Les Héroïdes

ÉPÎTRE XVI PÂRIS À HÉLÈNE

 

Le fils de Priam t’envoie, fille de Léda, unsalut qu’il attend de toi, que tu peux seule lui donner. Dois-jeparler ? ou bien ma flamme, qui est connue, a-t-elle encorebesoin de se déclarer, et mon amour s’est-il déjà manifesté plusque je ne voudrais ? J’aimerais mieux qu’il restât caché,jusqu’à ce qu’il me soit accordé des jours de bonheur, sans mélangede crainte.

Mais je dissimule mal : qui pourrait eneffet cacher un feu que trahit toujours sa propre lumière ? Situ attends toutefois que la parole te confirme la vérité, jebrûle : tu vois ma passion dans ce mot qui te la révèle.Pardonne, je t’en conjure, à cet aveu, et ne lis pas ce qui suitd’un air sévère, mais avec celui qui sied à ta beauté.

Il m’est doux d’espérer que, puisque tu asrelu ma lettre, tu pourras aussi me recevoir comme elle. Ratifiecet espoir, et que la mère de l’Amour, qui m’a conseillé ce voyage,ne t’ait pas en vain promise à mes vœux. Car, afin que tes torts neviennent pas d’ignorance, c’est un avertissement divin qui m’amène,et une déesse puissante préside à mon entreprise. Le prix que jesollicite est grand, je le sais, mais il m’est dû : Cythéréet’a promise à ma couche. Parti du rivage de Sigée, sous un telguide, j’ai, sur la nef de Phéréclès, parcouru, à travers lesvastes mers, des routes périlleuses. C’est à elle que je dus unebrise complaisante et des vents propices : la mer est sonempire, comme elle fut son berceau. Qu’elle persiste, et qu’elleseconde comme ceux de la mer, les mouvements de mon cœur ;qu’elle fasse arriver mes vœux au port où ils tendent.

Cette flamme, je l’ai apportée, je ne l’ai pastrouvée ici ; c’est elle qui m’a fait entreprendre un si longvoyage. Car ce n’est ni la furie d’une tempête ni une erreur deroute qui nous a fait aborder à ce rivage : la terre de Ténareétait celle où se dirigeait ma flotte. Ne crois pas que je fendeles mers avec un vaisseau chargé de marchandises (que les dieux meconservent seulement les richesses que je possède !) Je neviens pas non plus, comme observateur, visiter les villesgrecques : celles de ma patrie sont plus opulentes. C’est toique je viens chercher, toi que la blonde Vénus a promise à maflamme ; je t’ai désirée avant de te connaître : tonvisage, mon imagination me l’a montré avant mes yeux ; larenommée fut la première qui me révéla tes traits.

Atteint par les traits rapides d’un arcéloigné, il n’est cependant pas étonnant que j’aime ; je ledois. Tel fut l’arrêt du destin ; tu tenterais en vain de lechanger ; un récit véridique et fidèle te l’apprendra. J’étaisencore, par un retard de la délivrance, retenu dans les flancs dema mère ; déjà ils allaient être allégés du poids qui leschargeait. Il lui sembla, dans les apparitions d’un songe, qu’ilsortait de son sein une immense torche enflammée. Elle se lèveépouvantée, et raconte l’effrayante vision de la sombre nuit auvieux Priam, qui en transmet aux devins le récit. Les devinsdéclarent qu’Ilion sera embrasé par le feu de Pâris. Cette flammefut, comme elle l’est aujourd’hui, celle de mon cœur. Ma beauté etma force d’âme étaient déjà, bien que je parusse sorti des rangs dupeuple, l’indice de ma noblesse cachée.

Il est, dans les vallons boisés de l’Ida, unlieu solitaire, et planté de sapins et d’yeuses, où ne vont paîtreni la paisible brebis, ni la chèvre amante des rochers, ni le bœufparesseux au mufle épais. De là, du haut d’un arbre, j’étendais mesregards sur les remparts de Troie, sur ses demeures superbes et surla mer. Tout à coup il me sembla que la terre tremblait, foulée pardes pas : ce que je vais dire est vrai, quoique à peinevraisemblable. Devant mes yeux s’arrête, porté sur des ailesrapides, le petit-fils du grand Atlas et de Pléione (il m’a étépermis de le voir ; qu’il me soit permis de rapporter ce quej’ai vu) ; dans la main du dieu était sa verge d’or. Troisdéesses, Vénus, Pallas et Junon, posèrent à la fois sur le gazonleurs pieds délicats. Je restai interdit, et l’effroi dont je fusglacé hérissa ma chevelure.

