Les Pieds Fourchus

Chapitre 9UN REVENANT

Six mois s’étaient écoulés depuis lesévénements qui viennent d’être rapportés. Histoires funèbres etmystérieuses, mandats de justice, inculpation de Burleigh, toutétait oublié.

Si, parfois, quelque membre de la familleFrazier soulevait de nouveau cette question mystérieuse ; plusd’un auditeur secouait la tête en observant que les indiens duCanada se servaient tous de carabines, et que rien n’était prouvécontre Burleigh.

L’époque des moissons était arrivée, amenantavec elle des fêtes champêtres analogues aux réjouissancesindiennes à l’occasion du Grain nouveau.

Par une belle journée d’août, l’Oncle Jerry,entouré de toute sa famille, présidait un gigantesque festin servirustiquement, en plein air, sur le bord de la rivière. Déjà lesplats circulaient, escortée de brocs pleins de cidre ou debière ; les clameurs animées des convives commençaient leursbruyants concerts. Tout à coup, le silence régna un instant et descris retentirent :

– C’est lui ! c’est lui ! levoilà qui vient !

Et chacun regarda vers la lisière du bois. LeBrigadier se leva pour voir celui qu’on annonçait ainsi ; unnuage passa devant ses yeux, et il frissonna des pieds à la tête enapercevant debout à l’entrée d’une clairière, un jeune homme pâle,aux longs cheveux noirs, appuyé contre un arbre et portant sur sonépaule une longue carabine.

– Fondez sur lui ! courez, mesenfants ! saisissez-le, mort ou vif ! s’écria leBrigadier.

Personne ne bougea. Quelques crissurgirent :

– Allez donc ! courage !avez-vous peur ?

Le Brigadier se leva et marcha droit à lui. Aulieu de fuir, le nouveau venu fit la moitié du chemin et ens’approchant étendit la main ; puis, il la laissa retomber enmurmurant d’une voix brisée :

– Non ! Sir, Non ! ma main netouchera pas la vôtre avant que vous ayez reconnu moninnocence ; je viens ici pour la démontrer.

Le jeune homme était pâle et défait ; samaigreur effrayante se trahissait sous ses vêtements noirs.

– Iry Burleigh ! dit le vieillard,je suis affligé de vous voir. Que venez-vous faire ici ?

– Vous ! affligé de me voir ?vous… ! après avoir mis ma tête à prix, comme celle d’unassassin. Et pourtant vous me connaissiez bien ! OncleJérémiah.

– Que pouvais-je faire ? reprit lepatriarche d’un ton triste et solennel ; les apparencesétaient contre vous…, et je suis magistrat.

– C’est vrai ! aussi suis-je venu melivrer à vous, vieil ami, parce que j’ai vu votre signature au basde ce papier menaçant, parce que je sais que vous êtes un magistratintègre ; je suis parti à l’instant où j’ai su que la justiceme cherchait, et j’ai fait trois cents milles pour lui apporter matête… Je suis venu à vous parce que vous fûtes l’ami de mon père. –Ici sa voix fut altérée par un léger tremblement ; maisbientôt il poursuivit d’un ton haut et ferme, en s’adressant à lafoule :

– Soyez témoins, amis et frères !que je me présente librement, volontairement, respectueux pour laloi, et que je m’abandonne à elle tout entier.

À ces mots il déposa sa carabine, son couteaude chasse, ses munitions aux pieds du Brigadier ; puis iltendit ses mains pour qu’on les liât de cordes si l’onvoulait :

– Je ne vous demande à tous qu’une chose,ajouta-t-il, c’est de vous souvenir de la manière dont je viensd’agir… – Et maintenant je me demande si j’entendrai ici une voixamie…

Une jeune femme se leva éperdue et fendit lafoule avec égarement.

– Oh ! sir ! oh !sir !… oh ! Master Burleigh ! s’écria-t-elle en sejetant à genoux près de lui ; nous avons toujours eu foi envous ! il n’y a jamais eu un soupçon dans notre âme !

Burleigh laissa tomber un douloureux regard,et leva les mains au ciel ; ensuite il appuya ses lèvres pâlessur le front de la jeune femme en murmurant.

– Lucy ! Lucy ! Dieu nousaide !

