Les fourberies de Scapin de Molière

Scapin

Il faut se laisser vaincre, et avoir de l’humanité. Allez, je veux m’employer pour vous.

Octave

Crois que…

Scapin

Chut ! (A Hyacinte.) Allez-vous-en, vous, et soyez en repos. (A Octave.) Et vous, préparez-vous à soutenir avec fermeté l’abord de votre père.

Octave

Je t’avoue que cet abord me fait trembler par avance, et j’ai une timidité naturelle que je ne saurois vaincre.

Scapin

Il faut pourtant paroître ferme au premier choc, de peur que, sur votre foiblesse, il ne prenne le pied de vous mener comme un enfant. Là, tâchez de vous composer par étude. Un peu de hardiesse, et songez à répondre résolûment sur tout ce qu’il pourra vous dire. Octave

Je ferai du mieux que je pourrai.

Scapin

Cà, essayons un peu, pour vous accoutumer. Répétons un peu votre rôle et voyons si vous ferez bien. Allons. La mine résolue, la tête haute, les regards assurés.

Octave

Comme cela ?

Scapin

Encore un peu davantage.

Octave

Ainsi ?

Scapin

Bon. Imaginez-vous que je suis votre père qui arrive, et répondez-moi fermement, comme si c’étoit à lui-même. « Comment, pendard, vaurien, infâme, fils indigne d’un père comme moi, oses-tu bien paroître devant mes yeux, après tes bons déportements, après le lâche tour que tu m’as joué pendant mon absence ? Est-ce là le fruit de mes soins, maraud ? est-ce là le fruit de mes soins ? le respect qui m’est dû ? le respect que tu me conserves ?  » Allons donc. « Tu as l’insolence, fripon, de t’engager sans le consentement de ton père, de contracter un mariage clandestin ? Réponds-moi, coquin, réponds-moi. Voyons un peu tes belles raisons. » Oh ! que diable ! vous demeurez interdit ! Octave

C’est que je m’imagine que c’est mon père que j’entends.

Scapin

Eh ! oui. C’est par cette raison qu’il ne faut pas être comme un innocent.

Octave

Je m’en vais prendre plus de résolution, et je répondrai fermement.

Scapin

Assurément ?

Octave

Assurément.

Silvestre

Voilà votre père qui vient.

Octave

O Ciel ! je suis perdu.

Scapin

Holà ! Octave, demeurez. Octave ! Le voilà enfui. Quelle pauvre espèce d’homme ! Ne laissons pas d’attendre le vieillard. Silvestre

Que lui dirai-je ?

Scapin

Laisse-moi dire, moi, et ne fais que me suivre. Scène IV

Argante, Scapin, Silvestre

Argante, se croyant seul.

A-t-on jamais ouï parler d’une action pareille à celle-là ?

Scapin, à Silvestre.

Il a déjà appris l’affaire, et elle lui tient si fort en tête, que tout seul il en parle haut.

Argante, se croyant seul.

Voilà une témérité bien grande !

Scapin, à Silvestre.

Ecoutons-le un peu.

Argante, se croyant seul.

Je voudrois bien savoir ce qu’ils me pourront dire sur ce beau mariage.

Scapin, à part.

Nous y avons songé.

Argante, se croyant seul.

Tâcheront-ils de me nier la chose ?

Scapin, à part.

Non, nous n’y pensons pas. Argante, se croyant seul.

Ou s’ils entreprendront de l’excuser ?

Scapin, à part.

Celui-là se pourra faire.

Argante, se croyant seul.

Prétendront-ils m’amuser par des contes en l’air ?

Scapin, à part.

Peut-être.

Argante, se croyant seul.

Tous leurs discours seront inutiles.

Scapin, à part.

Nous allons voir.

Argante, se croyant seul.

Ils ne m’en donneront point à garder.

Scapin, à part.

Ne jurons de rien.

Argante, se croyant seul.

Je saurai mettre mon pendard de fils en lieu de sûreté.

Scapin, à part.

Nous y pourvoirons. Argante, se croyant seul.