« Bannis tes alarmes, me dit alors lemessager ailé ; tu es l’arbitre de la beauté ; mets finau débat des déesses ; dis laquelle efface en beauté les deuxautres. »

Pour m’interdire tout refus, il commande aunom de Jupiter, et s’élève soudain jusqu’aux astres par la routeéthérée. Mon âme se rassure ; la hardiesse me vient aussitôt,et mes yeux ne craignent pas d’examiner chacune d’elles. Toutesétaient dignes de la victoire, et je craignais, comme juge, quetoutes elles ne pussent la remporter. Déjà cependant l’une d’ellesme plaisait davantage ; c’était, sache-le, la déesse quiinspire l’amour. Bientôt, tant elles brûlent de triompher, elles sehâtent d’influencer mon jugement par l’offre de dons magnifiques.L’épouse de Jupiter me promet un trône ; sa fille lavaleur ; je doute moi-même si je veux être puissant oucourageux. Vénus me dit alors avec un doux sourire :

« Que ces présents, Pâris, ne teséduisent pas ; l’anxiété, la crainte les accompagnent. Je tedonnerai, moi, qui tu pourras aimer ; la fille de la belleLéda, plus belle encore que sa mère, je la livre à tesbaisers. »

Elle dit ; j’applaudis également au donqu’elle me fait, et à sa beauté ; et elle remonte d’un piedvictorieux vers le ciel.

Cependant mes destinées étant, je pense,devenues prospères, je suis, à des signes certains, reconnu pour unroyal enfant. Ma famille, joyeuse de revoir un fils après un longespace de temps, met, ainsi que Troie, ce jour au nombre de sesjours de fête. Comme je te désire aujourd’hui, ainsi m’ont désirédes jeunes filles ; tu peux posséder seule celui que tantd’autres ont aimé. Ce ne furent pas seulement des filles de rois etde chefs, qui me recherchèrent ; je fus aussi pour les nymphesun objet d’amour et de soucis. Dans quelle ville aurais-je àadmirer un plus beau visage que celui d’Énone ? Après toi,Priam n’aurait pas eu de belle-fille plus digne de lui. Mais jen’ai que du dédain pour toutes ces beautés, depuis que je nourrisl’espoir de t’avoir pour épouse, fille de Tyndare. C’est toi quevoyaient mes yeux pendant la veille, mon imagination pendant lanuit, lorsque les paupières cèdent au sommeil paisible qui lesvient clore. Que feras-tu présente, puisque, encore inconnue à mesyeux, tu me plaisais déjà ? Je brûlais, bien que le feu fûtloin de moi.

Je n’ai pu garder plus longtemps l’espoir d’unbien qui m’est dû, sans faire franchir à mes vœux la route azuréedes ondes. Les pins des campagnes de Troie tombent sous la hachephrygienne ; et avec eux tous les arbres utiles sur le mobileélément. Les cimes du Gargare sont dépouillées de leurs vastesforêts, et le sommet de l’Ida me fournit des poutres sans nombre.On fait fléchir les chênes destinés à la construction des vaisseauxrapides, et la carène courbée est garnie de ses flancs. On placeensuite les antennes et les voiles, qui pendent le long desmâts ; la poupe arrondie est ornée de dieux peints ; surle vaisseau qui me porte, se fait voir, avec le petit Cupidon quil’accompagne, l’image de la déesse, caution de l’hymen qu’elle m’apromis. Quand on eut mis la dernière main à la confection de laflotte, elle reçut aussitôt l’ordre de sillonner les ondeségéennes. Mon père, ma mère, opposent leurs prières à mes vœux, etleur voix me retient près de la route que je voulais m’ouvrir. Masœur Cassandre accourt, les cheveux épars, au moment où déjà nosvaisseaux allaient mettre à la voile :

« Où vas-tu ? s’écrie-t-elle ;tu rapporteras un incendie avec toi : tu ignores quel vasteembrasement tu vas chercher à travers ces flots. »

Elle prophétisa vrai : j’ai trouvé lesfeux qu’elle m’a prédits ; un amour effréné brûle en montendre cœur.

