Les Mines du roi Salomon

Chapitre 4

 

Lekakisera est une montagne très haute et magnifiquement revêtue de neige, comme le mont Kenya ; en s’y rendant, près du lac Baringo, l’un des deux Wakwafi survivants périt de la piqûre d’une vipère ; encore cent cinquante milles et on atteint Lekakisera.

Un repos de quinze jours met la petite troupe en état de supporter les fatigues d’un voyage difficile à travers l’immense forêt du district nommé Elgumi. Cette forêt fourmille pour ainsi dire d’éléphants. N’ayant jamais eu à se défendre contre les chasseurs, ils sont généralement inoffensifs, mais beaucoup d’autres fauves abondent autour d’eux, le lion entre autres, et une certaine mouche du nom de tsé-tsé inflige de si cruelles piqûres aux ânes de la caravane qu’ils succombent tous ; heureusement,ce n’est que quelque temps après, lorsque ayant dépassé le grand lac que les indigènes nomment Laga et, plus haut encore, le lac prétendu sans fond qui occupe le cratère d’un volcan éteint, Allan Quatermain et ses compagnons ont atteint un village. Les habitants,de pacifiques pêcheurs qui voient des hommes blancs pour la première fois, les reçoivent avec respect et bienveillance. Se trouvant privés de tout moyen de transport, ils se décident à séjourner quelque temps dans ce pays et à y attendre les événements. En conséquence, ils échangent contre des cartouches vides un canot creusé dans un tronc d’arbre, prennent avec eux quelques munitions et vont faire un tour sur le lac pour y trouver un endroit favorable à l’établissement de leur camp.

Tout en ramant, Good remarque la couleur bleu foncé tout à fait extraordinaire du lac et raconte que les indigènes prétendent qu’il y a un trou au fond par lequel l’eau s’échappe pour aller éteindre en dessous un incendie formidable.

« Son origine volcanique explique cette légende, » dit Allan Quatermain.

À l’extrémité du lac se trouve une haute muraille de rocher perpendiculaire. À cent mètres environ de ce rocher, le canot passe auprès d’une accumulation considérable de roseaux, de branches et autres débris flottants qui doivent avoir été apportés là par un courant dont Good, toujours très bien renseigné sur les questions aquatiques, cherche à s’expliquer la provenance. Tandis qu’il discute là-dessus, sir Henry s’intéresse aux mouvements d’une bande nombreuse de cygnes blancs ; comme jamais encore il n’en a rencontré en Afrique, l’envie lui vient d’emporter un échantillon de l’espèce ; il tire un coup de fusil, abat deux cygnes à la fois. Aussitôt le dernier des Wakwafi qui lui reste, excellent nageur, s’élance pour les rapporter. Il approche de plus en plus de la paroi de rocher que l’eau vient battre sans intervalle de plage ; tout à coup un cri lui échappe ; il nage vigoureusement vers le canot, mais sans réussir apparemment à résister au tourbillon qui l’entraîne. Ses compagnons, en volant à son secours, aperçoivent quelque chose qui ressemble à l’entrée d’un tunnel presque submergé. D’ordinaire il l’est tout à fait, mais les eaux du lac sont basses, cette gueule béante s’ouvre donc visiblement pour happer le pauvre Wakwafi. Au moment où le canot va l’atteindre, il disparaît englouti dans le tourbillon bleu ; le canot lui-même est saisi comme par une main puissante et lancé contre le rocher. Ceux qui le montent ont beau lutter, ils sentent que le gouffre les pompe pour ainsi dire,ils se jugent perdus, un dernier instinct de conservation les pousse à se jeter à plat ventre.

