Les Chouans

Chapitre 3Un jour sans lendemain

Les derniers événements de cette histoire ayant dépendu de ladisposition des lieux où ils se passèrent, il est indispensabled’en donner ici une minutieuse description, sans laquelle ledénouement serait d’une compréhension difficile.

La ville de Fougères est assise en partie sur un rocher deschiste que l’on dirait tombé en avant des montagnes qui ferment aucouchant la grande vallée du Couesnon, et prennent différents nomssuivant les localités. À cette exposition, la ville est séparée deces montagnes par une gorge au fond de laquelle coule une petiterivière appelée le Nançon. La portion du rocher qui regarde l’est apour point de vue le paysage dont on jouit au sommet de LaPellerine, et celle qui regarde l’ouest a pour toute vue latortueuse vallée du Nançon&|160;; mais il existe un endroit d’oùl’on peut embrasser à la fois un segment du cercle formé par lagrande vallée, et les jolis détours de la petite qui vient s’yfondre. Ce lieu, choisi par les habitants pour leur promenade, etoù allait se rendre mademoiselle de Verneuil, fut précisément lethéâtre où devait se dénouer le drame commencé à la Vivetière.Ainsi, quelque pittoresques que soient les autres parties deFougères, l’attention doit être exclusivement portée sur lesaccidents du pays que l’on découvre en haut de la Promenade.

Pour donner une idée de l’aspect que présente le rocher deFougères vue de ce côté, on peut le comparer à l’une de cesimmenses tours en dehors desquelles les architectes sarrasins ontfait tourner d’étage en étage de larges balcons joints entre euxpar des escaliers en spirale. En effet, cette roche est terminéepar une église gothique dont les petites flèches, le clocher, lesarcs-boutants en rendent presque parfaite sa forme en pain desucre. Devant la porte de cette église, dédiée à saint Léonard, setrouve une petite place irrégulière dont les terres sont soutenuespar un mur exhaussé en forme de balustrade, et qui communique parune rampe à la Promenade. Semblable à une seconde corniche, cetteesplanade se développe circulairement autour du rocher, à quelquestoises en dessous de la place Saint-Léonard, et offre un largeterrain planté d’arbres, qui vient aboutir aux fortifications de laville. Puis, à dix toises des murailles et des roches quisupportent cette terrasse due à une heureuse disposition desschistes et à une patiente industrie, il existe un chemin tournantnommé l’Escalier de la Reine, pratiqué dans le roc, et qui conduità un pont bâti sur le Nançon par Anne de Bretagne. Enfin, sous cechemin, qui figure une troisième corniche, des jardins descendentde terrasse en terrasse jusqu’à la rivière, et ressemblent à desgradins chargés de fleurs.

Parallèlement à la Promenade, de hautes roches qui prennent lenom du faubourg de la ville où elles s’élèvent, et qu’on appelleles montagnes de Saint-Sulpice, s’étendent le long de la rivière ets’abaissent en pentes douces dans la grande vallée, où ellesdécrivent un brusque contour vers le nord. Ces roches droites,incultes et sombres, semblent toucher aux schistes de laPromenade&|160;; en quelques endroits, elles en sont à une portéede fusil, et garantissent contre les vents du nord une étroitevallée, profonde de cent toises, où le Nançon se partage en troisbras qui arrosent une prairie chargée de fabriques etdélicieusement plantée.

Vers le sud, à l’endroit où finit la ville proprement dite, etoù commence le faubourg Saint-Léonard, le rocher de Fougères faitun pli, s’adoucit, diminue de hauteur et tourne dans la grandevallée en suivant la rivière, qu’il serre ainsi contre lesmontagnes de Saint-Sulpice, en formant un col, d’où elle s’échappeen deux ruisseaux vers le Couesnon, où elle va se jeter. Ce joligroupe de collines rocailleuses est appelé le Nid-aux-crocs, lavallée qu’elles dessinent se nomme le val de Gibany, et ses grassesprairies fournissent une grande partie du beurre connu des gourmetssous le nom de beurre de la Prée-Valaye.

À l’endroit où la Promenade aboutit aux fortifications s’élèveune tour nommée la tour du Papegaut. À partir de cette constructioncarrée, sur laquelle était bâtie la maison où logeait mademoisellede Verneuil, règne tantôt une muraille, tantôt le roc quand iloffre des tables droites&|160;; et la partie de la ville, assisesur cette haute base inexpugnable, décrit une vaste demi-lune, aubout de laquelle les roches s’inclinent et se creusent pour laisserpassage au Nançon. Là, est située la porte qui mène au faubourg deSaint-Sulpice, dont le nom est commun à la porte et au faubourg.Puis, sur un mamelon de granit qui domine trois vallons danslesquels se réunissent plusieurs routes, surgissent les vieuxcréneaux et les tours féodales du château de Fougères, l’une desplus immenses constructions faites par les ducs de Bretagne,murailles hautes de quinze toises, épaisses de quinze pieds&|160;;fortifiée à l’est par un étang d’où sort le Nançon qui coule dansses fossés et fait tourner des moulins entre la porte Saint-Sulpiceet les ponts-levis de la forteresse&|160;; défendue à l’ouest parla roideur des blocs de granit sur lesquels elle repose.

Ainsi, depuis la Promenade jusqu’à ce magnifique débris du MoyenAge, enveloppé de ses manteaux de lierre, paré de ses tours carréesou rondes, où peut se loger dans chacune un régiment entier, lechâteau, la ville et son rocher, protégés par des murailles à pansdroits, ou par des escarpements taillés à pic, forment un vaste ferà cheval garni de précipices sur lesquels, à l’aide du temps, lesBretons ont tracé quelques étroits sentiers. Çà et là, des blocss’avancent comme des ornements. Ici, les eaux suintent par descassures d’où sortent des arbres rachitiques. Plus loin, quelquestables de granit moins droites que les autres nourrissent de laverdure qui attire les chèvres. Puis, partout des bruyères, venuesentre plusieurs fentes humides, tapissent de leurs guirlandes rosesde noires anfractuosités. Au fond de cet immense entonnoir, lapetite rivière serpente dans une prairie toujours fraîche etmollement posée comme un tapis.

Au pied du château et entre plusieurs masses de granit, s’élèvel’église dédiée à Saint-Sulpice, qui donne son nom à un faubourgsitué par-delà le Nançon. Ce faubourg, comme jeté au fond d’unabîme, et son église dont le clocher pointu n’arrive pas à lahauteur des roches qui semblent près de tomber sur elle et sur leschaumières qui l’entourent, sont pittoresquement baignés parquelques affluents du Nançon, ombragés par des arbres et décoréspar des jardins&|160;; ils coupent irrégulièrement la demi-lune quedécrivent la Promenade, la ville et le château, et produisent, parleurs détails, de naïves oppositions avec les graves spectacles del’amphithéâtre, auquel ils font face. Enfin Fougères tout entier,ses faubourgs et ses églises, les montagnes même de Saint-Sulpice,sont encadrés par les hauteurs de Rillé, qui font partie del’enceinte générale de la grande vallée du Couesnon.

Tels sont les traits les plus saillants de cette nature dont leprincipal caractère est une âpreté sauvage, adoucie par de riantsmotifs, par un heureux mélange des travaux les plus magnifiques del’homme, avec les caprices d’un sol tourmenté par des oppositionsinattendues, par je ne sais quoi d’imprévu qui surprend, étonne etconfond. Nulle part en France le voyageur ne rencontre decontrastes aussi grandioses que ceux offerts par le grand bassin duCouesnon et par les vallées perdues entre les rochers de Fougèreset les hauteurs de Rillé. C’est de ces beautés inouïes où le hasardtriomphe, et auxquelles ne manquent aucune des harmonies de lanature . Là des eaux claires, limpides, courantes&|160;; desmontagnes, vêtues par la puissante végétation de cescontrées&|160;; des rochers sombres et des fabriquesélégantes&|160;; des fortifications élevées par la nature et destours de granit bâties par les hommes&|160;; puis, tous lesartifices de la lumière et de l’ombre, toutes les oppositions entreles différents feuillages, tant prisées par les dessinateurs&|160;;des groupes de maisons où foisonne une population active, et desplaces désertes, où le granit ne souffre pas même les moussesblanches qui s’accrochent aux pierres&|160;; enfin toutes les idéesqu’on demande à un paysage&|160;: de la grâce et de l’horreur, unpoème plein de renaissantes magies, de tableaux sublimes, dedélicieuses rusticités&|160;! La Bretagne est là dans sa fleur.

La tour dite du Papegaut, sur laquelle est bâtie la maisonoccupée par mademoiselle de Verneuil, a sa base au fond même duprécipice, et s’élève jusqu’à l’esplanade pratiquée en cornichedevant l’église de Saint-Léonard. De cette maison isolée sur troiscôtés, on embrasse à la fois le grand fer à cheval qui commence àla tour même, la vallée tortueuse du Nançon, et la placeSaint-Léonard. Elle fait partie d’une rangée de logis trois foisséculaires, et construits en bois, situés sur une ligne parallèleau flanc septentrional de l’église avec laquelle ils forment uneimpasse dont la sortie donne dans une rue en pente qui longel’église et mène à la porte Saint-Léonard, vers laquelle descendaitmademoiselle de Verneuil.

Marie négligea naturellement d’entrer sur la place de l’égliseau-dessous de laquelle elle était, et se dirigea vers la Promenade.Lorsqu’elle eut franchi la petite barrière peinte en vert qui setrouvait devant le poste alors établi dans la tour de la porteSaint-Léonard, la magnificence du spectacle rendit un instant sespassions muettes. Elle admira la vaste portion de la grande valléedu Couesnon que ses yeux embrassaient depuis le sommet de LaPellerine jusqu’au plateau par où passe le chemin de Vitré&|160;;puis ses yeux se reposèrent sur le Nid-aux-crocs et sur lessinuosités du val de Gibarry, dont les crêtes étaient baignées parles lueurs vaporeuses du soleil couchant. Elle fut presque effrayéepar la profondeur de la vallée du Nançon dont les plus hautspeupliers atteignaient à peine aux murs des jardins situésau-dessous de l’escalier de la Reine. Enfin, elle marcha desurprise en surprise jusqu’au point d’où elle put apercevoir et lagrande vallée, à travers le val de Gibarry, et le délicieux paysageencadré par le fer à cheval de la ville, par les rochers deSaint-Sulpice et par les hauteurs de Rillé. À cette heure du jour,la fumée des maisons du faubourg et des vallées formait dans lesairs un nuage qui ne laissait poindre les objets qu’à travers undais bleuâtre&|160;; les teintes trop vives du jour commençaient às’abolir&|160;; le firmament prenait un ton gris de perle&|160;; lalune jetait ses voiles de lumière sur ce bel abîme&|160;; toutenfin tendait à plonger l’âme dans la rêverie et l’aider à évoquerles êtres chers. Tout à coup, ni les toits en bardeau du faubourgSaint-Sulpice, ni son église, dont la flèche audacieuse se perddans la profondeur de la vallée, ni les manteaux séculaires delierre et de clématite dont s’enveloppent les murailles de lavieille forteresse à travers laquelle le Nançon bouillonne sous laroue des moulins, enfin rien dans ce paysage ne l’intéressa plus.En vain le soleil couchant jeta-t-il sa poussière d’or et sesnappes rouges sur les gracieuses habitations semées dans lesrochers, au fond des eaux et sur les prés, elle resta immobiledevant les roches de Saint-Sulpice. L’espérance insensée quil’avait amenée sur la Promenade s’était miraculeusement réalisée. Àtravers les ajoncs et les genêts qui croissent sur les sommetsopposés, elle crut reconnaître, malgré la peau de bique dont ilsétaient vêtus, plusieurs convives de la Vivetière, parmi lesquelsse distinguait le Gars, dont les moindres mouvements se dessinèrentdans la lumière adoucie du soleil couchant. À quelques pas enarrière du groupe principal, elle vit sa redoutable ennemie, madamedu Gua. Pendant un moment mademoiselle de Verneuil put penserqu’elle rêvait&|160;; mais la haine de sa rivale lui prouva bientôtque tout vivait dans ce rêve. L’attention profonde qu’excitait enelle le plus petit geste du marquis l’empêcha de remarquer le soinavec lequel madame du Gua la mirait avec un long fusil. Bientôt uncoup de feu réveilla les échos des montagnes, et la balle quisiffla près de Marie lui révéla l’adresse de sa rivale. — Ellem’envoie sa carte&|160;! se dit-elle en souriant. À l’instant denombreux qui vive retentirent, de sentinelle en sentinelle, depuisle château jusqu’à la porte Saint-Léonard, et trahirent aux Chouansla prudence des Fougerais, puisque la partie la moins vulnérable deleurs remparts était si bien gardée. — C’est elle et c’est lui, sedit Marie.

Aller à la recherche du marquis, le suivre, le surprendre, futune idée conçue avec la rapidité de l’éclair. — Je suis sans arme,s’écria-t-elle. Elle songea qu’au moment de son départ à Paris,elle avait jeté, dans un de ses cartons, un élégant poignard, jadisporté par une sultane et dont elle voulut se munir en venant sur lethéâtre de la guerre, comme ces plaisants qui s’approvisionnentd’albums pour les idées qu’ils auront en voyage&|160;; mais ellefut alors moins séduite par la perspective d’avoir du sang àrépandre, que par le plaisir de porter un joli cangiar orné depierreries, et de jouer avec cette lame pure comme un regard. Troisjours auparavant elle avait bien vivement regretté d’avoir laissécette arme dans ses cartons, quand, pour se soustraire à l’odieuxsupplice que lui réservait sa rivale, elle avait souhaité de setuer. En un instant elle retourna chez elle, trouva le poignard, lemit à sa ceinture, serra autour de ses épaules et de sa taille ungrand châle, enveloppa ses cheveux d’une dentelle noire, se couvritla tête d’un de ces chapeaux à larges bords que portaient lesChouans et qui appartenait à un domestique de sa maison, et aveccette présence d’esprit que prêtent parfois les passions, elle pritle gant du marquis donné par Marche-à-terre comme unpasseport&|160;; puis, après avoir répondu à Francine effrayée —Que veux-tu&|160;? j’irais le chercher dans l’enfer&|160;! ellerevint sur la Promenade.

Le Gars était encore à la même place, mais seul. D’après ladirection de sa longue-vue, il paraissait examiner, avecl’attention scrupuleuse d’un homme de guerre, les différentspassages du Nançon, l’Escalier de la Reine, et le chemin qui, de laporte Saint-Sulpice, tourne entre cette église et va rejoindre lesgrandes routes sous le feu du château. Mademoiselle de Verneuils’élança dans les petits sentiers tracés par les chèvres et leurspâtres sur le versant de la Promenade, gagna l’escalier de laReine, arriva au fond du précipice, passa le Nançon, traversa lefaubourg, devina, comme l’oiseau dans le désert, sa route au milieudes dangereux escarpements des roches de Saint-Sulpice, atteignitbientôt une route glissante tracée sur des blocs de granit, et,malgré les genêts, les ajoncs piquants, les rocailles qui lahérissaient, elle se mit à la gravir avec ce degré d’énergieinconnu peut-être à l’homme, mais que la femme entraînée par lapassion possède momentanément. La nuit surprit Marie à l’instantoù, parvenue sur les sommets, elle tâchait de reconnaître, à lafaveur des pâles rayons de la lune, le chemin qu’avait dû prendrele marquis&|160;; une recherche obstinée faite sans aucun succès,et le silence qui régnait dans la campagne, lui apprirent laretraite des Chouans et de leur chef. Cet effort de passion tombatout à coup avec l’espoir qui l’avait inspiré. En se trouvantseule, pendant la nuit, au milieu d’un pays inconnu, en proie à laguerre, elle se mit à réfléchir, et les recommandations de Hulot,le coup de feu de madame du Gua, la firent frissonner de peur. Lecalme de la nuit, si profond sur les montagnes, lui permitd’entendre la moindre feuille errante même à de grandes distanceset ces bruits légers vibraient dans les airs comme pour donner unetriste mesure de la solitude ou du silence. Le vent agissait sur lahaute région et emportait les nuages avec violence, en produisantdes alternatives d’ombre et de lumière dont les effets augmentèrentsa terreur, en donnant des apparences fantastiques et terribles auxobjets les plus inoffensifs. Elle tourna les yeux vers les maisonsde Fougères dont les lueurs domestiques brillaient comme autantd’étoiles terrestres, et tout à coup elle vit distinctement la tourdu Papegaut. Elle n’avait qu’une faible distance à parcourir pourretourner chez elle, mais cette distance était un précipice. Ellese souvenait assez des abîmes qui bordaient l’étroit sentier par oùelle était venue, pour savoir qu’elle courait plus de risques envoulant revenir à Fougères qu’en poursuivant son entreprise. Ellepensa que le gant du marquis écarterait tous les périls de sapromenade nocturne, si les Chouans tenaient la campagne. Madame duGua seule pouvait être redoutable. À cette idée, Marie pressa sonpoignard, et tâcha de se diriger vers une maison de campagne dontelle avait entrevu les toits en arrivant sur les rochers deSaint-Sulpice&|160;; mais elle marcha lentement, car elle avaitjusqu’alors ignoré la sombre majesté qui pèse sur un être solitairependant la nuit, au milieu d’un site sauvage où de toutes parts dehautes montagnes penchent leurs têtes comme des géants assemblés.Le frôlement de sa robe, arrêtée par des ajoncs, la fit tressaillirplus d’une fois, et plus d’une fois elle hâta le pas pour leralentir encore en croyant sa dernière heure venue. Mais bientôtles circonstances prirent un caractère auquel les hommes les plusintrépides n’eussent peut-être pas résisté, et plongèrentmademoiselle de Verneuil dans une de ces terreurs qui pressenttellement les ressorts de la vie, qu’alors tout est extrême chezles individus, la force comme la faiblesse. Les êtres les plusfaibles font alors des actes d’une force inouïe, et les plus fortsdeviennent fous de peur. Marie entendit à une faible distance desbruits étranges&|160;; distincts et vagues tout à la fois, comme lanuit était tour à tour sombre et lumineuse, ils annonçaient de laconfusion, du tumulte, et l’oreille se fatiguait à lespercevoir&|160;; ils sortaient du sein de la terre, qui semblaitébranlée sous les pieds d’une immense multitude d’hommes en marche.Un moment de clarté permit à mademoiselle de Verneuil d’apercevoirà quelques pas d’elle une longue file de hideuses figures quis’agitaient comme les épis d’un champ et glissaient à la manièredes fantômes&|160;; mais elle les vit à peine, car aussitôtl’obscurité retomba comme un rideau noir, et lui déroba cetépouvantable tableau plein d’yeux jaunes et brillants. Elle serecula vivement et courut sur le haut d’un talus, pour échapper àtrois de ces horribles figures qui venaient à elle.

— L’as-tu vu&|160;? demanda l’un.

— J’ai senti un vent froid quand il a passé près de moi,répondit une voix rauque.

— Et moi j’ai respiré l’air humide et l’odeur des cimetières,dit le troisième.

— Est-il blanc&|160;? reprit le premier.

— Pourquoi, dit le second, est-il revenu seul de tous ceux quisont morts à La Pellerine&|160;?

— Ah&|160;! pourquoi, répondit le troisième. Pourquoi fait-ondes préférences à ceux qui sont du Sacré-Cœur. Au surplus, j’aimemieux mourir sans confession, que d’errer comme lui, sans boire nimanger, sans avoir ni sang dans les veines, ni chair sur lesos.

— Ah&|160;!&|160;…

Cette exclamation, ou plutôt ce cri terrible partit du groupe,quand un des trois Chouans montra du doigt les formes sveltes et levisage pâle de mademoiselle de Verneuil qui se sauvait avec uneeffrayante rapidité, sans qu’ils entendissent le moindre bruit.

— Le voilà. — Le voici. — Où est-il&|160;? — Là. — Ici. — Il estparti. — Non . — Si. — Le vois-tu&|160;?

Ces phrases retentirent comme le murmure monotone des vagues surla grève.