Je m’éloigne du port, et, à la faveur desvents qui me poussent, j’aborde sur tes rivages, nymphe del’Œbalie. Ton époux me reçoit comme son hôte : ainsi l’avaitencore arrêté la volonté suprême des dieux. Il me fait voirlui-même ce que Lacédémone entière offre de beau à voir et derare ; mais je n’aspirais qu’à contempler tes charmes tantvantés, et mes yeux ne trouvaient plus rien qui les pût captiver.Je t’aperçus, je restai ravi ; et, dans mon admiration, jesentis naître au fond de mes entrailles le feu d’une passionnouvelle ; elle avait, autant que je m’en souviens, des traitssemblables aux tiens, la déesse de Cythère, lorsqu’elle vint sesoumettre à mon jugement. Si tu te fusses aussi présentée danscette lutte, je ne sais si Vénus eût obtenu la palme. Aussi larenommée t’a-t-elle célébrée au loin ; aussi tes charmes nesont-ils ignorés dans aucune région. Nulle part dans la Phrygie, etdepuis les contrées qui voient se lever le soleil, il n’est defemme qui doive à ses attraits un nom égal au tien. M’encroiras-tu ? Oui, ta gloire est au-dessous de laréalité ; la renommée est presque calomnieuse sur ta beauté.Je trouve ici plus qu’elle n’avait promis, et ta gloire est vaincuepar son objet même.

Aussi fut-elle légitime la flamme de Thésée,qui connaissait tous tes charmes, tu parus à ce héros une conquêtedigne de lui, lorsque, selon la coutume de ta nation, tu t’exerçasnue au jeu de la brillante palestre, et que, femme, tu te mêlas auxhommes nus comme toi. Il t’enleva, et je l’en applaudis ; jem’étonne qu’il t’ait jamais rendue : un larcin aussi précieux,il devait le garder toujours. On eût retranché cette tête de moncou sanglant, avant de t’enlever à ma couche. Que mes mainsconsentent jamais à te quitter ! Que je souffre qu’ont’arrache de mon sein, moi vivant ! S’il eût fallu te rendre,j’eusse du moins auparavant conquis sur toi quelque droit ;Vénus ne m’eût pas vu rester entièrement oisif ; je t’eusseravi ou ta virginité ou ce que l’on pouvait te ravir sans y porteratteinte.

Livre-toi seulement, et tu apprendras quelleest la constance de Pâris. La flamme seule du bûcher verra finir maflamme. Je t’ai préférée aux royaumes que m’a promis naguère lasœur et l’épouse puissante de Jupiter ; afin de pouvoirenlacer mes bras à ton cou, j’ai dédaigné le don de la valeur queme faisait Pallas. Je n’en ai point de regret, et je ne croiraijamais avoir fait un choix insensé. Mon âme, ferme dans ses vœux, ypersiste encore. Seulement ne permets pas que mon espérance soitvaine, je t’en conjure, ô digne objet de tant de soins et depoursuites. L’hymen que je désire ne fera pas dégénérer ta noblefamille, et tu ne rougiras pas, crois-moi, en devenant mon épouse.Tu trouveras dans ma race, si tu la veux connaître, une Pléiade etJupiter, sans parler de mes ancêtres intermédiaires. Mon père tientle sceptre de l’Asie, région fortunée que nulle autre n’égale, etdont on peut à peine parcourir l’étendue immense. Tu verrasd’innombrables cités et des palais dorés, et des temples qui teparaîtront dignes de leurs dieux. Tu verras Ilion et ses rempartsque flanquent des superbes tours, et qu’éleva la lyre harmonieusede Phébus. Te parlerai-je de la foule et du nombre des habitantsqu’on y voit ? À peine cette terre peut-elle porter le peuplequi l’habite. Les femmes troyennes accourront à ta rencontre entroupes épaisses : notre palais ne pourra contenir les fillesde la Phrygie. Oh ! que de fois tu diras : « Combiennotre Achaïe est pauvre ! » Une seule maison, une seule,possèdera les richesses d’une ville.

