Les fourberies de Scapin de Molière

Léandre

Souffrez que je vous embrasse, et que…

Géronte, le repoussant encore.

Doucement, vous dis-je.

Léandre

Quoi ? vous me refusez, mon père, de vous exprimer mon transport par mes embrassements !

Géronte

Oui ! nous avons quelque chose à démêler ensemble. Léandre

Et quoi ?

Géronte

Tenez-vous, que je vous voye en face.

Léandre

Comment ?

Géronte

Regardez-moi entre deux yeux.

Léandre

Hé bien ?

Géronte

Qu’est-ce donc qu’il s’est passé ici ?

Léandre

Ce qui s’est passé ?

Géronte

Oui. Qu’avez-vous fait dans mon absence ?

Léandre

Que voulez-vous, mon père, que j’aye fait ? Géronte

Ce n’est pas moi qui veux que vous ayez fait, mais qui demande ce que c’est que vous avez fait.

Léandre

Moi, je n’ai fait aucune chose dont vous ayez lieu de vous plaindre.

Géronte

Aucune chose ?

Léandre

Non.

Géronte

Vous êtes bien résolu.

Léandre

C’est que je suis sûr de mon innocence.

Géronte

Scapin pourtant a dit de vos nouvelles.

Léandre

Scapin !

Géronte

Ah ! ah ! ce mot vous fait rougir. Léandre

Il vous a dit quelque chose de moi ?

Géronte

Ce lieu n’est pas tout à fait propre à vuider cette affaire, et nous allons l’examiner ailleurs. Qu’on se rende au logis, J’y vais revenir tout à l’heure. Ah ! traître, s’il faut que tu me déshonores, je te renonce pour mon fils ; et tu peux bien pour jamais te résoudre à fuir de ma présence. Scène III

Octave, Scapin, Léandre

Léandre

Me trahir de cette manière ! Un coquin qui doit, par cent raisons, être le premier à cacher les choses que je lui confie, est le premier à les aller découvrir à mon père. Ah ! je jure le Ciel que cette trahison ne demeurera pas impunie.

Octave

Mon cher Scapin, que ne dois-je point à tes soins ! Que tu es un homme admirable ! et que le Ciel m’est favorable de t’envoyer à mon secours !

Léandre

Ah ! ah ! vous voilà. Je suis ravi de vous trouver, Monsieur le coquin.

Scapin

Monsieur, votre serviteur. C’est trop d’honneur que vous me faites.

Léandre, en mettant l’épée à la main.

Vous faites le méchant plaisant. Ah ! je vous apprendrai…

Scapin, se mettant à genoux.

Monsieur.

Octave, se mettant entre-deux pour empêcher Léandre de le frapper.

Ah ! Léandre. Léandre

Non, Octave, ne me retenez point, je vous prie.

Scapin

Eh ! Monsieur.

Octave, le retenant.

De grâce !

Léandre, voulant frapper Scapin.

Laissez-moi contenter mon ressentiment.

Octave

Au nom de l’amitié, Léandre, ne le maltraitez point.

Scapin

Monsieur, que vous ai-je fait ?

Léandre, voulant le frapper.

Ce que tu m’as fait, traître !

Octave, le retenant.

Eh ! doucement.

Léandre

Non, Octave, je veux qu’il me confesse lui-même tout à l’heure la perfidie qu’il m’a faite. Oui, coquin, je sais le trait que tu m’as joué, on vient de me l’apprendre ; et tu ne croyois pas peut-être que l’on me dût révéler ce secret ; mais je veux en avoir la confession de ta propre bouche, ou je vais te passer cette épée au travers du corps.

Scapin

Ah ! Monsieur, auriez-vous bien ce coeur-là ?

Léandre

Parle donc.

Scapin

Je vous ai fait quelque chose, Monsieur ?

Léandre

Oui, coquin, et ta conscience ne te dit que trop ce que c’est.

Scapin

Je vous assure que je l’ignore.

Léandre, s’avançant pour le frapper.

Tu l’ignores !

Octave, le retenant.

Léandre.

Scapin

Hé bien ! Monsieur, puisque vous le voulez, je vous confesse que j’ai bu avec mes amis ce petit quartaut de vin d’Espagne dont on vous fit présent il y a quelques jours ; et que c’est moi qui fis une fente au tonneau, et répandis de l’eau autour, pour faire croire que le vin s’étoit échappé. Léandre

C’est toi, pendard, qui m’as bu mon vin d’Espagne, et qui as été cause que j’ai tant querellé la servante, croyant que c’étoit elle qui m’avoit fait le tour ?

Scapin

Oui, Monsieur : je vous en demande pardon.

