Les Pieds Fourchus

Chapitre 5LA CHASSE

Deux heures avant le jour, tous nos chasseursétaient debout et prêts à partir. Le déjeuner ne fut pasnégligé ; ensuite, le Brigadier réunit un nouveau conseil deguerre, parla des diverses opérations de la journée, desdispositions à prendre, puis, se tournant vers le maîtred’école :

– À vous, Iry ; tracez-nous les loisde la chasse.

– Je vous demande pardon, sir ; vousseul devez parler sur ce point, comme notre ancien et notremaître.

– Le plus ancien, pas le meilleur,Iry.

– Bravo ! s’écria Joë, c’estoriginal ; on dirait un échange de litanies entre un Quaker etun Méthodiste.

Chacun sourit, mais le vieillard insista pourfaire parler Burleigh :

– Allons ! allons ! Iry, nousn’avons pas une minute à perdre ; dis-nous ce qu’il y aura àfaire, n’oublie rien.

– J’obéis volontiers, sir. Quelqu’una-t-il une carabine parmi nous ?

Après un instant de réflexion plusieursrépondirent :

– Non, sir, nos fusils sont à canonslisses.

– À deux coups ?

– Non, à un coup.

– Chargés à balle et àchevrotines ?

– Oui.

– Bien : éclaircissons entièrementcette question avant de passer à une autre. Que les bons tireurs,sûrs de leur coup à balle franche, se rangent près de moi.

Le Brigadier et Joë, leur arme à la main, seplacèrent à ses côtés.

– Pourquoi parlez-vous de balle franche,Iry ? demanda le Brigadier.

– Je ne me sers jamais dechevrotines.

– Diable !

– Maintenant, comprenez bien ; noussommes la réserve : gardons-nous bien d’avoir des chevrotinesdans nos fusils, car nous pouvons être obligés de tirer lestement àgrande distance ; dans ce cas la chevrotine écarte, une balle,seule, va droit au but.

– C’est vrai, Iry ; et la chose envaut la peine quand il s’agit de vie ou de mort, ajouta leBrigadier.

– Vous avez raison, sir. Le reste de latroupe chargera ses armes avec une balle et des chevrotines.

– Ceci vous regarde, frère Bob, et vousaussi Paletiah, ainsi que ce jeune brave qui demande de rester à lagarde du camp : hein ? dit Joë.

– Tenez-vous tranquille, je vous prie,répartit Bob. Allez toujours, master Burleigh, n’avez-vous plusrien à expliquer ?

– Si : convenons bien que, lorsquenous serons séparés, nul d’entre nous ne tirera un coup de fusil,pour quelque prétexte et sur quel gibier que ce soit, si ce n’estsur un moose. Quelque grande que soit la tentation ! répondezà cela, messieurs.

– Convenu ! admis !adopté !

– Enfin, une dernièrerecommandation : lorsque nous serons sur la piste, il faudramarcher sans bruit, sans dire un seul mot ; lorsque nousserons proches du gîte, pas un souffle ! pas un murmure !sur votre vie ! si vous apercevez l’animal ; pas un signede main ! un silence d’ombre ! car le mâle broute la têtehaute, l’oreille tendue, lorsque sa femelle et ses petits sont aveclui ; il est toujours sur le qui vive, écoutant, broutant,écoutant encore, et saisissant avec une prodigieuse finesse lemoindre son qui surgit au loin. J’en ai vu que le craquement de laraquette faisait fuir comme le vent, à plusieurs milles dedistance.

– J’en ai perdu un, une fois…, unénorme ! dit le Brigadier, au bruit qu’a fait un glaçon entombant ; il est parti comme une sauvage créature au momentoù, le doigt sur la détente, j’allais lâcher mon coup.

– Notez bien, continua Burleigh, que lemoose se gîte toujours sur le versant méridional desmontagnes ; par ce moyen vous saurez prendre le dessous duvent en marchant sur lui.

– Le dessous du vent… que diable est-ceça ? demanda Luther.

– C’est marcher ayant le vent en face,mon garçon, expliqua le Brigadier.

– Autrement, poursuivit le maîtred’école, vous ne réussirez jamais à le joindre, il vous éventeraitbien longtemps avant que vous pussiez l’apercevoir.