Ce n’est pas que j’aie le droit de mépriservotre Sparte : la terre où tu es née est heureuse à mes yeux.Mais Sparte est parcimonieuse ; tu es digne, toi, d’êtrerichement vêtue : cette terre ne convient pas à une tellebeauté. Il faut faire servir à tes charmes et les plus magnifiquesparures renouvelées sans fin, et ce que le luxe peut inventer deraffinements. Quand tu vois l’opulence qu’étalent les hommes denotre nation, quelle crois-tu que doive être celle des femmesdardaniennes ? Seulement, montre-toi facile à mes vœux :fille des campagnes de Thérapné, ne dédaigne pas un époux phrygien.Il était phrygien et issu de notre sang, celui qui, maintenant mêléaux dieux, leur verse le nectar dont ils s’abreuvent. Il étaitPhrygien, l’époux de l’Aurore ; elle l’enleva cependant, ladéesse qui marque à la nuit le terme de sa carrière. Il étaitPhrygien aussi cet Anchise, auprès duquel la mère des légers amoursaimait à se reposer sur le sommet de l’Ida.

Je ne pense pas non plus que Ménélas, si tucompares nos traits et notre âge, puisse, à ton jugement, m’êtrepréféré. Je ne te donnerai certes pas un beau-père qui fasse fuirle brillant flambeau du soleil, qui en contraigne les coursierseffrayés à se détourner d’un festin ; Priam n’a pas un pèreensanglanté du meurtre de son beau-père, et qui ait marqué d’uncrime les ondes de Myrtos. Notre aïeul ne poursuit pas des fruitsdans celles du Styx, et ne cherche pas de l’eau dans le sein mêmedes eaux. Qu’importe cependant si leur descendant te possède, sidans cette famille Jupiter est forcé de porter le nom debeau-père ?

Ô crime ! Cet indigne époux te presse desnuits entières dans ses bras, et jouit de tes faveurs. Moi,hélas ! je ne puis t’apercevoir que quand la table vientd’être enfin dressée ; et encore combien ce momentm’apporte-t-il d’angoisses ! Puissent mes ennemis assister àdes repas tels que ceux que je subis souvent, lorsque le vin estservi ! Je maudis cette hospitalité, lorsque, sous mes yeux,il passe autour de ton cou ses bras grossiers. La jalousie medéchire, faut-il tout dire enfin, lorsque, couvrant ton corps, ille réchauffe sous son vêtement. Quand vous vous donniez, en maprésence, de tendres baisers, je prenais ma coupe, et la plaçaisdevant mes yeux. Je les baisse, lorsqu’il te tient étroitementserrée ; et les aliments s’accumulent lentement dans ma bouchequi les refuse. Souvent j’ai poussé des soupirs, et j’ai remarquéqu’à ces soupirs tu ne retenais pas un rire folâtre. Souvent j’aivoulu éteindre dans le vin mon ardeur ; mais elle ne faisaitque s’accroître, et mon ivresse était du feu dans du feu. Pourn’être pas témoin de maintes caresses, je détourne et baisse latête ; mais tu rappelles aussitôt mes regards. Quefaire ? je l’ignore ; ce spectacle est pour moi untourment ; mais un tourment plus grand encore serait d’êtrebanni de ta présence. Autant que me le permettent mes forces, jetâche de cacher cette frénésie, mais il est cependant visible, cetamour que je veux dissimuler.

Non, je ne t’en impose point : tu connaisma blessure, tu la connais, et plût au ciel qu’elle ne fût connueque de toi ! Ah ! que de fois, près de verser des larmes,j’ai détourné la vue, de peur qu’il ne me demandât la cause de mespleurs ! Ah ! que de fois, après avoir vidé ma coupe,j’ai raconté les amours de jeunes cœurs, en tournant, à chaque mot,mon visage vers le tien ! C’était moi que je désignais sous unnom supposé ; j’étais, si tu l’ignores, j’étais moi-mêmel’amant véritable. Bien plus, afin de pouvoir employer des termesplus passionnés, j’ai plus d’une fois simulé l’ivresse. La tuniqueflottante laissa, il m’en souvient, ton sein à découvert, et livraà mes yeux un accès vers ce sein nu, ce sein plus blanc que laneige éclatante, que le lait, et que Jupiter lorsqu’il embrassa tamère. Tandis que je m’extasie à cette vue, l’anse arrondie de lacoupe que je tenais par hasard s’échappe de mes doigts. Si tudonnais à ta fille un baiser, soudain je le prenais avec bonheursur la bouche de la pure Hermione. Tantôt mollement couché, jechantais les antiques amours ; tantôt j’empruntais au gesteson mystérieux langage. J’ai osé dernièrement adresser de doucesparoles à tes premières compagnes, Clymène et Ethra. Elles ne meparlèrent que de leurs craintes, et me laissèrent au milieu de mespressantes prières.