L’esquif, emporté par une force mystérieuse,file avec la rapidité d’une flèche dans d’épaisses ténèbres.Impossible d’échanger un mot, car le fracas de l’eau étouffe les voix ; impossible de relever la tête, car la voute du rocher est peut-être assez basse pour broyer d’un coup le crâne qui se redresserait si peu que ce fût. Jamais course folle ne ressembla davantage à un cauchemar. Enfin le bruit devient moins étourdissant, d’où l’on peut conclure que les échos ont plus de place pour se disperser. Allan Quatermain se mettant à genoux avec précaution, lève le bras, sans rencontrer de voûte ; il recommence en s’aidant d’une pagaie : même résultat ; à droite, à gauche, il ne trouve rien que de l’eau. Alors il se souvient, qu’entre autres provisions, il y a dans le bateau une lanterne et de l’huile. Il frotte une allumette et voit Good,couché sur le dos, son lorgnon dans l’œil, contemplant les ténèbres au-dessus de lui, sir Henry trempant sa main dans le courant pour en apprécier la force, et Umslopogaas… Malgré la gravité des circonstances, le bon Quatermain ne peut s’empêcher de rire.Umslopogaas, en s’aplatissant comme les autres pour éviter des chocs dangereux, a rencontré un rôti froid emporté à tout hasard ; il s’est dit que ce rôti sent bon, que ce sera peut-être là son dernier repas et il s’en est taillé une tranche avec la redoutable Inkosi-kaas. « Quand on part pour un long voyage, explique-t-il ensuite, il n’est pas mauvais d’avoir l’estomac plein. »

Les compagnons d’infortune, réussissant maintenant à s’entendre, décident que l’on attachera deux pagaies,en guise de mât, afin d’être averti de tout abaissement soudain de la voûte, et que l’un d’eux, se plaçant à l’avant, avec la lanterne et une longue gaffe, défendra le bateau contre les rochers tandis qu’un autre veillera au gouvernail.

« Nous sommes évidemment, fait observer Quatermain, engagés sur une rivière souterraine qui emporte les eaux superflues du lac. Ces rivières-là existent assez nombreuses dans maintes parties du monde, on les connaît bien, quoiqu’on évite d’y naviguer. Nous finirons par déboucher quelque part, sans doute de l’autre côté des montagnes ; nous n’avons donc qu’à nous sustenter jusque-là, tout en ménageant ce rôti qui est notre unique ressource. »

Good est moins optimiste ; il constate bien que le courant file huit nœuds au moins et que, comme à l’ordinaire, il est surtout rapide au milieu, fort heureusement,mais il croit possible que la rivière s’enfonce en serpentant dans les entrailles de la terre jusqu’à ce qu’elle s’y dessèche, donnant ainsi une apparence de raison à la tradition locale.

« Eh bien ! dit sir Henry, avec sa philosophie accoutumée, une rivière souterraine est en somme un tombeau qui en vaut bien d’autres. Préparons-nous au pire, en espérant toujours. »

Le conseil est bon assurément, mais tout le sang-froid et toute l’expérience du monde n’empêchent pas un homme d’être ému quand d’heure en heure il se demande s’il a encore ou non cinq minutes d’existence. Néanmoins on s’habitue à tout, même à cette incertitude ; et en somme fût-on chez soi, dans une maison bien close et gardée par les sergents de ville, sait-on jamais combien de temps on peut avoir à vivre ? Le plus sage,en quelque circonstance que ce soit, est de se rappeler le conseil de sir Henry ; être tranquillement prêt à tout.

Il était midi environ quand la barque a fait son plongeon dans les ténèbres, et c’est vers deux heures que Good et Umslopogaas ont été mis de garde à l’avant et à l’arrière. À sept heures, sir Henry et Quatermain les remplacent et pendant trois heures encore, grâce à la violence du courant, tout va bien,moyennant quelques précautions pour empêcher le bateau de virer et de se mettre en travers comme il aurait une certaine tendance à le faire. Particularité curieuse : l’air reste frais, quoique un peu lourd naturellement ; c’est merveille qu’il ne s’épaississe pas davantage dans un tunnel de cette longueur.Cependant Allan Quatermain remarque à la fin de sa troisième heure de garde que la température s’échauffe sensiblement. Quelques minutes après, sir Henry lui crie qu’il est dans une sorte de bain turc. Good s’est déjà dépouillé de tous ses habits ; si Umslopogaas ne l’imite pas, c’est qu’il est toujours nu, sauf un moocha.

La chaleur augmente, augmente, jusqu’à ce que les malheureux ruissellent de sueur et soient hors d’état de respirer. Il leur semble pénétrer dans l’antichambre de l’enfer.Quatermain essaye de tremper sa main dans l’eau et la retire,précipitamment de la surface de la rivière s’élève un nuage de vapeur. Sir Henry émet l’opinion qu’ils passent près du siège souterrain d’un feu volcanique quelconque. Leurs souffrances pendant un temps difficilement appréciable, car dans de pareilles circonstances les minutes paraissent longues comme des heures,touchent à la torture. Ils ne transpirent plus, toute leur sueur ayant coulé, ils gisent au fond du bateau qu’ils sont devenus physiquement incapables de diriger, dans un état de lente suffocation qui doit beaucoup ressembler à celui des pauvres poissons jetés à terre pour y mourir. Leur peau craque, le sang bat dans leur tête avec un sifflement de machine à vapeur.