Mademoiselle de Verneuil marcha courageusement dans la directionde la maison, et vit les figures indistinctes d’une multitude quifuyait à son approche en donnant les signes d’une frayeur panique.Elle était comme emportée par une puissance inconnue dontl’influence la matait&|160;; la légèreté de son corps, qui luisemblait inexplicable, devenait un nouveau sujet d’effroi pourelle-même. Ces figures, qui se levaient par masses à son approcheet comme de dessous terre où elles lui paraissaient couchées,laissaient échapper des gémissements qui n’avaient rien d’humain.Enfin elle arriva, non sans peine, dans un jardin dévasté dont leshaies et les barrières étaient brisées. Arrêtée par une sentinelle,elle lui montra son gant. La lune ayant alors éclairé sa figure, lacarabine échappa des mains du Chouan qui déjà mettait Marie enjoue, mais qui, à son aspect, jeta le cri rauque dont retentissaitla campagne. Elle aperçut de grands bâtiments où quelques lueursindiquaient des pièces habitées, et parvint auprès des murs sansrencontrer d’obstacles. Par la première fenêtre vers laquelle ellese dirigea, elle vit madame du Gua avec les chefs convoqués à laVivetière. Etourdie et par cet aspect et par le sentiment de sondanger, elle se rejeta violemment sur une petite ouverture défenduepar de gros barreaux de fer, et distingua, dans une longue sallevoûtée, le marquis seul et triste, à deux pas d’elle. Les refletsdu feu, devant lequel il occupait une chaise grossière,illuminaient son visage de teintes rougeâtres et vacillantes quiimprimaient à cette scène le caractère d’une vision&|160;; immobileet tremblante, la pauvre fille se colla aux barreaux, et, par lesilence profond qui régnait, elle espéra l’entendre s’ilparlait&|160;; en le voyant abattu, découragé, pâle, elle se flattad’être une des causes de sa tristesse&|160;; puis sa colère sechangea en commisération, sa commisération en tendresse, et ellesentit soudain qu’elle n’avait pas été amenée jusque-là par lavengeance seulement. Le marquis se leva, tourna la tête, et restastupéfait en apercevant, comme dans un nuage, la figure demademoiselle de Verneuil&|160;; il laissa échapper un gested’impatience et de dédain en s’écriant&|160;: — Je vois doncpartout cette diablesse, même quand je veille&|160;! Ce profondmépris, conçu pour elle, arracha à la pauvre fille un rired’égarement qui fit tressaillir le jeune chef, et il s’élança versla croisée. Mademoiselle de Verneuil se sauva. Elle entendit prèsd’elle les pas d’un homme qu’elle crut être&|160;; Montauran et,pour le fuir, elle ne connut plus d’obstacles, elle eût traverséles murs et volé dans les airs, elle aurait trouvé le chemin del’enfer pour éviter de relire en traits de flamme ces mots&|160;:Il te méprise&|160;! écrits sur le front de cet homme, et qu’unevoix intérieure lui criait alors avec l’éclat d’une trompette.Après avoir marché sans savoir par où elle passait, elle s’arrêtaen se sentant pénétrée par un air humide. Effrayée par le bruit despas de plusieurs personnes, et poussée par la peur, elle descenditun escalier qui la mena au fond d’une cave. Arrivée à la dernièremarche, elle prêta l’oreille pour tâcher de reconnaître ladirection que prenaient ceux qui la poursuivaient&|160;; mais,malgré des rumeurs extérieures assez vives, elle entendit leslugubres gémissements d’une voix humaine qui ajoutèrent à sonhorreur. Un jet de lumière parti du haut de l’escalier lui fitcraindre que sa retraite ne fût connue de ses persécuteurs&|160;;et, pour leur échapper elle trouva de nouvelles forces. Il lui futtrès difficile de s’expliquer, quelques instants après et quandelle recueillit ses idées, par quels moyens elle avait pu grimpersur le petit mur où elle s’était cachée. Elle ne s’aperçut même pasd’abord de la gêne que la position de son corps lui fitéprouver&|160;; mais cette gêne finit par devenir intolérable, carelle ressemblait, sous l’arceau d’une voûte, à la Vénus accroupiequ’un amateur aurait placée dans une niche trop étroite. Ce murassez large et construit en granit formait une séparation entre lepassage d’un escalier et un caveau d’où partaient les gémissements.Elle vit bientôt un inconnu couvert de peaux de chèvre descendantau-dessous d’elle et tournant sous la voûte sans faire le moindremouvement qui annonçât une recherche empressée. Impatiente desavoir s’il se présenterait quelque chance de salut pour elle,mademoiselle de Verneuil attendit avec anxiété que la lumièreportée par l’inconnu éclairât le caveau où elle apercevait à terreune masse informe, mais animée, qui essayait d’atteindre à unecertaine partie de la muraille par des mouvements violents etrépétés, semblables aux brusques contorsions d’une carpe mise horsde l’eau sur la rive.

Une petite torche de résine répandit bientôt sa lueur bleuâtreet incertaine dans le caveau. Malgré la sombre poésie quel’imagination de mademoiselle de Verneuil répandait sur ces voûtesqui répercutaient les sons d’une prière douloureuse, elle futobligée de reconnaître qu’elle se trouvait dans une cuisinesouterraine, abandonnée depuis longtemps. Eclairée, la masseinforme devint un petit homme très gros dont tous les membresavaient été attachés avec précaution, mais qui semblait avoir étélaissé sur les dalles humides sans aucun soin par ceux qui s’enétaient emparés. À l’aspect de l’étranger tenant d’une main latorche, et de l’autre un fagot, le captif poussa un gémissementprofond qui attaqua si vivement la sensibilité de mademoiselle deVerneuil, qu’elle oublia sa propre terreur, son désespoir, la gênehorrible de tous ses membres pliés qui s’engourdissaient&|160;;elle tâcha de rester immobile. Le Chouan jeta son fagot dans lacheminée après s’être assuré de la solidité d’une vieillecrémaillère qui pendait le long d’une haute plaque en fonte, et mitle feu au bois avec sa torche. Mademoiselle de Verneuil ne reconnutpas alors sans effroi ce rusé Pille-miche auquel sa rivale l’avaitlivrée, et dont la figure, illuminée par la flamme, ressemblait àcelle de ces petits hommes de buis, grotesquement sculptés enAllemagne. La plainte échappée à son prisonnier produisit un rireimmense sur ce visage sillonné de rides et brûlé par le soleil.

— Tu vois, dit-il au patient, que nous autres chrétiens nous nemanquons pas comme toi à notre parole. Ce feu-là va te dégourdirles jambes, la langue et les mains. Quien&|160;! quien&|160;! je nevois point de lèchefrite à te mettre sous les pieds, ils sont sidodus, que la graisse pourrait éteindre le feu. Ta maison est doncbien mal montée qu’on n’y trouve pas de quoi donner au maîtretoutes ses aises quand il se chauffe.

La victime jeta un cri aigu, comme si elle eût espéré se faireentendre par-delà les voûtes et attirer un libérateur.

— Oh&|160;! vous pouvez chanter à gogo, monsieurd’Orgemont&|160;! ils sont tous couchés là-haut, et Marche-à-terreme suit, il fermera la porte de la cave.

Tout en parlant, Pille-miche sondait, du bout de sa carabine, lemanteau de la cheminée, les dalles qui pavaient la cuisine, lesmurs et les fourneaux, pour essayer de découvrir la cachette oùl’avare avait mis son or. Cette recherche se faisait avec une tellehabileté que d’Orgemont demeura silencieux, comme s’il eût craintd’avoir été trahi par quelque serviteur effrayé&|160;; car,quoiqu’il ne se fût confié à personne, ses habitudes auraient pudonner lieu à des inductions vraies. Pille-miche se retournaitparfois brusquement en regardant sa victime comme dans ce jeu oùles enfants essaient de deviner, par l’expression naïve de celuiqui a caché un objet convenu, s’ils s’en approchent ou s’ils s’enéloignent. D’Orgemont feignit quelque terreur en voyant le Chouanfrappant les fourneaux qui rendirent un son creux, et parut vouloiramuser ainsi pendant quelque temps l’avide crédulité dePille-miche. En ce moment, trois autres Chouans, qui seprécipitèrent dans l’escalier, entrèrent tout à coup dans lacuisine. À l’aspect de Marche-à-terre, Pille-miche discontinua sarecherche, après avoir jeté sur d’Orgemont un regard empreint detoute la férocité que réveillait son avarice trompée.

— Marie Lambrequin est ressuscité, dit Marche-à-terre en gardantune attitude qui annonçait que tout autre intérêt pâlissait devantune si grave nouvelle.

— Ça ne m’étonne pas, répondit Pille-miche, il communiait sisouvent&|160;! le bon Dieu semblait n’être qu’à lui.

— Ah&|160;! ah&|160;! reprit Mène-à-bien, ça lui a servi commedes souliers à un mort. Voilà-t-il pas qu’il n’avait pas reçul’absolution avant cette affaire de La Pellerine&|160;; il amargaudé la fille à Goguelu, et s’est trouvé sous le coup d’unpéché mortel. Donc l’abbé Gudin dit comme ça qu’il va rester deuxmois comme un esprit avant de revenir tout à fait&|160;! Nousl’avons vu tretous passer devant nous, il est pâle, il est froid,il est léger, il sent le cimetière.

— Et Sa Révérence a bien dit que si l’esprit pouvait s’emparerde quelqu’un, il s’en ferait un compagnon, reprit le quatrièmeChouan.

La figure grotesque de ce dernier interlocuteur tiraMarche-à-terre de la rêverie religieuse où l’avait plongél’accomplissement d’un miracle que la ferveur pouvait, selon l’abbéGudin, renouveler chez tout pieux défenseur de la Religion et duRoi.

— Tu vois, Galope-chopine, dit-il au néophyte avec une certainegravité, à quoi nous mènent les plus légères omissions des devoirscommandés par notre sainte religion. C’est un avis que nous donnesainte Anne d’Auray, d’être inexorables entre nous pour lesmoindres fautes. Ton cousin Pille-miche a demandé pour toi lasurveillance de Fougères, le Gars consent à te la confier, et tuseras bien payé&|160;; mais tu sais de quelle farine nouspétrissons la galette des traîtres&|160;?

— Oui, monsieur Marche-à-terre.

— Tu sais pourquoi je te dis cela. Quelques-uns prétendent quetu aimes le cidre et les gros sous&|160;; mais il ne s’agit pas icide tondre sur les œufs, il faut n’être qu’à nous.

— Révérence parler, monsieur Marche-à-terre, le cidre et lessous sont deux bonnes chouses qui n’empêchent point le salut.

— Si le cousin fait quelque sottise, dit Pille-miche, ce serapar ignorance.

— De quelque manière qu’un malheur vienne, s’écriaMarche-à-terre d’un son de voix qui fit trembler la voûte, je ne lemanquerai pas. — Tu m’en réponds, ajouta-t-il en se tournant versPille-miche, car s’il tombe en faute, je m’en prendrai à ce quidouble ta peau de bique.

— Mais, sous votre respect, monsieur Marche-à-terre, repritGalope-chopine, est-ce qu’il ne vous est pas souvent arrivé decroire que les contre-chuins étaient des chuins.

— Mon ami, répliqua Marche-à-terre d’un ton sec, que ça net’arrive plus, ou je te couperais en deux comme un navet. Quant auxenvoyés du Gars, ils auront son gant. Mais, depuis cette affaire dela Vivetière, la Grande Garce y boute un ruban vert.

Pille-miche poussa vivement le coude de son camarade en luimontrant d’Orgemont qui feignait de dormir&|160;; maisMarche-à-terre et Pille-miche savaient par expérience que personnen’avait encore sommeillé au coin de leur feu&|160;; et, quoique lesdernières paroles dites à Galope-chopine eussent été prononcées àvoix basse, comme elles pouvaient avoir été comprises par lepatient, les quatre Chouans le regardèrent tous pendant un momentet pensèrent sans doute que la peur lui avait ôté l’usage de sessens. Tout à coup, sur un léger signe de Marche-à-terre,Pille-miche ôta les souliers et les bas de d’Orgemont, Mène-à-bienet Galope-chopine le saisirent à bras-le-corps, le portèrent aufeu&|160;; puis Marche-à-terre prit un des liens du fagot, etattacha les pieds de l’avare à la crémaillère. L’ensemble de cesmouvements et leur incroyable célérité firent pousser à la victimedes cris qui devinrent déchirants quand Pille-miche eut rassemblédes charbons sous les jambes.

— Mes amis, mes bons amis, s’écria d’Orgemont, vous allez mefaire mal, je suis chrétien comme vous.

— Tu mens par ta gorge, lui répondit Marche-à-terre. Ton frère arenié Dieu. Quant à toi, tu as acheté l’abbaye de Juvigny. L’abbéGudin dit que l’on peut, sans scrupule, rôtir les apostats.

— Mais, mes frères en Dieu, je ne refuse pas de vous payer.

— Nous t’avions donné quinze jours, deux mois se sont passés, etvoilà Galope-chopine qui n’a rien reçu.

— Tu n’as donc rien reçu, Galope-chopine&|160;? demanda l’avareavec désespoir.

— Rin&|160;! monsieur d’Orgemont, répondit Galope-chopineeffrayé.

Les cris, qui s’étaient convertis en un grognement, continucomme le râle d’un mourant, recommencèrent avec une violenceinouïe. Aussi habitués à ce spectacle qu’à voir marcher leurschiens sans sabots, les quatre Chouans contemplaient si froidementd’Orgemont qui se tortillait et hurlait, qu’ils ressemblaient à desvoyageurs attendant devant la cheminée d’une auberge si le rôt estassez cuit pour être mangé.

— Je meurs&|160;! je meurs&|160;! cria la victime… et vousn’aurez pas mon argent.

Malgré la violence de ces cris, Pille-miche s’aperçut que le feune mordait pas encore la peau&|160;; l’on attisa donc trèsartistement les charbons de manière à faire légèrement flamber lefeu, d’Orgemont dit alors d’une voix abattue&|160;: — Mes amis,déliez-moi. Que voulez-vous&|160;? cent écus, mille écus, dix milleécus, cent mille écus, je vous offre deux cents écus…

Cette voix était si lamentable que mademoiselle de Verneuiloublia son propre danger, et laissa échapper une exclamation.

— Qui a parlé&|160;? demanda Marche-à-terre.

Les Chouans jetèrent autour d’eux des regards effarés. Ceshommes, si braves sous la bouche meurtrière des canons, ne tenaientpas devant un esprit. Pille-miche seul écoutait sans distraction laconfession que des douleurs croissantes arrachaient à savictime.

— Cinq cents écus, oui, je les donne, disait l’avare. —Bah&|160;! Où sont-ils&|160;? lui répondit tranquillementPille-miche.

— Hein, ils sont sous le premier pommier. Sainte Vierge&|160;!au fond du jardin, à gauche… Vous êtes des brigands… des voleurs…Ah&|160;! je meurs… il y a là dix mille francs.

— Je ne veux pas des francs, reprit Marche-à-terre, il nous fautdes livres. Les écus de ta République ont des figures païennes quin’auront jamais cours.

— Ils sont en livres, en bons louis d’or. Mais déliez-moi,déliez-moi… vous savez où est ma vie… mon trésor.

Les quatre Chouans se regardèrent en cherchant celui d’entre euxauquel ils pouvaient se fier pour l’envoyer déterrer la somme. Ence moment, cette cruauté de cannibales fit tellement horreur àmademoiselle de Verneuil, que, sans savoir si le rôle que luiassignait sa figure pâle la préserverait encore de tout danger,elle s’écria courageusement d’un son de voix grave&|160;: — Necraignez-vous pas la colère de Dieu&|160;? Détachez-le,barbares&|160;!

Les Chouans levèrent la tête, ils aperçurent dans les airs desyeux qui brillaient comme deux étoiles, et s’enfuirent épouvantés.Mademoiselle de Verneuil sauta dans la cuisine, courut àd’Orgemont, le tira si violemment du feu, que les liens du fagotcédèrent&|160;; puis, du tranchant de son poignard, elle coupa lescordes avec lesquelles il avait été garrotté. Quand l’avare futlibre et debout, la première expression de son visage fut un riredouloureux, mais sardonique.

— Allez, allez au pommier, brigands&|160;! dit-il. Oh&|160;!oh&|160;! voilà deux fois que je les leurre&|160;; aussi ne mereprendront-ils pas une troisième&|160;!

En ce moment, une voix de femme retentit au dehors.

— Un esprit&|160;! un esprit&|160;! criait madame du Gua,imbéciles, c’est elle. Mille écus à qui m’apportera la tête decette catin&|160;!

Mademoiselle de Verneuil pâlit&|160;; mais l’avare sourit, luiprit la main, l’attira sous le manteau de la cheminée, l’empêcha delaisser les traces de son passage en la conduisant de manière à nepas déranger le feu qui n’occupait qu’un très petit espace&|160;;il fit partir un ressort, la plaque de fonte s’enleva et quandleurs ennemis communs rentrèrent dans le caveau, la lourde porte dela cachette était déjà retombée sans bruit. La Parisienne compritalors le but des mouvements de carpe qu’elle avait vu faire aumalheureux banquier.

— Voyez-vous, madame, s’écria Marche-à-terre, l’esprit a pris leBleu pour compagnon.

L’effroi dut être grand, car ces paroles furent suivies d’un siprofond silence, que d’Orgemont et sa compagne entendirent lesChouans prononçant à voix basse&|160;: — Ave Sancta Anna Auriacagratia plena, Dominus tecum, etc.

— Ils prient, les imbéciles, s’écria d’Orgemont.

— N’avez-vous pas peur, dit mademoiselle de Verneuil eninterrompant son compagnon, de faire découvrir notre…

Un rire du vieil avare dissipa les craintes de la jeuneParisienne.

— La plaque est dans une table de granit qui a dix pouces deprofondeur. Nous les entendons, et ils ne nous entendent pas.

Puis il prit doucement la main de sa libératrice, la plaça versune fissure par où sortaient les bouffées de vent frais, et elledevina que cette ouverture avait été pratiquée dans le tuyau de lacheminée.

— Ah&|160;! ah&|160;! reprit d’Orgemont. Diable&|160;! lesjambes me cuisent un peu&|160;! Cette Jument de Charrette, comme onl’appelle à Nantes, n’est pas assez sotte pour contredire sesfidèles&|160;: elle sait bien que, s’ils n’étaient pas si brutes,ils ne se battraient pas contre leurs intérêts. La voilà qui prieaussi. Elle doit être bonne à voir en disant son ave à sainte Anned’Auray. Elle ferait mieux de détrousser quelque diligence pour merembourser les quatre mille francs qu’elle me doit. Avec lesintérêts, les frais, ça va bien à quatre mille sept centquatre-vingts francs et des centimes…

La prière finie, les Chouans se levèrent et partirent. Le vieuxd’Orgemont serra la main de mademoiselle de Verneuil, comme pour laprévenir que néanmoins le danger existait toujours.

— Non, madame, s’écria Pille-miche après quelques minutes desilence, vous resteriez là dix ans, ils ne reviendront pas.

— Mais elle n’est pas sortie, elle doit être ici, ditobstinément la Jument de Charrette.

— Non, madame, non, ils se sont envolés à travers les murs. Lediable n’a-t-il pas déjà emporté là, devant nous, unassermenté&|160;?

— Comment&|160;! toi, Pille-miche, avare comme lui, nedevines-tu pas que le vieux cancre aura bien pu dépenser quelquesmilliers de livres pour construire dans les fondations de cettevoûte un réduit dont l’entrée est cachée par un secret&|160;?

L’avare et la jeune fille entendirent un gros rire échappé àPille-miche.

— Ben vrai, dit-il.

— Reste ici, reprit madame du Gua. Attends-les à la sortie. Pourun seul coup de fusil je te donnerai tout ce que tu trouveras dansle trésor de notre usurier. Si tu veux que je te pardonne d’avoirvendu cette fille quand je t’avais dit de la tuer, obéis-moi.

— Usurier&|160;! dit le vieux d’Orgemont, je ne lui ai pourtantprêté qu’à neuf pour cent. Il est vrai que j’ai une cautionhypothécaire&|160;! Mais enfin, voyez comme elle estreconnaissante&|160;! Allez, madame, si Dieu nous punit du mal, lediable est là pour nous punir du bien, et l’homme placé entre cesdeux termes-là, sans rien savoir de l’avenir, m’a toujours faitl’effet d’une règle de trois dont l’X est introuvable.

Il laissa échapper un soupir creux qui lui était particulier,car, en passant par son larynx, l’air semblait y rencontrer etattaquer deux vieilles cordes détendues. Le bruit que firentPille-miche et madame du Gua en sondant de nouveau les murs, lesvoûtes et les dalles, parut rassurer d’Orgemont, qui saisit la mainde sa libératrice pour l’aider à monter une étroite visSaint-Gilles, pratiquée dans l’épaisseur d’un mur en granit. Aprèsavoir gravi une vingtaine de marches, la lueur d’une lampe éclairafaiblement leurs têtes. L’avare s’arrêta, se tourna vers sacompagne, en examina le visage comme s’il eût regardé, manié etremanié une lettre de change douteuse à escompter, et poussa sonterrible soupir.

— En vous mettant ici, dit-il après un moment de silence, jevous ai remboursé intégralement le service que vous m’avezrendu&|160;; donc, je ne vois pas pourquoi je vous donnerais…

— Monsieur, laissez-moi là, je ne vous demande rien,dit-elle.

Ces derniers mots, et peut-être le dédain qu’exprima cette bellefigure, rassurèrent le petit vieillard, car il répondit, non sansun soupir Ah&|160;! en vous conduisant ici, j’en ai trop fait pourne pas continuer…

Il aida poliment Marie à monter quelques marches assezsingulièrement disposées, et l’introduisit moitié de bonne grâce,moitié rechignant, dans un petit cabinet de quatre pieds carrés,éclairé par une lampe suspendue à la voûte. Il était facile de voirque l’avare avait pris toutes ses précautions pour passer plus d’unjour dans cette retraite, si les événements de la guerre civilel’eussent contraint à y rester longtemps.

— N’approchez pas du mur, vous pourriez vous blanchir, dit toutà coup d’Orgemont.

Et il mit avec assez de précipitation sa main entre le châle dela jeune fille et la muraille, qui semblait fraîchement recrépie.Le geste du vieil avare produisit un effet tout contraire à celuiqu’il en attendait. Mademoiselle de Verneuil regarda soudain devantelle, et vit dans un angle une sorte de construction dont la formelui arracha un cri de terreur, car elle devina qu’une créaturehumaine avait été enduite de mortier et placée là debout&|160;;d’Orgemont lui fit un signe effrayant pour l’engager à se taire, etses petits yeux d’un bleu de faïence annoncèrent autant d’effroique ceux de sa compagne.

