Les Héroïdes

ÉPÎTRE XIX HÉRO À LÉANDRE

 

Le salut que tu m’as envoyé en paroles, que jepuisse, Léandre, le recevoir en réalité ; viens. Tout retardme paraît bien long, qui diffère mon bonheur. Pardonne à mon aveu,j’aime avec violence. Un même feu nous embrase ; mes forcestoutefois n’égalent bas les tiennes : les hommes sont doués,je le vois, d’une plus grande fermeté d’âme. Les jeunes filles ontl’esprit aussi faible que le corps. Je succomberai, si tu prolongesmon attente quelque temps encore. Pour vous, vous trouvez, soitdans la chasse, soit dans la culture de terres fertiles, despasse-temps agréables et variés.

Ce sont ou les affaires publiques qui vousretiennent, ou les prix disputés par de souples lutteurs ; oubien vous dressez un coursier docile au frein. Tantôt vous prenezl’oiseau au lacet, et le poisson à l’hameçon ; et vous noyezles heures du soir dans un vin généreux.

Privée de ces distractions, le feu qui meconsume fût-il moins vif, il ne me reste plus qu’à aimer. Je faisce qui me reste, et j’ai pour toi, ô mon unique volupté, plusd’amour même que tu ne pourrais m’en rendre. Ou je m’entretiens detoi tout bas avec ma chère nourrice, et m’étonne du motif quidiffère ton départ ; ou, promenant mes regards sur la mer, jegourmande, presque dans les mêmes termes que toi, les flotsqu’agite un vent odieux. Ou bien, quand l’onde courroucée a un peuralenti sa fureur, je me plains que, pouvant venir, tu ne le veuxcependant point. Et pendant que je profère ces plaintes, les yeuxde ton amante se mouillent de larmes, qu’essuie le doigt tremblantde ma vieille confidente. Souvent je regarde si tes pas sontmarqués sur le rivage, comme si le sable conservait les traces quis’y imprimèrent. Pour m’enquérir de toi ou pour t’écrire, jedemande s’il est venu quelqu’un d’Abydos ou si quelqu’un s’y rend.Te dirai-je combien de baisers je donne aux vêtements que tuquittes, quand tu te prépares à traverser les ondes deHellespont ?

Dès que la lumière a disparu, et que le retourdésiré de la nuit a montré dans leur éclat les astres qui succèdentau jour, je me hâte de placer au sommet de la tour le vigilantfanal, dont la clarté doit guider ta route accoutumée. Déroulantalors la trame du fuseau mobile, nous charmons, par ces occupationsde femme, les ennuis de l’attente. Veux-tu savoir le sujet de mesentretiens pendant un temps aussi long ? Je n’ai à la boucheque le nom de Léandre.

« Penses-tu donc, nourrice, que monbonheur ait déjà quitté la maison, ou bien y veille-t-on encore, etcraint-il ses parents ? Penses-tu qu’il dépouille déjà sesvêtements, que les dons onctueux de Pallas aient déjà coulé sur sesmembres ? »

Celle-ci fait presque un signeaffirmatif ; non qu’elle se soucie de mes baisers ; maisc’est que le sommeil surprend et fait hocher sa tête vieillie.Après quelques instants de silence :

« Il s’avance certainement déjà, luidis-je, et ses bras s’agitent lentement dans les ondes qu’ilsdivisent. »

Puis, quand j’ai fait quelques points sur matoile que j’ai reprise, je demande si tu peux être au milieu de tonvoyage. Tantôt je regarde au loin ; tantôt, d’une voix timide,je prie les dieux de t’accorder un vent qui rende ton trajetfacile. Quelquefois je prête aux voix lointaines une oreilleavide ; et le moindre bruit de pas qui approchent, je croisque c’est celui des tiens.

Après avoir passé dans ces illusions la plusgrande partie de la nuit, le sommeil vient furtivement fermer mespaupières fatiguées. C’est peut-être à regret, cruel, mais c’estcependant avec moi que tu dors, et tu viens à mes côtés sans yvouloir venir. Il me semble en effet te voir nager près de moi, etsentir tes bras humides s’appuyer sur mes épaules. Puis, je tedonne, comme d’habitude, des vêtements pour sécher tes membres, etje réchauffe ta poitrine sur mon sein qui la presse. Je passe biend’autres plaisirs que doit taire une bouche modeste, qu’on se plaîtà goûter et qu’on rougit de redire. Hélas ! cette félicité estaussi courte que trompeuse, car tu disparais toujours en même tempsque le sommeil.