Tout à coup cette espèce de Styx effroyable fait un détour et, à un demi mille en avant, un peu à gauche du centre de la rivière, qui a bien ici quatre-vingt-dix pieds de large, apparaît une chose féerique. Un jet de flamme presque blanche s’élance comme une colonne gigantesque de la surface de l’eau et jaillit à cinquante pieds en l’air ; là il frappe le rocher et s’étend à quelque quarante pieds de distance, dessinant un chapiteau en forme de rose épanouie dont les pétales seraient des nappes de feu arrondies, aux enroulements délicats. L’aspect de cette fleur flamboyante sortie des eaux couleur d’encre et dont la tige de feu a plus d’un pied d’épaisseur défie toute description.Sa beauté inspire à la fois l’épouvante et l’admiration.L’épouvante cependant domine, car le bateau avance toujours avec la même rapidité… il avance vers cette fournaise qui éclaire l’immense caverne. Sur le rocher noir courent de grandes veines étincelantes de métaux inconnus.

« Maintenez le bateau à droite, »hurle sir Henry.

Une minute après il tombe sans connaissance.Good l’imite. Bientôt la tête d’Umslopogaas s’affaisse aussi sur ses mains. Ils sont comme morts tous les trois. Quatermain se défend encore. Il voit seul qu’au-dessus de la grande rose de feu,la voûte de rocher est comme rougie ; il voit que le bois du bateau est presque calciné ; mais il dépend encore de lui que le canot ne passe pas assez près du jet de gaz pour qu’il périsse.Avec l’énergie qui lui reste, il se sert de la pagaie, de façon à se détourner autant que possible du terrible foyer qui l’éblouit,même à travers ses paupières closes, qui rugit comme tous les feux de l’enfer et autour duquel l’eau bout avec fureur. Cinq secondes encore et le bateau passe, laissant derrière lui ce grondement sinistre. Alors, à son tour, le vieux chasseur s’évanouit. Quand il reprend connaissance, un souffle d’air effleure son visage ;il ouvre péniblement les yeux, regarde. Les ténèbres l’enveloppent de nouveau, bien que là-bas, bien loin, au-dessus de lui, il y ait de la lumière ; le canot descend toujours un courant rapide ; au fond gisent les formes nues et encore inanimées de ses amis. Sont-ils morts ?

Il trempe sa main dans l’eau et la retire avec un cri. Presque toute la peau en est enlevée. Il boit, il boit des pintes d’eau, tout son corps semble aspirer avidement ce fluide.Alors, se traînant péniblement vers les autres, il se met à les asperger et successivement, ils ressuscitent, absorbant à leur tour l’eau fraîche comme des éponges. Good est émerveillé de reconnaître que le bateau, quoique ballé par places, a tenu bon ; un bateau civilisé aurait craqué cent fois, mais celui-ci est creusé dans le bois tendre d’un seul grand arbre et a une épaisseur de trois à quatre pouces.

Qu’était-ce que cette horrible flamme ?

Probablement, quelque trou dans le lit de la rivière permettait à un volume considérable de gaz de jaillir du foyer volcanique caché dans les entrailles de la terre. Comment il devint ignescent, on ne peut que le présumer ; peut-être par suite de quelque explosion spontanée de gaz méphitiques.

La lumière qui maintenant apparaît en haut est d’une tout autre nature ; elle vient du ciel ; la rivière a cessé d’être souterraine, son cours ténébreux continue, non plus dans des cavernes que l’homme ne saurait mesurer, mais entre deux falaises sourcilleuses qui n’ont pas moins de deux mille pieds.Leur hauteur est telle que, quoique le ciel les domine, l’obscurité continue, ou du moins le crépuscule. On se croirait dans une chambre aux volets fermés.

