Argante
Je te suis obligé.
Scapin
J’ai donc été trouver le frère de cette fille qui a été épousée. C’est un de ces braves de profession, de ces gens qui sont tous coups d’épée, qui ne parlent que d’échiner, et ne font non plus de conscience de tuer un homme que d’avaler un verre de vin. Je l’ai mis sur ce mariage, lui ai fait voir quelle facilité offroit la raison de la violence pour le faire casser, vos prérogatives du nom de père, et l’appui que vous donneroit auprès de la justice et votre droit, et votre argent, et vos amis. Enfin je l’ai tant tourné de tous les côtés, qu’il a prêté l’oreille aux propositions que je lui ai faites d’ajuster l’affaire pour quelque somme ; et il donnera son consentement à rompre le mariage, pourvu que vous lui donniez de l’argent. Argante
Et qu’a-t-il demandé ?
Scapin
Oh ! d’abord, des choses par-dessus les maisons.
Argante
Et quoi ?
Scapin
Des choses extravagantes.
Argante
Mais encore ?
Scapin
Il ne parloit pas moins que de cinq ou six cents pistoles.
Argante
Cinq ou six cents fièvres quartaines qui le puissent serrer ! Se moque-t-il des gens ?
Scapin
C’est ce que je lui ai dit. J’ai rejeté bien loin de pareilles propositions, et je lui ai bien fait entendre que vous n’étiez point une dupe, pour vous demander des cinq ou six cents pistoles. Enfin, après plusieurs discours, voici où s’est réduit le résultat de notre conférence. « Nous voilà au temps, m’a-t-il dit, que je dois partir pour l’armée. Je suis après à m’équiper, et le besoin que j’ai de quelque argent me fait consentir, malgré moi, à ce qu’on me propose. Il me faut un cheval de service, et je n’en saurois avoir un qui soit tant soit peu raisonnable à moins de soixante pistoles. »
Argante
Hé bien ! pour soixante pistoles, je les donne.
Scapin
Il faudra le harnois et les pistolets ; et cela ira bien à vingt pistoles encore.
Argante
Vingt pistoles, et soixante, ce seroit quatre-vingts.
Scapin
Justement.
Argante
C’est beaucoup ; mais soit, je consens à cela.
Scapin
Il me faut aussi un cheval pour monter mon valet, qui coûtera bien trente pistoles.
Argante
Comment, diantre ! Qu’il se promène ! il n’aura rien du tout. Scapin
Monsieur.
Argante
Non, c’est un impertinent.
Scapin
Voulez-vous que son valet aille à pied ?
Argante
Qu’il aille comme il lui plaira, et le maître aussi.
Scapin
Mon Dieu ! Monsieur, ne vous arrêtez point à peu de chose. N’allez point plaider, je vous prie, et donnez tout pour vous sauver des mains de la justice.
Argante
Hé bien ! soit, je me résous à donner encore ces trente pistoles.
Scapin
Il me faut encore, a-t-il dit, un mulet pour porter…
Argante
Oh ! qu’il aille au diable avec son mulet ? C’en est trop, et nous irons devant les juges. Scapin
De grâce, Monsieur…
Argante
Non, je n’en ferai rien.
Scapin
Monsieur, un petit mulet.
Argante
Je ne lui donnerois pas seulement un âne.
Scapin
Considérez…
Argante
Non ! j’aime mieux plaider.
Scapin
Eh ! Monsieur, de quoi parlez-vous là, et à quoi vous résolvez-vous ? Jetez les yeux sur les détours de la justice ; voyez combien d’appels et de degrés de jurisdiction, combien de procédures embarrassantes, combien d’animaux ravissants par les griffes desquels il vous faudra passer, sergents, procureurs, avocats, greffiers, substituts, rapporteurs, juges, et leurs clercs. Il n’y pas un de tous ces gens-là qui, pour la moindre chose, ne soit capable de donner un soufflet au meilleur droit du monde. Un sergent baillera de faux exploits, sur quoi vous serez condamné sans que vous le sachiez. Votre procureur s’entendra avec votre partie, et vous vendra à beaux deniers comptants. Votre avocat, gagné de même, ne se trouvera point lorsqu’on plaidera votre cause, ou dira des raisons qui ne feront que battre la campagne, et n’iront point au fait. Le greffier délivrera par contumace des sentences et arrêts contre vous. Le clerc du rapporteur soustraira des pièces, ou le rapporteur même ne dira pas ce qu’il a vu. Et quand, par les plus grandes précautions du monde, vous aurez paré tout cela, vous serez ébahi que vos juges auront été sollicités contre vous, ou par des gens dévots, ou par des femmes qu’ils aimeront. Eh ! Monsieur, si vous le pouvez sauvez-vous de cet enfer-là. C’est être damné dès ce monde que d’avoir à plaider ; et la seule pensée d’un procès seroit capable de me faire fuir jusqu’aux Indes.