— Sotte, croyez-vous que je l’aie assassiné&|160;?&|160;… C’estmon frère, dit-il en variant son soupir d’une manière lugubre.C’est le premier recteur qui se soit assermenté. Voilà le seulasile où il ait été en sûreté contre la fureur des Chouans et desautres prêtres. Poursuivre un digne homme qui avait tantd’ordre&|160;! C’était mon aîné, lui seul a eu la patience dem’apprendre le calcul décimal. Oh&|160;! c’était un bonprêtre&|160;! Il avait de l’économie et savait amasser. Il y aquatre ans qu’il est mort, je ne sais pas de quelle maladie&|160;;mais voyez-vous, ces prêtres, ça a l’habitude de s’agenouiller detemps en temps pour prier, et il n’a peut-être pas pu s’accoutumerà rester ici debout comme moi… je l’ai mis là, autre part ilsl’auraient déterré. Un jour je pourrai l’ensevelir en terre sainte,comme disait ce pauvre homme, qui ne s’est assermenté que parpeur.

Une larme roula dans les yeux secs du petit vieillard, dontalors la perruque rousse parut moins laide à la jeune fille, quidétourna les yeux par un secret respect pour cette douleur&|160;;mais, malgré cet attendrissement, d’Orgemont lui dit encore&|160;:— N’approchez pas du mur, vous…

Et ses yeux ne quittèrent pas ceux de mademoiselle de Verneuil,en espérant ainsi l’empêcher d’examiner plus attentivement lesparois de ce cabinet, où l’air trop raréfié ne suffisait pas au jeudes poumons. Cependant Marie réussit à dérober un coup d’œil à sonargus, et, d’après les bizarres proéminences des murs, elle supposaque l’avare les avait bâtis lui-même avec des sacs d’argent oud’or. Depuis un moment, d’Orgemont était plongé dans un ravissementgrotesque. La douleur que la cuisson lui faisait souffrir auxjambes, et sa terreur en voyant un être humain au milieu de sestrésors, se lisaient dans chacunes de ses rides&|160;; mais en mêmetemps ses yeux arides exprimaient, par un feu inaccoutumé, lagénéreuse émotion qu’excitait en lui le périlleux voisinage de salibératrice, dont la joue rose et blanche attirait le baiser, dontle regard noir et velouté lui amenait au cœur des vagues de sang sichaudes, qu’il ne savait plus si c’était signe de vie ou demort.

— Êtes-vous mariée&|160;? lui demanda-t-il d’une voixtremblante.

— Non, dit-elle en souriant.

— J’ai quelque chose, reprit-il en poussant son soupir, quoiqueje ne sois pas aussi riche qu’ils le disent tous. Une jeune fillecomme vous doit aimer les diamants, les bijoux, les équipages,l’or, ajouta-t-il en regardant d’un air effaré autour de lui. J’aitout cela à donner, après ma mort. Hé&|160;! si vous vouliez…

L’œil du vieillard décelait tant de calcul, même dans cet amouréphémère, qu’en agitant sa tête par un mouvement négatif,mademoiselle de Verneuil ne put s’empêcher de penser que l’avare nesongeait à l’épouser que pour enterrer son secret dans le cœur d’unautre lui-même.

— L’argent, dit-elle en jetant à d’Orgemont un regard pleind’ironie qui le rendit à la fois heureux et fâché, l’argent n’estrien pour moi . Vous seriez trois fois plus riche que vous nel’êtes, si tout l’or que j’ai refusé était là.

— N’approchez pas du m…

— Et l’on ne me demandait cependant qu’un regard, ajouta-t-elleavec une incroyable fierté.

— Vous avez eu tort, c’était une excellente spéculation. Maissongez donc…

— Songez, reprit mademoiselle de Verneuil, que je viensd’entendre retentir là une voix dont un seul accent a pour moi plusde prix que toutes vos richesses.

— Vous ne les connaissez pas…

Avant que l’avare n’eût pu l’en empêcher, Marie fit mouvoir, enla touchant du doigt, une petite gravure enluminée qui représentaitLouis XV à cheval, et vit tout à coup au-dessous d’elle le marquisoccupé à charger un tromblon. L’ouverture cachée par le petitpanneau sur lequel l’estampe était collée semblait répondre àquelque ornement dans le plafond de la chambre voisine, où sansdoute couchait le général royaliste. D’Orgemont repoussa avec laplus grande précaution la vieille estampe, et regarda la jeunefille d’un air sévère.

— Ne dites pas un mot, si vous aimez la vie. Vous n’avez pasjeté, lui dit-il à l’oreille après une pause, votre grappin sur unpetit bâtiment. Savez-vous que le marquis de Montauran possède pourcent mille livres de revenus en terres affermées qui n’ont pasencore été vendues. Or, un décret des Consuls, que j’ai lu dans LePrimidi de l’Ille-et-Vilaine, vient d’arrêter les séquestres.Ah&|160;! ah&|160;! vous trouvez ce gars-là maintenant plus jolihomme, n’est-ce pas&|160;? Vos yeux brillent comme deux louis d’ortout neufs.

Les regards de mademoiselle de Verneuil s’étaient fortementanimés en entendant résonner de nouveau une voix bien connue.Depuis qu’elle était là, debout, comme enfouie dans une mined’argent, le ressort de son âme courbée sous ces événements s’étaitredressé. Elle semblait avoir pris une résolution sinistre etentrevoir les moyens de la mettre à exécution.

— On ne revient pas d’un tel mépris, se dit-elle, et s’il nedoit plus m’aimer, je veux le tuer, aucune femme ne l’aura.

— Non, l’abbé, non, s’écriait le jeune chef dont la voix se fîtentendre, il faut que cela soit ainsi.

— Monsieur le marquis, reprit l’abbé Gudin avec hauteur, vousscandaliserez toute la Bretagne en donnant ce bal à Saint-James.C’est des prédicateurs, et non des danseurs qui remueront nosvillages. Ayez des fusils et non des violons.

— L’abbé, vous avez assez d’esprit pour savoir que ce n’est quedans une assemblée générale de tous nos partisans que je verrai ceque je puis entreprendre avec eux. Un dîner me semble plusfavorable pour examiner leurs physionomies et connaître leursintentions que tous les espionnages possibles, dont, au surplus,j’ai horreur&|160;; nous les ferons causer le verre en main.

Marie tressaillit en entendant ces paroles, car elle conçut leprojet d’aller à ce bal, et de s’y venger.

— Me prenez-vous pour un idiot avec votre sermon sur la danse,reprit Montauran. Ne figureriez-vous pas de bon cœur dans unechaconne pour vous retrouver rétablis sous votre nouveau nom dePères de la Foi&|160;!&|160;… Ignorez-vous que les Bretons sortentde la messe pour aller danser&|160;! Ignorez-vous aussi quemessieurs Hyde de Neuville et d’Andigné ont eu il y a cinq joursune conférence avec le premier Consul sur la question de rétablirSa Majesté Louis XVIII. Si je m’apprête en ce moment pour allerrisquer un coup de main si téméraire, c’est uniquement pour ajouterà ces négociations le poids de nos souliers ferrés. Ignorez-vousque tous les chefs de la Vendée et même Fontaine parlent de sesoumettre. Ah&|160;! monsieur, l’on a évidemment trompé les princessur l’état de la France. Les dévouements dont on les entretientsont des dévouements de position. L’abbé, si j’ai mis le pied dansle sang, je ne veux m’y mettre jusqu’à la ceinture qu’à bonescient. Je me suis dévoué au Roi et non pas à quatre cerveauxbrûlés, à des hommes perdus de dettes comme Rifoël, à deschauffeurs, à…

— Dites tout de suite, monsieur, à des abbés qui perçoivent descontributions sur le grand chemin pour soutenir la guerre, repritl’abbé Gudin.

— Pourquoi ne le dirais-je pas&|160;? répondit aigrement lemarquis. Je dirai plus, les temps héroïques de la Vendée sontpassés…

— Monsieur le marquis, nous saurons faire des miracles sansvous.

— Oui, comme celui de Marie Lambrequin, répondit en riant lemarquis. Allons, sans rancune, l’abbé&|160;! Je sais que vous payezde votre personne, et tirez un Bleu aussi bien que vous dites unoremus. Dieu aidant, j’espère vous faire assister, une mître entête, au sacre du Roi.

Cette dernière phrase eut sans doute un pouvoir magique surl’abbé, car on entendit sonner une carabine, et il s’écria&|160;: —J’ai cinquante cartouches dans mes poches, monsieur le marquis, etma vie est au Roi.

— Voilà encore un de mes débiteurs, dit l’avare à mademoisellede Verneuil. Je ne parle pas de cinq à six cents malheureux écusqu’il m’a empruntés, mais d’une dette de sang qui, j’espère,s’acquittera. Il ne lui arrivera jamais autant de mal que je lui ensouhaite, à ce sacré jésuite&|160;; il avait juré la mort de monfrère, et soulevait le pays contre lui. Pourquoi&|160;? parce quele pauvre homme avait eu peur des nouvelles lois. Après avoirappliqué son oreille à un certain endroit de sa cachette&|160;: —Les voilà qui décampent, tous ces brigands-là, dit-il. Ils vontfaire encore quelque miracle&|160;! Pourvu qu’ils n’essaient pas deme dire adieu comme la dernière fois, en mettant le feu à lamaison.

Après environ une demi-heure, pendant laquelle mademoiselle deVerneuil et d’Orgemont se regardèrent comme si chacun d’eux eûtregardé un tableau, la voix rude et grossière de Galope-chopinecria doucement&|160;: — Il n’y a plus de danger, monsieurd’Orgemont. Mais cette fois-ci, j’ai ben gagné mes trente écus.

— Mon enfant, dit l’avare, jurez-moi de fermer les yeux.

Mademoiselle de Verneuil plaça une de ses mains sur sespaupières&|160;; mais, pour plus de secret, le vieillard souffla lalampe, prit sa libératrice par la main, l’aida à faire sept ou huitpas dans un passage difficile&|160;; au bout de quelques minutes,il lui dérangea doucement la main, elle se vit dans la chambre quele marquis de Montauran venait de quitter et qui était celle del’avare.

— Ma chère enfant, lui dit le vieillard, vous pouvez partir. Neregardez pas ainsi autour de vous. Vous n’avez sans doute pasd’argent&|160;? Tenez, voici dix écus&|160;; il y en a de rognés,mais ils passeront. En sortant du jardin, vous trouverez un sentierqui conduit à la ville, ou, comme on dit maintenant, au District.Mais les Chouans sont à Fougères, il n’est pas présumable que vouspuissiez y rentrer de sitôt&|160;; ainsi, vous pourrez avoir besoind’un sûr asile. Retenez bien ce que je vais vous dire, et n’enprofitez que dans un extrême danger. Vous Verrez sur le chemin quimène au Nid-aux-crocs par le val de Gibarry, une ferme où demeurele Grand-Cibot, dit Galope-chopine, entrez-y en disant à safemme&|160;: — bonjour, Bécanière&|160;! et Barbette vous cachera.Si Galope-chopine vous découvrait, ou il vous prendra pourl’esprit, s’il fait nuit&|160;; ou dix écus l’attendriront, s’ilfait jour. Adieu&|160;! nos comptes sont soldés. Si vous vouliez,dit-il en montrant par un geste les champs qui entouraient samaison, tout cela serait à vous&|160;!

Mademoiselle de Verneuil jeta un regard de remerciement à cetêtre singulier, et réussit à lui arracher un soupir dont les tonsfurent très variés.

— Vous me rendrez sans doute mes dix écus, remarquez bien que jene parle pas d’intérêts, vous les remettrez à mon crédit chezmaître Patrat, le notaire de Fougères qui, si vous le vouliez,ferait notre contrat, beau trésor. Adieu.

— Adieu, dit-elle en souriant et le saluant de la main.

— S’il vous faut de l’argent, lui cria-t-il, je vous en prêteraià cinq&|160;! Oui, à cinq seulement. Ai-je dit cinq&|160;? Elleétait partie. — Ça m’a l’air d’être une bonne fille&|160;;cependant, je changerai le secret de ma cheminée. Puis il prit unpain de douze livres, un jambon et rentra dans sa cachette.

Lorsque mademoiselle de Verneuil marcha dans la campagne, ellecrut renaître, la fraîcheur du matin ranima son visage qui depuisquelques heures lui semblait frappé par une atmosphère brûlante.Elle essaya de trouver le sentier indiqué par l’avare&|160;; mais,depuis le coucher de la lune, l’obscurité était devenue si forte,qu’elle fut forcée d’aller au hasard. Bientôt la crainte de tomberdans les précipices la prit au cœur, et lui sauva la vie&|160;; carelle s’arrêta tout à coup en pressentant que la terre luimanquerait si elle faisait un pas de plus. Un vent plus frais quicaressait ses cheveux, le murmure des eaux, l’instinct, tout servità lui indiquer qu’elle se trouvait au bout des rochers deSaint-Sulpice. Elle passa les bras autour d’un arbre, et attenditl’aurore en de vives anxiétés, car elle entendait un bruit d’armes,de chevaux et de voix humaines. Elle rendit grâces à la nuit qui lapréservait du danger de tomber entre les mains des Chouans, si,comme le lui avait dit l’avare, ils entouraient Fougères.

Semblables à des feux nuitamment allumés pour un signal deliberté, quelques lueurs légèrement pourprées passèrent par-dessusles montagnes dont les bases conservèrent des teintes bleuâtres quicontrastèrent avec les nuages de rosée flottant sur les vallons.Bientôt un disque de rubis s’éleva lentement à l’horizon, les cieuxle reconnurent&|160;; les accidents du paysage, le clocher deSaint-Léonard, les rochers, les prés ensevelis dans l’ombrereparurent insensiblement, et les arbres situés sur les cimes sedessinèrent dans ses feux naissants. Le soleil se dégagea par ungracieux élan du milieu de ses rubans de feu, d’ocre et de saphir.Sa vive lumière s’harmonie par lignes égales, de colline encolline, déborda de vallons en vallons. Les ténèbres sedissipèrent, le jour accabla la nature. Une brise piquantefrissonna dans l’air, les oiseaux chantèrent, la vie se réveillapartout. Mais à peine la jeune fille avait-elle eu le tempsd’abaisser ses regards sur les masses de ce paysage si curieux,que, par un phénomène assez fréquent dans ces fraîches contrées,des vapeurs s’étendirent en nappes, comblèrent les vallées,montèrent jusqu’aux plus hautes collines, ensevelirent ce richebassin sous un manteau de neige. Bientôt mademoiselle de Verneuilcrut revoir une de ces mers de glace qui meublent les Alpes. Puiscette nuageuse atmosphère roula des vagues comme l’Océan, soulevades lames impénétrables qui se balancèrent avec mollesse,ondoyèrent, tourbillonnèrent violemment, contractèrent aux rayonsdu soleil des teintes d’un rose vif, en offrant çà et là lestransparences d’un lac d’argent fluide. Tout à coup le vent du nordsouffla sur cette fantasmagorie et dissipa les brouillards quidéposèrent une rosée pleine d’oxyde sur les gazons. Mademoiselle deVerneuil put alors apercevoir une immense masse brune placée surles rochers de Fougères. Sept à huit cents Chouans arméss’agitaient dans le faubourg Saint-Sulpice comme des fourmis dansune fourmilière. Les environs du château occupés par trois millehommes arrivés comme par magie furent attaqués avec fureur. Cetteville endormie, malgré ses remparts verdoyants et ses vieillestours grises, aurait succombé, si Hulot n’eût pas veillé. Unebatterie cachée sur une éminence qui se trouve au fond de lacuvette que forment les remparts, répondit au premier feu desChouans en les prenant en écharpe sur le chemin du château. Lamitraille nettoya la route, et la balaya. Puis la compagnie sortitde la porte Saint-Sulpice, profita de l’étonnement des Chouans, semit en bataille sur le chemin et commença sur eux un feu meurtrier.Les Chouans n’essayèrent pas de résister, en voyant les remparts duchâteau se couvrir de soldats comme si l’art du machiniste y eûtappliqué des lignes bleues, et le feu de la forteresse protégercelui des tirailleurs républicains. Cependant d’autres Chouans,maîtres de la petite vallée du Nançon, avaient gravi les galeriesdu rocher et parvenaient à la Promenade, où ils montèrent&|160;;elle fut couverte de peaux de bique qui lui donnèrent l’apparenced’un toit de chaume bruni par le temps. Au même moment, deviolentes détonations se firent entendre dans la partie de la villequi regardait la vallée du Couesnon. Evidemment Fougères, attaquésur tous les points, était entièrement cerné. Le feu qui semanifesta sur le revers oriental du rocher prouvait même que lesChouans incendiaient les faubourgs. Cependant les flammèches quis’élevaient des toits de genêt ou de bardeau cessèrent bientôt, etquelques colonnes de fumée noire indiquèrent que l’incendies’éteignait. Des nuages blancs et bruns dérobèrent encore une foiscette scène à mademoiselle de Verneuil, mais le vent dissipabientôt ce brouillard de poudre. Déjà, le commandant républicainavait fait changer la direction de sa batterie de manière à pouvoirprendre successivement en file la vallée du Nançon, le sentier dela Reine et le rocher, quand du haut de la Promenade, il vit sespremiers ordres admirablement bien exécutés. Deux pièces placées auposte de la porte Saint-Léonard abattirent la fourmilière deChouans qui s’étaient emparés de cette position&|160;; tandis queles gardes nationaux de Fougères, accourus en hâte sur la place del’Eglise, achevèrent de chasser l’ennemi. Ce combat ne dura pas unedemi-heure et ne coûta pas cent hommes aux Bleus. Déjà, dans toutesles directions, les Chouans battus et écrasés se retiraient d’aprèsles ordres réitérés du Gars, dont le hardi coup de main échouait ,sans qu’il le sût, par suite de l’affaire de la Vivetière qui avaitsi secrètement ramené Hulot à Fougères. L’artillerie n’y étaitarrivée que pendant cette nuit, car la seule nouvelle d’untransport de munitions aurait suffi pour faire abandonner parMontauran cette entreprise qui, éventée, ne pouvait avoir qu’unemauvaise issue. En effet, Hulot désirait autant donner une leçonsévère au Gars, que le Gars pouvait souhaiter de réussir dans sapointe pour influer sur les déterminations du premier Consul. Aupremier coup de canon, le marquis comprit donc qu’il y aurait de lafolie à poursuivre par amour-propre une surprise manquée. Aussi,pour ne pas faire tuer inutilement ses Chouans, se hâta-t-ild’envoyer sept ou huit émissaires porter des instructions pouropérer promptement la retraite sur tous les points. Le commandant,ayant aperçu son adversaire entouré d’un nombreux conseil au milieuduquel était madame du Gua, essaya de tirer sur eux une volée surle rocher de Saint-Sulpice&|160;; mais la place avait été trophabilement choisie pour que le jeune chef n’y fût pas en sûreté.Hulot changea de rôle tout à coup, et d’attaqué devint agresseur.Aux premiers mouvements qui indiquèrent les intentions du marquis,la compagnie placée sous les murs du château se mit en devoir decouper la retraite aux Chouans en s’emparant des issues supérieuresde la vallée du Nançon.

Malgré sa haine, mademoiselle de Verneuil épousa la cause deshommes que commandait son amant, et se tourna vivement vers l’autreissue pour voir si elle était libre&|160;; mais elle aperçut lesBleus, sans doute vainqueurs de l’autre côté de Fougères, quirevenaient de la vallée du Couesnon par le Val-de-Gibarry pours’emparer du Nid-aux-Crocs et de la partie des rochersSaint-Sulpice où se trouvaient les issues inférieures de la valléedu Nançon. Ainsi les Chouans, renfermés dans l’étroite prairie decette gorge, semblaient devoir périr jusqu’au dernier, tant lesprévisions du vieux commandant républicain avaient été justes etses mesures habilement prises. Mais sur ces deux points, les canonsqui avaient si bien servi Hulot furent impuissants, il s’y établitdes luttes acharnées, et la ville de Fougères une fois préservée,l’affaire prit le caractère d’un engagement auquel les Chouansétaient habitués. Mademoiselle de Verneuil comprit alors laprésence des masses d’hommes qu’elle avait aperçues dans lacampagne, la réunion des chefs chez d’Orgemont et tous lesévénements de cette nuit, sans savoir comment elle avait puéchapper à tant de dangers. Cette entreprise, dictée par ledésespoir, l’intéressa si vivement qu’elle resta immobile àcontempler les tableaux animés qui s’offrirent à ses regards.Bientôt, le combat qui avait lieu au bas des montagnes deSaint-Sulpice eut, pour elle, un intérêt de plus. En voyant lesBleus presque maîtres des Chouans, le marquis et ses amiss’élancèrent dans la vallée du Nançon afin de leur porter dusecours. Le pied des roches fut couvert d’une multitude de groupesfurieux où se décidèrent des questions de vie et de mort sur unterrain et avec des armes plus favorables aux Peaux-de-bique.Insensiblement, cette arène mouvante s’étendit dans l’espace. LesChouans, en s’égaillant, envahirent les rochers à l’aide desarbustes qui y croissent çà et là. Mademoiselle de Verneuil eut unmoment d’effroi en voyant un peu tard ses ennemis remontés sur lessommets, où ils défendirent avec fureur les sentiers dangereux parlesquels on y arrivait. Toutes les issues de cette montagne étantoccupées par les deux partis, elle eut peur de se trouver au milieud’eux, elle quitta le gros arbre derrière lequel elle s’étaittenue, et se mit à fuir en pensant à mettre à profit lesrecommandations du vieil avare. Après avoir couru pendant longtempssur le versant des montagnes de Saint-Sulpice qui regarde la grandevallée du Couesnon, elle aperçut de loin une étable et jugeaqu’elle dépendait de la maison de Galope-chopine, qui devait avoirlaissé sa femme toute seule pendant le combat. Encouragée par cessuppositions, mademoiselle de Verneuil espéra être bien reçue danscette habitation, et pouvoir y passer quelques heures, jusqu’à cequ’il lui fût possible de retourner sans danger à Fougères. Selontoute apparence, Hulot allait triompher. Les Chouans fuyaient sirapidement qu’elle entendit des coups de feu tout autour d’elle, etla peur d’être atteinte par quelques balles lui fit promptementgagner la chaumière dont la cheminée lui servait de jalon. Lesentier qu’elle avait suivi aboutissait à une espèce de hangar dontle toit, couvert en genêt, était soutenu par quatre gros arbresencore garnis de leurs écorces. Un mur en torchis formait le fondde ce hangar, sous lequel se trouvaient un pressoir à cidre, uneaire à battre le sarrasin, et quelques instruments aratoires. Elles’arrêta contre l’un de ces poteaux sans se décider à franchir lemarais fangeux qui servait de cour à cette maison que, de loin, envéritable Parisienne, elle avait prise pour une étable.