À vouloir calculer cette hauteur, la tête vous tourne ; le petit espace du ciel ressort comme un fil bleu sur leur sommet que ne pare aucun arbre, aucune liane, rien que de longs lichens grisâtres qui pendent immobiles comme ferait une barbe blanche au menton d’un mort. Aucun des rayons du soleil n’aurait pu pénétrer si bas. Ils s’éteignent bien loin de pareilles profondeurs.

Le bord de la rivière est semé de fragments de rochers auxquels l’action continuelle de l’eau a donné forme de galets. Le trio anglais, accompagné du guerrier zoulou, aborde sur cette marge, qui, les eaux étant basses, a sept ou huit mètres de largeur, afin de se reposer un peu des horreurs du voyage et de réparer le canot. Non sans peine on découvre un endroit qui semble praticable.

« Quel chien de pays ! »s’écrie Good en mettant pied à terre le premier.

Et il part d’un éclat de rire.

Aussitôt des voix tonnantes reprennent ses derniers mots :

« Chien de pays ! chien de pays ! ho ! ho ! ho ! » répond une autre voix au sommet de la montagne.

« Chien de pays ! chien de pays ! » répètent des échos invisibles, jusqu’à ce que tout le gouffre retentisse des éclats d’une gaîté sauvage qui s’interrompt aussi brusquement qu’elle a commencé.

« Ah ! dit Umslopogaas avec calme,je vois bien que des diables demeurent ici. »

Quatermain essaye de lui expliquer que la cause de tout ce tapage n’est qu’un très remarquable et très intéressant écho. Il n’en veut rien croire :

« Non, non, ce sont des diables, mais je ne fais pas grand cas d’eux ! Ils répètent ce qu’on dit et ne savent rien dire de leur cris, ils n’osent pas montrer seulement leurs figures ! »

Après avoir exprimé son mépris pour des diables aussi craintifs et aussi dépourvus d’imagination, le Zoulou se tait, tandis que les autres continuent leur entretien à voix basse, car il est vraiment insupportable de ne pouvoir prononcer un mot, sans que les précipices se le rejettent les uns aux autres comme une balle de croquet. Les chuchotements eux-mêmes remontent le rocher en murmures mystérieux et meurent en longs soupirs.

Cependant, les voyageurs se lavent et pansent leurs brûlures comme ils peuvent ; puis ils songent à manger ; mais les habitants de l’endroit, des crabes d’eau douce énormes, noirs et affreux à voir, accourent de tous côtés,attirés sans doute par l’odeur de la viande. Ils sortent de chaque trou, pullulent aussi nombreux que les galets eux-mêmes ;étendant des pinces agressives qui s’attaquent si bien à Good que celui-ci, surpris par derrière, se lève, avec une exclamation courroucée dont les échos font un véritable tonnerre. Umslopogaas brandit sa hache et commence un massacre qui dégoûte si fort les trois autres qu’ils retournent à leur canot en laissant les débris de leur repas à la horde repoussante.

« Les diables de l’endroit. » dit Umslopogaas de l’air d’un homme qui a résolu quelque problème.

Et de nouveau ils se laissent aller à la dérive, sachant à peine quand le jour finit, quand la nuit recommence, jusqu’au moment où de nouveau les opaques ténèbres souterraines les entourent, accompagnées d’un bruit murmurant qui leur est devenu familier. Une fois de plus ils sont ensevelis.

Vers minuit, un rocher plat qui avance au milieu du ruisseau est bien près de les chavirer ; à trois heures, la rapidité du courant augmente et bientôt le canot force son chemin au milieu d’un fouillis de lianes pendantes.

On est sorti du tunnel, on flotte à découvert,l’air pur et parfumé de la nuit arrive comme une caresse aux voyageurs qui attendent l’aube avec impatience, curieux de savoir vers quel rivage le hasard les a conduits.

Le soleil se lève, teignant le ciel de pourpre et d’or, il pompe lentement le brouillard qui couvre les eaux comme des ondes de ouate blanche ; les voyageurs découvrent alors qu’ils flottent sur une vaste nappe du plus bel azur ; on n’aperçoit pas le rivage ; cependant l’horizon est fermé par une chaîne de montagnes escarpées qui semblent retenir les eaux du lac ; il n’y a pas à douter que par quelque issue dans ces montagnes, la rivière souterraine ne se fraye un chemin. Une preuve de ce fait, est qu’à peu de distance du canot, le corps d’un homme,qui n’est autre que le pauvre serviteur, noyé deux jours auparavant, flotte sur le ventre. Ce mort a fait le voyage avec ses anciens compagnons, il est arrivé au but en même temps qu’eux, à demi brûlé, il est vrai, par le contact du pilier de flamme qu’il a dû effleurer. Aussitôt que d’un coup de pagaie on l’a retourné, mis sur le dos, il enfonce et disparaît, comme si sa mission était accomplie, en réalité parce que cette nouvelle attitude donne un libre passage au gaz.

