Les Héroïdes

ÉPÎTRE XX ACONCE À CYDIPPE

 

Bannis la crainte : ici, tu n’as point deserment nouveau à faire à un amant ; c’est assez de t’être unefois promise à moi. Lis tout ; puisse ainsi ton corps êtredélivré de sa langueur ! Je souffre moi-même de ta moindresouffrance. Pourquoi la honte que tu éprouves avant cettelecture ? Car je soupçonne que, comme dans le temple de Diane,ton front pudique a rougi. C’est un hymen, c’est la foi jurée, cen’est pas un crime que je réclame : c’est en époux légitime etnon point en adultère que j’aime. Tu dois te rappeler les parolesqu’un fruit détaché d’un arbre, et lancé par moi, porta jusque danstes chastes mains ; tu y trouveras que tu as promis ce que jedésire, si tu n’as pas oublié cette promesse avec les mots que tuas lus. Je l’ai craint, en voyant le courroux de la déesse tombersur toi : c’était à toi, jeune fille, plutôt qu’à la déessequ’il convenait de s’en souvenir. Je ressens maintenant la mêmecrainte, mais elle a pris plus de force et d’empire, et ma flammes’est accrue par les délais. Cet amour qui ne fut jamais médiocre,le temps et l’espoir que tu m’avais permis n’ont fait quel’augmenter. Tu m’avais donné l’espérance. Mon ardent amour a cru àtes serments. Tu ne peux nier ce fait qui a pour témoin une déesse.Présente et attentive à ce serment, elle remarqua tes paroles, etsembla, par un signe de tête, approuver ce que tu disais.

Tu diras que je t’ai abusée par unartifice ; j’y consens, pourvu que cette fraude soit attribuéeà l’amour. Quel était le but de ma ruse, sinon de m’unir à toiseule ? Ce dont tu te plains doit être mon excuse à tes yeux.Ni la nature ni l’expérience ne m’ont donné tant d’artifice ;c’est toi, jeune fille, c’est toi, crois-le, qui m’inspiras cettefinesse. C’est par une adroite combinaison de mots, si toutefois ily a de l’art dans ce que j’ai fait, que l’ingénieux amour t’a liéeà moi. J’ai écrit sous sa dictée les paroles de nos fiançailles, etl’amour, habile jurisconsulte, m’a rendu fourbe. Donne à cet actele nom de fraude et appelle-moi trompeur ; si cependant c’esttromper que de vouloir obtenir ce qu’on aime. Voilà que j’écris denouveau, que j’envoie de suppliantes paroles ; c’est encore dela fraude, et tu as sujet de te plaindre. Si je déplais parce quej’aime, je l’avoue, je ne cesserai de déplaire ; je tepoursuivrai de mon amour, quelque précaution que tu prennes ;je te poursuivrai sans fin.

D’autres ont enlevé, le glaive à la main, lesjeunes filles qui leur plaisaient ; et une lettre écrite avecprudence sera pour moi un crime ? Fassent les dieux que jepuisse multiplier les nœuds qui t’enchaînent, afin que ta foi nesoit libre d’aucun côté ! Mille ruses me restent encore :je suis au pied de la colline ; mon ardeur essaiera de tousles moyens. Qu’il soit douteux pour toi que tu puisses êtreséduite ! Tu le seras certainement ; le succès dépend desdieux, mais tu ne seras pas moins séduite. Pour avoir échappé à unpiège, tu ne les éviteras pas tous : l’amour t’en a tendu plusque tu ne crois.

Si l’artifice ne réussit pas, j’aurai recoursaux armes ; tu te verras enlevée, emportée sur ce sein avidede tes charmes. Je suis loin de blâmer la conduite de Pâris nicelle de quiconque fut homme pour devenir époux. Et moiaussi… ; mais je me tais. Que la mort soit le châtiment decette audace ! Il sera moindre à mes yeux que le regret de net’avoir point possédée. Sois moins belle, on te convoiteramodérément ; c’est ta beauté qui m’oblige à être audacieux.C’est toi qui m’y contrains ; ce sont tes yeux, devantlesquels pâlit le feu des étoiles, et qui allumèrent maflamme ; ce sont et ta blonde chevelure, et l’ivoire de toncou, et ces mains dont je voudrais que le mien fût entouré, et tonchaste maintien, et ces traits pudiques sans embarras, et ces piedstels que Thétis en a sans doute à peine de semblables. Si jepouvais louer le reste, je serais trop heureux ; je ne doutepas que l’ouvrage ne soit partout un chef-d’œuvre. Il n’est passurprenant que tant de charmes m’aient porté à vouloir un gage deta bouche.

