Les Pieds Fourchus

Chapitre 6BATAILLE À MORT

Le lendemain matin, quoique raides de froid etmeurtris par la dureté de leur lit, nos hardis chasseurs furentdebout longtemps avant l’aurore, et prêts à reprendre la chasse.Sans chiens, guidés par la seule lueur des étoiles, ils selancèrent avec une souplesse et une ardeur félines vers le gîtequ’ils avaient remarqué la veille.

Le Brigadier se détourna un peu, avecBurleigh, pour prendre le dessous du vent, et arriver sur la bêtesans qu’elle sentît son approche. En même temps, il posta sescompagnons sur une éminence d’où on pouvait voir le pays àplusieurs milles à la ronde. Ensuite toute la bande s’arrêta,attendant le jour, et écoutant, dans l’espoir que les chiens,toujours en chasse, leur ramèneraient peut-être le gibier.

– Général, dit le maître d’école àl’Oncle Jérémiah, lorsqu’ils se trouvèrent seuls ; commentvous trouvez-vous ce matin ? vous semblez pâle.

– Tu crois, Iry ? j’ai plutôt lesjointures raides, autant que j’en puis juger. Je ne suis plus ceque j’étais il y a vingt-cinq ans ; j’espère néanmoins êtredigne de moi jusqu’à la fin.

– Comment avez-vous dormi ?

– Pas trop bien ; je n’avais jamaistant souffert du froid. La fougère et la feuillée de sapin sont demalheureux manteaux.

– Vous ne semblez pas dans votre assietteordinaire, général. Nous ferions bien de laisser la chasse et deretourner au campement.

– Nous ! reculer ! abandonnerla partie si belle ! tourner les talons après une misérablecampagne de trois jours ! Et pourquoi ? s’il vousplaît ; pour qui me prenez-vous ?

– Pour qui vous êtes, sir ; un hommequi en vaut dix mille, même à votre âge.

– Bien ! bien ! Iry ; jene vaux pas plus que mon pareil ; et s’il faut dire vrai, jene suis pas d’aplomb aujourd’hui. J’ai fait un vilain rêvecette nuit ; croyez-vous aux rêves, vous ?

– Je ne saurais trop vous dire,sir ; et pourtant il m’est arrivé de bien étranges choses à lasuite de certains rêves. Mon père a eu ainsi des révélationseffrayantes, il me l’a dit.

– Oui ! cela me remet en mémoirequelque chose dont je voulais vous parler, il y a trois nuits, voussavez, alors que nous fûmes si effrayés.

– Effrayés, sir !

– Bien certainement ! vous n’étiezpas effrayé, Iry ? voyons ! sur l’honneur, vous n’aviezpas peur ?

– Je ne sais comment vous répondre,sir ; je conviens que j’étais en état de trouble et deperplexité ; mais…

– Regardez-moi, Iry, là bien dans lesyeux ; et répondez sans détours. Je vous ai observé pendanttout ce tapage mystérieux ; j’ai eu l’œil sur vous sans quevous vous en doutassiez.

– Vous vous êtes un peu trompé,général ; je me suis parfaitement aperçu que vous me guettiezcomme un chat fait pour une souris, et je me suis comporté enconséquence.

– Vraiment ! vous êtes profond, IryBurleigh ; votre père l’était aussi…, mais revenons à laquestion.

– Comme vous voudrez.

– Pensez-vous, oui ou non, Iry, que notrevielle maison soit hantée ?

– Avant de vous répondre, permettez-moide vous demander ce que vous entendez par ces mots :« une maison hantée. »

– Plus bas, Iry ! Je vois NedFrazier qui regarde par ici. Je vous demandais si, dans votreopinion, les bruits que nous avions entendus l’autre soir sontl’œuvre des esprits.

– Quels esprits, général ?

– Les esprits qui, au témoignage du pèreCumming et de tous les voisins, fréquentaient la ferme de Blaisdellavant que je l’eusse achetée !

– Non, sir ! je ne puis dire que jecroie cela.

– Alors pensez-vous que ces tapagesnocturnes aient été produits par Jeruthy Jane et les autresenfants ?

– Oui, quelquefois, mais pastoujours.

– Qui était-ce donc alors,hein ?

– Que sais-je ?… les volets,… lescroisées,… les portes,… l’ouragan.

– Iry Burleigh ! regardez-moi ;je vous pose cette question en homme qui va mourir !