Et pour le coquin de Silvestre, je le rouerai de coups.

Silvestre, à Scapin.

J’étois bien étonné s’il m’oublioit.

Argante, apercevant Silvestre.

Ah ! ah ! vous voilà donc, sage gouverneur de famille, beau directeur de jeunes gens.

Scapin

Monsieur, je suis ravi de vous voir de retour.

Argante

Bonjour, Scapin. (A Silvestre.) Vous avez suivi mes ordres vraiment d’une belle manière, et mon fils s’est comporté fort sagement pendant mon absence.

Scapin

Vous vous portez bien, à ce que je vois ?

Argante

Assez bien. (A Silvestre.) Tu ne dis mot, coquin, tu ne dis mot.

Scapin

Votre voyage a-t-il été bon ?

Argante

Mon Dieu ! fort bon. Laisse-moi un peu quereller en repos. Scapin

Vous voulez quereller ?

Argante

Oui, je veux quereller.

Scapin

Et qui, Monsieur ?

Argante, montrant Silvestre.

Ce maraud-là.

Scapin

Pourquoi ?

Argante

Tu n’as pas ouï parler de ce qui s’est passé dans mon absence ?

Scapin

J’ai bien ouï parler de quelque petite chose.

Argante

Comment quelque petite chose ! Une action de cette nature ?

Scapin

Vous avez quelque raison.

Argante

Une hardiesse pareille à celle-là ? Scapin

Cela est vrai.

Argante

Un fils qui se marie sans le consentement de son père ?

Scapin

Oui, il y a quelque chose à dire à cela. Mais je serois d’avis que vous ne fissiez point de bruit.

Argante

Je ne suis pas de cet avis, moi, et je veux faire du bruit tout mon soûl. Quoi ? tu ne trouves pas que j’aye tous les sujets du monde d’être en colère ?

Scapin

Si fait. J’y ai d’abord été, moi, lorsque j’ai su la chose, et je me suis intéressé pour vous, jusqu’à quereller votre fils. Demandez-lui un peu quelles belles réprimandes je lui ai faites, et comme je l’ai chapitré sur le peu de respect qu’il gardoit à un père dont il devoit baiser les pas ? On ne peut pas lui mieux parler, quand ce seroit vous-même. Mais quoi ? je me suis rendu à la raison, et j’ai considéré que, dans le fond, il n’a pas tant de tort qu’on pourroit croire.

Argante

Que me viens-tu conter ? Il n’a pas tant de tort de s’aller marier de but en blanc avec une inconnue ? Scapin

Que voulez-vous ? il y a été poussé par sa destinée.

Argante

Ah ! ah ! voici une raison la plus belle du monde. On n’a plus qu’à commettre tous les crimes imaginables, tromper, voler, assassiner, et dire pour excuse qu’on y a été poussé par sa destinée.

Scapin

Mon Dieu ! vous prenez mes paroles trop en philosophe. Je veux dire qu’il s’est trouvé fatalement engagé dans cette affaire.

Argante

Et pourquoi s’y engageoit-il ?

Scapin

Voulez-vous qu’il soit aussi sage que vous ? Les jeunes gens sont jeunes, et n’ont pas toute la prudence qu’il leur faudroit pour ne rien faire que de raisonnable : témoin notre Léandre, qui, malgré toutes mes leçons, malgré toutes mes remontrances, est allé faire de son côté pis encore que votre fils. Je voudrois bien savoir si vous-même n’avez pas été jeune, et n’avez pas, dans votre temps, fait des fredaines comme les autres. J’ai ouï dire, moi, que vous avez été autrefois un compagnon parmi les femmes, que vous faisiez de votre drôle avec les plus galantes de ce temps-là, et que vous n’en approchiez point que vous ne poussassiez à bout. Argante

Cela est vrai, j’en demeure d’accord ; mais je m’en suis toujours tenu à la galanterie, et je n’ai point été jusqu’à faire ce qu’il a fait.