Oh ! amants pleins de désirs,unissons-nous par des liens plus solides, et que le charme de lafidélité ne manque pas à nos joies. Pourquoi ai-je passé dans leveuvage tant de froides nuits ? Pourquoi, tardif nageur, es-tusi souvent loin de moi ? La mer, j’en conviens, ne veut pas ence moment qu’on la passe à la nage ; mais, la nuit dernière,le vent était plus doux. Pourquoi n’en as-tu pas profité ?Pourquoi craindre ce qui ne devait pas arriver ? Pourquoias-tu laissé se dérober le chemin si sûr que t’offraient les flotsmobiles ? Dût la fortune te rendre bientôt une occasionsemblable, celle-là était la meilleure, parce qu’elle était lapremière. Mais l’aspect orageux de la mer avait subitement changé.Souvent, quand tu te hâtes, tu viens en moins de temps. Surpris icipar l’orage, tu n’aurais, je pense, aucun sujet de plainte ;dans mes bras, nulle tempête ne pourrait t’atteindre. Alorscertainement j’entendrais, sans en être émue, les vents mugir, etje n’appellerais jamais de mes vœux le calme des eaux.

Qu’est-il donc arrivé, pour que tu sois plusen garde contre les ondes, et pour que tu redoutes maintenant cettemer qu’autrefois tu bravais ? Car je me souviens du temps oùtu venais, quand elle était furieuse et menaçante, autant oupresque autant qu’elle l’est aujourd’hui. Je te criaisalors :

« Oui, sois téméraire, sans que toncourage coûte des larmes à une malheureuse amante. »

D’où te vient cette crainte nouvelle ?Qu’est devenue ton audace ? Où est ce nageur intrépide quiaffrontait les flots ? Mais non, sois plutôt ce que tu es quece que tu fus alors, et traverse sans danger une mer paisible.Seulement, reste le même ; que je sois aimée ainsi que tu mel’écris, et que cette flamme ne devienne pas une froide cendre. Jecrains moins les vents qui retardent mon bonheur, que de voir tonamour, semblable au vent, changer comme lui, que de savoir monempire détruit, tes dangers estimés plus grands que le prix que tuen reçois, et ton amante regardée comme une récompense indigne detes fatigues.

J’appréhende quelquefois que ma patrie ne mefasse tort, et d’être, comme une fille de la Thrace, jugée indigned’un époux d’Abydos. Cependant, je puis tout supporter pluspatiemment que l’idée qu’une rivale te captive et te retient, qued’autres bras que les miens entourent ton cou, et qu’un nouvelamour a mis fin au nôtre. Ah ! plutôt la mort que cetteindigne blessure ; et que mes destinées s’accomplissent avantton forfait. Ce n’est pas, si je parle ainsi, que tu m’aies, parquelque indice, fait pressentir cette cause de chagrin ni que desbruits récents aient éveillé mon inquiétude. Mais je crainstout : qui donc sut, dans l’amour, goûter la sécurité ?Le lieu où tu vis rend l’absence plus dangereuse aux amants.Heureuses les femmes que leur présence oblige à connaître lescrimes réels, et empêche d’en redouter de chimériques ! Pourmoi, un vain outrage peut m’émouvoir, autant que me tromper unvéritable : l’une ou l’autre erreur me fait une aussi cruelleblessure. Oh ! puisses-tu venir ! Ou bien que ce soit levent, ou ton père, mais point une femme, qui cause ce retard !Si j’apprends que c’en est une, crois moi, je mourrai de douleur.Tu n’as qu’à être coupable, si tu veux mon trépas.

Mais non, tu ne le seras pas, et de vainesterreurs m’agitent. C’est la tempête envieuse qui s’oppose à ce quetu viennes. Malheureuse ! avec quel bruit les vagues battentle rivage ! Quels nuages épais cachent et dérobent leciel ! Peut-être est-ce la tendre mère d’Hellé qui vientverser sur sa fille engloutie le torrent de ses pleurs ; oubien, une marâtre, changée en déesse des ondes, soulève-t-ellecette mer qui porte le nom de sa belle-fille, odieux pourelle ? Ces flots, je le vois, ne favorisent plus les jeunesfilles. Ils ont englouti Hellé ; ils font aujourd’hui montourment. Cependant, au souvenir de tes feux, Neptune, tu nedevrais permettre aux vents de contrarier aucun amour, si l’on necite pas à tort parmi tes conquêtes, et Amymone, et Tyro, si vantéepour ses charmes, et la brillante Alcyone, et Circé, et la filled’Alymone, et Méduse, avant que des serpents se mêlassent à sachevelure, et la blonde Laodicée, et Céléno, admise au ciel, etd’autres dont je me souviens d’avoir lu les noms. Elles furent, ôNeptune ! et en plus grand nombre encore, chantées par lespoètes, pour avoir pressé leur tendre sein contre ton sein.Pourquoi donc, après avoir éprouvé tant de fois le pouvoir del’amour, nous fermer par des tempêtes la routeaccoutumée ?