« Pourquoi nous a-t-il suivis ?C’est un mauvais présage, » dit Umslopogaas.

Ce qui importe maintenant, c’est de trouver un point où l’on puisse aborder, et, sauf les montagnes à travers lesquelles la rivière souterraine fait son entrée dans le lac, il n’y a pas de terre visible.

En observant cependant le vol des oiseaux aquatiques qui doivent être partis du rivage pour passer la journée à pêcher, Good tourne le bateau à gauche, du côté d’où ils viennent tous. Bientôt une brise se lève et la voile improvisée avec une perche et une couverture se gonfle joyeusement. Quelques morceaux de biltong (gibier desséché) composent dans de telles circonstances un repas délicieux, surtout lorsqu’il est accompagné d’une bonne pipe.

Au bout d’une heure de marche, Good qui, armé de sa lorgnette, interroge l’horizon, s’écrie soudain qu’il aperçoit la terre, et deux minutes après un grand dôme doré perce les dernières brumes. Tandis que ses amis s’émerveillent, Good signale une découverte plus importante encore, celle d’un petit bateau à voiles qui semble indiquer un certain degré de civilisation.

Et en effet le bateau qui apparaît bientôt à tous n’a rien de commun avec les canots creusés ; il est construit en planches et porte un homme et une femme bruns à la façon des Espagnols ou des Italiens. C’était donc vrai, après tout,l’existence de cette race blanche ? Mystérieusement conduits par une puissance supérieure à la leur, les aventuriers ont découvert ce qu’ils cherchaient. Ils se félicitent les uns les autres d’un succès si complet et si imprévu.

« Vraiment, dit sir Henry, qui possède ses auteurs, le vieux Romain avait raison quand il s’écriait :« Ex Africa semper aliquid novi. » (En Afrique,il arrive toujours du nouveau.)

Le batelier a des cheveux lisses et droits,des traits réguliers, un peu aquilins, une physionomie intelligente. Il est vêtu de drap brun ; ses habits sont une espèce de chemise sans manches et un jupon court, comme le kilt écossais. À ses jambes et à ses bras nus s’enroulent des cercles d’un métal jaune qui doit être de l’or. La femme, aux cheveux bruns bouclés, aux grands yeux doux, porte une élégante draperie qui enveloppe tout le corps de plis gracieux et dont le bout est rejeté par-dessus l’épaule.

Si les voyageurs sont étonnés à la vue du couple indigène, celui-ci l’est bien plus encore à la vue des voyageurs. L’homme n’ose pousser vers le canot ; il reste à distance respectueuse, sans répondre à aucun des saluts qui lui sont adressés en anglais, en français, en latin, en grec, en allemand, en hollandais, en zoulou, en sisitou, en kukuana et en d’autres dialectes indigènes. Ces diverses langues sont pour lui incompréhensibles, mais Good ayant envoyé un baiser à la jeune dame, elle répond de très bonne grâce et semble prendre un certain plaisir à être lorgnée attentivement par l’irrésistible monocle de l’officier de marine.

« Vous serez notre interprète, Good, dit gaiement sir Henry.

– Ce qui est certain, fait observer Quatermain, c’est que ces gens-là vont revenir avec un grand nombre de leurs pareils. Reste à savoir comment nous serons reçus.

– Si nous prenions un bain en attendant, » propose sir Henry, avec l’entrain naturel aux Anglais quand il s’agit de plonger dans l’eau froide.