– Encore quelque chose à dire ?

– Plus qu’un mot ; quand nous seronsséparés, vous serez exposés à vous perdre dans les bois ; pourvous guider, prenez d’avance vos points de repère, consultez lamousse sur les arbres, les pentes de la chaîne montagneuse,l’étoile polaire lorsque vous pouvez la voir, commemaintenant ; vous pourrez ainsi rabattre droit sur lecampement. Le premier qui trouve une trace, ou qui remarque desarbres écorcés, doit en donner avis aux compagnons le plusdiligemment possible.

– Comment ? en tirant un coup defusil ? demanda Bob Frazier.

– Mais non ! mais non ! survotre vie, sir ! une fois sur la piste du moose il ne fautplus s’occuper que de la suivre, sans se détourner d’un pas, sansjeter un cri, sans souffler, pour ainsi dire ; il faudraitmarcher en l’air sans rien toucher : autrement ildisparaîtrait lui et sa famille.

– Quelle famille ?

– Sa femme, ses petits ;quelquefois, avant la saison du rut, on trouve deux ou troisfamilles réunies.

– Est-ce tout ? demanda Job.

– Oui. Ah ! pardon ; un instantencore ! j’oubliais quelque chose. Quelques uns d’entre vousne sont, je crois, pas très-expérimentés ; qu’ils retiennentbien ce que je vais dire ! Si, dans l’ombre du bois, vousentendez la course impétueuse et bruyante de la bête fauve quipasse comme un ouragan, broyant tout sur son passage ; si vousêtes convaincu que c’est le moose ; si vous croyez pouvoirtirer au jugé, sans l’apercevoir ; tirez, mais souvenez-vousque si, par malheur, ce n’est point un compagnon de chasse que vousayez tué, si vous avez blessé le moose, instantanément il sera survous, vous n’aurez d’autre ressource que de lui vendre chèrementvotre vie.

– Hé ! hé ! voilà un jeu quipeut devenir sérieux ! observa Frazier jeune ; lesrelations avec ce gibier là ne sont pas sans danger.

– Très-dangereuses ! si on ne prendpas bien ses précautions. Les jeunes chasseurs sont souvent descauses de tribulations, ils tuent ou estropient leurs camarades,ils font manquer des occasions superbes ; c’est leurimpatiente exaltation qui les pousse à mal.

– Prrrrou ! fit Joë, voyez legénéral ! comme il est loin en avant !

– Ah ! il nous fait des signaux,reprit Burleigh ; rejoignons-le vivement, il paraît avoirbesoin de nous.

– Mais vous venez de nous dire qu’il nefallait même pas faire des signes, master Burleigh.

– Sans doute, lorsqu’on est sur la piste,et qu’on croit l’animal proche ; mais en pleine clairière,comme ici, cela n’a aucun inconvénient. Hallo ! quoi denouveau dans le vent ! Voilà Oncle Jerry sur la lisière dubois, sans nous avoir attendus : il faut qu’il ait trouvéquelque chose, il va dans la bonne direction, courons vite !Ah ! sur ma vie ! voilà Luther, eh !Luther !

– Eh bien ! quoi ?

– Regagnez le campement, je vousprie ; emmenez Watch avec vous. Nous n’avons besoin ni de l’unni de l’autre, pour le moment.

– Il ne voudra pas me suivre, il voit lepère et tire de son côté ; il m’entraîne sur la glace.

– Liez-le avec une bonne corde et ne lelaissez pas échapper ou il arriverait malheur à lui et ànous ; d’ailleurs vous en avez besoin pour la garde ducamp.

Luther et Watch se retirèrent l’un traînantl’autre, ou étant traînés en quelques places glissantes.

– En avant, les amis ! cria Joës’élançant vers le bois.

– Hoo ! hoo ! en avant !répéta une voix étrangère ; et que le diable emporte ledernier !

Chacun se retourna étonné ; tout à-couples deux Frazier poussèrent une exclamation :

– Tiens ! c’est Ned ! Commentva, Ned ?

– Comment va, Bob ? et toi,Joë ? cria le nouvel arrivant, beau garçon vêtu d’un étrangecostume, demi chasseur, demi militaire.