Argante
A combien est-ce qu’il fait monter le mulet ?
Scapin
Monsieur, pour le mulet, pour son cheval, et celui de son homme, pour le harnois et les pistolets, et pour payer quelque petite chose qu’il doit à son hôtesse, il demande en tout deux cents pistoles.
Argante
Deux cents pistoles ? Scapin
Oui.
Argante, se promenant en colère le long du théâtre.
Allons, allons, nous plaiderons.
Scapin
Faites réflexion…
Argante
Je plaiderai.
Scapin
Ne vous allez point jeter…
Argante
Je veux plaider.
Scapin
Mais, pour plaider, il vous faudra de l’argent : il vous en faudra pour l’exploit ; il vous en faudra pour le contrôle ; il vous en faudra pour la procuration, pour la présentation, conseils, productions ; et journées du procureur ; il vous en faudra pour les consultations et plaidoiries des avocats, pour le droit de retirer le sac, et pour les grosses d’écritures ; il vous en faudra pour le rapport des substituts ; pour les épices de conclusion ; pour l’enregistrement du greffier, façon d’appointement, sentences et arrêts, contrôles, signatures, et expéditions de leurs clercs, sans parler de tous les présents qu’il vous faudra faire. Donnez cet argent-là à cet homme-ci, vous voilà hors d’affaire.
Argante
Comment, deux cents pistoles ?
Scapin
Oui : vous y gagnerez. J’ai fait un petit calcul en moi-même de tous les frais de la justice ; et j’ai trouvé qu’en donnant deux cents pistoles à votre homme, vous en aurez de reste pour le moins cent cinquante, sans compter les soins, les pas, et les chagrins que vous épargnerez. Quand il n’y auroit à essuyer que les sottises que disent devant tout le monde de méchants plaisants d’avocats, j’aimerois mieux donner trois cents pistoles que plaider.
Argante
Je me moque de cela, et je défie les avocats de rien dire de moi.
Scapin
Vous ferez ce qu’il vous plaira ; mais si j’étois que de vous, je fuirois les procès.
Argante
Je ne donnerai point deux cents pistoles.
Scapin
Voici l’homme dont il s’agit. Scène VI
Silvestre, Argante, Scapin
Silvestre
Scapin, fais-moi connoître un peu cet Argante, qui est père d’Octave.
Scapin
Pourquoi, Monsieur ?
Silvestre
Je viens d’apprendre qu’il veut me mettre en procès, et faire rompre par justice le mariage de ma soeur.
Scapin
Je ne sais pas s’il a cette pensée ; mais il ne veut point consentir aux deux cents pistoles que vous voulez, et il dit que c’est trop.
Silvestre
Par la mort ! par la tête ! par le ventre ! si je le trouve, je le veux échiner, dussé-je être roué tout vif.
(Argante, pour n’être point vu, se tient, en tremblant, couvert de Scapin.)
Scapin
Monsieur, ce père d’Octave a du coeur, et peut-être ne vous craindra-t-il point. Silvestre
Lui ? lui ? Par le sang ! par la tête ! s’il étoit là, je lui donnerois tout à l’heure de l’épée dans le ventre. Qui est cet homme-là ?
Scapin
Ce n’est pas lui, Monsieur, ce n’est pas lui.
Silvestre
N’est-ce point quelqu’un de ses amis ?
Scapin
Non, Monsieur, au contraire, c’est son ennemi capital.
Silvestre
Son ennemi capital ?
Scapin
Oui.
Silvestre
Ah, parbleu ! j’en suis ravi. Vous êtes ennemi, Monsieur, de ce faquin d’Argante, eh ?