L’offre est accueillie avec transport. Après le bain, les trois nageurs se sèchent au soleil, puis chacun d’eux défait la petite caisse qui renferme ses vêtements de rechange.Pour Quatermain et sir Henry, ce n’est qu’un simple complet de chasse, mais, d’un tout petit paquet, Good tire, comme par miracle,un uniforme tout neuf de commandant de la marine royale, épaulettes d’or, galons, claque, bottes vernies et le reste. Ses amis ont alors le secret des soins particuliers qu’il donnait à un surcroît de bagages qui tout le long du chemin les a beaucoup gênés. Ils se récrient à qui mieux mieux, tandis qu’ Umslopogaas, ébloui, s’écrie avec l’accent de la plus sincère admiration :

« Oh ! Bougwan ! Oh !Bougwan ! Je t’avais toujours cru un vilain petit homme trop gros et voilà que tu ressembles à un geai bleu quand il étale sa queue en éventail ! Bougwan, cela fait mal aux yeux de te regarder. »

Saisi lui-même d’émulation, le chef zoulou,qui n’a pas la vaine habitude d’orner son corps, se met à le frotter avec l’huile de la lanterne jusqu’à ce qu’il reluise autant que les bottes mêmes de Good ; après quoi il revêt l’une des cottes de mailles dont sir Henry lui a fait cadeau et, ayant nettoyé Inkosi-kaas, se redresse superbe.

Pendant ce temps le canot, dont la voile a été de nouveau hissée après ce bain, file vers la terre, ou plutôt vers l’embouchure d’une large rivière. Une heure et demie s’est à peine écoulée depuis le départ du petit voilier, quand un nombre considérable d’autres bateaux émergent de la rivière ; il y en a un très grand, conduit par vingt-quatre rameurs et d’un aspect tout officiel, les hommes de l’équipage portant une espèce d’uniforme et celui qui évidemment les commande ayant un sabre au côté.

C’est un vieillard, d’aspect vénérable, à la longue barbe flottante.

« Que parions-nous ! dit Quatermain.Vont-ils nous aborder poliment ou bien nous exterminer ? »

Au moment même, quatre hippopotames se montrent dans l’eau à deux cents mètres environ et Good fait observer qu’il serait bon de donner aux indigènes une idée de la puissance de leurs armes en tirant sur l’un d’eux. Cette idée a malheureusement l’approbation générale. Les hippopotames se laissent approcher sans montrer d’effroi ; Quatermain fait même la remarque qu’ils sont singulièrement apprivoisés. Un massacre s’ensuit durant lequel le plus gros des hippopotames, dans les convulsions de l’agonie, retourne comme il ferait d’une coquille de noix l’un des bateaux ; une jeune femme qui le monte est sauvée à grand’ peine.

Ayant prouvé ainsi à la fois leur puissance et leurs intentions bienveillantes, Quatermain, Good et Curtis pensent avoir favorablement impressionné les indigènes qui se sont éloignés d’un air d’effroi et de consternation. Ils s’avancent avec maints salamalecs vers le grand bateau à rames et commencent en anglais des discours fort inutiles, car le vénérable commandant à la barbe flottante répond dans un langage très doux auquel ils sont obligés de répondre à leur tour en secouant la tête. Enfin Quatermain, qui meurt de faim, a la bonne idée d’ouvrir la bouche très grande en y plongeant son doigt comme une fourchette et de se frotter l’estomac. Ces gestes sont aussitôt compris ; l’interlocuteur fait de la tête plusieurs signes affirmatifs et montre le port,tandis que l’un des hommes lance une amarre pour indiquer aux étrangers qu’on les remorquera volontiers.

En vingt minutes le canot et les quatre hommes qui s’y tiennent, un peu inquiets, arrivent à l’entrée du port qui est littéralement encombré de barques portant des curieux accourus pour les voir passer. Dans le nombre figurent beaucoup de dames dont quelques-unes sont éblouissantes de blancheur.

Un tournant de la rivière révèle enfin la ville de Milosis. Ce nom venant de mi, cité, et de losis, froncement de sourcil, on peut l’appeler indifféremment la cité sourcilleuse ou la cité menaçante. À quelque cinq cents mètres de la rive, se dresse une falaise de granit qui,évidemment, encaissait jadis le lac, l’espace intermédiaire,couvert maintenant de docks et de routes, ayant été conquis par des travaux d’ingénieurs. Au-dessous du précipice, on voit un grand bâtiment du même granit que la falaise, qui n’est autre que le palais royal. Derrière le palais, la ville monte en pente douce vers un temple de marbre blanc couronné d’un dôme doré. Sauf cette seule construction, la ville est tout entière bâtie en granit rouge, très régulièrement, avec de grandes voies, largement ouvertes entre les maisons élevées d’un étage et entourées de jardins. Mais la merveille et la gloire de Milosis, c’est l’escalier du palais, qui compte soixante-cinq pieds de large d’une balustrade à l’autre, et dont les deux étages, chacun de cent vingt-cinq marches, réunis par une plate-forme, descendent des murs du palais vers le canal creusé au-dessous. Cet escalier prodigieux repose sur une arche énorme de la plus surprenante hardiesse, d’où part un pont volant dont l’autre extrémité va s’enfoncer dans le granit.

