Les Mines du roi Salomon

Chapitre 3

 

Il va sans dire qu’à la première apparition d’un Masai, le peuple tout entier de la station a cherché refuge dans les murs d’enceinte ; les femmes font le guet, de jeunes garçons vont épier ce qui se passe au camp ennemi, et M. Mackenzie rassemble les vingt hommes valides sur lesquels il compte pour l’aider à enlever son enfant. En quelques mots émus il les met au courant de ces faits, il rappelle leur affection pour cette petite fille qu’ils ont vu grandir, qui jouait avec leurs enfants, qui aidait sa mère à les soigner dans leurs maladies, qui les aimait.

« Nous mourrons pour la sauver, »dit au nom de tous les siens un indigène.

En les remerciant du fond du cœur, le missionnaire fait observer que la mort de Flossie serait indubitablement suivie d’une attaque funeste à leurs maisons, à leurs jardins, à leurs familles.

« Je suis, comme vous le savez, un homme de paix, ajoute M. Mackenzie, jamais ma main ne s’est levée contre un de mes frères, mais aujourd’hui je vous dis : il y va de notre vie et de notre foyer, frappez donc, au nom de Dieu qui permet qu’on se défende, frappez tant qu’un des vôtres restera debout, fût-il seul contre cette multitude. Celui qui tient entre ses mains la vie et la mort sera certainement avec nous. »

Puis, tombant à genoux par un mouvement que tous imitent, sauf Umslopogaas qui n’a d’autre Dieu que sa hache,le missionnaire prononce une fervente prière, après quoi commence la distribution des armes.

On n’en manque pas à la mission et tous les indigènes convertis au christianisme sont dressés à leur maniement.Les ordres étant donnés une bonne fois d’attaquer des deux côtés les Masai pendant leur sommeil, tandis qu’Umslopogaas, sir Henry,l’un des Wakwafi et deux autres indigènes occuperont l’issue principale du kraal, il n’y a plus rien à faire que prendre un peu de repos jusqu’au point du jour.

Déjà il est minuit passé, et les espions rapportent que les Masai, qui ont bu le sang des bœufs et dévoré une énorme quantité de viande, dorment autour de leurs feux de bivouac. Flossie avec sa nourrice et l’âne blanc est liée au centre du kraal, tous les guerriers couchés autour d’elle. L’enlever, dans de telles conditions, semble à peu près impossible. Mais il ne s’agit plus de peser les chances de succès.

Par bonheur, Curtis, Good et Quatermain trouvent dans leurs caisses des cottes de mailles qu’avant de quitter l’Angleterre ils ont fait fabriquer à Birmingham, se rappelant que dans une première expédition une armure du même genre leur sauva la vie. Ces chemises et des espèces de passe-montagne du même tissu métallique destiné à protéger la tête, défient les sagaies et toutes les armes tranchantes en général. Comme Curtis a un équipement de rechange, il persuade Umslopogaas de s’en laisser revêtir, malgré la répugnance qu’éprouve le sauvage à combattre autrement que « dans sa peau naturelle », et lorsque ces dieux géants de couleurs différentes apparaissent armés comme des chevaliers du moyen âge, on se dit qu’une douzaine d’hommes pourraient craindre de les affronter.

Solennellement, en silence, avec le sentiment du grand péril qu’ils vont courir pour une cause juste, avec la quasi-certitude même de rester dans cette aventureuse tentative,les soldats de la mission et leurs chefs se dirigent vers le kraal où tous les Masai dorment profondément, sauf les deux sentinelles postées à chaque issue.

C’est Umslopogaas qui ouvre les hostilités, il rampe sous les buissons jusqu’à ce qu’il se trouve à peu de distance de l’une des sentinelles ; pendant quelques seconde sil regarde le Masai se promener de long en large, puis, profitant du moment où celui-ci se détourne, il s’élance tel qu’un serpent humain, lui passe ses longues mains maigres autour du cou,l’étrangle et lui casse la colonne vertébrale. Tout cela sans plus de bruit que n’en fait une branche sèche en se rompant. Rien n’empêche désormais sir Henry et Umslopogaas de se planter de chaque côté de la palissade que les Masai ont encore fortifiée en y ajoutant quatre ou cinq arbres abattus à cet effet ; tant mieux puisque l’entrée plus étroite retardera la sortie des troupes qu’il faut exterminer.

L’aube se lève, le mont kenia enveloppé du silence de ses neiges éternelles commence d’apparaître sous le premier rayon du soleil encore invisible, quand retentit un coup de feu tiré par Good et suivi du plus indescriptible tumulte. Avec un hurlement de fureur, toute la foule des sauvages est aussitôt sur pied, tandis qu’une grêle de mitraille pleut des quatre coins du kraal. Le pauvre âne blanc est atteint en même temps que bon nombre de Masai. Les autres se précipitent d’un même élan vers l’entrée où veillent sir Henry et le maître de la terrible Inkosi-kaas.

