Les Héroïdes

ÉPÎTRE II PHYLLIS À DÉMOPHOON

 

Ta Phyllis, ton hôtesse du Rhodope, se plaint,Démophoon, que ton absence ait dépassé le terme promis à mon amour.Quand les croissants de la lune auraient, en se rapprochant, ferméquatre fois son orbite, l’ancre de ton vaisseau devait toucher nosrivages. Quatre fois la lune a disparu, j’ai vu quatre fois sondisque se remplir, et l’onde de Sithonie ne ramène point de naviresde l’Attique. À compter les instants, et les amants savent compter,ma plainte n’est pas prématurée. L’espérance aussi fut lente àm’abandonner. On croit tardivement ce qui fait mal à croire, etmaintenant que ton amante s’afflige, c’est encore malgré elle.Souvent je me suis fait, pour t’excuser, une illusion mensongère.Souvent j’ai pensé que les autans orageux ramenaient tes voilesblanches. J’ai maudit Thésée, parce qu’il s’opposait à ton départ.Peut-être aussi n’a-t-il point retenu tes pas. J’ai craintquelquefois qu’en te dirigeant vers les ondes de l’Hèbre, tonvaisseau ne pérît submergé dans l’abîme des eaux. Souvent j’ai,pour ta santé, cruel, adressé aux dieux des prières, et fait, àgenoux, fumer l’encens sur leurs autels. Souvent, en voyant lesvents favorables au ciel et sur la mer, je me suis dit àmoi-même : s’il vit encore, il vient sans doute. Enfin, tousles obstacles que peut rencontrer une marche empressée, mon fidèleamour les a imaginés ; j’ai été ingénieuse à trouver desraisons. Mais ton absence se prolonge, et ni les dieux par lesquelstu as juré, ne te ramènent, ni l’idée de mon amour ne te faitrevenir. Démophoon, tu as livré aux vents et tes paroles et tesvoiles. Je me plains de ne voir ni revenir tes voiles nis’accomplir tes paroles.

Qu’ai-je fait, dis-moi, que de t’avoirfollement aimé ? Ma faute a donc pu me faire démériter près detoi ? Mon seul crime, ingrat, est de t’avoir accueilli, maisce crime doit être mon excuse et un mérite à tes yeux. Où estmaintenant la foi jurée ? Où la main qui serrait mamain ? Où sont les dieux sans nombre attestés par ta boucheparjure ? Où est cet hyménée promis par elle, qui devaitenchaîner nos vies l’une à l’autre, qui était le gage et la cautionde notre union ? Tu jurais par la mer, jouet des vents et desondes, par celle que tu avais souvent parcourue, par celle que tudevais parcourir encore, par ton aïeul, comme s’il n’était paslui-même un trompeur, par cet aïeul qui calme les flots qu’ontsoulevés les vents, par Vénus et ses traits trop puissants sur moi,par les traits de son arc, par ceux de ses flambeaux, par Junon,dont la divinité préside au lit nuptial, par les mystères sacrés dela déesse armée d’une torche. Si de tant de divinités, chacunevenge son honneur outragé, non, tu ne pourras suffire auxchâtiments.

Mais n’ai-je pas, dans mon délire, réparé tapoupe brisée, raffermi la carène qui devait t’aider àm’abandonner ! Je t’ai donné des rameurs pour servir ta fuite.Je souffre, hélas ! des blessures que mes traits ont faites.J’ai cru aux douces paroles dont ta bouche est prodigue. J’ai cru àta naissance et aux dieux dont tu descends. J’ai cru à tes larmes.Ont-elles donc aussi appris à feindre ? Sont-elles aussicapables d’artifice, et coulent-elles au gré de ta volonté ?J’ai cru encore aux dieux que tu attestais. Que m’ont servi tant depromesses ? Une seule eût suffi pour me séduire. Non, je neregrette pas de t’avoir ouvert un port et un asile. Ce devait êtrele plus grand de mes bienfaits. Je me repens, je rougis d’avoir misle comble au bienfait de l’hospitalité en t’associant à ma couche,et d’avoir pressé mon sein contre ton sein. Que ne fut-elle ladernière, la nuit qui précéda celle-là ! Phyllis pourraitmourir innocente. J’espérais mieux, parce que je croyais avoirmieux mérité. Toute espérance qui naît du mérite est légitime.