– Mourir ! vous ! à quoipensez-vous ?

– Je pense juste, mon enfant ;j’approche du terme de mon voyage ; j’ai reçu unavertissement, Iry. Et maintenant répondez-moi avec franchise, jevous en prie : n’avez-vous pas entendu des chuchotements dansla maison !

– Eh bien ! sir, puisque vous prenezla chose si fort au sérieux, je vous dirai que je n’ai pas prisgarde à la différence qu’il peut y avoir entre des chuchotements etdes voix.

– Enfin ! avez-vous entendu desvoix ?

– Pour cela, oui ! du cellier, dubûcher, du garde-manger, sont parties des voix bien distinctes, desvoix humaines.

– Bien ! continuez.

– Avez-vous lu les affidavits(déclarations sans serment) du père Cumming et desautres ?

– Oui, mais seulement il y a un moisenviron. J’en avais bien entendu parler vaguement avant d’acheterBlaisdell’s house, avant même d’y songer : on disait que cettevieille baraque était hantée, et que s’il le fallait, plus decinquante témoins attesteraient avoir vu, de leurs propres yeux,(les uns le jour, les autres la nuit), l’esprit de M. Butler yfaisant apparition.

– C’est bien cela, sir ; telles ontété les déclarations.

– Moi j’ai regardé tout ça comme descontes, et je n’en ai pas cru un mot : on m’offrait la fermepour le quart de sa valeur ; j’étais décidé à l’acheter, et jel’ai acquise, hantée ou non hantée, sans m’inquiéter davantage. Jene pouvais penser, sans rire, à habiter la maison des esprits, etje n’avais pas donné une seule pensée à toutes ces histoiresjusqu’au mois dernier, époque où un étrange tumulte s’est faitentendre dans la maison. J’étais resté seul, à cause de mesrhumatismes, pendant que toute la famille était allée au meeting…Mais vous avez frissonné, il me semble, Iry ?

– Je ne pense pas, sir :continuez.

– J’étais dans mon lit, fort bienéveillé, tout-à-coup j’entendis comme une conversation près de moi…Vous comprenez, j’ai tiré avantage de ces mystères-là pour acheterle domaine à vil prix ; j’ai acheté au préjudice de la veuveet des orphelins… et maintenant je vais être jugé !

– Je ne vois pas cela, sir.

– Mais c’est mon opinion. Et maintenantdites-moi sincèrement si vous pensez que ces affidavits émanent degens honnêtes ?

– Je le pense.

– Et que tout s’est passéloyalement !

– Oui, autant que j’en puis juger ;je les connais presque tous, ces déclarants ; hommes oufemmes, ils sont tous d’un caractère sage, prudent et pieux. Quantà Parson Cumming, c’était un gradué de l’université d’Harvard, unhomme d’une importance scolastique indiscutable. Je possède labrochure qu’il a publiée en 1800, je crois ; il est y questionde spectre féminin qui fit apparition dans le mois d’août de cetteannée-là. Ce livre est à votre service quand vous voudrez ;…mais vous paraissez troublé, sir ?

– Je le suis en effet, Iry, j’ai fait lemal, et mon repentir ne peut dissiper le sombre nuage que m’alaissé ce rêve.

– Quel était donc votre rêve,sir ?

– Je n’aime pas à y songer, Iry. En deuxmots… le sang criait vengeance contre moi, les deux spectres deGeorges Butler et de sa femme me poursuivaient en criant d’une voixsourde et enrouée : « Il y a un signe sur toi ! il yaura du sang dans ta route ! » – Ah ! j’entends leschiens !…

Tous les chasseurs se redressèrent en sursaut,écoutant, les mains contre leurs oreilles.

– Encore un mot, Iry, dit le Brigadieravec des yeux égarés comme s’il apercevait un objet invisible pourBurleigh, que penses-vous de toute cette affaire, en l’envisageantraisonnablement.

– Je dis que tout cela estincompréhensible si on n’admet pas que les déclarations sontvraies.

– Dans ce cas je suis un hommemort ; et si je survis à ce jour, c’est bien la dernière foisque je vais à la chasse du moose.

En ce moment on entendit les aboiementséloignés des chiens, mais dans une direction toute autre que celleque les chasseurs allaient prendre. Peu après les frères Frazierfirent des signaux auxquels tout le monde accourut. À l’aspect dece tohu-bohu, le Brigadier proposa à ses compagnons de se diviseren deux bandes.