Cette cabane, garantie des vents du nord par une éminence quis’élevait au-dessus du toit et à laquelle elle s’appuyait, nemanquait pas de poésie, car des pousses d’ormes, des bruyères etles fleurs du rocher la couronnaient de leurs guirlandes. Unescalier champêtre pratiqué entre le hangar et la maison permettaitaux habitants d’aller respirer un air pur sur le haut de cetteroche. À gauche de la cabane, l’éminence s’abaissait brusquement,et laissait voir une suite de champs dont le premier dépendait sansdoute de cette ferme. Ces champs dessinaient de gracieux bocagesséparés par des haies en terre, plantées d’arbres, et dont lapremière achevait l’enceinte de la cour. Le chemin qui conduisait àces champs était fermé par un gros tronc d’arbre à moitié pourri,clôture bretonne dont le nom fournira plus tard une digression quiachèvera de caractériser ce pays. Entre l’escalier creusé dans lesschistes et le sentier fermé par ce gros arbre, devant le marais etsous cette roche pendante, quelques pierres de granit grossièrementtaillées, superposées les unes aux autres, formaient les quatreangles de cette chaumière, et maintenaient le mauvais pisé, lesplanches et les cailloux dont étaient bâties les murailles. Unemoitié du toit couverte de genêt en guise de paille, et l’autre enbardeau, espèce de merrain taillé en forme d’ardoise annonçaientdeux divisions&|160;; et, en effet, l’une close par une méchanteclaie servait d’étable, et les maîtres habitaient l’autre. Quoiquecette cabane dût au voisinage de la ville quelques améliorationscomplètement perdues à deux lieues plus loin, elle expliquait bienl’instabilité de la vie à laquelle les guerres et les usages de laFéodalité avaient si fortement subordonné les mœurs du serf,qu’aujourd’hui beaucoup de paysans appellent encore en ces contréesune demeure, le château habité par leurs seigneurs. Enfin, enexaminant ces lieux avec un étonnement assez facile à concevoir,mademoiselle de Verneuil remarqua çà et là, dans la fange de lacour, des fragments de granit disposés de manière à tracer versl’habitation un chemin qui présentait plus d’un danger&|160;; maisen entendant le bruit de la mousqueterie qui se rapprochaitsensiblement, elle sauta de pierre en pierre, comme si elletraversait un ruisseau, pour demander un asile. Cette maison étaitfermée par une de ces portes qui se composent de deux partiesséparées, dont l’inférieure est en bois plein et massif, et dont lasupérieure est défendue par un volet qui sert de fenêtre. Dansplusieurs boutiques de certaines petites villes en France, on voitle type de cette porte, mais beaucoup plus orné et armé à la partieinférieure d’une sonnette d’alarme&|160;; celle-ci s’ouvrait aumoyen d’un loquet de bois digne de l’âge d’or, et la partiesupérieure ne se fermait que pendant la nuit, car le jour nepouvait pénétrer dans la chambre que par cette ouverture. Ilexistait bien une grossière croisée, mais ces vitres ressemblaientà des fonds de bouteille, et les massives branches de plomb qui lesretenaient prenaient tant de place qu’elle semblait plutôt destinéeà intercepter qu’à laisser passer la lumière. Quand mademoiselle deVerneuil fit tourner la porte sur ses gonds criards, elle sentitd’effroyables vapeurs alcalines sorties par bouffées de cettechaumière, et vit que les quadrupèdes avaient ruiné à coups de piedle mur intérieur qui les séparait de la chambre. Ainsi l’intérieurde la ferme, car c’était une ferme, n’en démentait pas l’extérieur.Mademoiselle de Verneuil se demandait s’il était possible que desêtres humains vécussent dans cette fange organisée, quand un petitgars en haillons et qui paraissait avoir huit ou neuf ans, luiprésenta tout à coup sa figure fraîche, blanche et rose, des jouesbouffies, des yeux vifs, des dents d’ivoire et une chevelure blondequi tombait par écheveaux sur ses épaules demi-nues&|160;; sesmembres étaient vigoureux, et son attitude avait cette grâced’étonnement, cette naïveté sauvage qui agrandit les yeux desenfants. Ce petit gars était sublime de beauté.

— Où est ta mère&|160;? dit Marie d’une voix douce et en sebaissant pour lui baiser les yeux.

Après avoir reçu le baiser, l’enfant glissa comme une anguille,et disparut derrière un tas de fumier qui se trouvait entre lesentier et la maison, sur la croupe de l’éminence. En effet, commebeaucoup de cultivateurs bretons, Galope-chopine mettait, par unsystème d’agriculture qui leur est particulier, ses engrais dansdes lieux élevés, en sorte que quand ils s’en servent, les eauxpluviales les ont dépouillés de toutes leur qualités. Maîtresse dulogis pour quelques instants, Marie en eut promptement faitl’inventaire. La chambre où elle attendait Barbette composait toutela maison. L’objet le plus apparent et le plus pompeux était uneimmense cheminée dont le manteau était formé par une pierre degranit bleu. L’étymologie de ce mot avait sa preuve dans un lambeaude serge verte bordée d’un ruban vert pâle, découpée en rond, quipendait le long de cette tablette au milieu de laquelle s’élevaitune bonne vierge en plâtre colorié. Sur le socle de la statue,mademoiselle de Verneuil lut deux vers d’une poésie religieuse fortrépandue dans le pays&|160;:

Je suis la Mère de Dieu,

Protectrice de ce lieu.

Derrière la vierge une effroyable image tachée de rouge et debleu, sous prétexte de peinture, représentait saint Labre. Un litde serge verte, dit en tombeau, une informe couchette d’enfant, unrouet, des chaises grossières, un bahut sculpté garni de quelquesustensiles, complétaient, à peu de chose près, le mobilier deGalope-chopine. Devant la croisée, se trouvait une longue table dechâtaignier accompagnée de deux bancs en même bois, auxquels lejour des vitres donnait les sombres teintes de l’acajou vieux. Uneimmense pièce de cidre, sous le bondon de laquelle mademoiselle deVerneuil remarqua une boue jaunâtre dont l’humidité décomposait leplancher quoiqu’il fût formé de morceaux de granit assemblés par unargile roux, prouvait que le maître du logis n’avait pas volé sonsurnom de Chouan. Mademoiselle de Verneuil leva les yeux comme pourfuir ce spectacle, et alors, il lui sembla avoir vu toutes leschauves-souris de la terre, tant étaient nombreuses les toilesd’araignée qui pendaient au plancher. Deux énormes pichés, pleinsde cidre, se trouvaient sur la longue table. Ces ustensiles sontdes espèces de cruches en terre brune, dont le modèle existe dansplusieurs pays de la France, et qu’un Parisien peut se figurer ensupposant aux pots dans lesquels les gourmets servent le beurre deBretagne, un ventre plus arrondi, verni par places inégales etnuancé de taches fauves comme celles de quelques coquillages. Cettecruche est terminée par une espèce de gueule, assez semblable à latête d’une grenouille prenant l’air hors de l’eau. L’attention deMarie avait fini par se porter sur ces deux pichés&|160;; mais lebruit du combat, qui devint tout à coup plus distinct, la força dechercher un endroit propre à se cacher sans attendre Barbette,quand cette femme se montra tout à coup.

— Bonjour, Bécanière, lui dit-elle en retenant un sourireinvolontaire à l’aspect d’une figure qui ressemblait assez auxtêtes que les architectes placent comme ornement aux clefs descroisées.

— Ah&|160;! ah&|160;! vous venez d’Orgemont, répondit Barbetted’un air peu empressé.

— Où allez-vous me mettre&|160;? car voici les Chouans…

— Là, reprit Barbette, aussi stupéfaite de la beauté que del’étrange accoutrement d’une créature qu’elle n’osait comprendreparmi celles de son sexe. Là&|160;! dans la cachette du prêtre.

Elle la conduisit à la tête de son lit, la fit entrer dans laruelle&|160;; mais elles furent tout interdites, en croyantentendre un inconnu qui sauta dans le marais. Barbette eut à peinele temps de détacher un rideau du lit et d’y envelopper Marie,qu’elle se trouva face à face avec un Chouan fugitif.

— La vieille, où peut-on se cacher ici&|160;? je suis le comtede Bauvan.

Mademoiselle de Verneuil tressaillit en reconnaissant la voix duconvive dont quelques paroles, restées un secret pour elle, avaientcausé la catastrophe de la Vivetière.

— Hélas&|160;! vous voyez, monseigneur. Il n’y a rin ici&|160;!Ce que je peux faire de mieux est de sortir, je veillerai. Si lesBleus viennent, j’avertirai. Si je restais et qu’ils me trouvassentavec vous, ils brûleraient ma maison.

Et Barbette sortit, car elle n’avait pas assez d’intelligencepour concilier les intérêts de deux ennemis ayant un droit égal àla cachette, en vertu du double rôle que jouait son mari.

— J’ai deux coups à tirer, dit le comte avec désespoir&|160;;mais ils m’ont déjà dépassé. Bah&|160;! j’aurais bien du malheursi, en revenant par ici, il leur prenait fantaisie de regarder sousle lit.

Il déposa légèrement son fusil auprès de la colonne où Marie setenait debout enveloppée dans la serge verte, et il se baissa pours’assurer s’il pouvait passer sous le lit. Il allaitinfailliblement voir les pieds de la réfugiée, qui, dans ce momentdésespéré, saisit le fusil, sauta vivement dans la chaumière, etmenaça le comte&|160;; mais il partit d’un éclat de rire en lareconnaissant&|160;; car, pour se cacher, Marie avait quitté sonvaste chapeau de Chouan, et ses cheveux s’échappaient en grossestouffes de dessous une espèce de résille en dentelle.

— Ne riez pas, comte, vous êtes mon prisonnier. Si vous faitesun geste, vous saurez ce dont est capable une femme offensée.

Au moment où le comte et Marie se regardaient avec de biendiverses émotions, des voix confuses criaient dans lesrochers&|160;: — Sauvez le Gars&|160;! Egaillez-vous&|160;! sauvezle Gars&|160;! Egaillez-vous&|160;!&|160;…

La voix de Barbette domina le tumulte extérieur et fut entenduedans la chaumière avec des sensations bien différentes par les deuxennemis, car elle parlait moins à son fils qu’à eux.

— Ne vois-tu pas les Bleus&|160;? s’écriait aigrement Barbette.Viens-tu ici, petit méchant gars, ou je vais à toi&|160;! Veux-tudonc attraper des coups de fusil. Allons, sauve-toi vivement.

Pendant tous ces petits événements qui se passèrent rapidement,un Bleu sauta dans le marais.

— Beau-pied, lui cria mademoiselle de Verneuil.

Beau-pied accourut à cette voix et ajusta le comte un peu mieuxque ne le faisait sa libératrice.

— Aristocrate, dit le malin soldat, ne bouge pas ou je tedémolis comme la Bastille, en deux temps.

— Monsieur Beau-pied, reprit mademoiselle de Verneuil d’une voixcaressante, vous me répondez de ce prisonnier. Faites comme vousvoudrez, mais il faudra me le rendre sain et sauf à Fougères.

— Suffit, madame.

— La route jusqu’à Fougères est-elle libre maintenant&|160;?

— Elle est sûre, à moins que les Chouans ne ressuscitent.

Mademoiselle de Verneuil s’arma gaiement du léger fusil dechasse, sourit avec ironie en disant à son prisonnier&|160;: —Adieu, monsieur le comte, au revoir&|160;! et s’élança dans lesentier après avoir repris son large chapeau.

— J’apprends un peu trop tard, dit amèrement le comte de Bauvan,qu’il ne faut jamais plaisanter avec l’honneur de celles qui n’enont plus.

— Aristocrate, s’écria durement Beau-pied, si tu ne veux pas queje t’envoie dans ton ci-devant paradis, ne dis rien contre cettebelle dame.

Mademoiselle de Verneuil revint à Fougères par les sentiers quijoignent les roches de Saint-Sulpice au Nid-aux-crocs. Quand elleatteignit cette dernière éminence et qu’elle courut à travers lechemin tortueux pratiqué sur les aspérités du granit, elle admiracette jolie petite vallée du Nançon naguère si turbulente, alorsparfaitement tranquille. Vu de là, le vallon ressemblait à une ruede verdure. Mademoiselle de Verneuil rentra par la porteSaint-Léonard, à laquelle aboutissait ce petit sentier. Leshabitants, encore inquiets du combat qui, d’après les coups defusil entendus dans le lointain, semblait devoir durer pendant lajournée, y attendaient le retour de la garde nationale pourreconnaître l’étendue de leurs pertes. En voyant cette fille dansson bizarre costume, les cheveux en désordre, un fusil à la main,son châle et sa robe frottés contre les murs, souillés par la boueet mouillé par la rosée, la curiosité des Fourgerais fut d’autantplus vivement excitée, que le pouvoir, la beauté, la singularité decette Parisienne, défrayaient déjà toutes leurs conversations.

Francine, en proie à d’horribles inquiétudes, avait attendu samaîtresse pendant toute la nuit&|160;; et quand elle la revit, ellevoulut parler, mais un geste amical lui imposa silence.

— Je ne suis pas morte, mon enfant, dit Marie. Ah&|160;! jevoulais des émotions en partant de Paris&|160;?&|160;… j’en ai eu,ajouta-t-elle après une pause.

Francine voulut sortir pour commander un repas, en faisantobserver à sa maîtresse qu’elle devait en avoir grand besoin.

— Oh&|160;! dit mademoiselle de Verneuil, un bain, unbain&|160;! La toilette avant tout.

Francine ne fut pas médiocrement surprise d’entendre samaîtresse lui demandant les modes les plus élégantes de cellesqu’elle avait emballées. Après avoir déjeuné, Marie fit sa toiletteavec la recherche et les soins minutieux qu’une femme met à cetteœuvre capitale, quand elle doit se montrer aux yeux d’une personnechère, au milieu d’un bal. Francine ne s’expliquait point la gaietémoqueuse de sa maîtresse. Ce n’était pas la joie de l’amour, unefemme ne se trompe pas à cette expression, c’était une maliceconcentrée d’assez mauvais augure. Marie drapa elle-même lesrideaux de la, fenêtre par où les yeux plongeaient sur un richepanorama, puis elle approcha le canapé de la cheminée, le mit dansun jour favorable à sa figure, et dit à Francine de se procurer desfleurs, afin de donner à sa chambre un air de fête. LorsqueFrancine eut apporté des fleurs, Marie en dirigea l’emploi de lamanière la plus pittoresque. Quand elle eut jeté un dernier regardde satisfaction sur son appartement, elle dit à Francine d’envoyerréclamer son prisonnier chez le commandant. Elle se couchavoluptueusement sur le canapé, autant pour se reposer que pourprendre une attitude de grâce et de faiblesse dont le pouvoir estirrésistible chez certaines femmes. Une molle langueur, la poseprovoquante de ses pieds, dont la pointe perçait à peine sous lesplis de la robe, l’abandon du corps, la courbure du col, tout,jusqu’à l’inclinaison des doigts effilés de sa main, qui pendaitd’un oreiller comme les clochettes d’une touffe de jasmin, touts’accordait avec son regard pour exciter des séductions. Elle brûlades parfums afin de répandre dans l’air ces douces émanations quiattaquent si puissamment les fibres de l’homme, et préparentsouvent les triomphes que les femmes veulent obtenir sans lessolliciter. Quelques instants après, les pas pesants du vieuxmilitaire retentirent dans le salon qui précédait la chambre.

— Eh&|160;! bien, commandant, où est mon captif&|160;?

— Je viens de commander un piquet de douze hommes pour lefusiller comme pris les armes à la main.

— Vous avez disposé de mon prisonnier&|160;! dit-elle. Ecoutez,commandant. La mort d’un homme ne doit pas être, après le combat,quelque chose de bien satisfaisant pour vous, si j’en crois votrephysionomie.

— Eh bien&|160;! rendez-moi mon Chouan, et mettez à sa mort unsursis que je prends sur mon compte. Je vous déclare que cetaristocrate m’est devenu très essentiel, et va coopérer àl’accomplissement de nos projets. Au surplus, fusiller cet amateurde chouannerie serait commettre un acte aussi absurde que de tirersur un ballon quand il ne faut qu’un coup d’épingle pour ledésenfler. Pour Dieu, laissez les cruautés à l’aristocratie. Lesrépubliques doivent être généreuses. N’auriez-vous pas pardonné,vous, aux victimes de Quiberon et à tant d’autres. Allons, envoyezvos douze hommes faire une ronde, et venez dîner chez moi avec monprisonnier. Il n’y a plus qu’une heure de jour, et voyez-vous,ajouta-t-elle en souriant, si vous tardiez, ma toilette manqueraittout son effet.

— Mais, mademoiselle, dit le commandant surpris…

— Eh&|160;! bien, quoi&|160;? je vous entends. Allez, le comtene vous échappera point. Tôt ou tard, ce gros papillon-là viendrase brûler à vos feux de peloton.

Le commandant haussa légèrement les épaules comme un homme forcéd’obéir, malgré tout, aux désirs d’une jolie femme, et il revintune demi-heure après, suivi du comte de Bauvan.

Mademoiselle de Verneuil feignit d’être surprise par ses deuxconvives, et parut confuse d’avoir été vue par le comte sinégligemment couchée&|160;; mais après avoir lu dans les yeux dugentilhomme que le premier effet était produit, elle se leva ets’occupa d’eux avec une grâce, avec une politesse parfaites. Riend’étudié ni de forcé dans les poses, le sourire, la démarche ou lavoix, ne trahissait sa préméditation ou ses desseins. Tout était enharmonie, et aucun trait trop saillant ne donnait à penser qu’elleaffectât les manières d’un monde où elle n’eût pas vécu. Quand leRoyaliste et le Républicain furent assis, elle regarda le comted’un air sévère. Le gentilhomme connaissait assez les femmes poursavoir que l’offense commise envers celle-ci vaudrait un arrêt demort. Malgré ce soupçon, sans être ni gai, ni triste, il eut l’aird’un homme qui ne comptait pas sur de si brusques dénouements.Bientôt, il lui sembla ridicule d’avoir peur de la mort devant unejolie femme. Enfin l’air sévère de Marie lui donna des idées.

— Et qui sait, pensait-il, si une couronne de comte à prendre nelui plaira pas mieux qu’une couronne de marquis perdue&|160;?Montauran est sec comme un clou, et moi… Il se regarda d’un airsatisfait. Or, le moins qui puisse m’arriver est de sauver matête.

Ces réflexions diplomatiques furent bien inutiles. Le désir quele comte se promettait de feindre pour mademoiselle de Verneuildevint un violent caprice que cette dangereuse créature se plut àentretenir.

— Monsieur le comte, dit-elle, vous êtes mon prisonnier, et j’aile droit de disposer de vous. Votre exécution n’aura lieu que demon consentement, et j’ai trop de curiosité pour vous laisserfusiller maintenant.

— Et si j’allais m’entêter à garder le silence, répondit-ilgaiement.

— Avec une femme honnête, peut-être, mais avec une fille&|160;!allons donc, monsieur le comte, impossible. Ces mots, remplis d’uneironie amère, furent sifflés, comme dit Sully en parlant de laduchesse de Beaufort, d’un bec si affilé, que le gentilhomme,étonné, se contenta de regarder sa cruelle antagoniste. — Tenez,reprit-elle d’un air moqueur, pour ne pas vous démentir, je vaisêtre comme ces créatures-là, bonne fille. Voici d’abord votrecarabine. Et elle lui présenta son arme par un geste doucementmoqueur.

— Foi de gentilhomme, vous agissez, mademoiselle…

— Ah&|160;! dit-elle en l’interrompant, j’ai assez de la foi desgentilshommes. C’est sur cette parole que je suis entrée à laVivetière. Votre chef m’avait juré que moi et mes gens nous yserions en sûreté.

— Quelle infamie&|160;! s’écria Hulot en fronçant lessourcils.

— La faute en est à M. le comte, reprit-elle en montrant legentilhomme à Hulot. Certes, le Gars avait bonne envie de tenir saparole&|160;; mais monsieur a répandu sur moi je ne sais quellecalomnie qui a confirmé toutes celles qu’il avait plu à la Jumentde Charette de supposer…

— Mademoiselle, dit le comte tout troublé, la tête sous lahache, j’affirmerais n’avoir dit que la vérité…

— En disant quoi&|160;?

— Que vous aviez été la…

— Dites le mot, la maîtresse…

— Du marquis de Lenoncourt, aujourd’hui le duc, l’un de mesamis, répondit le comte.

— Maintenant je pourrais vous laisser aller au supplice,reprit-elle sans paraître émue de l’accusation consciencieuse ducomte, qui resta stupéfait de l’insouciance apparente ou feintequ’elle montrait pour ce reproche. Mais, reprit-elle en riant,écartez pour toujours la sinistre image de ces morceaux de plomb,car vous ne m’avez pas plus offensée que cet ami de qui vous voulezque j’aie été… fi donc&|160;! Ecoutez monsieur le comte,n’êtes-vous pas venu chez mon père, le duc de Verneuil&|160;?Eh&|160;! bien&|160;?