– D’où arrives-tu, Ned ?

– N’en parlons pas pour le moment ;marchons vite, si nous ne voulons pas que ce vieux Nemrod là-hauttriomphe sur toute la ligne.

Sur ce propos, il partit en avant, faisant leplus étrange moulinet avec ses deux bras et marchant avec unesurprenante rapidité sur ses raquettes longues de trois pieds etdemi. Il eut promptement gagné l’avance sur le Brigadier, qui, deson côté, s’était arrêté au bruit pour attendre l’arrivée dunouveau venu.

– Hallo ! Édouard, c’est vous !s’écria-t-il en le reconnaissant, d’où venez-vous donc ?

– De l’Est, là-bas, répondit le jeunehomme en indiquant les plateaux inférieurs où était située laGrand-Maison.

– Est-il possible ! vous avez vu lavieille femme et les enfants ?

– Oui.

– Et comment les avez-vouslaissés ?

– À ravir, tous ; excepté Lucy.

– Qu’a-t-elle donc ?

– On ne peut pas savoir… les nerfspeut-être.

– Bon ! bon ! ça ne me surprendpas ; elle devait se marier ces jours-ci, précisément cesjours… Ned.

– Ah ! fort bien ! alors n’enparlons plus. Le temps me durait de vous voir, et je suis venu vousdire un petit bonjour.

– Venez ici, mon garçon, je vousmontrerai dans cinq minutes quelque chose qui vous fera dresser lescheveux sur la tête : voyez-vous, du côté du bois… non, non,pas là, plus loin où on aperçoit une sorte de clairière ?

– Oui, je vois maintenant :qu’est-ce que c’est ?

– Un pas accéléré jusque-là !voulez-vous ?

– Vous ressemblez à ces héros de laBible, qui à l’âge de soixante-dix ans avaient conservé leurvigueur de jeunesse, dit le jeune homme en s’évertuant à suivre leBrigadier qui marchait à pas de géant. Je ne connais pas un coureurqui voulût se charger de vous tenir pied.

– En vérité, Ned ? non ! mesjambes sont rouillées…

– Il n’y paraît guère… vous êtes un hommed’or… ça ne rouille pas.

– Allons, Ned, marchons ! ce n’estpas là notre affaire pour le moment.

– En avant ! mais je tiens à direque vous me faites croire au Juif-Errant.

Arrivé à la clairière, le vieillard ôta sonchapeau, et appela vivement, par signes, les retardataires.

– Regardez, mes enfants, leur dit-il àvoix basse lorsqu’ils furent tous réunis ; voyez-vous ça,là-bas devant ?

À ces mots, il leur montra des ondulationsinégales qui se dessinaient sur la neige.

– Ah ! dit Burleigh, vous avezraison, sir, voilà une trace sous la neige ; je la distingueaussi clairement que si elle n’avait pas été recouverte.

– Serviteur, sir ! murmura leBrigadier en levant les épaules ; est-ce qu’il est tombébeaucoup de neige là-dessus ? Vous voyez bien que non…D’ailleurs sur ce plateau découvert, le vent la balayetoujours ; on dirait qu’il a plu en cet endroit :

– Je devine ! riposta Burleigh, il ya une source chaude par ici, qui ne gèle pas, elle a ramolli laneige. Je vais voir ça !

– Ah ! il est malin ! dit leBrigadier en se frottant joyeusement les mains, pendant queBurleigh s’élançait dans le fourré.

– Quel est ce beau garçon, demandal’étranger après avoir regardé tous les chasseurs debout, appuyéssur leurs fusils, tenant chacun un chien en laisse.

– Qui, Ned ?

– Ce hardi gaillard, aux longs cheveux,qui bondit sur la neige comme une panthère, et dont l’œiltransperce les bois.

– Çà ! Tu ne le connais donc pas,frère ?

– Non vraiment.

– Eh ! c’est le maître d’école.

– Serait-ce monsieur Burleigh,Bob ?

– Oui, Ned ! Ira Burleigh, le maîtred’école !

– Tonnerre et éclair ! tu ne sais ceque tu dis.

À ce moment Burleigh reparut dans uneéclaircie, la main étendue, désignant du doigt l’abri formé par unsapin gigantesque.