– Je resterai avec Burleigh, noussuivrons cette direction, dit-il en montrant un point noir quiparaissait mouvant sur la pente glacée d’une colline assezproche ; vous…

– Il vient ! il vient !hurlèrent les Frazier au grand déplaisir du Brigadier et deBurleigh.

– Allez-y ! courez, mes garçonschacun sa route ; je suis sûr qu’il nous a vus ou entendus,tout à l’heure les premiers seront les derniers. Vous pouvez criermaintenant tant que vous voudrez ; ça n’arrivera qu’àl’étourdir ; ah ! si seulement j’avais leschiens !

À ces mots, suivi de Burleigh, il se mit enchasse. Les autres chasseurs continuèrent à se développer sur lalisière du bois, rétrécissant graduellement leur enceinte autour del’animal qui paraissait démoralisé par le nombre et la position deses ennemis. Un instant il sembla décidé à traverser, au grandtrot, la clairière, mais tout-à-coup il bondit vers le fourré. Sesmouvements agiles indiquaient qu’il n’était pas sérieusementblessé.

– Hallo ! cria le Brigadier lorsquela bête fut en vue ; halloo ! c’est bien le gaillard aveclequel nous avons eu affaire ! voyez ses cornes !

Et il se lança vers lui à travers bois etbroussailles qui craquaient devant lui comme devant unhippopotame.

En effet la ramure de l’animal étaitmagnifique, jamais chasseur n’en vit une plus gigantesque.

– Hurrah ! voici lesroquets !

Au même instant, les échos répétèrent milleaboiements très-proches. L’Oncle Jerry couru dans leurdirection ; Burleigh fit un détour, espérant couper lesdevants à la bête, avant qu’elle gagne le fort du bois.

Les cris de la meute se rapprochaient ;la voix sourde d’un gros dogue s’y mêlait par intervalles ;parfois retentissait la plainte d’un chien blessé ; çà et làdes coups de feu : tous ces bruits réunis formaient un vacarmeinfernal.

Soudain, au moment où le Brigadier seprécipitait vers une éclaircie, toute blanche de neige, un horriblecraquement fit frissonner le bois devant lui, en trois ou quatreplaces différentes : un moment ému, il reprit bientôt sonsang-froid, mit son fusil en joue et marcha droit au bruit. Soudainune clameur aigüe frappa ses oreilles, c’était Burleigh qui criaitde façon à glacer d’effroi le plus intrépide veneur :

– Garde à vous, sir ! garde àvous ! courez, sur votre vie ! faites feu etcourez ! ou vous êtes perdu !

Mais avant que le vieillard eût fait face, leterrible ennemi sortait du fourré et courait droit sur lui.

Le danger était pressant ; il n’y avaitde salut à espérer que dans une lutte corps à corps, si le coup defusil ne le foudroyait pas. Le Brigadier aurait voulu viser audéfaut de l’épaule, mais l’animal se présentant de front, il tiradonc en plein poitrail.

Le moose tomba à genoux, sur le coup :mais, presque aussitôt, après deux ou trois plongeons dans laneige, il se releva et se lança sur le Brigadier au triplegalop.

– Derrière un arbre ! hurlaBurleigh ; prenez abri derrière un arbre, pour Dieu,courez ! cela me donnera le temps d’arriver à portée defusil.

Le vieillard bondit comme un chat sauvage, etcomme le moose enfonçait dans la neige, pendant quelques secondesil y eut espoir de salut.

Mais à chaque saut il prenait de l’avance,bientôt le Brigadier sentit sa respiration brûlante sur sonépaule ; pour gagner du temps il lui jeta son long manteau àla tête : le moose furieux se secoua, trépigna, et le manteaudisparut en morceaux. La poursuite recommença : le vieillardessaya de lui lancer son chapeau ; le vent l’emporta loin dubut.

Les chiens soufflaient le poil à la bête, etse ruaient sur elle comme un ouragan, sans même attirer sonattention. Le moose ne voyait que l’homme qui l’avait blessé.

Enfin, le Brigadier fit un faux pas, et tombaabouché dans la neige, sans pouvoir se relever, embarrassé qu’ilétait par ses raquettes.