Jugeant sans doute que Hulot était de trop pour une confidenceaussi importante que celle qu’elle avait à faire, mademoiselle deVerneuil attira le comte à elle par un geste, et lui dit quelquesmots à l’oreille. M. de Bauvan laissa échapper une sourdeexclamation de surprise, et regarda d’un air hébété Marie, qui toutà coup compléta le souvenir qu’elle venait d’évoquer en s’appuyantà la cheminée dans l’attitude d’innocence et de naïveté d’unenfant. Le comte fléchit un genou.

— Mademoiselle, s’écria-t-il, je vous supplie de m’accorder monpardon, quelque indigne que j’en suis.

— Je n’ai rien à pardonner, dit-elle. Vous n’avez pas plusraison maintenant dans votre repentir que dans votre insolentesupposition à la Vivetière. Mais ces mystères sont au-dessus devotre intelligence. Sachez seulement, monsieur le comte,reprit-elle gravement, que la fille du duc de Verneuil a tropd’élévation dans l’âme pour ne pas vivement s’intéresser àvous.

— Même après une insulte, dit le comte avec une sorte deregret.

— Certaines personnes ne sont-elles pas trop haut situées pourque l’insulte les atteigne&|160;? monsieur le comte, je suis dunombre.

En prononçant ces paroles, la jeune fille prit une attitude denoblesse et de fierté qui imposa au prisonnier et rendit toutecette intrigue beaucoup moins claire pour Hulot. Le commandant mitla main à sa moustache pour la retrousser, et regarda d’un airinquiet mademoiselle de Verneuil, qui lui fit un signed’intelligence comme pour avertir qu’elle ne s’écartait pas de sonplan.

— Maintenant, reprit-elle après une pause, causons. Francine,donne-nous des lumières, ma fille.

Elle amena fort adroitement la conversation sur le temps quiétait, en si peu d’années, devenu l’ancien régime. Elle reporta sibien le comte à cette époque par la vivacité de ses observations etde ses tableaux&|160;; elle donna tant d’occasions au gentilhommed’avoir de l’esprit, par la complaisante finesse avec laquelle ellelui ménagea des reparties, que le comte finit par trouver qu’iln’avait jamais été si aimable, et cette idée l’ayant rajeuni, ilessaya de faire partager à cette séduisante personne la bonneopinion qu’il avait de lui-même. Cette malicieuse fille se plut àessayer sur le comte tous les ressorts de sa coquetterie, elle puty mettre d’autant plus d’adresse que c’était un jeu pour elle.Ainsi, tantôt elle laissait croire à de rapides sentiment qu’elleéprouvait, elle manifestait une froideur qui charmait le comte, etqui servait à augmenter insensiblement cette passion impromptu.Elle ressemblait parfaitement à un pêcheur qui de temps en tempslève sa ligne pour reconnaître si le poisson mord à l’appât. Lepauvre comte se laissa prendre à la manière innocente dont salibératrice avait accepté deux ou trois compliments assez bientournés. L’émigration, la République, la Bretagne et les Chouans setrouvèrent alors à mille lieues de sa pensée. Hulot se tenaitdroit, immobile et silencieux comme le dieu Terme. Son défautd’instruction le rendait tout à fait inhabile à ce genre deconversation, il se doutait bien que les deux interlocuteursdevaient être très spirituels&|160;; mais tous les efforts de sonintelligence ne tendaient qu’à les comprendre, afin de savoir s’ilsne complotaient pas à mots couverts contre la République.

— Montauran, mademoiselle, disait le comte, a de la naissance,il est bien élevé, joli garçon&|160;; mais il ne connaît pas dutout la galanterie. Il est trop jeune pour avoir vu Versailles. Sonéducation a été manquée, et, au lieu de faire des noirceurs, ildonnera des coups de couteau. Il peut aimer violemment, mais iln’aura jamais cette fine fleur de manières qui distinguait Lauzun,Adhémar, Coigny, comme tant d’autres&|160;!&|160;… Il n’a pointl’art aimable de dire aux femmes de ces jolis riens qui, aprèstout, leur conviennent mieux que ces élans de passion par lesquelson les a bientôt fatiguées. Oui, quoique ce soit un homme à bonnesfortunes, il n’en a ni le laisser-aller, ni la grâce.

— Je m’en suis bien aperçue, répondit Marie.

— Ah&|160;! se dit le comte, elle a eu une inflexion de voix etun regard qui prouvent que je ne tarderai pas à être du dernierbien avec elle&|160;; et ma foi, pour lui appartenir, je croiraitout ce qu’elle voudra que je croie.

Il lui offrit la main, le dîner était servi. Mademoiselle deVerneuil fit les honneurs du repas avec une politesse et un tactqui ne pouvaient avoir été acquis que par l’éducation et dans lavie recherché de la cour.

— Allez-vous-en, dit-elle à Hulot en sortant de table, vous luiferiez peur, tandis que si je suis seule avec lui je saurai bientôttout ce que j’ai besoin d’apprendre&|160;; il en est au point où unhomme me dit tout ce qu’il pense et ne voit plus que par mesyeux.

— Et après&|160;? demanda le commandant en ayant l’air deréclamer le prisonnier.

— Oh&|160;! libre, répondit-elle, il sera libre comme l’air.

— Il a cependant été pris les armes à la main. — Non, dit-ellepar une de ces plaisanteries sophistiques que les femmes seplaisent à opposer à une raison péremptoire, je l’avais désarmé. —Comte, dit-elle au gentilhomme en rentrant, je viens d’obtenirvotre liberté&|160;; mais rien pour rien, ajouta-t-elle en souriantet mettant sa tête de côté comme pour l’interroger.

— Demandez-moi tout, même mon nom et mon honneur&|160;!s’écria-t-il dans son ivresse, je mets tout à vos pieds.

Et il s’avança pour lui saisir la main, en essayant de lui faireprendre ses désirs pour de la reconnaissance&|160;; maismademoiselle de Verneuil n’était pas fille à s’y méprendre. Aussi,tout en souriant de manière à donner quelque espérance à ce nouvelamant&|160;:

— Me feriez-vous repentir de ma confiance&|160;? dit-elle en sereculant de quelques pas.

— L’imagination d’une jeune fille va plus vite que celle d’unefemme, répondit-il en riant.

— Une jeune fille a plus à perdre que la femme. — C’est vrai,l’on doit être défiant quand on porte un trésor.

— Quittons ce langage-là, reprit-elle, et parlons sérieusement.Vous donnez un bal à Saint-James. J’ai entendu dire que vous aviezétabli là vos magasins, vos arsenaux et le siège de votregouvernement. À quand le bal&|160;?

— À demain soir.

— Vous ne vous étonnerez pas, monsieur, qu’une femme calomniéeveuille, avec l’obstination d’une femme, obtenir une éclatanteréparation des injures qu’elle a subies en présence de ceux qui enfurent les témoins. J’irai donc à votre bal. Je vous demande dem’accorder votre protection du moment où j’y paraîtrai jusqu’aumoment où j’en sortirai. — Je ne veux pas de votre parole, dit-elleen lui voyant se mettre la main sur le cœur. J’abhorre lesserments, ils ont trop l’air d’une précaution. Dites-moi simplementque vous vous engagez à garantir ma personne de toute entreprisecriminelle ou honteuse. Promettez-moi de réparer votre tort enproclamant que je suis bien la fille du duc de Verneuil, mais entaisant tous les malheurs que j’ai dus à un défaut de protectionpaternelle&|160;: nous serons quittes. Hé&|160;! deux heures deprotection accordées à une femme au milieu d’un bal, est-ce unerançon chère&|160;?&|160;… Allez, vous ne valez pas une obole deplus… Et, par un sourire, elle ôta toute amertume à cesparoles.

— Que demanderez-vous pour la carabine&|160;? dit le comte enriant.

— Oh&|160;! plus que pour vous.

— Quoi&|160;?

— Le secret. Croyez-moi, Bauvan, la femme ne peut être devinéeque par une femme. Je suis certaine que si vous dites un mot, jepuis périr en chemin. Hier quelques balles m’ont avertie desdangers que j’ai à courir sur la route. Oh&|160;! cette dame estaussi habile à la chasse que leste à la toilette. Jamais femme dechambre ne m’a si promptement déshabillée. Ah&|160;! de grâce,dit-elle, faites en sorte que je n’aie rien de semblable à craindreau bal…

— Vous y serez sous ma protection, répondit le comte avecorgueil. Mais viendrez-vous donc à Saint-James pourMontauran&|160;? demanda-t-il d’un air triste. — Vous voulez êtreplus instruit que je ne le suis, dit-elle en riant. Maintenant,sortez, ajouta-t-elle après une pause. Je vais vous conduiremoi-même hors de la ville, car vous vous faites ici une guerre decannibales.

— Vous vous intéressez donc un peu à moi&|160;? s’écria lecomte. Ah&|160;! mademoiselle, permettez-moi d’espérer que vous neserez pas insensible à mon amitié&|160;; car il faut se contenterde ce sentiment, n’est-ce pas&|160;? ajouta-t-il d’un air defatuité.

— Allez, devin&|160;! dit-elle avec cette joyeuse expression queprend une femme pour faire un aveu qui ne compromet ni sa digniténi son secret.

Puis, elle mit une pelisse et accompagna le comte jusqu’auNid-aux-crocs. Arrivée au bout du sentier, elle lui dit&|160;: —Monsieur, soyez absolument discret, même avec le marquis. Et ellemit un doigt sur ses deux lèvres.

Le comte, enhardi par l’air de bonté de mademoiselle deVerneuil, lui prit la main, elle la lui laissa prendre comme unegrande faveur, et il la lui baisa tendrement.

— Oh&|160;! mademoiselle, comptez sur moi à la vie, à la mort,s’écria-t-il en se voyant hors de tout danger. Quoique je vousdoive une reconnaissance presque égale à celle que je dois à mamère, il me sera bien difficile de n’avoir pour vous que durespect…

Il s’élança dans le sentier&|160;; après l’avoir vu gagnant lesrochers de Saint-Sulpice, Marie remua la tête en signe desatisfaction et se dit à elle-même à voix basse&|160;: — Ce grosgarçon-là m’a livré plus que sa vie pour sa vie&|160;! j’en feraisma créature à bien peu de frais&|160;! Une créature ou un créateur,voilà donc toute la différence qui existe entre un homme et unautre&|160;!

Elle n’acheva pas, jeta un regard de désespoir vers le ciel, etregagna lentement la porte Saint-Léonard, où l’attendaient Hulot etCorentin.

— Encore deux jours, s’écria-t-elle, et… Elle s’arrêta en voyantqu’ils n’étaient pas seuls, et il tombera sous vos fusils, dit-elleà l’oreille de Hulot.

Le commandant recula d’un pas et regarda d’un air degoguenarderie difficile à rendre cette fille dont la contenance etle visage n’accusaient aucun remords. Il y a cela d’admirable chezles femmes qu’elles ne raisonnent jamais leurs actions les plusblâmables, le sentiment les entraîne&|160;; il y a du naturel mêmedans leur dissimulation, et c’est chez elles seules que le crime serencontre sans bassesse, la plupart du temps elles ne savent pascomment cela s’est fait.

— Je vais à Saint-James, au bal donné par les Chouans, et…

— Mais, dit Corentin en interrompant, il y a cinq lieues,voulez-vous que je vous y accompagne&|160;?

— Vous vous occupez beaucoup, lui dit-elle, d’une chose àlaquelle je ne pense jamais… de vous.

Le mépris que Marie témoignait à Corentin plut singulièrement àHulot, qui fit sa grimace en la voyant disparaître versSaint-Léonard&|160;; Corentin la suivit des yeux en laissantéclater sur sa figure une sourde conscience de la fatalesupériorité qu’il croyait pouvoir exercer sur cette charmantecréature, en en gouvernant les passions sur lesquelles il comptaitpour la trouver un jour à lui. Mademoiselle de Verneuil, de retourchez elle, s’empressa de délibérer sur ses parures de bal.Francine, habituée à obéir sans jamais comprendre les fins de samaîtresse, fouilla les cartons et proposa une parure grecque. Toutsubissait alors le système grec. La toilette agréée par Marie puttenir dans un carton facile à porter.

— Francine, mon enfant, je vais courir les champs&|160;; vois situ veux rester ici ou me suivre.

— Rester, s’écria Francine. Et qui vous habillerait&|160;?

— Où as-tu mis le gant que je t’ai rendu ce matin&|160;?

— Le voici.

— Couds à ce gant-là un ruban vert, et surtout prends del’argent. En s’apercevant que Francine tenait des piècesnouvellement frappées, elle s’écria&|160;: — Il ne faut que celapour nous faire assassiner. Envoie Jérémie éveiller Corentin. Non,le misérable nous suivrait&|160;! Envoie plutôt chez le commandantdemander de ma part des écus de six francs.

Avec cette sagacité féminine qui embrasse les plus petitsdétails, elle pensait à tout. Pendant que Francine achevait lespréparatifs de son inconcevable départ, elle se mit à essayer decontrefaire le cri de la chouette, et parvint à imiter le signal deMarche-à-terre de manière à pouvoir faire illusion. À l’heure deminuit, elle sortit par la porte Saint-Léonard, gagna le petitsentier du Nid-aux-crocs, et s’aventura suivie de Francine àtravers le val de Gibarry, en allant d’un pas ferme, car elle étaitanimée par cette volonté forte qui donne à la démarche et au corpsje ne sais quel caractère de puissance. Sortir d’un bal de manièreà éviter un rhume, est pour les femmes une affaireimportante&|160;; mais qu’elles aient une passion dans le cœur,leur corps devient de bronze. Cette entreprise aurait longtempsflotté dans l’âme d’un homme audacieux&|160;; et à peine avait-ellesouri à mademoiselle de Verneuil que les dangers devenaient pourelle autant d’attraits.

— Vous partez sans vous recommander à Dieu, dit Francine quis’était retournée pour contempler le clocher de Saint-Léonard.

La pieuse Bretonne s’arrêta, joignit les mains, et dit un Ave àsainte Anne d’Auray, en la suppliant de rendre ce voyage heureux,tandis que sa maîtresse resta pensive en regardant tour à tour etla pose naïve de sa femme de chambre qui priait avec ferveur, etles effets de la nuageuse lumière de la lune qui, en se glissant àtravers les découpures de l’église, donnait au granit la légèretéd’un ouvrage en filigrane. Les deux voyageurs arrivèrentpromptement à la chaumière de Galope-chopine. Quelque léger que fûtle bruit de leurs pas, il éveilla l’un de ces gros chiens à lafidélité desquels les Bretons confient la garde du simple loquet debois qui ferme leurs portes. Le chien accourut vers les deuxétrangères, et ses aboiements devinrent si menaçants qu’ellesfurent forcées d’appeler au secours en rétrogradant de quelquespas&|160;; mais rien ne bougea. Mademoiselle de Verneuil siffla lecri de la chouette, aussitôt les gonds rouillés de la porte dulogis rendirent un son aigu, et Galope-chopine, levé en toute hâte,montra sa mine ténébreuse.

— Il faut, dit Marie en présentant au Surveillant de Fougères legant du marquis de Montauran, que je me rende promptement àSaint-James. M. le comte de Bauvan m’a dit que ce serait toi quim’y conduirais et qui me servirais de défenseur. Ainsi, mon cherGalope-chopine, procure-nous deux ânes pour monture, et prépare-toià nous accompagner. Le temps est précieux, car si nous n’arrivonspas avant demain soir à Saint-James, nous ne verrons ni le Gars, nile bal.

Galope-chopine, tout ébaubi, prit le gant, le tourna, leretourna, et alluma une chandelle en résine, grosse comme le petitdoigt et de la couleur du pain d’épice. Cette marchandise importéeen Bretagne du nord de l’Europe accuse, comme tout ce qui seprésente aux regards dans ce singulier pays, une ignorance de tousles principes commerciaux, même les plus vulgaires. Après avoir vule ruban vert, et regardé mademoiselle de Verneuil, s’être grattél’oreille, avoir bu un piché de cidre en en offrant un verre à labelle dame, Galope-chopine la laissa devant la table sur le banc dechâtaignier poli, et alla chercher deux ânes. La lueur violette quejetait la chandelle exotique, n’était pas assez forte pour dominerles jets capricieux de la lune qui nuançaient par des pointslumineux les tons noirs du plancher et des meubles de la chaumièreenfumée. Le petit gars avait levé sa jolie tête étonnée, etau-dessus de ses beaux cheveux, deux vaches montraient, à traversles trous du mur de l’étable, leurs mufles roses et leurs gros yeuxbrillants. Le grand chien, dont la physionomie n’était pas la moinsintelligente de la famille, semblait examiner les deux étrangèresavec autant de curiosité qu’en annonçait l’enfant. Un peintreaurait admiré longtemps les effets de nuit de ce tableau&|160;;mais, peu curieuse d’entrer en conversation avec Barbette qui sedressait sur son séant comme un spectre et commençait à ouvrir degrands yeux en la reconnaissant, Marie sortit pour échapper à l’airempesté de ce taudis et aux questions que la Bécanière allait luifaire. Elle monta lestement l’escalier du rocher qui abritait lahutte de Galope-chopine, et y admira les immenses détails de cepaysage, dont les points de vue subissaient autant de changementsque l’on faisait de pas en avant ou en arrière, vers le haut dessommets ou le bas des vallées. La lumière de la lune enveloppaitalors, comme d’une brume lumineuse, la vallée du Couesnon. Certes,une femme qui portait en son cœur un amour méconnu devait savourerla mélancolie que cette lueur douce fait naître dans l’âme, par lesapparences fantastiques imprimées aux masses, et par les couleursdont elle nuance les eaux. En ce moment le silence fut troublé parle cri des ânes&|160;; Marie redescendit promptement à la cabane duChouan, et ils partirent aussitôt. Galope-chopine, armé d’un fusilde chasse à deux coups, portait une longue peau de bique qui luidonnait l’air de Robinson Crusoé. Son visage bourgeonné et plein derides se voyait à peine sous le large chapeau que les paysansconservent encore comme une tradition des anciens temps,orgueilleux d’avoir conquis à travers leur servitude l’antiqueornement des têtes seigneuriales. Cette nocturne caravane, protégéepar ce guide dont le costume, l’attitude et la figure avaientquelque chose de patriarcal, ressemblait à cette scène de la fuiteen Egypte due aux sombres pinceaux de Rembrandt. Galope-chopineévita soigneusement la grande route, et guida les deux étrangères àtravers l’immense dédale de chemins de traverse de la Bretagne.

Mademoiselle de Verneuil comprit alors la guerre des Chouans. Enparcourant ces routes elle put mieux apprécier l’état de cescampagnes qui, vues d’un point élevé, lui avaient paru siravissantes&|160;; mais dans lesquelles il faut s’enfoncer pour enconcevoir et les dangers et les inextricables difficultés. Autourde chaque champ, et depuis un temps immémorial, les paysans ontélevé un mur en terre, haut de six pieds, de forme prismatique, surle faîte duquel croissent des châtaigniers, des chênes, ou deshêtres. Ce mur, ainsi planté, s’appelle une haie (la haienormande), et les longues branches des arbres qui la couronnent,presque toujours rejetées sur le chemin, décrivent au-dessus unimmense berceau. Les chemins, tristement encaissés par ces murstirés d’un sol argileux, ressemblent aux fossés des places fortes,et lorsque le granit qui, dans ces contrées, arrive presquetoujours à fleur de terre, n’y fait pas une espèce de pavéraboteux, ils deviennent alors tellement impraticables que lamoindre charrette ne peut y rouler qu’à l’aide de deux paires debœufs et de deux chevaux petits, mais généralement vigoureux. Ceschemins sont si habituellement marécageux, que l’usage a forcémentétabli pour les piétons dans le champ et le long de la haie unsentier nommé une rote, qui commence et finit avec chaque pièce deterre. Pour passer d’un champ dans un autre, il faut donc remonterla haie au moyen de plusieurs marches que la pluie rend souventglissantes.

Les voyageurs avaient encore bien d’autres obstacles à vaincredans ces routes tortueuses. Ainsi fortifié, chaque morceau de terrea son entrée qui, large de dix pieds environ, est fermée par cequ’on nomme dans l’Ouest un échalier. L’échalier est un tronc ouune forte branche d’arbre dont un des bouts, percé de part en part,s’emmanche dans une autre pièce de bois informe qui lui sert depivot. L’extrémité de l’échalier se prolonge un peu au-delà de cepivot, de manière à recevoir une charge assez pesante pour formerun contrepoids et permettre à un enfant de manœuvrer cettesingulière fermeture champêtre dont l’autre extrémité repose dansun trou fait à la partie intérieure de la haie. Quelquefois lespaysans économisent la pierre du contrepoids en laissant dépasserle gros bout du tronc de l’arbre ou de la branche. Cette clôturevarie suivant le génie de chaque propriétaire. Souvent l’échalierconsiste en une seule branche d’arbre dont les deux bouts sontscellés par de la terre dans la haie. Souvent il a l’apparenced’une porte carrée, composée de plusieurs menues branches d’arbres,placées de distance en distance, comme les bâtons d’une échellemise en travers. Cette porte tourne alors comme un échalier etroule à l’autre bout sur une petite roue pleine. Ces haies et ceséchaliers donnent au sol la physionomie d’un immense échiquier dontchaque champ forme une case parfaitement isolée des autres, closecomme une forteresse, protégée comme elle par des remparts. Laporte, facile à défendre, offre à des assaillants la pluspérilleuse de toutes les conquêtes. En effet, le paysan bretoncroit engraisser la terre qui se repose, en y encourageant la venuede genêts immenses, arbuste si bien traité dans ces contrées qu’ily arrive en peu de temps à hauteur d’homme. Ce préjugé, digne degens qui placent leurs fumiers dans la partie la plus élevée deleurs cours, entretient sur le sol et dans la proportion d’un champsur quatre, des forêts de genêts, au milieu desquelles on peutdresser mille embûches. Enfin il n’existe peut-être pas de champ oùil ne se trouve quelques vieux pommiers à cidre qui y abaissentleurs branches basses et par conséquent mortelles aux productionsdu sol qu’elles couvrent&|160;; or, si vous venez à songer au peud’étendue des champs dont toutes les haies supportent d’immensesarbres à racines gourmandes qui prennent le quart du terrain, vousaurez une idée de la culture et de la physionomie du pays queparcourait alors mademoiselle de Verneuil.