– Et, elle ! continua Lucy, entournant ses yeux brillant d’une généreuse ardeur vers une autrejeune fille qui la suivait pleurant à chaudes larmes ; ellen’a jamais douté de vous, jamais un seul instant.

– Vous aussi, Jerutha ? chèreenfant ! vous n’avez donc pas oublié votre vieux maître.

– Oh ! jamais ! jamais !quand le monde entier vous renierait, je ne vous abandonneraispas !

– Vous promettez beaucoup, Jerutha ;souvenez-vous de saint Pierre… Mais ayons confiance ! Je mesens fort maintenant ; le jour est proche où mon innocencesera reconnue. Et je le dis bien haut, je le dis à tous !Aussi vrai que j’aspire au salut éternel, je suis étranger à lamort d’Édouard Frazier.

En même temps il promena autour de lui sesregards étincelants et inspirés.

La foule se répandit en cris divers, pardessus lesquels dominaient des acclamations sympathiques. Bientôtl’assemblée se dispersa sans terminer la fête ; chacun sehâtait de rapporter chez lui l’étrange incident qui avait marqué cejour mémorable.

Burleigh fut retenu prisonnier ainsi qu’ill’avait demandé ; l’information judiciaire commença sous ladirection du Brigadier.

Les premiers interrogatoires roulèrent sur lesfaits accusateurs précédemment connus : la querelle àBlaisdell ; l’altercation dans les bois ; les trois coupsde feu, dont un dénonçait une carabine ; l’empreinte desmocassins ; la longue et inexpliquée disparition deBurleigh ; etc.…

L’accusé ne fit aucun effort pour se défendre,et se contenta d’ajourner ses réponses au moment où il seraittraduit devant les assises du Comté.

On lui conseilla de prendre un avocat ;plusieurs officieux se présentèrent ; il refusa doucement maisavec une fermeté inébranlable.

– J’ai mis en Dieu toute ma confiance,dit-il ; il connaît mon innocence et la fera triompher.

L’instruction préliminaire ne fut pas longue,au bout de quelques jours, Burleigh fut conduit à la prisoncentrale pour comparaître aux prochaines assises du grand jury.

Son départ fut un deuil pour les habitants dela petite vallée ; quand on le vit, résigné et souriant,tendre ses mains aux chaînes, tous les yeux se mouillèrent delarmes ; lorsqu’il monta dans la lugubre charrette desprisonniers, escorté de deux shériffs, un cri déchirant s’élevadans la foule, et le dernier regard de Burleigh aperçut Lucy qu’onemportait mourante.

Longtemps après que le triste convoi se futperdu dans la poussière lointaine, les passants saluèrentaffectueusement le Brigadier debout, tête nue, immobile etconsterné, ne voyant autre chose que l’horizon sombre au fondduquel avait disparu le fils de son vieil ami. Jerutha pâle etfroide à côté du patriarche pleurait silencieusement, le front dansla main de son père.

Un incident remarquable fit ressortir laloyauté de Burleigh. Lorsqu’il eut passé une nuit dans sa prisonnouvelle, le geôlier vint le visiter :

– Mon ami, lui dit le jeune prisonnier,si j’avais voulu m’échapper, la chose eut été facile : venezvoir.

Alors il le conduisit sous la cheminée, et luimontra le bleu du ciel qui se voyait parfaitement au travers d’unconduit spacieux et commode à escalader. Les grilles jadis établiespour prévenir des évasions, s’étaient descellées et pendaient lelong de la muraille, offrant plutôt un point d’appui qu’unobstacle.

Le geôlier étonné s’empressa de le transférerdans une autre pièce : mais il se souvint longtemps de cetétrange captif qui repoussait même l’ombre de la liberté.

Le jour du jugement arriva enfin après unelongue attente ; Burleigh comparut devant le jury. On luidemanda s’il avait un conseil.

– Non ! répondit-il, Dieu medéfendra.

On lui demanda s’il voulait décliner lacompétence du jury.

– À quoi bon ? répliqua-t-il avec uncalme sourire, ne serai-je pas toujours jugé par deshommes ?

On s’informa de ses moyens de défense.

– Je suis innocent, dit-il, je lejure.