D’un saut, tous furent auprès de lui etregardèrent avidement ; des empreintes parfaitement visibles,quoique saupoudrées d’un peu de neige fraîche, formaient un étroitsentier qui passait au pied d’un jeune arbre penché.

Le Brigadier tressaillit : les chiens semirent à renifler avec ardeur, tirant sur leur laisse à larompre.

– Nous ne sommes pas loin de la bonnevoie, dit Burleigh sur un ton très-bas ; le bouquet d’érablesà sucre que nous cherchons n’est pas à cinq milles d’ici. Voyezd’ailleurs, il y a là-haut un piège à moose, et rien n’a passé surce sentier depuis le grand orage.

– Un piège ? sir, qu’appelez-vousainsi ? demanda Ned.

Burleigh lui montra le jeune arbre penché,qu’une corde mince tirait de force jusqu’au dessus dusentier ; l’autre bout était attaché a un arbre, et dans lemilieu était un nœud coulant maintenu par une détente.

Les chasseurs visitèrent ce piège dans le plusprofond silence.

– Quel est le but de cette machine,sir ? demanda Édouard en regardant Burleigh avec une attentionet une expression singulières, qui furent remarquées par tous lesassistants.

– Je vous l’expliquerai volontiers. Lemoose, en passant par là pour aller boire, engage son bois dans lacorde que vous voyez, ses pieds font partir la détente ;l’arbre se redresse et enlève l’animal qui reste suspendu sur lesjambes de derrière.

– Et le pauvre diable meurt par voie destrangulation ! observa Bob Frazier.

– Cruel ! honteux ! dirent à lafois Joë, Ned et le Brigadier, qui ajouta en clignotant les yeuxd’une façon comique : je ne me consolerais pas si j’apercevaislà une de ces braves brutes, morte suffoquée.

– Coupons tout ça ! s’écriaJoë ; l’arbre se redressera.

– Gardez-vous-en sur votre vie !répliqua vivement Burleigh ; c’est une loi de la chasse de nejamais toucher à l’œuvre d’autrui. Cette trappe a été tendueprobablement par quelque indien Penobscot… ; malheur à quidétruira ce piège, ou touchera seulement à la corde.

– Pshaw ! que les Penobscots soientpendus ! reprit Ned.

Et tirant son large couteau de chasse, iltrancha la corde d’un seul coup, avant que personne eût pul’arrêter ; l’arbre se releva avec une violenteélasticité.

Le Brigadier le saisit par le bras d’un airsérieux.

– Jeune homme ! dit-il, vous avezfait une folie, une sottise grave ; et le meilleur conseil queje puisse vous donner, c’est de remettre les choses en l’état oùelles étaient ; ployez l’arbre, rétablissez le piège, sansperdre un moment. Faudra-t-il que je le fasse pour vous ?

– Flamme et furie ! non !Quelle peur vous avez.

– Peur ?… oh ! oh !…Master Burleigh, voudriez-vous avoir l’obligeance de replacer lacorde.

Burleigh regarda le jeune téméraire, quidevint pâle, et après avoir murmuré entre ses dents quelquesparoles inintelligibles, dit à haute voix :

– Laissez-moi faire, sir, continuez tousvotre marche ; je réparerai ma faute, et j’en prends lesconséquences à ma charge.

Ces mots furent prononcés avec une sombreirritation, et accompagnés d’un regard hautain qui contrarièrent leBrigadier. Mais bientôt, sûr d’être fidèlement accompagné par tousles autres chasseurs, il poussa en avant, laissant Ned libre defaire ce qu’il voudrait.

Sur leur route, ils rencontrèrent une cabaneoù étaient rangées des pièces de venaison demi-salées,demi-gelées ; il y avait des coqs de bruyère, des perdrix, deslièvres ; la moitié d’un cariboo était suspendue aux branchesd’un arbre.

– Nous pourrons très-bien nous consolersi nous manquons le moose, dit Joë en se disposant à décrocher unepaire de perdrix placées plus bas que les autres.

– Non ! non ! par l’honneur,s’écria le Brigadier ; gardez-vous-en ! ce gibier estsacré. Les chasseurs en font souvent des réserves semblablespendant tout l’hiver, et j’ai quelquefois acheté chez moi, pour lamettre dans le sel, de la venaison qui était gelée depuis dessemaines, peut-être des mois.