On raconte que ce splendide ouvrage, commencé dès l’antiquité, fut interrompu durant trois siècles, jusqu’à ce qu’enfin un jeune ingénieur du nom de Rademas se fût engagé sur sa vie à l’achever. S’il échouait, il devait être jeté du haut du précipice qu’il avait entrepris d’escalader… S’il réussissait, il devait au contraire épouser la fille du roi. Cinq ans lui furent donnés pour achever son œuvre. Trois fois l’arche tomba ;enfin une nuit il rêva qu’une femme divinement belle venait à lui et lui touchait le front ; aussitôt il eut une vision de l’ouvrage terminé ainsi que des moyens pour le mener à bien. Au réveil, il recommença ses plans, et le dernier jour des cinq années, il faisait monter à sa royale fiancée l’escalier conduisant au palais. Devenu l’héritier du trône, il fonda la dynastie actuelle de Zu-Vendis, qui s’appelle encore la Maison de l’Escalier, prouvant ainsi combien l’énergie et le talent sont les degrés naturels qui mènent à la grandeur. Pour rappeler son triomphe, Rademas fit une statue qui le représentait endormi,tandis que l’Inspiratrice lui touchait le front. Cette statue décore toujours le grand vestibule du palais.

Telle fut l’histoire de Milosis qu’apprirent plus tard Curtis, Quatermain et Good. Certes, cette ville était la bien nommée, car les puissants ouvrages de granit semblaient froncer le sourcil d’un air menaçant, en écrasant de leur grandeur les pygmées qui osaient les gravir.

Quand le bateau, dirigé par les vingt-quatre rameurs, a touché terre, le personnage officiel qui le conduit pose le bout des doigts sur ses lèvres en signe de salutation et conduit les étrangers dans une sorte d’auberge, où on leur sert de la viande froide, des légumes verts semblables à des laitues, du pain bis et du vin rouge, versé d’une outre en peau dans des gobelets de corne. Ce vin, particulièrement bon, ressemble à du bourgogne. Il est versé par des jeunes filles, vêtues comme la première, d’une jupe courte en toile blanche et d’une draperie laineuse, qui laisse nus le bras droit et une partie de la poitrine. C’est le costume national, un costume qui varie selon les conditions. Par exemple,si la jupe est blanche, on peut conclure que celle qui la porte n’est pas mariée ; si elle est bordée d’une raie rouge, on se trouve en présence d’une femme ; la femme est veuve si la rayure est noire, ainsi de suite. De même l’écharpe, le kaf, comme on la nomme, est de couleurs différentes selon le rang, la condition sociale ; ceci s’applique également aux tuniques des hommes ; l’insigne national est une bande d’or autour du bras droit et du genou gauche ; les gens de haute naissance ont, en outre, une torque d’or autour du cou.

Leur repas terminé, les trois étrangers sont conduits au pied du grand escalier, que décorent deux lions de taille colossale, tirés chacun d’un bloc de marbre noir pour terminer la rampe. On les attribue aussi à Rademas, le prince architecte et sculpteur qui, à en juger par ce qui reste de son œuvre, fut sans doute un des plus grands artistes qui existèrent jamais.

Au premier étage, du haut de la plate-forme,la vue embrasse un paysage splendide qui borde les eaux bleues du lac. Ayant atteint le sommet du second étage, les étrangers sont introduits dans le palais, gardé par une sentinelle, dont le sabre est exactement pareil comme travail à celui que leur a montré M. Mackenzie. Une lourde lance à la main, la poitrine et le dos protégés par une cuirasse d’hippopotame habilement préparée, la sentinelle qui veille aux portes de bronze échange un mot d’ordre avec le guide avant de permettre l’entrée dans une cour sablée de poudre de coquillages et ornée de massifs, de plates-bandes fleuries. Quant au palais, il n’a pas de portes, mais seulement des rideaux épais.