Cependant le vieux brave ne perdit pas latête, il savait que Burleigh était proche ; il venaitd’entendre les aboiements du vieux Watch ; des secours nedevaient pas tarder à arriver. Au moment où l’énorme quadrupède secabrait pour le fouler aux pieds, il se jeta vivement de côté etesquiva ainsi le choc mortel de ses sabots fourchus. En retombant,l’animal, par son poids, s’enfonça lourdement dans la neigejusqu’aux oreilles, si profondément que l’un de ses andouillersvint se coucher sur la glace tout près du vieillard : cedernier saisit la corne à deux mains et y resta suspendu. À cemoment Watch arrivait ; d’un bond furieux il s’élança à lagorge du moose : Burleigh apparut à son tour, le fusil enjoue, mais n’osant faire feu, de crainte de blesser son vieilami.

– Feu ! Burleigh ! n’aie paspeur pour moi ! cria le Brigadier, ne le manque pas !

Le moose se cabra et rua frénétiquement ;tout à coup son énorme andouiller, ébranlé sans doute par cettelutte et par les chocs qu’il avait reçus dans les bois, tombaarraché de sa tête comme une branche frappée par le tonnerre. Cettenouvelle blessure exaspéra l’animal ; il chercha à frapper del’autre andouiller le vieux chasseur qui avait roulé par terre.Mais, par un effort désespéré, ce dernier saisit encore le bois dumoose et fut jeté en l’air par un haut le corps que fit l’animal.Le malheureux chasseur était, on peut le dire, suspendu entre lavie et la mort.

Burleigh fit feu.

La détonation fit résonner les bois, et allase répercuter dans mille échos, comme une décharged’artillerie.

Le monstre furieux tomba lourdement, têtepremière dans la neige, précisément dans le creux où cherchant àécraser l’Oncle Jerry sous ses pieds, il avait failli terminer d’unseul coup toutes ses affaires en ce bas monde.

Watch le saisit dans sa chute, toujourscramponné à sa gorge par des mâchoires d’acier.

Toujours indomptable, quoique cruellementmeurtri, le Brigadier se rua sur le moose, et avant que Burleighfût à portée de l’aider, acheva l’animal en lui plongeant jusqu’aumanche son long couteau dans la poitrine.

L’air et les bois tremblèrent au bruit dessauvages hurrah que poussa la bande triomphante des chasseurs, enmême temps que le fidèle Watch aboyait et que la meute des roquetss’égosillait en affreux glapissements.

– Hurrah ! pour le vieuxchasseur !

– Hurrah ! pour l’OncleJerry !

– Hurrah ! pour le Squire !

– Hurrah ! pour mon père !

On continua ainsi plusieurs minutes, jusqu’àperte d’haleine, en y mêlant des salves de mousqueterie.

– Assez ! enfants !assez ! vous me comblez ! criait le bonhommeattendri ; ah ! voilà les vrais chasseurs de moose !voilà une chasse, mes amis ! allons, chargez vosarmes !

Après avoir soigneusement chargé et amorcé,ils tinrent brièvement conseil : il fut résolu définitivementque la moitié de la bande se mettrait à battre les bois avec leschiens, pendant que l’autre moitié s’occuperait des préparatifs dusouper, soit sur place dans un camp volant, soit au grand campementprécédemment établi. Il fut recommandé par le maître d’école derester avant la chute du jour et de ne pas s’oublier trop tard dansles forêts, quelque tentation que put offrir la chasse.

Lorsque le vieux chasseur eut coupé le mufle,le foie et le cœur, il demanda l’aide de ses compagnons pourextraire les os à moelle, et découper en tranches la chair bonne àmanger.

Burleigh fut le premier à l’œuvre ;agrandissant le trou formé dans la neige sanglante par lesconvulsions du terrible animal, il ouvrit le corps trèsadroitement, et découpa des morceaux, de nature à dédommageramplement toute la bande d’un jeûne forcé de quarante-huitheures.

– Et maintenant qu’allons-nousfaire ? demanda-t-il au Brigadier.

– Poussez en avant ! j’ai bonneidée ! nous trouverons peut-être deux ou trois familles parlà… halloo ! – Où donc est Ned Frazier ?

– Il est parti, général, ainsi que vousle lui avez enjoint, répondit le plus jeune des deux frèresrestants ; vous lui avez dit de « marcher comme ill’entendrait. »

Burleigh se retourna soudain avec un mouvementfébrile, et dit d’un ton sérieux :

– Vous auriez mieux fait de suivre votrefrère, sir, et de ne pas vous éloigner de lui : de plus à monavis, un chien ou deux ne vous auraient point été inutiles.