– Ma foi ! laissez-moi vous dire quevos chasseurs de mooses sont d’étranges farceurs, observa BobFrazier ; je vous aime mieux qu’eux. En tout cas je détestecette trappe à moose.

– Je ne dis pas non. Ce piège que nousvenons de voir est l’ouvrage des Passamaquoldies, j’ai reconnu leurmanière de faire à cette façon d’employer pour ressort une branchehorizontale, comme dirait le maître d’école, qui tire la corde etserre le nœud coulant ; alors la pauvre bête meurt plus vite,mais toujours en se débattant et poussant des beuglementspitoyables. Mais, nous ne sommes pas loin du gîte, peut-être ;il doit être sur le flanc sud ou sud-est de ces collines ;qu’en pensez-vous, Iry ?

Le maître d’école fit un signe d’assentiment,et ajouta quelques mots sur la probabilité de rencontrer bientôt lebouquet d’érables.

– Quoiqu’il en soit, reprit le Brigadier,comme nous ne pouvons savoir où nous en sommes, le meilleur sera dene plus rien dire maintenant.

– Oui, marchons dans le plus completsilence, suivant notre général jusqu’à ce que ses signaux nousavertissent de ce qu’il faudra faire, dit Burleigh ; alorschacun pour soi, seulement, il serait bon de nous tenir autant quepossible à portée les uns des autres, afin de nous prêtermutuellement secours dans les moments critiques. J’ai vu lesmeilleurs chasseurs manquer leur premier coup de fusil. Il fautbien se méfier, si la créature n’est que blessée, elle vous chargeavec fureur, ou vous lance d’affreux coups de corne au moment oùvous la croyez expirante ; il ne faut s’en approcher qu’avecles plus grandes précautions.

À ces mots il poussa en avant, avec vivacité,comme s’il eut aperçu quelque chose.

Dans un moment de halte, Burleigh indiqua deloin à ses compagnons le bois le plus proche, en leur faisant signed’y marcher à couvert. Midi était proche ; le Brigadier et lesdeux Frazier avaient une faim de tigres, ils firent un bref etsobre repas : du porc grillé, du biscuit de Medford, unegoutte de rhum dans de la glace fondue ; tout fut expédié enquelques minutes.

Ils se dirigèrent ensuite silencieusement versl’endroit où ils avaient aperçu Burleigh en dernier lieu, mais ilavait disparu comme une ombre. Les jeunes gens se disposaient àl’appeler pour l’inviter à déjeuner. Le Brigadier les arrêtavivement, et pas un mot ne fut prononcé.

Tout à coup un souffle de vent leur apporta unbruit lointain ressemblant à celui que produit la cognée dubûcheron froissant l’écorce d’un arbre. Après avoir prêté uneoreille attentive, le Brigadier quitta ses raquettes et s’élançadans la direction du bruit, glissant silencieusement au travers desbranches, rampant parfois, avançant avec une vitesse prodigieuse.Les deux Frazier le suivirent de leur mieux, avec beaucoup depeine.

Le bruit se rapprochait et devenait plus fortà chaque bouffée de vent ; bientôt on ne put douter que ce fûtun moose qui broutait l’écorce des arbres ; seulement, ladirection n’était pas facile à déterminer. Le Brigadier suivit lapiste de Burleigh, quoiqu’elle parût s’éloigner du bruit ; lesautres passèrent chacun de leur côté ; bientôt ils furentdispersés, cherchant au hasard, déroutés par mille échos confus quirépercutaient les sons dans toutes les directions.

Soudain un coup de feu retentit, des cris sefirent entendre : « hé ! hé ! garçons, lâchezles chiens ! » Presque en même temps les broussaillesfrissonnèrent au passage d’une grande bête.

Une minute après, la voix de Burleighretentit :

– Le voilà ! le voilà ! garde àvous ! il vient.

Chaque homme regarda son amorce et se tintprêt, l’œil sur le fourré. Les chiens furent lâchés et partirent enaboyant comme des furieux, toute la troupe s’élança aprèseux : on eut dit la chasse infernale de Freischütz.