Épargne-nous, dieu terrible, et livre tescombats sur une vaste mer. Le liquide espace qui sépare ces deuxterres est étroit. Il convient à ta grandeur d’attaquer de grandsvaisseaux ou de sévir contre des flottes entières. Il est honteuxpour le dieu des mers d’effrayer un jeune amant qui nage ; ceseaux sont moins célèbres que celles du moindre étang. Il est à lavérité d’une noble et illustre origine ; mais il ne descendpas d’Ulysse, qui te fut suspect.

Conserve, dans ta clémence, deux existences àla fois : c’est lui qui nage ; mais mon espoir est, avecle corps de Léandre, suspendu sur les ondes.

Il a pétillé le flambeau qui éclaire ce quej’écris ; il a pétillé ; et ce signe est d’un favorableaugure. Voilà que ma nourrice verse un vin pur sur une flammepropice :

« Demain, dit-elle, nous serons un deplus. »

Et elle a bu. Fais que nous soyons un de plus,en glissant sur les ondes enfin soumises, ô toi ! qui remplismon cœur tout entier ! Rentre au camp, déserteur des drapeauxde l’Amour avec qui tu sers. Pourquoi mon corps occupe-t-il lemilieu de ma couche ? Tu n’as rien à redouter ; Vénuselle-même favorisera ton audace ; et, fille de la mer, ellet’en aplanira les routes. J’ai voulu souvent m’élancer moi-même ausein des ondes ; mais ce détroit est plus sûr pour les hommes.Car, lorsqu’il porta Phryxus et la sœur de Phryxus, pourquoi lafemme a-t-elle donné seule son nom à la vaste étendue de ceseaux ?

Peut-être crains-tu de voir le temps temanquer pour le retour, ou de ne pouvoir supporter le poids d’unedouble fatigue. Eh bien ! partis des deux rivages,réunissons-nous au milieu de cette mer ; donnons-nous,au-dessus des ondes, de mutuels baisers, et retournons ensuitechacun vers notre ville. Ce sera peu, mais plus que rien. Que nepuis-je oublier, ou la pudeur qui condamne au secret notre amour,ou un amour qui craint d’être connu ! Maintenant deuxsentiments incompatibles, la passion et la décence, se combattenten moi. Je ne sais lequel suivre ; l’un est convenable, etl’autre plein d’attraits. Dès que Jason de Pagase fut entré àColchos, il reçut sur son vaisseau rapide la fille du Phase, etl’enleva ; dès que l’adultère du mont Ida eut abordé àLacédémone, il s’enfuit aussitôt avec sa proie ; et toi,l’objet que tu aimes, tu le quittes aussi souvent que tu le vienschercher ; et quand il n’y a sur la mer que des dangers pourles navires, toi, tu la traverses à la nage.

Cependant, ô jeune vainqueur des flotsorageux ! brave les mers sans cesser de les craindre. Lesondes engloutissent les vaisseaux que l’art a construits ;penses-tu donc que tes bras soient plus puissants que desrames ? Ce que tu désires, Léandre, les matelots même leredoutent ; ils craignent de nager ; c’est, quand levaisseau est brisé, la ressource qui reste. Malheureuse ! jevoudrais ne pas persuader quand j’exhorte. Que ton courage, je t’enprie, dédaigne mes conseils. Arrive toutefois au terme de tacourse, et passe autour de mes épaules tes bras fatigués à battreles ondes. Mais je sens, chaque fois que je regarde la plaineazurée, je ne sais quel froid pénétrer mon cœur épouvanté.

Je ne suis pas moins troublée par le songe dela nuit d’hier, quoique j’en aie conjuré l’effet par messacrifices. Car, aux approches de l’aurore, lorsque déjà ma lampeétait mourante, à l’heure où apparaissent d’ordinaire les songesvéritables, le fuseau tomba de mes doigts languissants de sommeil,et j’appuyai ma tête sur mon coussin. Alors, il me sembla voirréellement, sur les ondes soulevées par le vent, un dauphin quinageait. Lorsque le flot fut jeté sur le sable du rivage, l’onde etla vie l’abandonnèrent, hélas ! en même temps. Quel que soitce présage, je crains ; et toi, ne ris pas de messonges ; ne te confie qu’à une mer calme. Si tu n’épargnespoint tes jours, épargne au moins ceux d’une jeune fille qui t’estchère, et qui ne vivra jamais que si tu vis. Cependant les ondesapaisées donnent l’espoir d’une trêve prochaine ; alors ouvreà ta poitrine une route facile et sûre. En attendant, et puisque tune peux encore traverser la mer, qu’une lettre vienne calmer lesangoisses de l’attente.

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