– Vous avez raison, Iry, ajouta leBrigadier, et figurons-nous bien qu’il serait fort dangereux denous disperser hors de portée de la voix. Et au moment où la petitetroupe se remit en marche, il se rapprocha de Burleigh pour luidire à voix basse : C’est fini avec mon rêve, Iry.

– Oh ! oui, je le pense ainsi.

– Un vilain rêve, Iry Burleigh ;mais, ajouta-t-il en levant les deux mains au ciel, j’ai reçu uneleçon que je n’oublierai jamais. Je vois maintenant pourquoi lafemme Butler m’est apparue en songe.

– Que voulez-vous dire, sir ?

– Pour me mettre face à face avec lamort, et m’obliger à payer plus cher la ferme de Blaisdell.

Burleigh secoua la tête :

– Jamais, mon bon sir, jamaisjamais ! pourquoi la paieriez-vous plus cher ? vous enoffririez dans ce cas, plus que personne.

– C’est parfaitement vrai, Iry ;mais je n’ajoute pas foi à ces histoires ; d’autres y croient,et s’ils n’y eussent pas cru, ils auraient donné un meilleur prixde cette propriété.

– Mais vous pensez aujourd’hui que ceshistoires sont vraies, n’est-ce pas ? si je vous comprendsbien, à présent vous êtes inquiet à cause des idées nouvelles quivous remplissent l’imagination.

– Vous n’avez pas tort, Iry : depuisquelque temps je me sens sombre et mal à l’aise ; tout àl’heure, quand je pouvais voir dans les yeux du moose l’image de lamort prête à me fouler aux pieds, il m’a passé dans la tête unefoule d’idées. Lorsque nous serons de retour dans la maison, nousparlerons affaire, et je vous confierai un tas de papiers àdébrouiller.

– Très-bien, je vous entends : maisil faudra voir plus tard ; n’agissez pas avec précipitation etsous l’impression d’une pensée inquiète.

– Plus tard !… plus tard !…qu’entendez-vous par là, Iry ? ce matin vous m’avez dit lamême chose.

– C’est entendu ; mais nous nepouvons rien avant d’être à la maison. Et maintenant, quefaisons-nous ?

– Revenons au campement, Iry.

– Peut-être ; mais que décidons-nouspour la chasse ; restons-nous sur notre triomphe !

– Oh ! non ; si tu veux resterici et tout préparer pour le souper, je pousserai une pointe enavant avec quelques compagnons.

– Excusez-moi, sir, je n’aimerais pointvous laisser aller seul en expédition. Ici, par exemple, je n’auraipas d’inquiétude ; nos compagnons feront ce qu’ils voudront etbattront en retraite même sans souper, s’il leur plaît. Sauf votreavis, j’irai seul en avant flairer l’air de ce bois.

– Adopté ! je suis joliment rompu,et il me semble que je reçois la visite de mes vieuxrhumatismes.

Burleigh sourit :

– Ce n’est pas étonnant après l’assautque vous avez eu avec ce monstre.

– Mais, continua le Brigadier, nous avonsentendu par là la voix de Luther, ce devait être lui, car Watch estici ; tâchez donc de l’apercevoir pour que je sache comment ilse fait qu’il ait rompu la consigne et laissé le camp pour venirnous trouver. Ah ! il est proche, le vieux Watch flaire sonarrivée.

Comme le Brigadier parlait encore, Lutherapparut en courant.

– Bonjour, Père, comment allez-vousaujourd’hui ?… et vos rhumatismes ?

– Assez joliment. Mais me direz-vous,Luther, pourquoi vous avez laissé le campement ?

– Ce n’est point ma faute, Père, Watch avoulu s’échapper et m’a traîné sur la neige au moins pendant cinqminutes, avant que j’aie pu le retenir. Il m’a bien fallu lesuivre, à moins de lui tirer un coup de fusil, ce qui aurait étémalheureux ; enfin il m’a été impossible de le ramener.

– Pourquoi ne le laissiez-vous pasaller ?

– Ah ! Père ! vous l’aviezdéfendu !

– Bien ! garçon, bien ! Et,quelles nouvelles du camp… du troupeau ?