Encore un coup de feu ! et du fracas dansle fourré : puis on entendit une lourde bête tomber dans lesarbres en se débattant avec violence.

– Tête à lui ! faites-luitête ! hurla le Brigadier ; ou bien il va gagner lebois !

– Il va là ! tayaut !tayaut ! hurrah ! crièrent les voix éparses çà et là.

Et chacun courut au bruit.

Presque au même instant apparut comme unéclair, le moose fendant les taillis, la tête haute, le bois enarrière, se frayant un chemin large d’au moins six pieds ; iltraversa une clairière, et en un clin d’œil disparut derrière uncoteau : quelques secondes après, sa femelle et deux jeunesbondirent à sa suite.

Tout cela passa hors de portée ; pas unchasseur ne put tirer ni leur couper les devants ; mais dansla même minute les chiens passèrent, hurlant et courant comme desenragés. Deux nouveaux coups de feu se succédèrent rapidement etfurent suivis de triomphants hurrah poussés par trois voixdifférentes : on put reconnaître celle de Ned Frazier ;(le dernier venu, qui était resté en arrière pour rajuster lepiège).

– Un coup de main, là ! lesenfants ! un coup de main ! cria le Brigadier d’un ton àse faire entendre à un mille à la ronde ; un coup dejarret ! en avant les raquettes !

Ned apparut sur la lisière du bois,rechargeant son arme. Plus loin se montrait le maître d’école cachéderrière un gros arbre, le fusil en avant, prêt à faire feu.

– Par où a-t-il pris, OncleJérémiah ! s’écria ce dernier.

– Par ici ! répondit levieillard ; suivons-le, ou bien nous le perdrons.

– Mais la vache et les petits !observa Ned.

– Ne vous inquiétez donc pas de cescréatures, il y en a déjà deux de mortes, aussi certainement quevoilà un fusil.

– Ne pourrions-nous pas au moins donnerle coup de grâce à la mère ?

– Rien n’empêche, si toutefois la pauvresotte nous attend jusque là pour mourir, dit le Brigadier ;allons ! voici les chiens, s’ils la trouvent ils vont luifaire un joli parti ! Halloo ! halloo !

Quelques pas plus loin on rencontra lafemelle, blessée à mort, cherchant à se précipiter dans un ravinprofond où elle aurait échappé à toutes les recherches ; lemaître d’école l’acheva d’un coup de fusil au défaut del’épaule.

Néanmoins, le mâle avait disparu ; ils’écoula bien une heure et demi avant que tous les chasseurseussent chaussé leurs raquettes, et fussent prêts à suivre leBrigadier : les gros vêtements furent mis de côté ainsi queles fourrures, chacun se rendit le plus léger possible, pour êtreplus apte à faire une chasse à courre acharnée.

Ils eurent la chance de le rejoindre, grâceaux bons petits chiens, qui, ardents et légers, s’étaient ameutésautour de lui, et le harcelaient sans jamais s’exposer à son boisredoutable.

L’animal tenait tête, soufflait, faisait volerdes tourbillons de neige en chargeant ses insaisissables ennemis.Chose étrange ! quoiqu’on fût au mois de mars, le magnifiqueanimal n’avait pas perdu ses andouillers. Au lieu d’avoir affaire àune ramure naissante, on se trouvait en présence d’un boisprodigieux dont les pointes s’élevaient à plus de onze pieds dusol.

– Je comprends les frayeurs de la pauvreLiddy, et je crois à son récit, dit Burleigh au Brigadierlorsqu’ils se furent rapprochés ; quelles cornes !entendez dans la feuillée ! il fait autant de bruit qu’unebande de chevaux sauvages, ou une horde de buffles !

– C’est vrai, Iry, répliqua le Brigadieren essuyant avec sa manche la sueur qui ruisselait de sonfront ; je n’ai jamais vu de pareil ! tu as raison, milletonnerres ! c’est le géant de son espèce.

– Et, comprenez-vous que les deuxFrazier, qui ont marché sur sa piste, vous aient affirmé ne pasl’avoir aperçu !

– Je saurai ce qu’il en est, répliqua leBrigadier en hochant la tête.