Enfin, pourvu que tu sois forcée d’avouer quetu as été prise, je veux bien que la jeune fille l’ait été dans mespièges. J’en supporterai l’odieux : qu’on me donne le prix dûà ma résignation ! Pourquoi un tel attentat resterait-il sansrécompense ? Télamon obtint Hésione ; Achille, Briséis.Chacune d’elles ne suivit-elle pas le vainqueur comme unépoux ? Accuse-moi sans mesure, sois irritée contre moi, j’yconsens, pourvu que je puisse jouir de toi, même irritée. Moi, quil’aurai excitée, j’apaiserai ta colère : que, pour la calmer,quelques instants seulement me soient accordés ! Qu’il me soitpermis de paraître en larmes devant tes yeux, qu’il me soit permisde joindre à ces pleurs d’humbles paroles, et, à l’exemple desesclaves qui redoutent le fouet cruel, de tendre vers tes genouxdes mains suppliantes ! Tu ignores tes droits :cite-moi ; pourquoi m’accuser absent ? De ton droit demaîtresse, ordonne-moi de comparaître. Libre en ta volonté, arrachealors ma chevelure ; que mon visage devienne livide sous tesdoigts ; je souffrirai tout : seulement peut-êtrecraindrai-je que ta main ne se blesse sur mon corps.

Mais ne me retiens ni avec des liens ni avecdes chaînes ; l’amour qui m’unit à toi sera une garde sûre.Quand ta colère se sera pleinement assouvie, et autant qu’ellel’aura voulu, tu te diras : « Que d’amour et derésignation ! » Tu te diras, après m’avoir vu toutsupporter : « Celui qui sert aussi bien doit servir sousma loi. » Maintenant, infortuné ! je suis, quoiqueabsent, déclaré coupable, et je perds, parce que nul ne la défend,la meilleure des causes.

Le serment qu’Amour m’ordonna d’écrire est unoutrage de ma main ; tu n’as sujet de te plaindre que de moiseul. Délie n’a pas mérité d’être trompée avec moi : si tu neveux pas acquitter ta promesse à mon égard, acquitte-la envers ladéesse. Elle était là, elle t’a vue, quand tu as rougi de taméprise, et son oreille a gardé le souvenir de tes paroles. Puissemon présage ne pas se réaliser ! Il n’est rien de plus violentque sa colère, lorsque, loin de toi ce malheur ! elle voit sadivinité outragée. Témoin le sanglier de Calydon ; car il setrouva, nous le savons, une mère qui fut plus que lui cruelleenvers son fils ; témoin Actéon, regardé jadis comme une bêteféroce par ceux-là même avec qui il avait auparavant donné la mortà des bêtes féroces ; témoin cette mère superbe, dont lecorps, transformé en rocher, s’élève aujourd’hui, tristespectacle ! du sein de la terre de Mygdonie.

Hélas ! Cydippe, je crains de te dire lavérité, et de paraître ne te donner que dans mon intérêt un conseiltrompeur. Il faut pourtant la dire : c’est là, crois-moi, lacause de la maladie qui te frappe souvent, au moment même decontracter ton hymen. La déesse veille sur toi ; elle s’opposeà ce que tu sois parjure, et veut sauver ta vie et ta foi en mêmetemps. Ainsi, quand tu tentes de devenir perfide, elle prévient cecrime autant de fois que tu le veux commettre. Garde-toi d’attirercontre toi les flèches meurtrières de la redoutable vierge ;elle peut, si tu t’y prêtes, s’adoucir encore. Garde-toi, je t’enconjure, de laisser flétrir par la fièvre tes membresdélicats ; préserves-en cette beauté dont je dois jouir ;préserves-en ces traits formés pour embraser mon cœur, et le tendreincarnat qui relève la blancheur de ton teint. Si un ennemi medispute ta possession, qu’il devienne ce que j’ai coutume d’être,dès que je te sais souffrante. Ton hymen et tes maux me fontendurer d’égales tortures, et je ne pourrais dire ce que jedésirerais le moins.