Scapin

Que vouliez-vous qu’il fît ? Il voit une jeune personne qui lui veut du bien (car il tient cela de vous, d’être aimé de toutes les femmes). Il la trouve charmante. Il lui rend des visites, lui conte des douceurs, soupire galamment, fait le passionné. Elle se rend à sa poursuite. Il pousse sa fortune. Le voilà surpris avec elle par ses parents, qui, la force à la main, le contraignent de l’épouser.

Silvestre, à part.

L’habile fourbe que voilà !

Scapin

Eussiez-vous voulu qu’il se fût laissé tuer ? Il vaut mieux encore être marié qu’être mort.

Argante

On ne m’a pas dit que l’affaire se soit ainsi passée.

Scapin, montrant Silvestre.

Demandez-lui plutôt : il ne vous dira pas le contraire.

Argante, à Silvestre.

C’est par force qu’il a été marié ? Silvestre

Oui, Monsieur.

Scapin

Voudrois-je vous mentir ?

Argante

Il devoit donc aller tout aussitôt protester de violence chez un notaire.

Scapin

C’est ce qu’il n’a pas voulu faire.

Argante

Cela m’auroit donné plus de facilité à rompre ce mariage.

Scapin

Rompre ce mariage !

Argante

Oui.

Scapin

Vous ne le romprez point.

Argante

Je ne le romprai point ? Scapin

Non.

Argante

Quoi ? je n’aurai pas pour moi les droits de père, et la raison de la violence qu’on a faite à mon fils ?

Scapin

C’est une chose dont il ne demeurera pas d’accord.

Argante

Il n’en demeurera pas d’accord ?

Scapin

Non.

Argante

Mon fils ?

Scapin

Votre fils. Voulez-vous qu’il confesse qu’il ait été capable de crainte, et que ce soit par force qu’on lui ait fait faire les choses ? Il n’a garde d’aller avouer cela. Ce seroit se faire tort, et se montrer indigne d’un père comme vous.

Argante

Je me moque de cela. Scapin

Il faut, pour son honneur, et pour le vôtre, qu’il dise dans le monde que c’est de bon gré qu’il l’a épousée.

Argante

Et je veux, moi, pour mon honneur et pour le sien, qu’il dise le contraire.

Scapin

Non, je suis sûr qu’il ne le fera pas.

Argante

Je l’y forcerai bien.

Scapin

Il ne le fera pas, vous dis-je.

Argante

Il le fera, ou je le déshériterai.

Scapin

Vous ?

Argante

Moi.

Scapin

Bon. Argante

Comment, bon !

Scapin

Vous ne le déshériterez point.

Argante

Je ne le déshériterai point ?

Scapin

Non.

Argante

Non ?

Scapin

Non.

Argante

Hoy ! Voici qui est plaisant : je ne déshériterai pas mon fils.

Scapin

Non, vous dis-je.

Argante

Qui m’en empêchera ?

Scapin

Vous-même. Argante

Moi ?

Scapin

Oui. Vous n’aurez pas ce coeur-là.

Argante

Je l’aurai.

Scapin

Vous vous moquez.

Argante

Je ne me moque point.

Scapin

La tendresse paternelle fera son office.

Argante

Elle ne fera rien.

Scapin

Oui, oui.

Argante

Je vous dis que cela sera.

Scapin

Bagatelles. Argante

Il ne faut point dire bagatelles.

Scapin

Mon Dieu ! je vous connois, vous êtes bon naturellement.

Argante

Je ne suis point bon, et je suis méchant quand je veux. Finissons ce discours qui m’échauffe la bile. (A ilvestre.) Va-t’en, pendard, va-t’en me chercher mon fripon, tandis que j’ira rejoindre le seigneur Géronte, our lui conter ma disgrâce.

Scapin

Monsieur, si je vous puis être utile en quelque chose, vous n’avez qu’à me commander.

Argante

Je vous remercie. (A part.) Ah ! pourquoi faut-il qu’il soit fils unique ! et que n’ai-je à cette heure la fille que le Ciel m’a ôtée, pour la faire mon héritière ! Scène V

Scapin, Silvestre

Silvestre

J’avoue que tu es un grand homme, et voilà l’affaire en bon train ; mais l’argent, d’autre part, nous presse pour notre subsistance, et nous avons, de tous côtés, des gens qui aboient après nous.