En effet, à la première occasion, ilquestionna les deux jeunes gens ; leur réponse futvague : ils avaient bien aperçu une ombre sillonner lebois ; mais c’était la nuit, par le clair de lune, ilsn’avaient pu bien juger l’animal, qui d’ailleurs avait passé horsde portée.

On entrait dans la plus chaude période de lachasse : tous les chasseurs étaient dispersés, sans avoirensemble aucun moyen de communication. La plupart d’entre euxs’efforçaient de marcher avec le Brigadier ou le maître d’école,et, lorsqu’ils les perdaient de vue, ils suivaient leurs pistesautant que possible.

À force d’avancer, les hardis aventuriersavaient laissé derrière eux les basses collines ; ilsparcouraient maintenant la région des grands bois où l’Arborvitæ atteint des dimensions gigantesques, et s’élève à lahauteur de soixante pieds.

Le Brigadier était toujours le premier ;Burleigh et Ned Frazier le suivaient d’assez près ; le restede la troupe venait ensuite comme il pouvait. Parfois, dans quelqueclairière lointaine illuminée par le soleil couchant, on apercevaitla gigantesque stature de l’Oncle Jerry se détachant brillante surle fond sombre des bois ; le canon poli de son fusil reluisaitdans ses mains comme une arme enflammée et magique ; au mêmeinstant il disparaissait comme un brouillard fantôme emporté par levent.

Après une rude ascension, Burleigh et Frazierse trouvèrent assez proches du Brigadier : ils le virents’arrêter subitement comme quelqu’un qui écoute ; en mêmetemps ils entendirent, sur leur droite, les graves aboiements d’undogue : « Par Jupiter ! » cria une voix quisortait du fourré, « c’est le vieux Watch. »

– Je parierais que Luther est pourquelque chose là-dedans, grommela Burleigh ; je vous le dis,M. Frazier, il est heureux pour lui que son père soit trop loinpour s’en apercevoir.

– N’entendez-vous pas deshurlements ? N’entendez-vous pas, Burleigh ? réponditNed.

– Ce sont les loups, répliqua le maîtred’école après avoir prêté l’oreille un instant ; ils sedirigent du côté de notre campement, tout en chassant un moose pourleur souper.

– Réussiront-ils ?

– Avec cette croûte glacée qui couvre laneige, ils ont beaucoup de chances pour eux, car elle les portesans se briser, tandis que le moose y plonge jusqu’au cou ;c’est là sa perte.

– Pauvre garçon !

– Ah ! un coup de fusil !… unautre encore… et un autre ! j’ai vu la flamme ; ils sontproches.

Les glapissements des roquets, la voixgrondante du dogue, les hurlements des loups se confondirent dansune diabolique harmonie qui s’éteignit peu à peu dans lelointain.

– Oui ! continua Burleigh, ilsl’auront, le noble animal, plus d’espoir pour lui… Mais voyez donc,qu’y a-t-il de nouveau dans l’air ?

On apercevait le vieux chasseur épaulant sonfusil, comme s’il allait faire feu ; un instant après ill’abaissa, traversa la colline en courant aussi vite qu’un moose,et disparut. Les deux jeunes gens s’élancèrent sans pouvoir lerejoindre ; ils ne purent même l’apercevoir.

– Ça ne s’est jamais vu, murmura Burleighessoufflé ; cet homme là est prodigieux, rien ne lefatigue ; il arrivera à faire chasse tout seul, nousn’arrivons pas à la hauteur de sa cheville. Essayons de lui gagnerles devants.

– Les devants ! je voudrais vous yvoir ! j’aimerais autant tenir tête à un moose, et dans lasaison du rut. Ce vieux coureur est d’une race d’acier ;tenez ! le voyez-vous ! voyez-vous là-haut ! audiable ! dans les nuages !

– Ma foi, courons du mieux possible, nousl’atteindrons quand nous pourrons ; c’est là le sort de lachasse.

Malgré tous leurs efforts, plusieurs heuress’écoulèrent avant qu’ils pussent atteindre « le vieuxNemrod », comme l’appelait Ned. Enfin ils l’aperçurent,quittant sa grande capote au pied d’un arbre.

– Ah ! nous le joindrons cette fois,s’écria Burleigh, je crois qu’il joue le bon jeu, il va droit augîte ; peut-être y trouverons-nous deux ou trois famillesréunies.