Scapin
Oui, oui, je vous en réponds. Silvestre, lui prend rudement la main.
Touchez là, touchez. Je vous donne ma parole, et vous jure sur mon honneur, par l’épée que je porte, par tous les serments que je saurois faire, qu’avant la fin du jour je vous déferai de ce maraud fieffé, de ce faquin d’Argante. Reposez-vous sur moi.
Scapin
Monsieur, les violences en ce pays-ci ne sont guère souffertes.
Silvestre
Je me moque de tout, et n’ai rien à perdre.
Scapin
Il se tiendra sur ses gardes assurément ; et il a des parents, des amis, et des domestiques, dont il se fera un secours contre votre ressentiment.
Silvestre
C’est ce que je demande, morbleu ! c’est ce que je demande. (Il met l’épée à la main et pousse de tous les côtés, comme s’il y avoit plusieurs personnes devant lui.) Ah, tête ! ah, ventre ! Que ne le trouvé-je à cette heure avec tout son secours ! Que ne paroît-il à mes yeux au milieu de trente personnes ! Que ne les vois-je fondre sur moi les armes à la main ! Comment, marauds, vous avez la hardiesse de vous attaquer à moi ? Allons, morbleu ! tue, point de quartier. Donnons. Ferme. Poussons. Bon pied, bon oeil, Ah ! coquins, ah ! canaille, vous en voulez par là ; je vous en ferai tâter votre soûl. Soutenez, marauds, soutenez. Allons. A cette botte. A cette autre. A celle-ci. A celle-là. Comment, vous reculez ? Pied ferme, morbleu ! pied ferme.
Scapin
Eh, eh, eh ! Monsieur, nous n’en sommes pas.
Silvestre
Voilà qui vous apprendra à vous oser jouer de moi.
Scapin
Hé bien, vous voyez combien de personnes tuées pour deux cents pistoles. Oh sus ! je vous souhaite une bonne fortune.
Argante, tout tremblant.
Scapin.
Scapin
Plaît-il ?
Argante
Je me résous à donner les deux cents pistoles.
Scapin
J’en suis ravi, pour l’amour de vous. Argante
Allons le trouver, je les ai sur moi.
Scapin
Vous n’avez qu’à me les donner. Il ne faut pas pour votre honneur que vous paroissiez là, après avoir passé ici pour autre que ce que vous êtes ; et de plus, je craindrois qu’en vous faisant connoître il n’allât s’aviser de vous demander davantage.
Argante
Oui ; mais j’aurois été bien aise de voir comme je donne mon argent.
Scapin
Est-ce que vous vous défiez de moi ?
Argante
Non pas ; mais…
Scapin
Parbleu, Monsieur, je suis un fourbe, ou je suis honnête homme : c’est l’un des deux. Est-ce que je voudrois vous tromper, et que dans tout ceci j’ai d’autre intérêt que le vôtre, et celui de mon maître, à qui vous voulez vous allier ? Si je vous suis suspect, je ne me mêle plus de rien, et vous n’avez qu’à chercher, dès cette heure, qui accommodera vos affaires. Argante
Tiens donc.
Scapin
Non, Monsieur, ne me confiez point votre argent. Je serai bien aise que vous vous serviez de quelque autre.
Argante
Mon Dieu ! tiens.
Scapin
Non, vous dis-je, ne vous fiez point à moi. Que sait-on si je ne veux point vous attraper votre argent ?
Argante
Tiens, te dis-je, ne me fais point contester davantage. Mais songe à bien prendre tes sûretés avec lui.
Scapin
Laissez-moi faire, il n’a pas affaire à un sot.
Argante
Je vais t’attendre chez moi.
Scapin
Je ne manquerai pas d’y aller. (Seul.), Et un. Je n’ai qu’à chercher l’autre. Ah ! ma foi ! le voici. Il semble que le Ciel, l’un après l’autre, les amène dans mes filets. Scène VII
Géronte, Scapin
Scapin
O Ciel ! ô disgrâce imprévue ! ô misérable père ! Pauvre Géronte, que feras-tu ?
Géronte
Que dit-il la de moi, avec ce visage affligé ?