– Mais cette réponse ne suffit pas,observa l’Attorney ; il faut des preuves.

– Quelles preuves ?

– Un alibi, par exemple.

– Ah ! c’est vrai, je n’y songeaispas. Je puis l’établir. Mais le jury voudra-t-il m’accorder undélai ?

– Autant qu’il sera nécessaire. Et destémoins à décharge… ? pouvez-vous en fournir ?

– Des témoins… ? oui ! mais ilssont à Québec.

– C’est bien loin ; nous ne pourronsles contraindre à venir ici.

– Ils se rendront à ma demande. Que l’onveuille bien me donner de quoi écrire ; je vais leur adresserune lettre.

– Le jury renvoie les débats de cetteaffaire à quinzaine, dit le président ; il engage l’accusé àfaire toutes les démarches utiles pour la manifestation de lavérité :

Le jour venu, Burleigh comparut de nouveau.Lecture fut donnée du bill d’accusation établissant lescirconstances présumées du meurtre.

Burleigh affirma qu’il se présentait pourplaider « non coupable. »

On lui communiqua la liste des jurés pourqu’il pût exercer son droit de récusation.

Burleigh, sans même y jeter les yeux, larendit au shériff.

Les juges se regardèrent avecétonnement ; on put lire dans leurs yeux qu’ils regardaient leprévenu comme privé de sa raison.

– Vos témoins ? luidemanda-t-on.

– Ils ne sont pas encore arrivés. Plaiseà la cour m’accorder encore une semaine. À ce moment, si Dieu nem’a pas suscité un défenseur, je serai prêt à mourir.

Les magistrats accordèrent le sursis demandéet Burleigh fut ramené à sa prison.

Six jours s’écoulèrent sans que personne vîntle visiter dans la solitude de son cachot.

Le septième et dernier jour, on vint lechercher pour le conduire aux assises. En traversant la placepublique, Burleigh vit une foule immense qui encombrait les abordsdu palais de justice. Du milieu de cette marée humaine dont lesvagues s’agitaient sans cesse, il crut distinguer les visages amisdu Brigadier et des membres de sa famille ; il crut un instantapercevoir quelque chose comme un signal partir d’un groupe plusrapproché : mais ces visions s’évanouirent et le prisonnier seretrouva seul, à la barre, en présence du glaive de la justice.

La séance fut ouverte, et le public admis dansla salle du jury.

Au lieu d’adresser à Burleigh les questionssacramentelles d’usage, le chef du jury donna la parole àl’Attorney général.

– Nous avons, dit-il, des renseignementsde haute importance ; plaira-t-il à la cour d’en prendreconnaissance ?

– La cour consent, répondit le présidentaprès avoir consulté le jury.

À ce moment, la chambre des témoins futouverte ; un long murmure parcourut l’assemblée.

Burleigh ouvrit les yeux qu’il tenait fermés,et regarda. Aussitôt une flamme de triomphe parut illuminer sonpâle visage ; le sang afflua à ses joues ; il se levad’un mouvement exalté et leva les mains au ciel enmurmurant :

– Dieu tout-puissant !merci !

Trois personnes s’avançaient lentement dansl’enceinte de la cour : un missionnaire catholique, un indien,et l’aîné des frères Frazier.

– Le jury est prié d’entendre letémoignage du R. P. Francis, missionnaire catholique Irlandais, ditl’Attorney général.

– Parlez, répondit le président ens’adressant au vénérable prêtre.

– Depuis plusieurs années, dit cedernier, j’exerce mon ministère dans Québec et toute sa province.J’ai été longtemps attaché, comme professeur, au collège que les R.P. Jésuites tiennent dans cette ville. Burleigh, mon cher Ira quevoici, a été instruit dans cet établissement dont il fut lemeilleur élève. D’affectueuses relations ont continué jusqu’à cejour entre lui et ses anciens maîtres qu’il visitait souventlorsque le temps où les distances le permettaient. J’affirme devantDieu et devant la justice que Burleigh a passé auprès de nous, àQuébec, tous les mois écoulés depuis le printemps dernier ; iln’a donc pu être le meurtrier de sir Édouard Frazier, puisqu’il nese trouvait pas sur les lieux où est survenue la mort de cedernier.