Je souffre cependant d’être pour toi une causede douleur ; et je pense que tu dois tes maux à mon artifice.Oh ! que le parjure de ma maîtresse retombe sur ma tête ;que mon supplice mette la sienne en sûreté ! Pour ne pasignorer ce que tu fais, je passe et repasse souvent, plein d’uneinquiétude que je dissimule, devant le seuil de ta porte. Jem’attache furtivement aux pas d’une suivante ou d’un serviteur, etje leur demande quel bien a fait le somme ou quel bien lanourriture ! Que je suis malheureux de ne pouvoir ni exécuterles ordres des médecins, ni caresser tes mains, ni m’asseoir sur tacouche ! Oui, combien je suis malheureux qu’un autrepeut-être, et celui-là même que je voudrais le moins y voir, soitprès de toi en mon absence ! C’est lui qui caresse tes mains,qui s’assied à ton chevet, lui que détestent les dieux et moi àl’égal des dieux. Tandis que son doigt interroge les battements deta veine, souvent, sous ce prétexte, il tient tes bras blancs,presse ton sein, et te donne peut-être des baisers, récompense bienau-dessus du service qu’il te rend.

Qui t’a permis de couper avant moi une moissonqui m’appartient ? Qui t’a frayé un chemin à la haied’autrui ? Ce sein est à moi ; tu ravis, à ta honte, desbaisers qui me sont dus. Éloigne tes mains d’un corps qui me futpromis. Misérable, éloignes-en tes mains ; celle que tutouches est ma fiancée ; si tu persévères dans cetteprofanation, tu seras un adultère. Choisis un cœur libre, qu’unautre ne puisse revendiquer. Si tu ne le sais point, ce bien a unmaître. Ne me crois-tu pas ? Que la formule du pacte soitrécitée ; et, pour que tu ne dises pas qu’elle est fausse,fais-la-lui lire à elle-même. Renonce, c’est moi, c’est moi qui tele dis, à une couche étrangère. Que fais-tu ici ? Pars ;ce lit n’est pas libre ; car, si tu as reçu d’une autre boucheune parole, une promesse, ton droit n’est pas pour cela égal aumien. Elle me fut promise par elle-même ; elle te l’a été parson père, le premier après elle ; mais certainement elle estplus que son père pour elle-même. Son père a fait une promesse, etelle un serment à celui qui l’aime ; l’un a pris les hommes entémoignage, l’autre une déesse. Celui-ci craint d’être appeléimposteur ; celle-ci parjure. Ignores-tu maintenant de quelcôté est la crainte la plus sérieuse ? Enfin, pour pouvoircomparer les dangers qu’ils courent tous deux, considère ce quiarrive : elle est malade, et lui bien portant. Nous aussi,nous entrons en lutte, diversement animés ; nous n’avons niune même espérance ni une crainte semblable. Ta poursuite est sanspérils ; un refus m’est plus affreux que la mort ; et ceque tu aimeras peut-être, moi, je l’aime déjà. Si tu avais souci dela justice et de l’honneur, tu aurais dû toi-même céder à mesfeux.