Léandre

Je suis bien aise d’apprendre cela ; mais ce n’est pas l’affaire dont il est question maintenant.

Scapin

Ce n’est pas cela, Monsieur ?

Léandre

Non : c’est une autre affaire qui me touche bien plus, et je veux que tu me la dises.

Scapin

Monsieur, je ne me souviens pas d’avoir fait autre chose.

Léandre, le voulant frapper.

Tu ne veux pas parler ?

Scapin

Eh !

Octave, le retenant.

Tout doux. Scapin

Oui, Monsieur, il est vrai qu’il y a trois semaines que vous m’envoyâtes porter, le soir, une petite montre à la jeune Egyptienne que vous aimez. Je revins au logis mes habits tout couverts de boue, et le visage plein de sang, et vous dis que j’avois trouvé des voleurs qui m’avoient bien battu, et m’avoient dérobé la montre. C’étoit moi, Monsieur, qui l’avois retenue.

Léandre

C’est toi qui as retenu ma montre ?

Scapin

Oui, Monsieur, afin de voir quelle heure il est.

Léandre

Ah ! ah ! j’apprends ici de jolies choses, et j’ai un serviteur fort fidèle vraiment. Mais ce n’est pas encore cela que je demande.

Scapin

Ce n’est pas cela ?

Léandre

Non, infâme : c’est autre chose encore que je veux que tu me confesses.

Scapin

Peste ! Léandre

Parle vite, j’ai hâte.

Scapin

Monsieur, voilà tout ce que j’ai fait.

Léandre, voulant frapper Scapin.

Voilà tout ?

Octave, se mettant au-devant.

Eh !

Scapin

Hé bien ! oui, Monsieur : vous vous souvenez de ce loup-garou, il y a six mois, qui vous donna tant de coups de bâton la nuit, et vous pensa faire rompre le cou dans une cave où vous tombâtes en fuyant.

Léandre

Hé bien !

Scapin

C’étoit moi, Monsieur, qui faisois le loup-garou.

Léandre

C’étoit toi, traître, qui faisois le loup-garou ?

Scapin

Oui, Monsieur, seulement pour vous faire peur, et vous ôter l’envie de nous faire courir, toutes les nuits ; comme vous aviez de coutume. Léandre

Je saurai me souvenir, en temps et lieu, de tout ce que je viens d’apprendre. Mais je veux venir au fait, et que tu me confesses ce que tu as dit à mon père.

Scapin

A votre père ?

Léandre

Oui, fripon, à mon père.

Scapin

Je ne l’ai pas seulement vu depuis son retour.

Léandre

Tu ne l’as pas vu ?

Scapin

Non, Monsieur.

Léandre

Assurément ?

Scapin

Assurément. C’est une chose que je vais vous faire dire par lui-même.

Léandre

C’est de sa bouche que je le tiens pourtant.

Scapin

Avec votre permission, il n’a pas dit la vérité. Scène IV

Carle, Scapin, Léandre, Octave

Carle

Monsieur, je vous apporte une nouvelle qui est fâcheuse pour votre amour ?

Léandre

Comment ?

Carle

Vos Egyptiens sont sur le point de vous enlever Zerbinette, et elle-même, les larmes aux yeux, m’a chargé de venir promptement vous dire que si, dans deux heures, vous ne songez à leur porter l’argent qu’il vous ont demandé pour elle, vous l’allez perdre pour jamais.

Léandre

Dans deux heures ?

Carle

Dans deux heures.

Léandre

Ah ! mon pauvre Scapin, j’implore ton secours ! Scapin, passant devant lui avec un air fier.

Ah ! mon pauvre Scapin. Je suis « mon pauvre Scapin » à cette heure qu’on a besoin de moi.

Léandre

Va, je te pardonne tout ce que tu viens de me dire, et pis encore, si tu me l’as fait.

Scapin

Non, non, ne me pardonnez rien. Passez-moi votre épée au travers du corps. Je serai ravi que vous me tuiez.

Léandre

Non. Je te conjure plutôt de me donner la vie, en servant mon amour.

Scapin

Point, point : vous ferez mieux de me tuer.

Léandre

Tu m’es trop précieux ; et je te prie de vouloir employer pour moi ce génie admirable, qui vient à bout de toute chose.

Scapin

Non : tuez-moi, vous dis-je.

Léandre

Ah ! de grâce, ne songe plus à tout cela, et pense à me donner le secours que je te demande ! Octave

Scapin, il faut faire quelque chose pour lui.

Scapin

Le moyen, après une avanie de la sorte ?

Léandre

Je te conjure d’oublier mon emportement et de me prêter ton adresse.

Octave

Je joins mes prières aux siennes.