Scapin

Laisse-moi faire, la machine est trouvée. Je cherche seulement dans ma tête un homme qui nous soit affidé, pour jouer un personnage dont j’ai besoin. Attends. Tiens-toi un peu. Enfonce ton bonnet en méchant garçon. Campe-toi sur un pied. Mets la main au côté. Fais les yeux furibonds. Marche un peu en roi de théâtre. Voilà qui est bien. Suis-moi. J’ai des secrets pour déguiser ton visage et ta voix.

Silvestre

Je te conjure au moins de ne m’aller point brouiller avec la justice.

Scapin

Va, va : nous partagerons les périls en frères ; et trois ans de galère de plus ou de moins ne sont pas pour arrêter un noble coeur.

LES FOURBERIES DE SCAPIN – MOLIÈRE > ACTE II

Acte II

Scène I

Géronte, Argante

Géronte

Oui, sans doute, par le temps qu’il fait, nous aurons ici nos gens aujourd’hui ; et un matelot qui vient de Tarente m’a assuré qu’il avoit vu mon homme qui étoit près de s’embarquer. Mais l’arrivée de ma fille trouvera les choses mal disposées à ce que nous nous proposions ; et ce que vous venez de m’apprendre de votre fils rompt étrangement les mesures que nous avions prises ensemble.

Argante

Ne vous mettez pas en peine : je vous réponds de renverser tout cet obstacle, et j’y vais travailler de ce pas.

Géronte

Ma foi ! seigneur Argante, voulez-vous que je vous dise ? l’éducation des enfants est une chose à quoi il faut s’attacher fortement.

Argante

Sans doute. A quel propos cela ?

Géronte

A propos de ce que les mauvais déportements des jeunes gens viennent le plus souvent de la mauvaise éducation que leurs pères leur donnent. Argante

Cela arrive parfois. Mais que voulez-vous dire par là ?

Géronte

Ce que je veux dire par là ?

Argante

Oui.

Géronte

Que si vous aviez, en brave père, bien moriginé votre fils, il ne vous auroit pas joué le tour qu’il vous a fait.

Argante

Fort bien. De sorte donc que vous avez bien mieux moriginé le vôtre ?

Géronte

Sans doute, et je serois bien fâché qu’il m’eût rien fait approchant de cela.

Argante

Et si ce fils que vous avez, en brave père, si bien moriginé, avoit fait pis encore que le mien ? eh ?

Géronte

Comment ? Argante

Comment ?

Géronte

Qu’est-ce que cela veut dire ?

Argante

Cela veut dire, seigneur Géronte, qu’il ne faut pas être si prompt à condamner la conduite des autres ; et que ceux qui veulent gloser, doivent bien regarder chez eux s’il n’y a rien qui cloche.

Géronte

Je n’entends point cette énigme.

Argante

On vous l’expliquera.

Géronte

Est-ce que vous auriez ouï dire quelque chose de mon fils ?

Argante

Cela se peut faire.

Géronte

Et quoi encore ? Argante

Votre Scapin, dans mon dépit, ne m’a dit la chose qu’en gros ; et vous pourrez de lui, ou de quelque autre, être instruit du détail. Pour moi, je vais vite consulter un avocat, et aviser des biais que j’ai à prendre. Jusqu’au revoir. Scène II

Léandre, Géronte

Géronte, seul.

Que pourroit-ce être que cette affaire-ci ? Pis encore que le sien ? Pour moi, je ne vois pas ce que l’on peut faire de pis ; et je trouve que se marier sans le consentement de son père est une action qui passe tout ce qu’on peut s’imaginer. Ah ! vous voilà.

Léandre, en courant à lui pour l’embrasser.

Ah ! mon père, que j’ai de joie de vous voir de retour !

Géronte, refusant de l’embrasser.

Doucement. Parlons un peu d’affaire.

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