Oh ! que les dieux, t’offrant pour prixd’une lutte solennelle, ne t’ont-ils promise à la couche duvainqueur ! Comme Hippomène emporta pour prix de la course lafille de Schœné, comme Hippodamie passa dans les bras d’unPhrygien, comme le fougueux Alcide brisa les cornes d’Achéloüs,quand il aspira, ô Déjanire, à tes faveurs, mon audace eût, auxmêmes conditions, produit des hauts faits, et tu saurais être pourmoi le gage d’une victoire difficile. Il ne me reste plusmaintenant, belle Hélène, qu’à te supplier, qu’à embrasser tesgenoux, si tu y consens. Ô toi ! l’honneur, ô toi !aujourd’hui la gloire des deux jumeaux ! Ô toi ! digned’avoir Jupiter pour époux, si tu n’étais la fille deJupiter ! Ou le port de Sigée me reverra avec toi mon épouseou, exilé sur la terre de Ténare, j’y serai enseveli. Le trait n’apas légèrement effleuré ma poitrine ; la blessure a pénétréjusqu’à mes os. C’était, je me le rappelle, une flèche céleste quidevait me percer ; cette prédiction de ma sœur s’est vérifiée.Garde-toi, Hélène, de mépriser un amour qu’autorisent lesdestins ; et puissent, à ce prix, les dieux exaucer tesvœux !

Beaucoup de choses me viennent à lapensée ; mais pour que notre bouche en ait plus à dire,reçois-moi dans ta couche pendant le silence de la nuit. La pudeuret la crainte t’empêchent-elles de profaner l’amour conjugal, et devioler les chastes droits d’une union légitime ? Ah !dans ta simplicité que j’ai presque appelée grossière, penses-tu,Hélène, que ta beauté puisse ne pas faillir ? Il te fautcesser ou d’être belle ou d’être sévère. Une grande lutte estengagée entre la sagesse et la beauté. Ces larcins charmentJupiter ; ils charment la blonde Vénus. Ces larcins net’ont-ils pas d’ailleurs donné pour père le maître des dieux ?Si le sang de tes ancêtres a quelque vertu, fille de Jupiter et deLéda, tu peux à peine demeurer chaste. Sois-le cependant alors quema Troie te possédera ; ne sois, je t’en supplie, coupable quepour moi seul. Commettons maintenant une faute que le mariageexpiera, si toutefois Vénus ne m’a pas fait une vaine promesse.

Mais ton époux t’y engage par sa conduite,sinon par ses discours, et il s’absente pour n’être pas un obstacleau furtif amour de son hôte. Il ne pouvait mieux choisir son tempspour visiter le royaume de Crète. Ô merveilleuse pénétration de cethomme ! Il partit, et dit en s’éloignant :

« Prends soin à ma place, ô monépouse ! de l’hôte phrygien, que je te confie. »

Tu négliges, je l’atteste, les recommandationsde ton mari absent. Tu n’as aucun soin de ton hôte. Crois-tu donc,fille de Tyndare, que cet homme imprudent soit capable d’apprécierle mérite de ta beauté ? Tu t’abuses, il le méconnaît ;et il n’abandonnerait pas à un étranger, s’il y attachait un grandprix, le trésor qu’il possède. Que si ma voix, que si mon ardeur nete peuvent déterminer, l’occasion qu’il nous offre nous oblige à enprofiter. Nous serons insensés, nous le serons plus que lui, sinous laissons s’échapper une occasion si sûre. C’est presque de sesmains qu’il te présente un amant ; profite de la simplicitéd’un époux qui m’a confié à toi.