– Excellentes. Smith, Jones, et le voisinLibby sont venus nous joindre ; mais ne connaissant pas votreroute, ils ont pris le parti d’attendre là vos nouvelles. Maisdites donc, Père ; qui est-ce qui a coupé la corde du piège àmoose sur la route ?

– Tu as donc passé par là,Luther !

– Oui ; je suivais Watch, quisuivait votre piste.

Burleigh avait fait un mouvement pour parler,mais s’était retenu, attendant la réponse.

– La trappe n’était donc pastendue ?

– Non ; la corde était coupée, lesapin redressé. Burleigh échangea un coup d’œil avec le vieuxchasseur, et s’écria :

– Voilà justement ce que jecraignais.

– Le méchant gamin ! fit leBrigadier songeant à Ned ; as-tu vu les trois Frazier, Ned,surtout ?

– Je les ai vus tous trois ; mais jene sais qui a coupé la corde.

– Ne t’en inquiète pas. Iry, sur votrevie courez, et lorsque vous verrez ces Frazier, dites-leur de setenir loin de cette route : il arriverait unmalheur !

Burleigh s’élança avec une promptitudefurieuse qui stupéfia Luther ; mais avant qu’il fût hors deportée de la voix, le Brigadier lui cria :

– Ne les laissez pas retourner au camp,Iry, ou bien ce sont des hommes morts ; tâchez de les ramenerici ; leur souper sera prêt.

– Souper… ! observa Luther enregardant le soleil.

–… Goûter, dîner, souper, comme tu voudras.Ils auront un appétit qui leur fera trouver tout bon, je te legarantis, quelque nom qu’on adopte.

– Très-bien, Père.

– Ça va nous ragaillardir, un bonrepas ! Ils pourraient être ici dans une heure :néanmoins je ne les attends qu’après le coucher du soleil.

– Vous devez avoir besoin de prendre unair de feu, Père.

– Oui, ma foi ! prends ma hachetteet coupe de la broussaille, tant que tu pourras pendant que je vaispréparer les grillades. Ah ! ah ! c’est ça une bonneaffaire ! allons Luther, presse !

Le gros garçon partit au galop : le pèrese mit à dépecer le moose en belles tranches fumantes, sans oublierle mufle, le foie et les os à moelle ; bientôt Luther reparutcourbé sous un énorme faix de broussailles.

Le feu ne tarda pas à s’allumer, brillant,pétillant, réjouissant ; le foyer avait été artistement bâtiavec des pierres longues et étroites. Le Brigadier, les cheveux auvent, les manches retroussées, s’en donnait à cœur joie à sabesogne ; tout à coup il s’arrêta pour écouter, puis,regardant le fusil de Luther appuyé contre un arbre, il lui demandad’un ton inquiet s’il était chargé.

– Oui, Père.

– Et amorcé ?

– Vous pouvez voir, Père.

– Vous pouvez voir, Père ! !tête de bois ! ! ! il y va de votre vie, et vous nepouvez voir ça vous-même ! ! ! venez ici, etcouchez-vous à plat ventre sur la neige.

Parlant ainsi, le Brigadier prit le fusil,ouvrit le bassinet, secoua l’amorce et la remplaça avec le plusgrand soin, boucla à sa ceinture sa poudrière et son sac àballes ; puis s’agenouilla derrière un tas de neige, guettantl’approche de quelqu’un ou de quelque chose.

Mais rien n’apparut. Après une attente dequelques minutes, le Brigadier déposa le fusil, en murmurant quepeut-être il s’était trompé ; et il reprit ses préparatifsculinaires.

Le pauvre Luther fort mal à son aise, et levieux Watch inquiet, demeurèrent immobiles. Le chien s’assit, lesyeux fixés vers un amas de troncs d’arbres assez éloignés au fondde la clairière ; par intervalle il agitait ses oreilles commepour percevoir quelque son furtif et lointain ; ensuite ilregardait Luther, et le caressait en remuant sa queue qui balayaitla neige.

– Qu’est-ce donc, Père ? demandaenfin le jeune homme en se soulevant sur ses deux coudes.

– Prenez votre fusil et je vous ledirai.

Au moment où Luther prenait l’arme, son pèrela saisit, sonda le canon avec la baguette pour assurer la charge,épingla soigneusement la lumière, remit dans le bassinet une amorcefraîche : cette opération faite minutieusement, il remit lefusil à son fils en lui disant :

– Gardez ce fidèle compagnon à votreportée, si vous tenez à vivre. Nous ne pouvons savoir ce qui vaarriver.