Quatermain regarde, tout en rechargeant son fusil à dix coups, ce que devient Flossie. Sa bonne a coupé la corde qui lui liait les pieds, et maintenant elles essayent ensemble d’escalader le mur du kraal ; mais la pauvrette a évidemment les membres raides et endoloris ; elle ne grimpe qu’avec lenteur et deux Masai qui l’ont aperçue tournent contre elle leurs grandes piques. Une balle de Quatermain abat l’un des assassins, malheureusement, il n’a plus de cartouches, et le second est encore là, prêt à frapper ; soudain le Masai porte ses deux mains à sa tête et tombe. Le petit pistolet que la vaillante enfant portait caché dans son corsage a parlé en temps utile.Flossie vient de tirer les deux coups d’une main résolue ;l’instant d’après elle est de l’autre côté du mur, en sûreté comparativement.

Quatermain, ayant achevé de recharger son fusil, abat les fuyards qui essayent de s’échapper de la même manière, tandis que la masse des combattants, poussée vers l’issue principale du kraal par les lances des soldats de Good, s’exposent,sans en avoir conscience, au jeu meurtrier des haches maniées par sir Henry et Umslopogaas, se faisant face comme deux cariatides.Chaque cadavre qui tombe dans l’étroit défilé sert à élever la barricade qui s’oppose à la sortie des assiégés.

Les Masai se défendent comme des lions ;par un effort suprême, ceux qui survivent franchissent la palissade et les morts amoncelés. La mêlée s’engage dans la plaine ouverte,et c’est alors que les assaillants commencent à perdre des hommes ; bientôt ils ne sont plus qu’une quinzaine et il reste au moins cinquante Masai ; le sang de sir Henry coule par plusieurs blessures ; cet homme de fer lui-même, le Zoulou Umslopogaas, est haletant et presque à bout de forces ; pour comble de malheur, M. Mackenzie dans sa lutte au corps à corps avec un elmoran est mis hors de combat. Les choses prendraient une mauvaise tournure, sans l’intervention du hasard qui fait qu’un Masai, ayant frappé Umslopogaas entre les deux épaules, voit sa lance rebondir. Or les armures protectrices sont inconnues dans ces tribus.

« Ils sont sorciers ! Ils ont un charme ! Ce sont des diables ! Ils portent des armes enchantées ! »

Ces mots courent d’une bouche à l’autre, des cris perçants retentissent ; pris d’une panique, les Masai fuient de toutes parts en laissant tomber leurs lances et leurs boucliers. La dernière victime d’ Inkosi-kaas, c’est le parlementaire de la veille, celui que le terrible Zoulou a nommé« voleur de petites filles ». Il lui jette encore ce nom à la face, en l’abattant d’un grand coup.

Quinze hommes seulement sur trente rentrent à la mission, dont cinq blessés, deux mortellement, et M. Mackenzie sur une civière. Sa femme, qui a passé le temps du combat en prière, accourt à la rencontre des défenseurs de Flossie ; elle leur annonce, éperdue de joie et tremblante d’horreur, riant et pleurant, que la pauvre enfant est de retour !

En effet, après que les blessures sont pansées et les vainqueurs un peu réconfortés, Flossie, très pâle et toute chancelante, est introduite et embrasse ses sauveurs à la ronde. On la félicite de la présence d’esprit qu’elle a montrée en tirant le coup de pistolet. Mais alors elle se met à fondre en larmes :« Oh ! ne parlez pas de cela ! ne parlez pas de cela ! Je n’oublierai jamais sa figure quand il a tourné sur lui-même, je le vois encore ; c’est affreux d’avoir tué !… »

On l’engage à se coucher, à dormir pour calmer ses nerfs, mais longtemps Flossie se ressentira de ces émotions terribles, de l’interminable angoisse de cette nuit pendant laquelle, assise au milieu des bourreaux qui devaient la torturer le lendemain, elle attendait des secours en se disant que les siens seraient sûrement écrasés par le nombre. Entre elle et le vieil Allan Quatermain, une vive amitié s’est nouée en peu de jours ; à l’heure des adieux, elle lui donne une boucle de ses cheveux d’or et il lui remet en échange, avec de bons et sages conseils, un chèque de mille livres sterling qui lui permettra d’acheter un collier de diamants en souvenir de lui quand elle se mariera.

Et maintenant, ayant chargé leurs bagages sur une douzaine d’ânes qu’ils se sont procurés à la mission, les trois aventuriers et leur suite fort réduite continuent à marcher vers Lekakisera, sans se laisser retenir par les instances ni les prières de la famille Mackenzie.

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