Scapin
N’y a-t-il personne qui puisse me dire où est le seigneur Géronte ?
Géronte
Qu’y a-t-il, Scapin ?
Scapin
Où pourrai-je le rencontrer, pour lui dire cette infortune ?
Géronte
Qu’est-ce que c’est donc ?
Scapin
En vain je cours de tous côtés pour le pouvoir trouver.
Géronte
Me voici. Scapin
Il faut qu’il soit caché en quelque endroit qu’on ne puisse point deviner.
Géronte
Holà ! es-tu aveugle, que tu ne me vois pas ?
Scapin
Ah ! Monsieur, il n’y a pas moyen de vous rencontrer.
Géronte
Il y a une heure que je suis devant toi. Qu’est-ce que c’est donc qu’il y a ?
Scapin
Monsieur…
Géronte
Quoi ?
Scapin
Monsieur, votre fils…
Géronte
Hé bien ! mon fils…
Scapin
Est tombé dans une disgrâce la plus étrange du monde. Géronte
Et quelle ?
Scapin
Je l’ai trouvé tantôt tout triste, de je ne sais quoi que vous lui avez dit, où vous m’avez mêlé assez mal à propos ; et, cherchant à divertir cette tristesse, nous nous sommes allés promener sur le port. Là, entre autres plusieurs choses, nous avons arrêté nos yeux sur une galère turque assez bien équipée. Un jeune Turc de bonne mine nous a invités d’y entrer, et nous a présenté la main. Nous y avons passé ; il nous a fait mille civilités, nous a donné la collation, où nous avons mangé des fruits les plus excellents qui se puissent voir, et bu du vin que nous avons trouvé le meilleur du monde.
Géronte
Qu’y a-t-il de si affligeant à tout cela ?
Scapin
Attendez, Monsieur, nous y voici. Pendant que nous mangions, il a fait mettre la galère en mer, et, se voyant éloigné du port, il m’a fait mettre dans un esquif, et m’envoie vous dire que, si vous ne lui envoyez par moi tout à l’heure cinq cents écus, il va vous emmener votre fils en Alger.
Géronte
Comment, diantre ! cinq cents écus ? Scapin
Oui, Monsieur ; et de plus, il ne m’a donné pour cela que deux heures.
Géronte
Ah ! le pendard de Turc, m’assassiner de la façon !
Scapin
C’est à vous, Monsieur, d’aviser promptement aux moyens de sauver des fers un fils que vous aimez avec tant de tendresse.
Géronte
Que diable alloit-il faire dans cette galère ?
Scapin
Il ne songeoit pas à ce qui est arrivé.
Géronte
Va-t’en, Scapin, va-t’en vite dire à ce Turc que je vais envoyer la justice après lui.
Scapin
La justice en pleine mer ! Vous moquez-vous des gens ?
Géronte
Que diable alloit-il faire dans cette galère ? Scapin
Une méchante destinée conduit quelquefois les personnes.
Géronte
Il faut, Scapin, il faut que tu fasses ici l’action d’un serviteur fidèle.
Scapin
Quoi, Monsieur ?
Géronte
Que tu ailles dire à ce Turc qu’il me renvoye mon fils, et que tu te mets à sa place jusqu’à ce que j’aye amassé la somme qu’il demande.
Scapin
Eh ! Monsieur, songez-vous à ce que vous dites ? et vous figurez-vous que ce Turc ait si peu de sens, que d’aller recevoir un misérable comme moi à la place de votre fils ?
Géronte
Que diable alloit-il faire dans cette galère ?
Scapin
Il ne devinoit pas ce malheur. Songez, Monsieur, qu’il ne m’a donné que deux heures.
Géronte
Tu dis qu’il demande… Scapin
Cinq cents écus.
Géronte
Cinq cents écus ! N’a-t-il point de conscience ?
Scapin
Vraiment oui, de la conscience à un Turc.
Géronte
Sait-il bien ce que c’est que cinq cents écus ?
Scapin
Oui, Monsieur, il sait que c’est mille cinq cents livres.
Géronte
Croit-il, le traître, que mille cinq cents livres se trouvent dans le pas d’un cheval ?
Scapin
Ce sont des gens qui n’entendent point de raison.
Géronte
Mais que diable alloit-il faire à cette galère ?