àdonner, j’aurai une nuit pour lui faire penser qu’il perd plusd’une vie. Sur toute chose, commandant, vous qui le tuerez (ellelaissa échapper un soupir), faites en sorte que rien ne trahisse matrahison, et qu’il meure convaincu de ma fidélité. Je ne vousdemande que cela. Qu’il ne voie que moi, moi et mescaresses&|160;!

Là, elle se tut&|160;; mais à travers la pourpre de son visage,Hulot et Corentin s’aperçurent que la colère et le déliren’étouffaient pas entièrement la pudeur. Marie frissonna violemmenten disant les derniers mots&|160;; elle les écouta de nouveau commesi elle eût douté de les avoir prononcés, et tressaillit naïvementen faisant les gestes involontaires d’une femme à laquelle un voileéchappe.

– Mais vous l’avez eu entre les mains, dit Corentin.

– Probablement, répondit-elle avec amertume.

– Pourquoi m’avoir arrêté quand je le tenais, reprit Hulot.

– Eh&|160;! commandant, nous ne savions pas que ce serait lui.Tout à coup, cette femme agitée, qui se promenait à pas précipitésen jetant des regards dévorants aux deux spectateurs de cet orage,se calma. – Je ne me reconnais pas, dit-elle d’un ton d’homme.Pourquoi parler, il faut l’aller chercher&|160;!

– L’aller chercher, dit Hulot&|160;; mais, ma chère enfant,prenez-y garde, nous ne sommes pas maîtres des campagnes, et, sivous vous hasardiez à sortir de la ville, vous seriez prise ou tuéeà cent pas.

– Il n’y a jamais de dangers pour ceux qui veulent se venger,répondit-elle en faisant un geste de dédain pour bannir de saprésence ces deux hommes qu’elle avait honte de voir.

– Quelle femme&|160;! s’écria Hulot en se retirant avecCorentin. Quelle idée ils ont eue à Paris, ces gens depolice&|160;! Mais elle ne nous le livrera jamais, ajouta-t-il enhochant la tête.

– Oh&|160;! si&|160;! répliqua Corentin.

– Ne voyez-vous pas qu’elle l’aime&|160;? reprit Hulot.

– C’est précisément pour cela. D’ailleurs, dit Corentin enregardant le commandant étonné, je suis là pour l’empêcher de fairedes sottises, car, selon moi, camarade, il n’y a pas d’amour quivaille trois cent mille francs.

Quand ce diplomate de l’intérieur quitta le soldat, ce dernierle suivit des yeux&|160;; et, lorsqu’il n’entendit plus le bruit deses pas, il poussa un soupir en se disant à lui-même : – Il y adonc quelquefois du bonheur à n’être qu’une bête comme moi&|160;!Tonnerre de Dieu, si je rencontre le Gars, nous nous battrons corpsà corps, ou je ne me nomme pas Hulot, car si ce renard-là mel’amenait à juger, maintenant qu’ils ont créé des conseils deguerre, je croirais ma conscience aussi sale que la chemise d’unjeune troupier qui entend le feu pour la première fois.

Le massacre de la Vivetière et le désir de venger ses deux amisavaient autant contribué à faire reprendre à Hulot le commandementde sa demi-brigade, que la réponse par laquelle un nouveauministre, Berthier, lui déclarait que sa démission n’était pasacceptable dans les circonstances présentes. À la dépêcheministérielle était jointe une lettre confidentielle où, sansl’instruire de la mission dont était chargée mademoiselle deVerneuil, il lui écrivait que cet incident, complètement en dehorsde la guerre, n’en devait pas arrêter les opérations. Laparticipation des chefs militaires devait, disait-il, se borner,dans cette affaire, à seconder cette honorable citoyenne, s’il yavait lieu. En apprenant par ses rapports que les mouvements desChouans annonçaient une concentration de leurs forces versFougères, Hulot avait secrètement ramené, par une marche forcée,deux bataillons de sa demi-brigade sur cette place importante. Ledanger de la patrie, la haine de l’aristocratie, dont les partisansmenaçaient une étendue de pays considérable, l’amitié, tout avaitcontribué à rendre au vieux militaire le feu de sa jeunesse.

– Voilà donc cette vie que je désirais, s’écria mademoiselle deVerneuil quand elle se trouva seule avec Francine, quelques rapidesque soient les heures, elles sont pour moi comme des siècles depensées.

Elle prit tout à coup la main de Francine, et sa voix, commecelle du premier rouge-gorge qui chante après l’orage, laissaéchapper lentement ces paroles.

– J’ai beau faire, mon enfant, je vois toujours ces deux lèvresdélicieuses, ce menton court et légèrement relevé, ces yeux de feu,et j’entends encore le – hue&|160;! – du postillon. Enfin, je rêve…et pourquoi donc tant de haine au réveil&|160;?

Elle poussa un long soupir, se leva&|160;; puis, pour lapremière fois, elle se mit à regarder le pays livré à la guerrecivile par ce cruel gentilhomme qu’elle voulait attaquer, à elleseule. Séduite par la vue du paysage, elle sortit pour respirerplus à l’aise sous le ciel, et si elle suivit son chemin àl’aventure, elle fut certes conduite vers la Promenade de la villepar ce maléfice de notre âme qui nous fait chercher des espérancesdans l’absurde. Les pensées conçues sous l’empire de ce charme seréalisent souvent&|160;; mais on en attribue alors la prévision àcette puissance appelée le pressentiment&|160;; pouvoir inexpliqué,mais réel, que les passions trouvent toujours complaisant comme unflatteur qui, à travers ses mensonges, dit parfois la vérité.

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