On ne sait si le besoin d’éviter les contestations a, plus quel’usage si favorable à la paresse d’enfermer les bestiaux sans lesgarder, conseillé de construire ces clôtures formidables dont lespermanents obstacles rendent le pays imprenable, et la guerre desmasses impossible. Quand on a, pas à pas, analysé cette dispositiondu terrain, alors se révèle l’insuccès nécessaire d’une lutte entredes troupes régulières et des partisans&|160;; car cinq centshommes peuvent défier les troupes d’un royaume. Là était tout lesecret de la guerre des Chouans. Mademoiselle de Verneuil compritalors la nécessité où se trouvait la République d’étouffer ladiscorde plutôt par des moyens de police et de diplomatie, que parl’inutile emploi de la force militaire. Que faire en effet contredes gens assez habiles pour mépriser la possession des villes ets’assurer celle de ces campagnes à fortifications indestructibles.Comment ne pas négocier lorsque toute la force de ces paysansaveuglés résidait dans un chef habile et entreprenant&|160;? Elleadmira le génie du ministre qui devinait du fond d’un cabinet lesecret de la paix. Elle crut entrevoir les considérations quiagissent sur les hommes assez puissants pour voir tout un empired’un regard, et dont les actions, criminelles aux yeux de la foule,ne sont que les jeux d’une pensée immense. Il y a chez ces âmesterribles, on ne sait quel partage entre le pouvoir de la fatalitéet celui du destin, on ne sait quelle prescience dont les signesles élèvent tout à coup&|160;; la foule les cherche un moment parmielle, elle lève les yeux et les voit planant. Ces penséessemblaient justifier et même ennoblir les désirs de vengeanceformés par mademoiselle de Verneuil&|160;; puis, ce travail de sonâme et ses espérances lui communiquaient assez d’énergie pour luifaire supporter les étranges fatigues de son voyage. Au bout dechaque héritage, Galope-chopine était forcé de faire descendre lesdeux voyageuses pour les aider à gravir les passages difficiles, etlorsque les rotes cessaient, elles étaient obligées de reprendreleurs montures et de se hasarder dans ces chemins fangeux qui seressentaient de l’approche de l’hiver. La combinaison de ces grandsarbres, des chemins creux et des clôtures, entretenait dans lesbas-fonds une humidité qui souvent enveloppait les trois voyageursd’un manteau de glace. Après de pénibles fatigues, ilsatteignirent, au lever du soleil, les bois de Marignay. Le voyagedevint alors moins difficile dans le large sentier de la forêt. Lavoûte formée par les branches, l’épaisseur des arbres, mirent lesvoyageurs à l’abri de l’inclémence du ciel, et les difficultésmultipliées quels avaient eu à surmonter d’abord ne sereprésentèrent plus.

À peine avaient-ils fait une lieue environ à travers ces bois,qu’ils entendirent dans le lointain un murmure confus de voix et lebruit d’une sonnette dont les sons argentins n’avaient pas cettemonotonie que leur imprime la marche des bestiaux. Tout encheminant, Galope-chopine écouta cette mélodie avec beaucoupd’attention, bientôt une bouffée de vent lui apporta quelques motspsalmodiés dont l’harmonie parut agir fortement sur lui, car ildirigea les montures fatiguées dans un sentier qui devait écarterles voyageurs du chemin de Saint-James, et il fit la sourde oreilleaux représentations de mademoiselle de Verneuil, dont lesappréhensions s’accrurent en raison de la sombre disposition deslieux. À droite et à gauche, d’énormes rochers de granit, posés lesuns sur les autres, offraient de bizarres configurations. À traversces blocs, d’immenses racines semblables à de gros serpents seglissaient pour aller chercher au loin les sucs nourriciers dequelques hêtres séculaires. Les deux côtés de la routeressemblaient à ces grottes souterraines, célèbres par leursstalactites. D’énormes festons de pierre où la sombre verdure duhoux et des fougères s’alliait aux taches verdâtres ou blanchâtresdes mousses, cachaient des précipices et l’entrée de quelquesprofondes cavernes. Quand les trois voyageurs eurent fait quelquespas dans un étroit sentier, le plus étonnant des spectacles vinttout à coup s’offrir aux regards de mademoiselle de Verneuil, etlui fit concevoir l’obstination de Galope-chopine.

Un bassin demi-circulaire, entièrement composé de quartiers degranit, formait un amphithéâtre dans les informes gradins duquel dehauts sapins noirs et des châtaigniers jaunis s’élevaient les unssur les autres en présentant l’aspect d’un grand cirque, où lesoleil de l’hiver semblait plutôt verser de pâles couleursqu’épancher sa lumière et où l’automne avait partout jeté le tapisfauve de ses feuilles séchées. Au centre de cette salle quisemblait avoir eu le déluge pour architecte, s’élevaient troisénormes pierres druidiques, vaste autel sur lequel était fixée uneancienne bannière d’église. Une centaine d’hommes agenouillés, etla tête nue, priaient avec ferveur dans cette enceinte où unprêtre, assisté de deux autres ecclésiastiques, disait la messe. Lapauvreté des vêtements sacerdotaux, la faible voix du prêtre quiretentissait comme un murmure dans l’espace, ces hommes pleins deconviction, unis par un même sentiment et prosternés devant unautel sans pompe, la nudité de la croix, l’agreste énergie dutemple, l’heure, le lieu, tout donnait à cette scène le caractèrede naïveté qui distingua les premières époques du christianisme.Mademoiselle de Verneuil resta frappée d’admiration. Cette messedite au fond des bois, ce culte renvoyé par la persécution vers sasource, la poésie des anciens temps hardiment jetée au milieu d’unenature capricieuse et bizarre, ces Chouans armés et désarmés,cruels et priant, à la fois hommes et enfants, tout cela neressemblait à rien de ce qu’elle avait encore vu ou imaginé. Ellese souvenait bien d’avoir admiré dans son enfance les pompes decette église romaine si flatteuses pour les sens&|160;; mais ellene connaissait pas encore Dieu tout seul, sa croix sur l’autel, sonautel sur la terre&|160;; au lieu des feuillages découpés qui dansles cathédrales couronnent les arceaux gothiques, les arbres del’automne soutenant le dôme du ciel&|160;; au lieu des millecouleurs projetées par les vitraux, le soleil glissant à peine sesrayons rougeâtres et ses reflets assombris sur l’autel, sur leprêtre et sur les assistants. Les hommes n’étaient plus là qu’unfait et non un système, c’était une prière et non une religion.Mais les passions humaines, dont la compression momentanée laissaità ce tableau toutes ses harmonies, apparurent bientôt dans cettescène mystérieuse et l’animèrent puissamment.

À l’arrivée de mademoiselle de Verneuil, l’évangile s’achevait.Elle reconnut en l’officiant, non sans quelque effroi, l’abbéGudin, et se déroba précipitamment à ses regards en profitant d’unimmense fragment de granit qui lui fit une cachette où elle attiravivement Francine&|160;; mais elle essaya vainement d’arracherGalope-chopine de la place qu’il avait choisie pour participer auxbienfaits de cette cérémonie. Elle espéra pouvoir échapper audanger qui la menaçait en remarquant que la nature du terrain luipermettrait de se retirer avant tous les assistants. À la faveurd’une large fissure du rocher, elle vit l’abbé Gudin, montant surun quartier de granit qui lui servit de chaire, et il y commençason prône en ces termes&|160;: In nomine Patris et Filii, etSpiritus Sancti.

À ces mots, les assistants firent tous et pieusement le signe dela croix.

— Mes chers frères, reprit l’abbé d’une voix forte, nousprierons d’abord pour les trépassés&|160;: Jean Cochegrue, NicolasLaferté, Joseph Brouet, François Parquoi, Sulpice Coupiau, tous decette paroisse et morts des blessures qu’ils ont reçues au combatde La Pellerine et au siège de Fougères. De profundis, etc.

Ce psaume fut récité, suivant l’usage, par les assistants et parles prêtres, qui disaient alternativement un verset avec uneferveur de bon augure pour le succès de la prédication. Lorsque lepsaume des morts fut achevé, l’abbé Gudin continua d’une voix dontla violence alla toujours en croissant, car l’ancien jésuiten’ignorait pas que la véhémence du débit était le plus puissant desarguments pour persuader ses sauvages auditeurs.

— Ces défenseurs de Dieu, chrétiens, vous ont donné l’exemple dudevoir, dit-il. N’êtes-vous pas honteux de ce qu’on peut dire devous dans le paradis&|160;? Sans ces bienheureux qui ont dû y êtrereçus à bras ouverts par tous les saints, Notre-Seigneur pourraitcroire que votre paroisse est habitée par desMahumétisches&|160;!&|160;… Savez-vous, mes gars, ce qu’on dit devous dans la Bretagne, et chez le roi&|160;?&|160;… Vous ne lesavez point, n’est-ce pas&|160;? Je vais vous le dire —  » Comment,les Bleus ont renversé les autels, ils ont tué les recteurs, ilsont assassiné le roi et la reine, ils veulent prendre tous lesparoissiens de Bretagne pour en faire des Bleus comme eux et lesenvoyer se battre hors de leurs paroisses, dans des pays bienéloignés où l’on court le risque de mourir sans confession etd’aller ainsi pour l’éternité dans l’enfer, et les gars deMarignay, à qui l’on a brûlé leur église, sont restés les brasballants&|160;? Oh&|160;! oh&|160;! Cette République de damnés avendu à l’encan les biens de Dieu et ceux des seigneurs, elle en apartagé le prix entre ses Bleus&|160;; puis, pour se nourrird’argent comme elle se nourrit de sang, elle vient de décréter deprendre trois livres sur les écus de six francs, comme elle veutemmener trois hommes sur six, et les gars de Marignay n’ont paspris leurs fusils pour chasser les Bleus de Bretagne&|160;?Ah&|160;! ah&|160;!&|160;… le paradis leur sera refusé, et ils nepourront jamais faire leur salut&|160;!  » Voilà ce qu’on dit devous. C’est donc de votre salut, chrétiens, qu’il s’agit. C’estvotre âme que vous sauverez en combattant pour la religion et pourle roi. Sainte Anne d’Auray elle-même m’est apparue avant-hier àdeux heures et demie. Elle m’a dit comme je vous le dis&|160;:  » Tues un prêtre de Marignay&|160;? — Oui, madame, prêt à vous servir.— Eh&|160;! bien, je suis sainte Anne d’Auray, tante de Dieu, à lamode de Bretagne. Je suis toujours à Auray et encore ici, parce queje suis venue pour que tu dises aux gars de Marignay qu’il n’y apas de salut à espérer pour eux s’ils ne s’arment pas. Aussi, leurrefuseras-tu l’absolution de leurs péché, à moins qu’ils ne serventDieu. Tu béniras leurs fusils, et les gars qui seront sans péché nemanqueront pas les Bleus, parce que leurs fusils sontconsacrés&|160;!&|160;…  » Elle a disparu en laissant sous le chênede la Patte-d’oie, une odeur d’encens. J’ai marqué l’endroit. Unebelle vierge de bois y a été placée par M. le recteur deSaint-James. Or, la mère de Pierre Leroi dit Marche-à-terre, étantvenue prier le soir, a été guérie de ses douleurs, a cause desbonnes œuvres de son fils. La voilà au milieu de vous et vous laverrez de vos yeux marchant toute seule. C’est un miracle fait,comme la résurrection du bienheureux Marie Lambrequin, pour vousprouver que Dieu n’abandonnera jamais la cause des Bretons quandils combattront pour ses serviteurs et pour le roi. Ainsi, meschers frères, si vous voulez faire votre salut et vous montrer lesdéfenseurs du Roi notre seigneur, vous devez obéir à tout ce quevous commandera celui que le roi a envoyé et que nous nommons leGars. Alors vous ne serez plus comme des Mahumétisches, et vousvous trouverez avec tous les gars de toute la Bretagne, sous labannière de Dieu. Vous pourrez reprendre dans les poches des Bleustout l’argent qu’ils auront volé&|160;; car, si pendant que vousfaites la guerre vos champs ne sont pas semés, le Seigneur et leRoi vous abandonnent les dépouilles de leurs ennemis. Voulez-vous,chrétiens, qu’il soit dit que les gars de Marignay sont en arrièredes gars du Morbihan, les gars de Saint-Georges, de ceux de Vitré,d’Antrain, qui tous sont au service de Dieu et du Roi&|160;? Leurlaisserez-vous tout prendre&|160;? Resterez-vous comme deshérétiques, les bras croisés, quand tant de Bretons font leur salutet sauvent leur Roi&|160;? — Vous abandonnerez tout pour moi&|160;!a dit l’Evangile. N’avons-nous pas déjà abandonné les dîmes, nousautres&|160;! Abandonnez donc tout pour faire cette guerresainte&|160;! Vous serez comme les Macchabées. Enfin tout vous serapardonné. Vous trouverez au milieu de vous les recteurs et leurscurés, et vous triompherez&|160;! Faites attention à ceci,chrétiens, dit-il en terminant, pour aujourd’hui seulement nousavons le pouvoir de bénir vos fusils. Ceux qui ne profiteront pasde cette faveur, ne retrouveront plus la sainte d’Auray aussimiséricordieuse, et elle ne les écouterait plus comme elle l’a faitdans la guerre précédente.

Cette prédication soutenue par l’éclat d’un organe emphatique etpar des gestes multipliés qui mirent l’orateur tout en eau,produisit en apparence peu d’effet. Les paysans immobiles etdebout, les yeux attachés sur l’orateur, ressemblaient à desstatues&|160;; mais mademoiselle de Verneuil remarqua bientôt quecette attitude générale était le résultat d’un charme jeté parl’abbé sur cette foule. Il avait, à la manière des grands acteurs,manié tout son public comme un seul homme, en parlant aux intérêtset aux passions. N’avait-il pas absous d’avance les excès, et déliéles seuls liens qui retinssent ces hommes grossiers dansl’observation des préceptes religieux et sociaux. Il avaitprostitué le sacerdoce aux intérêts politiques&|160;; mais, dansces temps de révolution, chacun faisait, au profit de son parti,une arme de ce qu’il possédait, et la croix pacifique de Jésusdevenait un instrument de guerre aussi bien que le soc nourricierdes charrues. Ne rencontrant aucun être avec lequel elle pûts’entendre, mademoiselle de Verneuil se retourna pour regarderFrancine, et ne fut pas médiocrement surprise de lui voir partagercet enthousiasme, car elle disait dévotieusement son chapelet surcelui de Galope-chopine qui le lui avait sans doute abandonnépendant la prédication.

— Francine&|160;! lui dit-elle à voix basse, tu as donc peurd’être une Mahumétische&|160;?

— Oh&|160;! mademoiselle, répliqua la Bretonne, voyez donclà-bas la mère de Pierre qui marche…

L’attitude de Francine annonçait une conviction si profonde, queMarie comprit alors tout le secret de ce prône, l’influence duclergé sur les campagnes, et les prodigieux effets de la scène quicommença. Les paysans les plus voisins de l’autel s’avancèrent un àun, et s’agenouillèrent en offrant leurs fusils au prédicateur quiles remettait sur l’autel. Galope-chopine se hâta d’aller présentersa vieille canardière. Les trois prêtres chantèrent l’hymne du VeniCreator tandis que le célébrant enveloppait ces instruments de mortdans un nuage de fumée bleuâtre, en décrivant des dessins quisemblaient s’entrelacer. Lorsque la brise eut dissipé la vapeur del’encens, les fusils furent distribués par ordre. Chaque hommereçut le sien à genoux, de la main des prêtres qui récitaient uneprière latine en les leur rendant. Lorsque les hommes armésrevinrent à leurs places, le profond enthousiasme de l’assistance,jusque-là muette, éclata d’une manière formidable, maisattendrissante.

— Domine, salvum fac regem&|160;!&|160;…

Telle était la prière que le prédicateur entonna d’une voixretentissante et qui fut par deux fois violemment chantée. Ces criseurent quelque chose de sauvage et de guerrier. Les deux notes dumot regem, facilement traduit par ces paysans, furent attaquéesavec tant d’énergie, que mademoiselle de Verneuil ne put s’empêcherde reporter ses pensées avec attendrissement sur la famille desBourbons exilés. Ces souvenirs éveillèrent ceux de sa vie passée.Sa mémoire lui retraça les fêtes de cette cour maintenantdispersée, et au sein desquelles elle avait brillé. La figure dumarquis s’introduisit dans cette rêverie. Avec cette mobiliténaturelle à l’esprit d’une femme, elle oublia le tableau quis’offrait à ses regards, et revint alors à ses projets de vengeanceoù il s’en allait de sa vie, mais qui pouvaient échouer devant unregard. En pensant à paraître belle, dans ce moment le plus décisifde son existence, elle songea qu’elle n’avait pas d’ornements pourparer sa tête au bal, et fut séduite par l’idée de se coiffer avecune branche de houx, dont les feuilles crispées et les baies rougesattiraient en ce moment son attention.

— Oh&|160;! oh&|160;! mon fusil pourra rater si je tire sur desoiseaux, mais sur des Bleus… jamais&|160;! dit Galope-chopine enhochant la tête en signe de satisfaction.

Marie examina plus attentivement le visage de son guide, et ytrouva le type de tous ceux qu’elle venait de voir. Ce vieux Chouanne trahissait certes pas autant d’idées qu’il y en aurait eu chezun enfant. Une joie naïve ridait ses joues et son front quand ilregardait son fusil&|160;; mais une religieuse conviction jetaitalors dans l’expression de sa joie une teinte de fanatisme qui,pour un moment, laissait éclater sur cette sauvage figure les vicesde la civilisation. Ils atteignirent bientôt un village,c’est-à-dire la réunion de quatre ou cinq habitations semblables àcelle de Galope-chopine, ou les Chouans nouvellement recrutésarrivèrent, pendant que mademoiselle de Verneuil achevait un repasdont le beurre, le pain et le laitage firent tous les frais. Cettetroupe irrégulière était conduite par le recteur, qui tenait à lamain une croix grossière transformée en drapeau, et que suivait ungars tout fier de porter la bannière de la paroisse. Mademoisellede Verneuil se trouva forcément réunie à ce détachement qui serendait comme elle à Saint-James, et qui la protégea naturellementcontre toute espèce de danger, du moment où Galope-chopine eut faitl’heureuse indiscrétion de dire au chef de cette troupe, que labelle garce à laquelle il servait de guide était la bonne amie duGars.

Vers le coucher du soleil, les trois voyageurs arrivèrent àSaint-James, petite ville qui doit son nom aux Anglais, parlesquels elle fut bâtie au XIVème siècle, pendant leur dominationen Bretagne. Avant d’y entrer, mademoiselle de Verneuil fut témoind’une étrange scène de guerre à laquelle elle ne donna pas beaucoupd’attention, elle craignit d’être reconnue par quelques-uns de sesennemis, et cette peur lui fit hâter sa marche. Cinq à six millepaysans étaient campés dans un champ. Leurs costumes, assezsemblables à ceux des réquisitionnaires de La Pellerine excluaienttoute idée de guerre. Cette tumultueuse réunion d’hommesressemblait à celle d’une grande foire. Il fallait même quelqueattention pour découvrir que ces Bretons étaient armés, car leurspeaux de bique si diversement façonnées cachaient presque leursfusils, et l’arme la plus visible était la faux par laquellequelques-uns remplaçaient les fusils qu’on devait leur distribuer.Les uns buvaient et mangeaient, les autres se battaient ou sedisputaient à haute voix&|160;; mais la plupart dormaient couchéspar terre. Il n’y avait aucune apparence d’ordre et de discipline.Un officier, portant un uniforme rouge, attira l’attention demademoiselle de Verneuil, elle le supposa devoir être au serviced’Angleterre. Plus loin, deux autres officiers paraissaient vouloirapprendre à quelques Chouans, plus intelligents que les autres, àmanœuvrer deux pièces de canon qui semblaient former toutel’artillerie de la future armée royaliste. Des hurlementsaccueillirent l’arrivée des gars de Marignay qui furent reconnus àleur bannière. À la faveur du mouvement que cette troupe et lesrecteurs excitèrent dans le camp, mademoiselle de Verneuil put letraverser sans danger et s’introduisit dans la ville. Elleatteignit une auberge de peu d’apparence et qui n’était pas trèséloignée de la maison où se donnait le bal. La ville était envahiepar tant de monde, qu’après toutes les peines imaginables, ellen’obtint qu’une mauvaise petite chambre. Lorsqu’elle y futinstallée, et que Galope-chopine eut remis à Francine les cartonsqui contenaient la toilette de sa maîtresse, il resta debout dansune attitude d’attente et d’irrésolution indescriptible. En toutautre moment, mademoiselle de Verneuil se serait amusée à voir cequ’est un paysan breton sorti de sa paroisse&|160;; mais ellerompit le charme en tirant de sa bourse quatre écus de six francsqu’elle lui présenta.