Dans une salle décorée de statues et jonchée de riches tapis, sont rangés les hauts dignitaires de l’État autour de deux trônes d’or massif ; parmi eux le grand prêtre du Soleil, qui est le dieu de ce pays. Puis surviennent, avec un fracas éclatant de trompettes, des hommes armés précédant les deux reines, les sœurs jumelles, Nylephta et Soraïs, deux miracles de beauté, celle-là blonde et blanche comme la neige, celle-ci brune aux yeux noirs, au teint olivâtre.

Il est clair qu’à première vue, sir Henry Curtis et Nylephta s’éprennent l’un de l’autre, aussi ne sommes-nous pas très surpris quand, à la fin du second volume, un Anglais de bonne mine et du plus généreux caractère monte par suite de son mariage sur le trône de Zu-Vendis. Mais il faut surmonter d’abord bien des obstacles ; il faut déjouer les complots du grand prêtre qui demande le châtiment de ces téméraires, coupables d’avoir attenté aux jours des hippopotames sacrés, des nobles animaux qui, voués au Soleil, sont nourris dans le port par des prêtres préposés à leur service. Un tel sacrilège mérite la mort,la mort par le feu. Nylephta et Soraïs protègent à l’envie les prétendus criminels, et non seulement les sauvent, mais encore les comblent de faveurs, les associent à leurs plaisirs.Malheureusement, Soraïs est touchée tout autant que sa sœur par le mérite de sir Henry Curtis qui, en outre de sa magnifique prestance, a des talents que tout le monde admire, car il enseigne aux Zu-Vendiens à fabriquer du verre et prédit, avec le secours de l’almanach, des phénomènes célestes que les astronomes du cru ne soupçonnaient même pas. Il expose même aux savants le principe de la machine à vapeur, et tout cela l’élève si haut dans l’estime des deux reines qu’elles finissent par le loger dans leur palais, lui et ses compagnons, afin de pouvoir plus aisément consulter ces trois sages sur les questions de politique.

Fureur des grands dignitaires contre les Anglais, jalousie plus redoutable encore de Soraïs à l’égard de sa sœur Nylephta. Lorsque la blonde reine annonce son prochain mariage avec l’étranger, « la Dame de la nuit », comme on appelle l’autre reine brune, se met à la tête des mécontents. Une guerre civile s’ensuit.

Peut-être y a-t-il vraiment trop de récits de batailles à la fin du second volume ; le sang y coule à flots.La défense de l’escalier géant du palais par Umslopogaas seul contre une soixantaine de conjurés armés qui viennent pour assassiner la reine, tandis que son époux met les rebelles en déroute, est une épopée quelque peu fabuleuse, mais d’un grand effet. À la fin, l’héroïque Zoulou tombe, mais après avoir brisé sa fidèle Inkosi-kaas qu’il ne veut laisser à personne. Il en frappe une certaine pierre sacrée qui selon les prophéties locales doit être mise en pièces le jour où un roi de race étrangère gouvernera le pays. Et la prophétie s’accomplit ; sir Henry Curtis est solennellement élevé au trône de Zu-Vendis.

Les fêtes de son avènement sont attristées toutefois par l’état lamentable du bon Quatermain qui n’a pu résister aux fatigues de la guerre et qui meurt après avoir terminé son journal, lequel n’est autre que le roman dont nous venons de donner un résumé succinct.

La main du nouveau souverain de Zu-Vendis y a ajouté un post-scriptum. Pendant six mois diverses commissions ont travaillé à découvrir, en explorant les frontières, s’il existait aucun moyen de pénétrer dans le pays ou d’en sortir ; un seul canal de communication ayant été signalé, on décide que cette issue sera bouchée. Curtis, ou plutôt le roi Incubu, c’est dorénavant son nom, se promet de conserver à ses sujets les bienfaits d’une comparative barbarie. Pour cela il éloignera systématiquement les étrangers. Good (Bougwan), chargé de fonder sur les grands lacs une marine royale, est du même avis. Point de télégraphe, de journaux,de poudre à canon. Incubu s’applique d’ailleurs à créer un gouvernement central vigoureux et à saper l’influence des prêtres du Soleil ; tôt ou tard la croix devra être plantée sur le dôme du temple. En attendant, il se promet d’élever le fils blond et rose que lui a donné la belle Nylephta en gentleman anglais.

FIN

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