Si le cruel persiste à soutenir une causeinique, que sert, Cydippe, la lettre que je t’écris ? C’estlui qui te retient sur un lit de douleur, et te rend suspecte àDiane ; défends-lui, si tu es sage, les abords de tacouche ; il expose ainsi ces jours à de si cruelspérils ! Puisse celui qui te les suscite y succomber à taplace ! Si tu repousses et n’aimes pas celui que condamne ladéesse, tu seras aussitôt sauvée, et je le serai avec toi. Mets,jeune fille, un terme à tes alarmes ; tu jouiras d’une santédurable ; songe seulement à honorer la divinité témoin de tapromesse. Ce n’est pas un bœuf immolé qui réjouit les immortels,mais la foi qu’on acquitte, lors même qu’elle n’a pas de témoin.Quelques femmes souffrent, pour guérir, et le fer et le feu ;d’autres trouvent dans un suc amer un triste soulagement. Il n’estpas besoin de ces remèdes : évite seulement le parjure, etsauve-nous tous deux en même temps que ta foi jurée. L’ignorance tefera pardonner ta faute passée ; on dira que tu avais oubliél’engagement que tu avais lu. Tu as reçu des avertissements, tantôtde ma voix, tantôt de cet accident, qui se renouvelle autant defois que tu cherches à fausser ton serment. Mais quand tuéchapperais à ce danger, ne demanderas-tu pas à la déesse, le jourde l’enfantement, le secours de ses mains propices ? Elleentendra ta voix ; se rappelant alors ce qu’elle sait déjà,elle voudra connaître le père de ton enfant. Tu promettras unvœu ; elle sait que tes promesses sont vaines. Tujureras ; elle sait que tu peux tromper les dieux.

Il ne s’agit pas de moi ; un soin plusimportant m’occupe : mon cœur est inquiet pour ta vie.Pourquoi tes parents, auxquels tu laisses ignorer ta faute,ont-ils, dans leur effroi, pleuré naguère sur l’incertitude de taconservation ? Et pourquoi l’ignoreraient-ils ? Tu peuxtout raconter à ta mère ; tu n’as rien fait, Cydippe, dont tudoives rougir. Fais-lui un récit détaillé ; dis comment je tevis pour la première fois, durant un sacrifice à la déessechasseresse ; comment soudain, à ta vue, mes yeux, si parhasard tu l’as remarqué, restèrent fixés sur toi ; comment,pendant cette avide contemplation (signe certain d’une passionviolente), mon manteau se détacha de mes épaules, et tomba ;comment, un instant après, une pomme en roulant alla, je ne saiscomment, porter à tes pieds des mots savamment perfides ;comment, après les avoir lus en la sainte présence de Diane, ta foifut liée sous la garantie d’une déesse. Et, pour qu’elle n’ignorepas la formule de cet engagement, répète aujourd’hui les parolesque tu lus jadis.

« Épouse, je t’en conjure, dira-t-elle,l’amant qu’unit à toi une divinité favorable ; celui que tonserment a fait mon gendre, le doit être ; quel qu’il soit ilme plaira, puisqu’il a plu à Diane. »

Telle sera ta mère, si toutefois elle estmère.

Que si elle demande encore qui je suis, quelest mon rang, sache-le, elle trouvera que la déesse a servi vosintérêts. Il est une île, le séjour autrefois des Nymphes deCorycie ; la mer Égée l’entoure ; elle se nomme Céos.C’est ma patrie ; et, s’il te faut un nom illustre, on ne mereproche pas d’être issu de méprisables aïeux. J’ai des richesses,ma vie est sans tache, et ce qui vaut mieux encore, mon amourm’enchaîne à toi. Tu rechercherais un époux tel que moi,n’eusses-tu rien juré ; enchaînée par un serment, tu devraista main même à qui en serait moins digne que moi.

Voilà ce que la chasseresse Phœbé m’a, ensonge, ordonné de t’écrire ; ce que, pendant la veille, m’aaussi ordonné de t’écrire l’Amour. Déjà les flèches de l’un m’ontblessé ; prends garde que les traits de l’aube ne te blessentà ton tour ; nos destinées sont unies : prends pitié detoi et de moi. Pourquoi hésites-tu à nous prêter un secours quinous sera commun à tous deux ? Si tu y consens, on verra,lorsque le signal sonore sera donné, lorsque le sang des victimesrougira Délos, on verra paraître l’image en or de cette pommefortunée, et deux vers expliqueront le motif de cetteoffrande :

Aconce atteste, par l’emblème de cettepomme, que ce qui y fut écrit fut exécuté.

Je crains qu’une trop longue lettre ne causequelque fatigue à ton corps affaibli, et je la termine par laformule accoutumée : Porte-toi bien.

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