Ce fut pendant quelques minutes une vraiecourse au clocher entre les deux jeunes gens ; l’un cherchantà devancer l’autre.

Tout à coup, au détour d’un bois, ilstombèrent à l’improviste sur le Brigadier : il respiraitbruyamment, appuyé contre un arbre, tous ses vêtements ouverts, enmanches de chemise, s’éventant avec son large chapeau defeutre.

Le digne homme ne pouvait plus parler tant ilétait essoufflé ; il paraissait, du reste, parfaitementjoyeux, et content de lui.

– Eh ! bien mon bon sir, demandaNed, qu’est-ce qu’il y a de nouveau ?

– Fusils chargés… ?

– Oui.

– Je vois la fumée sortant de vos canons,master Burleigh.

Ce dernier fit un effort pour ébaucher unlamentable sourire ; il secoua la tête. Le Brigadier luimontra du doigt, à la distance d’un demi-mille, un objet noirâtrequi se dessinait sur la neige au pied de la colline la plus proche.Le maître d’école bondit sur lui-même, ses yeux lancèrent deséclairs.

– Vois-tu ça, mon garçon ! dit leBrigadier en lui frappant sur l’épaule.

– Quoi ? demanda Frazier, je ne voisrien.

– Comment ! ce point noir, là-bas,au bord d’un ravin… ?

– Non, je ne distingue rien.

– Eh bien ! enfant ! c’est unmoose.

– Un moose !

– Parbleu oui ! qu’en dis-tu.Iry ?

– Certainement ! mais voici la nuit,il s’agit de camper.

– Ici ! à présent !tonnerre ! s’écria Frazier ; en vue du gibier… ? quenous n’avons rien à nous mettre sous la dent pour souper… ?sans abri contre le froid… ? Malepeste ! nous aurons faitune belle fin de journée ! Nous serions de fameux niais sinous ne prenions pas garde que le thermomètre est à un demi-mètreen dessous de zéro.

– Il en sera pourtant ainsi, répliquafroidement Burleigh ; il n’y a plus rien à faire cesoir : demain, par exemple, je vous promets de tuer un moose.Pour aujourd’hui nous ferons comme nous pourrons : nous nouscoucherons serrés les uns contre les autres ; des fougères,des broussailles de sapin nous serviront de matelas et decouvertures ; une tranche de salaison, un œuf dur feront notresouper.

– Vous vous croyez bien sûr de votreaffaire pour demain, observa Frazier d’un air mécontent ; jene parierais pas pour vous, moi, car j’ai mes pressentiments ;ils ne sont pas favorables.

– Enfant ! vous ne voyez pas que legaillard fait ses préparatifs pour la nuit.

– Quels préparatifs ?

– Eh bien ! il va se coucher sachantbien, qu’il dormira tranquille : faisons-en autant quelui.

– Vous avez de fameux yeux,général ! Je n’aperçois rien, si ce n’est un vieux troncd’arbre ; et encore je ne suis pas sûr.

Le jeune homme avait une bonne raison pour nepas voir, il regardait dans une direction tout à faitopposée ; il fallut que le Brigadier le prit par les épauleset pointa avec la mire du fusil, pour amener ses yeux dans la bonneligne. Alors il fut convaincu, et remarqua même les mouvements del’animal.

Chacun se mit à l’œuvre pour préparer lecoucher : on creusa un trou dans la neige, on y empila desfougères, des ramilles de cèdre, de la mousse prise aux branchesdes sapins. Ensuite, les trois chasseurs s’y blottirent étroitementserrés l’un contre l’autre.

– Général ! dit Frazier, prenez monmanteau, voulez-vous ?

Le Brigadier refusa et dit avec un orgueilleuxmouvement de tête :

– Je ne suis plus un jeune homme, il estvrai ; mais je ne crains pas plus le froid que la fatigue.

– Prenez, prenez, Oncle Jérémiah, ditBurleigh ; ce serait une honte pour nous si nous ne partagionspas nos vêtements avec vous.

Le patriarche se rendit avec un sourire, etbientôt les trois amis dormirent d’un bon sommeil dans leur lit deneige.

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