— Prends donc&|160;! dit-elle à Galope-chopine&|160;; et, si tuveux m’obliger, tu retourneras sur-le-champ à Fougères, sans passerpar le camp et sans goûter au cidre.

Le Chouan, étonné d’une telle libéralité, regardait tour à tourles quatre écus qu’il avait pris et mademoiselle de Verneuil&|160;;mais elle fit un geste de main, et il disparut.

— Comment pouvez-vous le renvoyer, mademoiselle&|160;! demandaFrancine. N’avez-vous pas vu comme la ville est entourée, commentla quitterons-nous, et qui vous protégera ici&|160;?&|160;…

— N’as-tu pas ton protecteur&|160;? dit mademoiselle de Verneuilen sifflant sourdement d’une manière moqueuse à la manière deMarche-à-terre, de qui elle essaya de contrefaire l’attitude.

Francine rougit et sourit tristement de la gaieté de samaîtresse.

— Mais où est le vôtre&|160;? demanda-t-elle.

Mademoiselle de Verneuil tira brusquement son poignard, et lemontra à la Bretonne effrayée qui se laissa aller sur une chaise,en joignant les mains.

— Qu’êtes-vous donc venue chercher ici, Marie&|160;!s’écria-t-elle d’une voix suppliante qui ne demandait pas deréponse.

Mademoiselle de Verneuil était occupée à contourner les branchesde houx qu’elle avait cueillies, et disait&|160;: — Je ne sais passi ce houx sera bien joli dans les cheveux. Un visage aussiéclatant que le mien peut seul supporter une si sombre coiffure,qu’en dis-tu, Francine&|160;?

Plusieurs propos semblables annoncèrent la plus grande libertéd’esprit chez cette singulière fille pendant qu’elle fit satoilette. Qui l’eût écoutée, aurait difficilement cru à la gravitéde ce moment où elle jouait sa vie. Une robe de mousseline desIndes, assez courte et semblable à un linge mouillé, révéla lescontours délicats de ses formes&|160;; puis elle mit un pardessusrouge dont les plis nombreux et graduellement plus allongés àmesure qu’ils tombaient sur le côté, dessinèrent le cintre gracieuxdes tuniques grecques. Ce voluptueux vêtement des prêtressespaïennes rendit moins indécent ce costume que la mode de cetteépoque permettait aux femmes de porter. Pour atténuer l’impudeur dela mode, Marie couvrit d’une gaze ses blanches épaules que latunique laissait à nu beaucoup trop bas. Elle tourna les longuesnattes de ses cheveux de manière à leur faire former derrière latête ce cône imparfait et aplati qui donne tant de grâce à lafigure de quelques statues antiques par une prolongation factice dela tête, et quelques boucles réservées au-dessus du frontretombèrent de chaque côté de son visage en longs rouleauxbrillants. Ainsi vêtue, ainsi coiffée, elle offrit une ressemblanceparfaite avec les plus illustres chefs-d’œuvre du ciseau grec.Quand elle eut, par un sourire, donné son approbation à cettecoiffure dont les moindres dispositions faisaient ressortir lesbeautés de son visage, elle y posa la couronne de houx qu’elleavait préparée et dont les nombreuses baies rouges répétèrentheureusement dans ses cheveux la couleur de la tunique. Tout entortillant quelques feuilles pour produire des oppositionscapricieuses entre leur sens et le revers, mademoiselle de Verneuilregarda dans une glace l’ensemble de sa toilette pour juger de soneffet.

— Je suis horrible ce soir&|160;! dit-elle comme si elle eût étéentourée de flatteurs. J’ai l’air d’une statue de la Liberté.

Elle plaça soigneusement son poignard au milieu de son corset enlaissant passer les rubis qui en ornaient le bout et dont lesreflets rougeâtres devaient attirer les yeux sur les trésors que sarivale avait si indignement prostitués. Francine ne put se résoudreà quitter sa maîtresse. Quand elle la vit près de partir, elle suttrouver, pour l’accompagner, des prétextes dans tous les obstaclesque les femmes ont à surmonter en allant à une fête dans une petiteville de la Basse-Bretagne. Ne fallait-il pas qu’elle débarrassâtmademoiselle de Verneuil de son manteau, de la double chaussure quela boue et le fumier de la rue l’avaient obligée à mettre,quoiqu’on l’eût fait sabler, et du voile de gaze sous lequel ellecachait sa tête aux regards des Chouans que la curiosité attiraitautour de la maison où la fête avait lieu. La foule était sinombreuse, qu’elles marchèrent entre deux haies de Chouans.Francine n’essaya plus de retenir sa maîtresse, mais après luiavoir rendu les derniers services exigés par une toilette dont lemérite consistait dans une extrême fraîcheur, elle resta dans lacour pour ne pas l’abandonner aux hasards de sa destinée sans êtreà même de voler à son secours, car la pauvre Bretonne ne prévoyaitque des malheurs.

Une scène assez étrange avait lieu dans l’appartement deMontauran, au moment où Marie de Verneuil se rendait à la fête. Lejeune marquis achevait sa toilette et passait le large ruban rougequi devait servir à le faire reconnaître comme le premierpersonnage de cette assemblée, lorsque l’abbé Gudin entra d’un airinquiet.

— Monsieur le marquis, venez vite, lui dit-il. Vous seul pourrezcalmer l’orage qui s’est élevé, je ne sais à quel propos, entre leschefs. Ils parlent de quitter le service du Roi. Je crois que cediable de Rifoël est cause de tout le tumulte. Ces querelles-làsont toujours causées par une niaiserie. Madame du Gua lui areproché, m’a-t-on dit, d’arriver très mal mis au bal.

— Il faut que cette femme soit folle, s’écria le marquis, pourvouloir…

— Le chevalier du Vissard, reprit l’abbé en interrompant lechef, a répliqué que si vous lui aviez donné l’argent promis au nomdu Roi…

— Assez, assez, monsieur l’abbé. Je comprends tout, maintenant.Cette scène a été convenue, n’est-ce pas, et vous êtesl’ambassadeur…

— Moi, monsieur le marquis&|160;! reprit l’abbé en interrompantencore, je vais vous appuyer vigoureusement, et vous me rendrez,j’espère, la justice de croire que le rétablissement de nos autelsen France, celui du Roi sur le trône de ses pères, sont pour meshumbles travaux de bien plus puissants attraits que cet évêché deRennes que vous…

L’abbé n’osa poursuivre, car a ces mots le marquis s’était mis àsourire avec amertume. Mais le jeune chef réprima aussitôt latristesse des réflexions qu’il faisait, son front prit uneexpression sévère, et il suivit l’abbé Gudin dans une salle oùretentissaient de violentes clameurs.

— Je ne reconnais ici l’autorité de personne, s’écriait Rifoëlen jetant des regards enflammés à tous ceux qui l’entouraient et enportant la main à la poignée de son sabre.

— Reconnaissez-vous celle du bon sens&|160;? lui demandafroidement le marquis.

Le jeune chevalier du Vissard, plus connu sous son nompatronymique de Rifoël, garda le silence devant le général desarmées catholiques.

— Qu’y a-t-il donc, messieurs&|160;? dit le jeune chef enexaminant tous les visages.

— Il y a, monsieur le marquis, reprit un célèbre contrebandierembarrassé comme un homme du peuple qui reste d’abord sous le jougdu préjugé devant un grand seigneur, mais qui ne connaît plus debornes aussitôt qu’il a franchi la barrière qui l’en sépare, parcequ’il ne voit alors en lui qu’un égal&|160;; il y a, dit-il quevous venez fort à propos. Je ne sais pas dire des’ paroles dorées,aussi m’expliquerai-je rondement. J’ai commandé cinq cents hommespendant tout le temps de la dernière guerre. Depuis que nous avonsrepris les armes, j’ai su trouver pour le service du Roi milletêtes aussi dures que la mienne. Voici sept ans que je risque mavie pour la bonne cause, je ne vous le reproche pas, mais toutepeine mérite salaire. Or, pour commencer, je veux qu’on m’appellemonsieur de Cottereau. Je veux que le grade de colonel me soitreconnu, sinon je traite de ma soumission avec le premier Consul.Voyez-vous, monsieur le marquis, mes hommes et moi nous avons uncréancier diablement importun et qu’il faut toujourssatisfaire&|160;! — Le voilà&|160;! ajouta-t-il en se frappant leventre.

— Les violons sont-ils venus&|160;? demanda le marquis à madamedu Gua avec un accent moqueur.

Mais le contrebandier avait traité brutalement un sujet tropimportant, et ces esprits aussi calculateurs qu’ambitieux étaientdepuis trop longtemps en suspens sur ce qu’ils avaient à espérer duRoi, pour que le dédain du jeune chef pût mettre un terme à cettescène. Le jeune et ardent chevalier du Vissard se plaça vivementdevant Montauran, et lui prit la main pour l’obliger à rester.

— Prenez garde, monsieur le marquis, lui dit-il, vous traiteztrop légèrement des hommes qui ont quelque droit à lareconnaissance de celui que vous représentez ici. Nous savons queSa Majesté vous a donné tout pouvoir pour attester nos services,qui doivent trouver leur récompense dans ce monde ou dans l’autre,car chaque jour l’échafaud est dressé pour nous. Je sais, quant àmoi, que la grade de maréchal de camp…

— Vous voulez dire colonel…

— Non, monsieur le marquis, Charette m’a nommé colonel. Le gradedont je parle ne pouvant pas m’être contesté, je ne plaide point ence moment pour moi, mais pour tous mes intrépides frères d’armesdont les services ont besoin d’être constatés. Votre signature etvos promesses leur suffiront aujourd’hui, et, dit-il tout bas,j’avoue qu’ils se contentent de peu de chose. Mais, reprit-il enhaussant la voix, quand le soleil se lèvera dans le château deVersailles pour éclairer les jours heureux de la monarchie, alorsles fidèles qui auront aidé le Roi à conquérir la France, enFrance, pourront-ils facilement obtenir des grâces pour leursfamilles, des pensions pour les veuves, et la restitution des biensqu’on leur a si mal à propos confisqués. J’en doute. Aussi,monsieur le marquis, les preuves des services rendus ne seront-ilspas alors inutiles. Je ne me défierai jamais du Roi, mais bien deces cormorans de ministres et de courtisans qui lui corneront auxoreilles des considérations sur le bien public, l’honneur de laFrance, les intérêts de la couronne, et mille autres billevesées.Puis l’on se moquera d’un loyal Vendéen ou d’un brave Chouan, parcequ’il sera vieux, et que la brette qu’il aura tirée pour la bonnecause lui battra dans des jambes amaigries par les souffrances…Trouvez-vous que nous ayons tort&|160;?

— Vous parlez admirablement bien, monsieur du Vissard, mais unpeu trop tôt, répondit le marquis.

— Ecoutez donc, marquis, lui dit le comte de Bauvan à voixbasse, Rifoël a, par ma foi, débité de fort bonnes choses. Vousêtes sûr, vous, de toujours avoir l’oreille du Roi&|160;; mais nousautres, nous n’irons voir le maître que de loin en loin&|160;; etje vous avoue que si vous ne me donniez pas votre parole degentilhomme de me faire obtenir en temps et lieu la charge deGrand-maître des Eaux-et-forêts de France, du diable si jerisquerais mon cou. Conquérir la Normandie au Roi, ce n’est pas unepetite tâche, aussi espéré-je bien avoir l’Ordre. — Mais,ajouta-t-il en rougissant, nous avons le temps de penser à cela.Dieu me préserve d’imiter ces pauvres hères et de vous harceler.Vous parlerez de moi au Roi, et tout sera dit.

Chacun des chefs trouva le moyen de faire savoir au marquis,d’une manière plus ou moins ingénieuse, le prix exagéré qu’ilattendait de ses services. L’un demandait modestement legouvernement de Bretagne, l’autre une baronnie, celui-ci un grade,celui-là un commandement&|160;; tous voulaient des pensions.

— Eh&|160;! bien, baron, dit le marquis à monsieur du Guénic,vous ne voulez donc rien&|160;?

— Ma foi, marquis, ces messieurs ne me laissent que la couronnede France, mais je pourrais bien m’en accommoder…

— Eh&|160;! messieurs, dit l’abbé Gudin d’une voix tonnante,songez donc que si vous êtes si empressés, vous gâterez tout aujour de la victoire. Le Roi ne sera-t-il pas obligé de faire desconcessions aux révolutionnaires&|160;?

— Aux jacobins, s’écria le contrebandier. Ah&|160;! que le Roime laisse faire, je réponds d’employer mes mille hommes à lespendre, et nous en serons bientôt débarrassés.

— Monsieur de Cottereau, reprit le marquis, je vois entrerquelques personnes invitées à se rendre ici. Nous devons rivaliserde zèle et de soins pour les décider à coopérer à notre sainteentreprise, et vous comprenez que ce n’est pas le moment de nousoccuper de vos demandes, fussent-elles justes.

En parlant ainsi, le marquis s’avançait vers la porte, commepour aller au-devant de quelques nobles des pays voisins qu’ilavait entrevus&|160;; mais le hardi contrebandier lui barra lepassage d’un air soumis et respectueux.

— Non, non, monsieur le marquis, excusez-moi&|160;; mais lesjacobins nous ont trop bien appris, en 1793, que ce n’est pas celuiqui fait la moisson qui mange la galette. Signez-moi ce chiffon depapier, et demain je vous amène quinze cents gars&|160;; sinon, jetraite avec le premier Consul.

Après avoir regardé fièrement autour de lui, le marquis vit quela hardiesse du vieux partisan et son air résolu ne déplaisaient àaucun des spectateurs de ce débat. Un seul homme assis dans un coinsemblait ne prendre aucune part à la scène, et s’occupait à chargerde tabac une pipe en terre blanche. L’air de mépris qu’iltémoignait pour les orateurs, son attitude modeste, et le regardcompatissant que le marquis rencontra dans ses yeux, lui firentexaminer ce serviteur généreux, dans lequel il reconnut le majorBrigaut&|160;; le chef alla brusquement à lui.

— Et toi, lui dit-il, que demandes-tu&|160;?

— Oh&|160;! monsieur le marquis, si le Roi revient, je suiscontent.

— Mais toi&|160;?

— Oh&|160;! moi… Monseigneur veut rire.

Le marquis serra la main calleuse du Breton, et dit à madame duGua, dont il s’était rapproché&|160;:

— Madame, je puis périr dans mon entreprise avant d’avoir eu letemps de faire parvenir au Roi un rapport fidèle sur les arméescatholiques de la Bretagne. Si vous voyez la Restauration,n’oubliez ni ce brave homme ni le baron du Guénic. Il y a plus dedévouement en eux que dans tous ces gens-là.

Et il montra les chefs qui attendaient avec une certaineimpatience que le jeune marquis fit droit à leurs demandes. Toustenaient à la main des papiers déployés, où leurs services avaientsans doute été constatés par les généraux royalistes des guerresprécédentes, et tous commençaient à murmurer. Au milieu d’eux,l’abbé Gudin, le comte de Bauvan, le baron du Guénic seconsultaient pour aider le marquis à repousser des prétentions siexagérées, car ils trouvaient la position du jeune chef trèsdélicate.

Tout à coup le marquis promena ses yeux bleus, brillantsd’ironie, sur cette assemblée, et dit d’une voix claire&|160;: —Messieurs, je ne sais pas si les pouvoirs que le Roi a daigné meconfier sont assez étendus pour que je puisse satisfaire à vosdemandes. Il n’a peut-être pas prévu tant de zèle, ni tant dedévouement. Vous allez juger vous-même de mes devoirs, et peut-êtresaurai-je les accomplir.

Il disparut et revint promptement en tenant à la main une lettredéployée, revêtue du sceau et de la signature royale.

— Voici les lettres patentes en vertu desquelles vous devezm’obéir, dit-il. Elles m’autorisent à gouverner les provinces deBretagne, de Normandie, du Maine et de l’Anjou, au nom du Roi, et àreconnaître les services des officiers qui se seront distinguésdans ses armées.

Un mouvement de satisfaction éclata dans l’assemblée. LesChouans s’avancèrent vers le marquis, en décrivant autour de lui uncercle respectueux. Tous les yeux étaient attachés sur la signaturedu Roi. Le jeune chef, qui se tenait debout devant la cheminée,jeta les lettres dans le feu, où elles furent consumées en un clind’œil.

— Je ne veux plus commander, s’écria le jeune homme, qu’à ceuxqui verront un Roi dans le roi, et non une proie à dévorer. Vousêtes libres, messieurs, de m’abandonner…

Madame du Gua, l’abbé Gudin, le major Brigaut, le chevalier duVissard, le baron du Guénic, le comte de Bauvan enthousiasmés,firent entendre le cri de vive le Roi&|160;! Si d’abord les autreschefs hésitèrent un moment à répéter ce cri, bientôt entraînés parla noble action du marquis, ils le prièrent d’oublier ce qui venaitde se passer, en l’assurant que, sans lettres patentes, il seraittoujours leur chef.

— Allons danser, s’écria le comte de Bauvan, et advienne quepourra&|160;! Après tout, ajouta-t-il gaiement, il vaut mieux, mesamis, s’adresser à Dieu qu’à ses saints. Battons-nous d’abord, etnous verrons après.

— Ah&|160;! c’est vrai, ça. Sauf votre respect, monsieur lebaron, dit Brigaut à voix basse en s’adressant au loyal du Guénic,je n’ai jamais vu réclamer dès le matin le prix de la journée.

L’assemblée se dispersa dans les salons où quelques personnesétaient déjà réunies. Le marquis essaya vainement de quitter l’airsombre qui altéra son visage, les chefs aperçurent aisément lesimpressions défavorables que cette scène avait produites sur unhomme dont le dévouement était encore accompagné des bellesillusions de la jeunesse, et ils en furent honteux.

Une joie enivrante éclatait dans cette réunion composée despersonnes les plus exaltées du parti royaliste, qui, n’ayant jamaispu juger, du fond d’une province insoumise, les événements de laRévolution, devaient prendre les espérances les plus hypothétiquespour des réalités. Les opérations hardies commencées par Montauran,son nom, sa fortune, sa capacité, relevaient tous les courages, etcausaient cette ivresse politique, la plus dangereuse de toutes, ence qu’elle ne se refroidit que dans des torrents de sang presquetoujours inutilement versés. Pour toutes les personnes présentes,la Révolution n’était qu’un trouble passager dans le royaume deFrance, où, pour elles, rien ne paraissait changé. Ces campagnesappartenaient toujours à la maison de Bourbon. Les royalistes yrégnaient si complètement que quatre années auparavant, Hoche yobtint moins la paix qu’un armistice.

Les nobles traitaient donc fort légèrement lesRévolutionnaires&|160;: pour eux, Bonaparte était un Marceau plusheureux que son devancier. Aussi les femmes se disposaient-ellesfort gaiement à danser. Quelques-uns des chefs qui s’étaient battusavec les Bleus connaissaient seuls la gravité de la crise actuelle,et sachant que s’ils parlaient du premier Consul et de sa puissanceà leurs compatriotes arriérés, ils n’en seraient pas compris, touscausaient entre eux en regardant les femmes avec une insouciancedont elles se vengeaient en se critiquant entre elles. Madame duGua, qui semblait faire les honneurs du bal, essayait de tromperl’impatience des danseurs en adressant successivement à chacuned’elles les flatteries d’usage. Déjà l’on entendait les sonscriards des instruments que l’on mettait d’accord, lorsque madamedu Gua aperçut le marquis dont la figure conservait encore uneexpression de tristesse&|160;; elle alla brusquement à lui.

— Ce n’est pas, j’ose l’espérer, la scène très ordinaire quevous avez eue avec ces manants qui peut vous accabler, luidit-elle.

Elle n’obtint pas de réponse, le marquis absorbé dans sa rêveriecroyait entendre quelques-unes des raisons que, d’une voixprophétique, Marie lui avait données au milieu de ces mêmes chefs àla Vivetière, pour l’engager à abandonner la lutte des rois contreles peuples. Mais ce jeune homme avait trop d’élévation dans l’âme,trop d’orgueil, trop de conviction peut-être pour délaisser l’œuvrecommencée, et il se décidait en ce moment à la poursuivrecourageusement malgré les obstacles. Il releva la tête avec fierté,et alors il comprit ce que lui disait madame du Gua.

— Vous êtes sans doute à Fougères, disait-elle avec une amertumequi révélait l’inutilité des efforts qu’elle avait tentés pourdistraire le marquis. Ah&|160;! monsieur, je donnerais mon sangpour vous la mettre entre les mains et vous voir heureux avecelle.

— Pourquoi donc avoir tiré sur elle avec tantd’adresse&|160;?

— Parce que je la voudrais morte où dans vos bras. Oui,monsieur, j’ai pu aimer le marquis de Montauran le jour où j’ai cruvoir en lui un héros. Maintenant je n’ai plus pour lui qu’unedouloureuse amitié, je le vois séparé de la gloire par le cœurnomade d’une fille d’Opéra.

— Pour de l’amour, reprit le marquis avec l’accent de l’ironie,vous me jugez bien mal&|160;! Si j’aimais cette fille-là, madame,je la désirerais moins… et, sans vous, peut-être, n’y penserais-jedéjà plus.

— La voici&|160;! dit brusquement madame du Gua.