Tu reposes seule dans un lit solitaire,pendant la longueur des nuits ; seul aussi je repose dans macouche solitaire. Que des joies communes nous unissent l’un àl’autre : cette nuit-là sera plus belle que le jour à sonmidi. Alors je jurerai par les divinités qu’il te plaira, et je melierai par le serment solennel que tu m’auras dicté. Alors, si maconfiance n’est pas trompeuse, j’obtiendrai que tu viennes dans monroyaume. Si la pudeur et la crainte te retiennent, ce n’est pas toiqui paraîtras m’avoir suivi ; je serai coupable sans toi decet attentat : car j’imiterai le fils d’Égée et tesfrères ; tu ne peux te rendre à un exemple qui te touche deplus près. Tu fus enlevée par Thésée ; les deux filles deLeucippe le furent par eux ; je serai le quatrième exemple quel’on citera. La flotte troyenne est prête ; elle est garnied’armes et d’hommes ; la rame et le vent vont bientôt enaccélérer la course. Tu traverseras, comme une reine puissante, lescités dardaniennes, et les peuples croiront voir une diviniténouvelle. Partout où se porteront tes pas, la flamme exhalera lecinnamome, et la victime fera retentir, en tombant, la terreensanglantée. Mon père et mes frères, mes sœurs et ma mère, toutesles femmes d’Ilion, et Troie tout entière, t’offriront desprésents. Je te découvre, hélas ! à peine une faible partie del’avenir : tu recueilleras plus d’hommages que ne t’en préditma lettre.

Ne crains pas, une fois ravie, que deterribles guerres nous poursuivent, et que la vaste Grèce armecontre nous ses forces. De tant de femmes qui se sont vues enlever,laquelle réclama-t-on les armes à la main ? Crois-moi, ceprojet t’inspire de vaines alarmes. Les Thraces, sous la conduitede Murée, enlevèrent la fille d’Érechtée ; et les rivagesbistoniens restèrent à l’abri de la guerre. Jason de Pagase emmenasur son vaisseau, invention nouvelle, la jeune fille duPhase ; et le sol thessalien ne fut pas en butte aux attaquesde Colchos. Thésée, qui t’enleva, avait enlevé aussi la fille deMinos ; Minos cependant n’appela pas les Crétois aux armes. Laterreur, dans ces circonstances, est d’ordinaire plus grande que lepéril ; et ce qu’on se plaît à craindre, on rougit de l’avoircraint.

Toutefois, suppose, si tu le veux, qu’uneguerre formidable s’élève ; j’ai quelque force, et mes traitssont mortels. L’opulence de l’Asie ne le cède pas à celle de voscontrées ; elle est riche en hommes, riche en coursiers.Ménélas, ce fils d’Atrée, n’aura pas plus de valeur que Pâris, etne peut lui être préféré sous les armes. Presque enfant, j’aienlevé leurs troupeaux à des ennemis que j’avais immolés, et jedois à ces hauts faits le nom que je porte. Presque enfant, j’ai,dans divers combats, vaincu de jeunes hommes, au nombre desquelsétaient Ilionée et Déiphobe. Et ne pense pas que je ne soisredoutable que de près : ma flèche atteint le but qui lui estassigné. Peux-tu lui accorder des débuts et des exploitspareils ? Peux-tu attribuer au fils d’Atrée un art égal aumien ? Et quand tu lui donnerais tort, lui donneras-tu Hectorpour frère, Hector qui seul tient lieu d’une armée ? Tu nesais ni ce que je vaux ni ce que peut ma force ; tu ignores àquel époux tu dois être unie.

Ainsi, ou tu ne seras pas réclamée par untumultueux armement, ou l’armée des Grecs devra céder à la nôtre.Je n’hésiterais pas cependant à porter le poids de la guerre pourune épouse aussi précieuse ; de grandes récompenses sontl’aiguillon des luttes. Et toi, si le monde entier se dispute taconquête, tu acquerras dans la postérité un nom immortel.Seulement, espère et ne crains pas ; et, quittant ce séjouravec la faveur des dieux, exige en pleine assurancel’accomplissement des mes promesses.

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