Scapin

J’ai cette insulte-là sur le coeur.

Octave

Il faut quitter ton ressentiment.

Léandre

Voudrois-tu m’abandonner, Scapin, dans la cruelle extrémité où se voit mon amour ?

Scapin

Me venir faire, à l’improviste, un affront comme celui-là !

Léandre

J’ai tort, je le confesse. Scapin

Me traiter de coquin, de fripon, de pendard, d’infâme !

Léandre

J’en ai tous les regrets du monde.

Scapin

Me vouloir passer son épée au travers du corps !

Léandre

Je t’en demande pardon de tout mon coeur ; et s’il ne tient qu’à me jeter à tes genoux, tu m’y vois, Scapin, pour te conjurer encore une fois de ne me point abandonner.

Octave

Ah ! ma foi ! Scapin, il se faut rendre à cela.

Scapin

Levez-vous. Une autre fois, ne soyez point si prompt.

Léandre

Me promets-tu de travailler pour moi ?

Scapin

On y songera.

Léandre

Mais tu sais que le temps presse. Scapin

Ne vous mettez pas en peine. Combien est-ce qu’il vous faut ?

Léandre

Cinq cents écus.

Scapin

Et à vous ?

Octave

Deux cents pistoles.

Scapin

Je veux tirer cet argent de vos pères. (A Octave.) Pour ce qui est du vôtre, la machine est déjà toute trouvée ; (à Léandre) et quant au vôtre, bien qu’avare au dernier degré, il y faudra moins de façons encore, car vous savez que, pour l’esprit, il n’en a pas, grâces à Dieu ! grande provision et je le livre pour une espèce d’homme à qui l’on fera toujours croire tout ce que l’on voudra. Cela ne vous offense point : il ne tombe entre lui et vous aucun soupçon de ressemblance ; et vous savez assez l’opinion de tout le monde, qui veut qu’il ne soit votre père que pour la forme.

Léandre

Tout beau, Scapin. Scapin

Bon, bon, on fait bien scrupule de cela : vous moquez-vous ? Mais j’aperçois venir le père d’Octave. Commençons par lui, puisqu’il se présente. Allez-vous-en tous deux. (A Octave). Et vous, avertissez votre Silvestre de venir vite jouer son rôle. Scène V

Argante, Scapin

Scapin, à part.

Le voilà qui rumine.

Argante, se croyant seul.

Avoir si peu de conduite et de considération ! s’aller jeter dans un engagement comme celui-là ! Ah, ah ! jeunesse impertinente !

Scapin

Monsieur, votre serviteur.

Argante

Bonjour, Scapin.

Scapin

Vous rêvez à l’affaire de votre fils.

Argante

Je t’avoue que cela me donne un furieux chagrin.

Scapin

Monsieur, la vie est mêlée de traverses. Il est bon de s’y tenir sans cesse préparé ; et j’ai ouï dire, il y a longtemps, une parole d’un ancien que j’ai toujours retenue. Argante

Quoi ?

Scapin

Que pour peu qu’un père de famille ait été absent de chez lui, il doit promener son esprit sur tous les fâcheux accidents que son retour peut rencontrer : se figurer sa maison brûlée, son argent dérobé, sa femme morte, son fils estropié ; sa fille subornée ; et ce qu’il trouve qu’il ne lui est point arrivé, l’imputer à bonne fortune. Pour moi, j’ai pratiqué toujours cette leçon dans ma petite philosophie ; et je ne suis jamais revenu au logis, que je ne me sois tenu prêt à la colère de mes maîtres, aux réprimandes, aux injures, aux coups de pied au cul, aux bastonnades, aux étrivières ; et ce qui a manqué à m’arriver, j’en ai rendu grâce à mon bon destin.

Argante

Voilà qui est bien. Mais ce mariage impertinent qui trouble celui que nous voulons faire est une chose que je ne puis souffrir, et je viens de consulter des avocats pour le faire casser.

Scapin

Ma foi ! Monsieur, si vous m’en croyez, vous tâcherez, par quelque autre voie, d’accommoder l’affaire. Vous savez ce que c’est que les procès en ce pays-ci, et vous allez vous enfoncer dans d’étranges épines. Argante

Tu as raison, je le vois bien. Mais quelle autre voie ?

Scapin

Je pense que j’en ai trouvé une. La compassion que m’a donnée tantôt votre chagrin m’a obligé à chercher dans ma tête quelque moyen pour vous tirer d’inquiétude ; car je ne saurois voir d’honnêtes pères chagrinés par leurs enfants que cela ne m’émeuve ; et, de tout temps, je me suis senti pour votre personne une inclination particulière.

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