La précipitation que mit le marquis à tourner la tête fit un malaffreux à cette pauvre femme&|160;; mais la vive lumière desbougies lui permettant de bien apercevoir les plus légerschangements qui se firent dans les traits de cet homme siviolemment aimé, elle crut y découvrir quelques espérances deretour, lorsqu’il ramena sa tête vers elle, en souriant de cetteruse de femme.

— De quoi riez-vous donc&|160;? demanda le comte de Bauvan.

— D’une bulle de savon qui s’évapore&|160;! répondit madame duGua joyeuse. Le marquis, s’il faut l’en croire, s’étonneaujourd’hui d’avoir senti son cœur battre un instant pour cettefille qui se disait mademoiselle de Verneuil. Vous savez&|160;?

— Cette fille&|160;?&|160;… reprit le comte avec un accent dereproche. Madame, c’est à l’auteur du mal à le réparer, et je vousdonne ma parole d’honneur qu’elle est bien réellement la fille duduc de Verneuil.

— Monsieur le comte, dit le marquis d’une voix profondémentaltérée, laquelle de vos deux paroles croire, celle de la Vivetièreou celle de Saint-James&|160;?

Une voix éclatante annonça mademoiselle de Verneuil. Le comtes’élança vers la porte, offrit la main à la belle inconnue avec lesmarques du plus profond respect&|160;; et, la présentant à traversla foule curieuse au marquis et à madame du Gua&|160;: — Ne croireque celle d’aujourd’hui, répondit-il au jeune chef stupéfait.

Madame du Gua pâlit à l’aspect de cette malencontreuse fille,qui resta debout un moment en jetant des regards orgueilleux surcette assemblée où elle chercha les convives de la Vivetière. Elleattendit la salutation forcée de sa rivale, et, sans regarder lemarquis, se laissa conduire à une place d’honneur par le comte quila fit asseoir près de madame du Gua, à laquelle elle rendit unléger salut de protection, mais qui, par un instinct de femme, nes’en fâcha point et prit aussitôt un air riant et amical. La miseextraordinaire et la beauté de mademoiselle de Verneuil excitèrentun moment les murmures de l’assemblée. Lorsque le marquis et madamedu Gua tournèrent leurs regards sur les convives de la Vivetière,ils les trouvèrent dans une attitude de respect qui ne paraissaitpas être jouée, chacun d’eux semblait chercher les moyens derentrer en grâce auprès de la jeune Parisiennne méconnue. Lesennemis étaient donc en présence.

— Mais c’est une magie, mademoiselle&|160;! Il n’y a que vous aumonde pour surprendre ainsi les gens. Comment, venir touteseule&|160;? disait madame du Gua.

— Toute seule, répéta mademoiselle de Verneuil&|160;; ainsi,madame, vous n’aurez que moi, ce soir, a tuer.

— Soyez indulgente, reprit madame du Gua. Je ne puis vousexprimer combien j’éprouve de plaisir à vous revoir. Vraimentj’étais accablée par le souvenir de mes torts envers vous, et jecherchais une occasion qui me permît de les réparer.

— Quant à vos torts, madame, je vous pardonne facilement ceuxque vous avez eus envers moi&|160;; mais j’ai sur le cœur la mortdes Bleus que vous avez assassinés. Je pourrais peut-être encore meplaindre de la roideur de votre correspondance… Eh bien&|160;!j’excuse tout, grâce au service que vous m’avez rendu.

Madame du Gua perdit contenance en se sentant presser la mainpar sa belle rivale qui lui souriait avec une grâce insultance. Lemarquis était resté immobile, mais en ce moment il saisit fortementle bras du comte.

— Vous m’avez indignement trompé, lui dit-il, et vous avezcompromis jusqu’à mon honneur&|160;; je ne suis pas un Géronte decomédie, et il me faut votre vie ou vous aurez la mienne.

— Marquis, reprit le comte avec hauteur, je suis prêt à vousdonner toutes les explications que vous désirerez.

Et ils se dirigèrent vers la pièce voisine. Les personnes lesmoins initiées au secret de cette scène commençaient à encomprendre l’intérêt, en sorte que quand les violons donnèrent lesignal de la danse, personne ne bougea.

— Mademoiselle, quel service assez important ai-je donc eul’honneur de vous rendre, pour mériter… reprit madame du Gua en sepinçant les lèvres avec une sorte de rage.

— Madame, ne m’avez-vous pas éclairée sur le vrai caractère dumarquis de Montauran. Avec quelle impassibilité cet homme affreuxme laissait périr. Je vous l’abandonne bien volontiers.

— Que venez-vous donc chercher ici&|160;? dit vivement madame duGua.

— L’estime et la considération que vous m’aviez enlevées à laVivetière, madame. Quant au reste, soyez bien tranquille. Si lemarquis revenait à moi, vous devez savoir qu’un retour n’est jamaisde l’amour.

Madame du Gua prit alors la main de mademoiselle de Verneuilavec cette affectueuse gentillesse de mouvement que les femmesdéploient volontiers entre elles, surtout en présence deshommes.

— Eh bien&|160;! ma pauvre petite, je suis enchantée de vousvoir si raisonnable. Si le service que je vous ai rendu a étéd’abord bien rude, dit-elle en pressant la main qu’elle tenaitquoiqu’elle éprouvât l’envie de la déchirer lorsque ses doigts luien révélèrent la moelleuse finesse, il sera du moins complet.Ecoutez, je connais le caractère du Gars, dit-elle avec un sourireperfide, eh bien&|160;! il vous aurait trompée, il ne veut et nepeut épouser personne.

— Ah&|160;!&|160;…

— Oui, mademoiselle, il n’a accepté sa dangereuse mission quepour mériter la main de mademoiselle d’Uxelles, alliance pourlaquelle Sa Majesté lui a promis tout son appui.

— Ah&|160;! ah&|160;!&|160;…

Mademoiselle de Verneuil n’ajouta pas un mot à cette railleuseexclamation. Le jeune et beau chevalier du Vissard, impatient de sefaire pardonner la plaisanterie qui avait donné le signal desinjures à la Vivetière, s’avança vers elle en l’invitantrespectueusement à danser, elle lui tendit la main et s’élança pourprendre place au quadrille où figurait madame du Gua. La mise deces femmes dont les toilettes rappelaient les modes de la courexilée, qui toutes avaient de la poudre ou les cheveux crêpés,sembla ridicule aussitôt qu’on put la comparer au costume à la foisélégant, riche et sévère que la mode autorisait mademoiselle deVerneuil à porter, qui fut proscrit à haute voix, mais envié inpetto par les femmes. Les hommes ne se lassaient pas d’admirer labeauté d’une chevelure naturelle, et les détails d’un ajustementdont la grâce était toute dans celle des proportions qu’ilrévélait.

En ce moment le marquis et le comte rentrèrent dans la salle debal et arrivèrent derrière mademoiselle de Verneuil qui ne seretourna pas. Si une glace, placée vis-à-vis d’elle, ne lui eût pasappris la présence du marquis, elle l’eût devinée par la contenancede madame du Gua qui cachait mal, sous un air indifférent enapparence, l’impatience avec laquelle elle attendait la lutte qui,tôt ou tard, devait se déclarer entre les deux amants. Quoique lemarquis s’entretînt avec le comte et deux autres personnes, il putnéanmoins entendre les propos des cavaliers et des danseuses qui,selon les caprices de la contredanse, venaient occupermomentanément la place de mademoiselle de Verneuil et de sesvoisins.

— Oh&|160;! mon Dieu, oui, madame, elle est venue seule, disaitl’un.

— Il faut être bien hardie, répondit la danseuse.

— Mais si j’étais habillée ainsi, je me croirais nue, dit uneautre dame.

— Oh&|160;! ce n’est pas un costume décent, répliquait lecavalier, mais elle est si belle, et il lui va si bien&|160;!

— Voyez, je suis honteuse pour elle de la perfection de sadanse. Ne trouvez-vous pas qu’elle a tout à fait l’air d’une filled’Opéra&|160;? répliqua la dame jalouse.

— Croyez-vous qu’elle vienne ici pour traiter au nom du premierConsul&|160;? demandait une troisième dame.

— Quelle plaisanterie, répondit le cavalier.

— Elle n’apportera guère d’innocence en dot, dit en riant ladanseuse.

Le Gars se retourna brusquement pour voir la femme qui sepermettait cette épigramme, et alors madame de Gua le regarda d’unair qui disait évidemment&|160;: — Vous voyez ce qu’on enpense&|160;!

— Madame, dit en riant le comte à l’ennemie de Marie, il n’y aencore que les dames qui la lui ont ôtée…

Le marquis pardonna intérieurement au comte tous ses torts.Lorsqu’il se hasarda à jeter un regard sur sa maîtresse dont lesgrâces étaient, comme celles de presque toutes les femmes, mises enrelief par la lumière des bougies, elle lui tourna le dos enrevenant à sa place, et s’entretint avec son cavalier en laissantparvenir à l’oreille du marquis les sons les plus caressants de savoix.

— Le premier Consul nous envoie des ambassadeurs bien dangereux,lui disait son danseur.

— Monsieur, reprit-elle, on a déjà dit cela à la Vivetière.

— Mais vous avez autant de mémoire que le Roi, repartit legentilhomme mécontent de sa maladresse.

— Pour pardonner les injures, il faut bien s’en souvenir,reprit-elle vivement en le tirant d’embarras par un sourire.

— Sommes-nous tous compris dans cette amnistie&|160;? luidemanda le marquis.

Mais elle s’élança pour danser avec une ivresse enfantine en lelaissant interdit et sans réponse&|160;; il la contempla avec unefroide mélancolie, elle s’en aperçut, et alors elle pencha la têtepar une de ces coquettes attitudes que lui permettait la gracieuseproportion de son col, et n’oublia certes aucun des mouvements quipouvaient attester la rare perfection de son corps. Marie attiraitcomme l’espoir, elle échappait comme un souvenir. La voir ainsi,c’était vouloir la posséder à tout prix. Elle le savait, et laconscience qu’elle eut alors de sa beauté répandit sur sa figure uncharme inexprimable. Le marquis sentit s’élever dans son cœur untourbillon d’amour, de rage et de folle, il serra violemment lamain du comte et s’éloigna.

— Eh&|160;! bien, il est donc parti&|160;? demanda mademoisellede Verneuil en revenant à sa place.

Le comte s’élança dans la salle voisine, et fit à sa protégée unsigne d’intelligence en lui ramenant le Gars.

— Il est à moi, se dit-elle en examinant dans la glace lemarquis dont la figure doucement agitée rayonnait d’espérance.

Elle reçut le jeune chef en boudant et sans mot dire, mais ellele quitta en souriant&|160;; elle le voyait si supérieur, qu’ellese sentit fière de pouvoir le tyranniser, et voulut lui faireacheter chèrement quelques douces paroles pour lui en apprendretout le prix, suivant un instinct de femme auquel toutes obéissentplus ou moins. La contredanse finie, tous les gentilshommes de laVivetière vinrent entourer Marie, et chacun d’eux sollicita lepardon de son erreur par des flatteries plus ou moins biendébitées&|160;; mais celui qu’elle aurait voulu voir à ses piedsn’approcha pas du groupe où elle régnait.

— Il se croit encore aimé, se dit-elle, il ne veut pas êtreconfondu avec les indifférents.

Elle refusa de danser. Puis, comme si cette fête eût été donnéepour elle, elle alla de quadrille en quadrille, appuyée sur le brasdu comte de Bauvan, auquel elle se plut à témoigner quelquefamiliarité. L’aventure de la Vivetière était alors connue de toutel’assemblée dans ses moindres détails, grâce aux soins de madame duGua qui espérait, en affichant ainsi mademoiselle de Verneuil et lemarquis, mettre un obstacle de plus à leur réunion&|160;; aussi lesdeux amants brouillés étaient-ils devenus l’objet de l’attentiongénérale. Montauran n’osait aborder sa maîtresse, car le sentimentde ses torts et la violence de ses désirs rallumés la lui rendaientpresque terrible&|160;; et, de son côté, la jeune fille en épiaitle figure faussement calme, tout en paraissant contempler lebal.

— Il fait horriblement chaud ici, dit-elle à son cavalier. Jevois le front de monsieur de Montauran tout humide. Menez-moi del’autre côté, que je puisse respirer, j’étouffe.

Et, d’un geste de tête, elle désigna au comte le salon voisin oùse trouvaient quelques joueurs. Le marquis y suivit sa maîtresse,dont les paroles avaient été devinées au seul mouvement des lèvres.Il osa espérer qu’elle ne s’éloignait de la foule que pour lerevoir, et cette faveur supposée rendit à sa passion une violenceinconnue&|160;; car son amour avait grandi de toutes lesrésistances qu’il croyait devoir lui opposer depuis quelques jours.Mademoiselle de Verneuil se plut à tourmenter le jeune chef, sonregard, si doux, si velouté pour le comte, devenait sec et sombrequand par hasard il rencontrait les yeux du marquis. Montauranparut faire un effort pénible, et dit d’une voix sourde&|160;: — Neme pardonnerez-vous donc pas&|160;?

— L’amour, lui répondit-elle avec froideur, ne pardonne rien, oupardonne tout. Mais, reprit-elle, en lui voyant faire un mouvementde joie, il faut aimer.

Elle avait repris le bras du comte et s’était élancée dans uneespèce de boudoir attenant à la salle de jeu. Le marquis y suivitMarie.

— Vous m’écouterez, s’écria-t-il.

— Vous feriez croire, monsieur, répondit-elle, que je suis venueici pour vous et non par respect pour moi-même. Si vous ne cessezcette odieuse poursuite, je me retire.

— Eh&|160;! bien, dit-il en se souvenant d’une des plus follesactions du dernier duc de Lorraine, laissez-moi vous parlerseulement pendant le temps que je pourrai garder dans la main cecharbon.

Il se baissa vers le foyer, saisit un bout de tison et le serraviolemment. Mademoiselle de Verneuil rougit, dégagea vivement sonbras de celui du comte et regarda le marquis avec étonnement. Lecomte s’éloigna doucement et laissa les deux amants seuls. Une sifolle action avait ébranlé le cœur de Marie, car, en amour, il n’ya rien de plus persuasif qu’une courageuse bêtise.

— Vous me prouvez là, dit-elle en essayant de lui faire jeter lecharbon, que vous me livreriez au plus cruel de tous les supplices.Vous êtes extrême en tout. Sur la foi d’un sot et les calomniesd’une femme, vous avez soupçonné celle qui venait de vous sauver lavie d’être capable de vous vendre.

— Oui, dit-il en souriant, j’ai été cruel envers vous&|160;;mais oubliez-le toujours, je ne l’oublierai jamais. Ecoutez-moi.J’ai été indignement trompé, mais tant de circonstances dans cettefatale journée se sont trouvées contre vous.

— Et ces circonstances suffisaient pour éteindre votreamour&|160;?

Il hésitait à répondre, elle fit un geste de dédain, et seleva.

— Oh&|160;! Marie, maintenant je ne veux plus croire quevous…

— Mais jetez donc ce feu&|160;! Vous êtes fou. Ouvrez votremain, je le veux.

Il se plut à opposer une molle résistance aux doux efforts de samaîtresse, pour prolonger le plaisir aigu qu’il éprouvait à êtrefortement pressé par ses doigts mignons et caressants&|160;; maiselle réussit enfin à ouvrir cette main qu’elle aurait voulu pouvoirbaiser. Le sang avait éteint le charbon.

— Eh&|160;! bien, à quoi cela vous a-t-il servi&|160;?&|160;…dit-elle.

Elle fit de la charpie avec son mouchoir, et en garnit une plaiepeu profonde que le marquis couvrit bientôt de son gant. Madame duGua arriva sur la pointe du pied dans le salon de jeu, et jeta defurtifs regards sur les deux amants, aux yeux desquels elle échappaavec adresse en se penchant en arrière à leurs moindresmouvements&|160;; mais il lui était certes difficile de s’expliquerles propos des deux amants par ce qu’elle leur voyait faire.

— Si tout ce qu’on vous a dit de moi était vrai, avouez qu’en cemoment je serais bien vengée, dit Marie avec une expression demalignité qui fit pâlir le marquis.

— Et par quel sentiment avez-vous donc été amenée ici&|160;?

— Mais, mon cher enfant, vous êtes un bien grand fat. Vouscroyez donc pouvoir impunément mépriser une femme comme moi&|160;?— Je venais et pour vous et pour moi, reprit-elle après une pauseen mettant la main sur la touffe de rubis qui se trouvait au milieude sa poitrine, et lui montrant la lame de son poignard.

— Qu’est-ce que tout cela signifie&|160;? pensait madame duGua.

— Mais, dit-elle en continuant, vous m’aimez encore&|160;! Vousme désirez toujours du moins, et la sottise que vous venez defaire, ajouta-t-elle en lui prenant la main, m’en a donné lapreuve. Je suis redevenue ce que je voulais être, et je parsheureuse. Qui nous aime est toujours absous. Quant à moi, je suisaimée, j’ai reconquis l’estime de l’homme qui représente à mes yeuxle monde entier, je puis mourir.

— Vous m’aimez donc encore&|160;? dit le marquis.

— Ai-je dit cela&|160;? répondit-elle d’un air moqueur ensuivant avec joie les progrès de l’affreuse torture que dès sonarrivée elle avait commencé à faire subir au marquis. N’ai-je pasdû faire des sacrifices pour venir ici&|160;! J’ai sauvé M. deBauvan de la mort, et, plus reconnaissant, il m’a offert, enéchange de ma protection, sa fortune et son nom. Vous n’avez jamaiseu cette pensée.

Le marquis, étourdi par ces derniers mots, réprima la plusviolente colère à laquelle il eût encore été en proie, en secroyant joué par le comte, et il ne répondit pas.

— Ha&|160;!&|160;… vous réfléchissez&|160;? reprit-elle avec unsourire amer.

— Mademoiselle, reprit le jeune homme, votre doute justifie lemien.

— Monsieur, sortons d’ici, s’écria mademoiselle de Verneuil enapercevant un coin de la robe de madame du Gua, et elle seleva&|160;; mais le désir de désespérer sa rivale la fit hésiter às’en aller.

— Voulez-vous donc me plonger dans l’enfer, reprit le marquis enlui prenant la main et la pressant avec force.

— Ne m’y avez-vous pas jetée depuis cinq jours&|160;? En cemoment même, ne me laissez-vous pas dans la plus cruelleincertitude sur la sincérité de votre amour&|160;?

— Mais sais-je si vous ne poussez pas votre vengeance jusqu’àvous emparer de toute ma vie, pour la ternir, au lieu de vouloir mamort…

— Ah&|160;! vous ne m’aimez pas, vous pensez à vous et non àmoi, dit-elle avec rage en versant quelques larmes.

La coquette connaissait bien la puissance de ses yeux quand ilsétaient noyés de pleurs.

— Eh bien&|160;! dit-il hors de lui, prends ma vie, mais sèchetes larmes&|160;!

— Oh&|160;! mon amour, s’écria-t-elle d’une voix étouffée, voiciles paroles, l’accent et le regard que j’attendais, pour préférerton bonheur au mien&|160;! Mais, monsieur, reprit-elle, je vousdemande une dernière preuve de votre affection, que vous dites sigrande. Je ne veux rester ici que le temps nécessaire pour y bienfaire savoir que vous êtes à moi. Je ne prendrais même pas un verred’eau dans la maison où demeure une femme qui deux fois a tenté deme tuer, qui complote peut-être encore quelque trahison contrenous, et qui dans ce moment nous écoute, ajouta-t-elle en montrantdu doigt au marquis les plis flottants de la robe de madame du Gua.Puis, elle essuya ses larmes, se pencha jusqu’à l’oreille du jeunechef qui tressaillit en se sentant caresser par la douce moiteur deson haleine. — Préparez tout pour notre départ, dit-elle, vous mereconduirez à Fougères, et là seulement vous saurez bien si je vousaime&|160;! Pour la seconde fois, je me fie à vous. Vousfierez-vous une seconde fois à moi&|160;?

— Ah&|160;! Marie, vous m’avez amené au point de ne plus savoirce que je fais&|160;! je suis enivré par vos paroles, par vosregards, par vous enfin, et suis prêt à vous satisfaire.

— Hé&|160;! bien, rendez-moi, pendant un moment, bienheureuse&|160;! Faites-moi jouir du seul triomphe que j’aie désiré.Je veux respirer en plein air, dans la vie que j’ai rêvée, et merepaître de mes illusions avant qu’elles ne se dissipent. Allons,venez, et dansez avec moi.

Ils revinrent ensemble dans la salle de bal, et quoiquemademoiselle de Verneuil fût aussi complètement flattée dans soncœur et dans sa vanité que puisse l’être une femme, l’impénétrabledouceur de ses yeux, le fin sourire de ses lèvres, la rapidité desmouvements d’une danse animée, gardèrent le secret de ses pensées,comme la mer celui du criminel qui lui confie un pesant cadavre.Néanmoins l’assemblée laissa échapper un murmure d’admiration quandelle se roula dans les bras de son amant pour valser, et que, l’œilsous le sien, tous deux voluptueusement entrelacés, les yeuxmourants, la tête lourde, ils tournoyèrent en se serrant l’unl’autre avec une sorte de frénésie, et révélant ainsi tous lesplaisirs qu’ils espéraient d’une plus intime union.

— Comte, dit madame du Gua à monsieur de Bauvan, allez savoir siPille-miche est au camp, amenez-le-moi&|160;; et soyez certaind’obtenir de moi, pour ce léger service, tout ce que vous voudrez,même ma main. — Ma vengeance me coûtera cher, dit-elle en le voyants’éloigner&|160;; mais, pour cette fois, je ne la manqueraipas.

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