– Oui, Père, mais vous ne m’avez pasrépondu ; vous ne répondez jamais à mes questions. Je voudraisbien savoir ce que vous avez vu.

– Fort bien ! j’ai aperçu l’ombred’un indien, juste dans cette direction : là derrière un grossapin, il a disparu comme un éclair.

– Avez-vous entendu quelquechose ?

– Non j’ai eu beau écouter, écouter…rien ! comment voulez-vous qu’on entende à cettedistance ? petit sot ! est-ce qu’un mocassin fait dubruit ?

– Mais, Père, peut-être il a desraquettes.

– Non ! par le Diable !autrement il serait à la poursuite du moose ou du cariboo.Ah ! une idée me revient : qui est-ce qui a tiré descoups de feu juste au moment où vous nous avez rejoints ?

– Je ne suis pas sûr, Père : lesFrazier ont tiré chacun deux ou trois coups de fusil, maispourquoi ? je l’ignore : ils étaient loin, je n’ai rienvu.

– Ils se fusillaient avec les indiens,probablement. As-tu rencontré des chiens errants ?

– Non, Père ; mais j’ai entendu desaboiements qui ne ressemblent pas à ceux de nos chiens : ilsme rappellent ce que nous avons entendu chez les Penobscots ;…une espèce de grondement suivi d’un ou deux cris.

– Assez, mon garçon, assez ! lesPenobscots sont sur nos traces, nous n’avons qu’à faire bon guetjour et nuit, et à ne dormir que d’un œil.

– Oui, Père ; mais qu’y a-t-il doncentre nous et ces indiens ?

En deux mots le vieillard lui raconta commentNed Frazier avait coupé la corde du piège à moose.

Luther frissonna et se sentit inquiet.

Le repas était prêt. Ils attendirent d’heureen heure l’arrivée de quelqu’un de leurs compagnons, sans voirpersonne. À la fin, voyant le soleil couché, ils ne purent résisterà la tentation de mordre à belles dents dans ces succulentes etjuteuses grillades.

Le père avait mis à part le fameux filetcru, délices des vieux chasseurs, il l’expédia en se léchantles lèvres ; vainement il essaya d’en faire manger à Luther,le jeune novice n’était pas encore à la hauteur de son père :il préféra les viandes rôties, et joua vaillamment desmâchoires.

Le vieillard s’efforça encore de déciderLuther à manger des tartines de moelle, le beurre demoose, délicatement étendue sur du pain de riz grillé. Le grosgarçon avait le cœur délicat, et trouva cette gourmandise tropgrasse et huileuse pour son goût.

Au moment le plus chaud du festin, Watch fitun bond soudain, grogna et aboya formidablement. Une seconde après,des voix retentirent dans le fourré, et toute la bande deschasseurs apparut successivement ; le plus jeune Frazier seulmanquait.

– Vous ne l’avez pas vu, Iry ?demanda le Brigadier.

– Non ; vainement nous avons battules bois, tirant des coups de fusil pour l’appeler ; ce jeunefou n’a pas répondu.

– Il n’en fait pas d’autre, ce Ned !s’écria Frazier aîné ; toujours il a le diable au corps :je ne serais pas étonné qu’il fût retourné à la maison.

– Ou bien, ajouta l’autre frère, il aurapréféré aller courtiser quelque jolie fille, comme il y en a tantdans les régions de l’est.

Le Brigadier devint pensif ; Burleighparaissait fort inquiet.

– Allons ! allons !enfants ! s’écria tout à coup le Brigadier ; voyons sivous saurez attaquer convenablement la cuisine de moose ?Courage ! jeunes gens ! à l’œuvre ! et toi, vieuxcamarade Watch, c’est ton tour maintenant : tu as bien gagnéton souper, aujourd’hui et en mille autres circonstances.

Parlant ainsi, le bon vieux chasseur faisait àchacun de copieuses distributions de vivres, de grillades, d’os àmoelle, de riz grillé à l’indienne ; et riait de tout son cœuren voyant fonctionner ses affamés convives.

Le repas fini, on donna un coup d’œil auxfusils, on posa une sentinelle en compagnie de Watch, et ons’endormit paisiblement.

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