Le missionnaire, en finissant de parler, sepencha vers Burleigh et le serra dans ses bras.

L’assemblée toute entière fut agitée d’un longfrémissement ; quelques hurrahs éclatèrent.

Le président, quoique visiblement ému, imposasilence, et donna de nouveau la parole à l’Attorney général.

Celui-ci demanda qu’on entendît la déclarationde l’indien.

C’était un guerrier Ottawas, aux traits dursmais francs et ouverts, à l’œil intelligent. Il s’avança, suivi deFrazier, et prit la parole en anglais intelligible, malgré l’accentguttural avec lequel il le prononçait.

« – Les Ottawas marchaient sur le sentierde guerre, dit-il, dans le mois où les journées étaient courtes etles nuits longues. Un soir, notre jeune frère blanc, Œil dePanthère (Édouard Frazier), revenait d’une expédition avec leschasseurs de moose. Il remontait la rive du Madawaska lorsqu’unPenobscot se plaça devant lui.

« – Chien des Faces-Pâles ! luidit-il, tu as rongé la corde qui tendait mon piège ! Queldroit avais-tu ?

« – Le droit de mon couteau de chasse,mendiant coureur de bois ! éloigne-toi de mon chemin, jedéteste les bêtes puantes.

« Le Penobscot recula de quelques pas encaressant le canon de sa carabine, dont il armait la batterie.

« Œil de Panthère était brave etardent, il mit en joue et fit feu de ses deux coups.

« Le Penobscot tomba à la renverse ;Œil de Panthère continua sa route : mais quand il eutfait quelques pas, l’indien se releva comme un jeune pin qui seredresse, sa carabine partit, le jeune chef blanc s’affaissa surlui-même, il avait reçu la balle dans le cœur.

« J’avais entendu les voix, les coups defeu, je bondis aussitôt vers les combattants ; mais j’arrivaistrop tard. La carabine du Penobscot fumait encore à côté de sonmaître retombé mort.

« – Le jeune savant aux longs cheveuxnoirs (Burleigh) n’était point là ; ce n’est pas lui qui a tuéŒil de Panthère. »

Bob Frazier prit à son tour laparole :

« – Je viens, dit-il, confirmer ladéclaration que le jury a entendue. Le Père Francis m’a appris, ily a deux jours, la vérité que j’ignorais, sur la mort de monfrère ; d’après les indications du Révérend Père, je suis allédans la tribu des Ottawas qui portait à Ned une grandeamitié ; là, j’ai su que le meurtrier était un Penobscot, etaussitôt, pour obéir à la voix de ma conscience, je suis venu faireconnaître devant la justice l’innocence de Burleigh, auquel jedemande pardon pour toutes les peines que lui a causées cettetriste affaire. »

– Comment se fait-il, demanda leprésident au missionnaire, que vos révélations soient sitardives ; tellement que quelques jours plus tard elleseussent pu devenir inutiles ?

– Depuis quelques semaines j’étais absentpour une mission éloignée, répondit le bon Père ; à mon retourseulement j’ai trouvé les lettres de Burleigh. Alors, plein dedouleur, je me suis hâté de rechercher l’indien que la cour vientd’écouter ; un de nos missionnaires en visitant la tribu desOttawas avait entendu le récit de cette funeste histoire, et grâceà Dieu m’en avait parlé à son retour. Jusqu’à ce moment, j’avaisignoré que des soupçons fussent dirigés sur Burleigh.

Après cette dernière explication, les débatsfurent clos. La sentence du jury ne pouvait être douteuse ;Burleigh fut déclaré « non coupable ».

Une formidable acclamation de joie reçutBurleigh, lorsque libre, il s’avança vers ses amis.

Ses yeux ne l’avaient pas trompé, au sortir dela prison ; l’Oncle Jerry, la Tante Sarah, Lucy, Jerutha mêmeet Luther, étaient venus, fidèles à leur ancienne amitié. Il courutà eux, chancelant de joie et d’émotion ; le Brigadier le reçutdans ses bras, puis plaçant les deux mains de Lucy dans celles dujeune homme :

– Que la bénédiction de Dieu soit survous, mes enfants ! dit-il, votre bonheur sera la joie de mavieillesse !

FIN

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