C’est une bien faible gloire que de tromperune jeune fille crédule. Ma candeur était digne de récompense. Tesparoles n’ont abusé qu’une amante et qu’une femme. Fassent lesdieux que ce soit là le dernier de tes exploits ! Qu’unestatue te soit érigée parmi les Égides, au milieu de laville ! Qu’on voie en face celle de ton père avec ses titrespompeux ! Quand on aura lu les noms de Sciron, du faroucheProcuste, de Sinis et du monstre à la double forme de taureau etd’homme, celui de Thèbes conquise par ses armes, des centauresdéfaits par son bras, du sombre empire du noir Pluton forcé par savaleur, que ton image, après les leurs, soit consacrée par cetteinscription : Ici est celui qui eut recours à la ruse pourséduire l’amante dont il fut l’hôte. De tant de hauts faits etd’exploits de ton père, ton esprit ne s’est arrêté que sur cettefemme de Crète qu’il abandonna. La seule action qu’il se reprocheest la seule que tu admires en lui. Perfide ! De l’héritage deton père tu ne veux pour toi que la fraude. Quant à elle, et je nelui porte pas envie, elle possède un époux meilleur, et s’assiedavec orgueil sur un char tiré par des tigres domptés. Les Thraces,que je dédaignais, fuient aujourd’hui mon alliance, parce qu’on mereproche d’avoir préféré aux miens un étranger. « Qu’elle aille,maintenant, dit-on, dans la docte Athènes. Un autre se trouverapour gouverner la Thrace belliqueuse. L’événement, ajoute-t-on,justifie l’entreprise. » Ah ! Puisse le succès manquer àquiconque veut qu’on juge une action par l’issue qu’elle a !Si nos mers blanchissent sous les coups de ta rame, alors on diraque je fus bien inspirée pour moi, pour les miens. Mais je ne l’aipas été. Mon palais ne te voit plus, et l’onde bistonienne nelavera pas tes membres fatigués.

J’ai encore présent devant les yeux lespectacle de ton départ. Je vois ta flotte, prête à voguer,stationnant dans mes ports. Tu osas m’embrasser, et, penché sur lecou de ton amante, imprimer sur ses lèvres de tendres et longsbaisers, confondre tes larmes avec mes larmes, te plaindre de lafaveur des vents qui enflaient tes voiles, et m’adresser, ent’éloignant, cette dernière parole :

« Phyllis, attends tonDémophoon. »

T’attendrai-je, toi qui partis pour ne jamaisme revoir ? Attendrai-je des voiles refusées à nos mers ?Et cependant j’attends. Reviens vers ton amante ! Tu as déjàtant tardé ! Puisse ta foi n’avoir failli que sur letemps !

Que demandé-je, infortunée ! Déjàpeut-être es-tu retenu par une autre épouse, et par l’amour, quim’a si mal servi. Depuis que ton cœur a répudié mon souvenir, tu neconnais plus Phyllis, sans doute. Hélas ! tu demandes s’il estune Phyllis et d’où elle est. C’est la même, Démophoon, qui offrità tes vaisseaux, depuis longtemps ballottés sur les mers, les portsde la Thrace et l’hospitalité. C’est celle dont la générosité tesecourut, qui, riche lorsque tu étais pauvre, te combla deprésents, et voulait t’en combler encore, qui soumit à ton empirele vaste royaume de Lycurgue, que peut gouverner à peine le sceptred’une femme, cette région, où le Rhodope glacial s’étend jusqu’auxforêts de l’Hémus, et où le fleuve sacré de l’Hèbre verse les eauxqu’il a reçues. C’est celle enfin qui te sacrifia sa virginité sousde sinistres auspices, et dont ta main trompeuse détacha la chasteceinture. Tisiphone présida à cet hymen et le consacra par deshurlements. Un oiseau de malheur y fit entendre un chant detristesse. Alecto y fut présente avec son collier de courtesvipères, et la torche sépulcrale fut le seul flambeau qu’on y vitbriller. Cependant triste et désespérée, je foule sous mes piedsles récifs et la grève du rivage, et, jetant les yeux sur la vasteétendue des mers, soit que le soleil ouvre le sein de la terre,soit que les astres brillent dans la fraîcheur de la nuit, jeregarde quel vent agite les flots. Quelques voiles que je voies’avancer dans le lointain, j’augure aussitôt qu’elles apportentmes dieux. Je m’avance au milieu des ondes, à peine retenue parelles, jusqu’à l’endroit où le mobile élément m’oppose sespremières vagues. Plus la voile approche et moins je me possède. Jeme sens défaillir, et je tombe dans les bras de mes suivantes. Ilest un golfe dont la courbe insensible décrit un demi-cercle. Unmôle domine et hérisse l’extrémité des deux pointes. Il me vint àl’esprit de me précipiter de là dans les ondes qui en baignent labase, et puisque ta trahison m’y pousse, j’exécuterai mon dessein.Que les flots portent ma dépouille vers les rivages que tu habites,et que mon corps sans sépulture aille s’offrir à tes yeux.Fusses-tu plus dur que le fer et que le diamant, plus dur quetoi-même.

« Ce n’est pas ainsi, diras-tu, que tudevais me suivre, ô Phyllis. »

Souvent j’ai soif de poison. Souvent jevoudrais périr par une mort cruelle, par le fer d’un glaive. Ce couque tes bras infidèles ont entouré, je voudrais l’étreindre d’unlacet. Ma résolution est prise. Une mort prématurée vengera majeunesse abusée. Le choix du trépas m’arrêtera peu. Tu seras nommésur mon sépulcre, comme la cause odieuse de ma mort. Par cetteinscription ou une autre semblable, ton crime sera connu :

« Démophoon, y lira-t-on, donna la mort àPhyllis ; il était son hôte, elle fut son amante. C’est luiqui causa son trépas, elle qui le consomma. »

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