Les Quarante-cinq – Tome III

LXXXI – La corne d’abondance

Le chemin que Borromée faisait suivre àChicot, sans se douter que Chicot le connaissait aussi bien quelui, rappelait à notre Gascon les beaux jours de l’âge de sajeunesse.

En effet, combien de fois, la tête vide, lesjambes souples, les bras pendants ou ballants, comme ditl’admirable argot populaire, combien de fois Chicot, sous un rayonde soleil d’hiver ou dans l’ombre fraîche de l’été, avait-il ététrouver cette maison de la Corne d’Abondance vers laquelleun étranger le conduisait en ce moment !

Alors quelques pièces d’or, et même d’argentsonnant dans son escarcelle, le faisaient plus heureux qu’unroi ; il se laissait aller au savoureux bonheur defainéantiser, autant que bon lui semblerait, à lui qui n’avait nimaîtresse au logis, ni enfant affamé sur la porte, ni parentssoupçonneux et grondants derrière la fenêtre.

Alors Chicot s’asseyait insoucieux sur le bancde bois ou l’escabeau du cabaret ; il attendait Gorenflot, ouplutôt le trouvait exact aux premières fumées du repas préparé.

Alors Gorenflot s’animait à vue d’œil, etChicot, toujours intelligent, toujours observateur toujoursanatomiste, Chicot étudiait chacun des degrés de son ivresse,étudiant cette curieuse nature à travers la vapeur subtile d’uneémotion raisonnable ; et sous l’influence du bon vin, de lachaleur et de la liberté, la jeunesse remontait splendide,victorieuse et pleine de consolations à son cerveau.

Chicot, en passant devant le carrefour Bussy,se haussa sur les pointes pour tâcher d’apercevoir la maison qu’ilavait recommandée aux soins de Remy, mais la rue était sinueuse, ets’arrêter n’eût pas été d’une bonne politique ; il suivit doncle capitaine Borromée avec un petit soupir.

Bientôt la grande rue Saint-Jacques apparut àses yeux, puis le cloître Saint-Benoît, et presque en face ducloître, l’hôtellerie de la Corne d’Abondance, de laCorne d’Abondance un peu vieillie, un peu crasseuse, un peulézardée, mais ombragée toujours par des platanes et desmarronniers à l’extérieur, et meublée à l’intérieur de ses potsd’étain luisants et de ses casseroles brillantes qui sont lesfictions de l’or et de l’argent pour les buveurs et les gourmands,mais qui attirent réellement le véritable or et le véritable argentdans la poche du cabaretier, par des raisons sympathiques dont ilfaut demander compte à la nature.

Chicot, après son coup d’œil jeté du seuil dela porte sur l’intérieur et l’extérieur, Chicot fit le gros dos,perdit encore six pouces de sa taille, qu’il avait déjà diminuée enprésence du capitaine, il y ajouta une grimace de satyre fortdifférente de ses allures franches et de ses jeux honnêtes dephysionomie, et se prépara à affronter la présence de son ancienhôte, maître Bonhomet.

D’ailleurs Borromée passa le premier pour luimontrer le chemin, et, à la vue de ces deux masques, maîtreBonhomet ne se donna la peine de reconnaître que celui qui marchaitdevant.

Si la façade de la Corne d’Abondances’était lézardée, la façade du digne cabaretier, de son côté aussi,avait subi les ravages du temps.

Outre les rides, qui correspondent sur levisage humain aux gerçures que le temps imprime au front desmonuments, maître Bonhomet avait pris des façons d’homme puissant,qui, pour tous autres que pour les gens d’épée, le rendaient dedifficile approche, et qui racornissaient, pour ainsi dire, sonvisage.

Mais Bonhomet respectait toujoursl’épée : c’était son faible ; il avait contracté cettehabitude dans un quartier fort éloigné de toute surveillancemunicipale, sous l’influence des Bénédictins pacifiques.

En effet, s’il s’élevait, par malheur, unequerelle en ce glorieux cabaret, avant qu’on eût été à laContrescarpe chercher les Suisses ou les archers du guet, l’épéeavait déjà joué, et joué de façon à mettre plusieurs pourpoints enperce ; ce méchef était arrivé sept ou huit fois à Bonhomet etlui avait coûté cent livres chaque fois ; il respectait doncl’épée, d’après ce système : crainte fait respect.

Quant aux autres clients de la Corned’Abondance, écoliers, clercs, moines et marchands, Bonhomets’en arrangeait tout seul ; il avait acquis une certainecélébrité en coiffant d’un large seau de plomb les récalcitrants oudéloyaux payeurs, et cette exécution mettait toujours de son côtécertains piliers de cabaret qu’il s’était choisis parmi les plusvigoureux courtauds des boutiques voisines.

Au reste, on savait si bon et si pur le vinque chacun avait le droit d’aller chercher lui-même à lacave ; on connaissait si bien sa longanimité à l’égard decertaines pratiques créditées à son comptoir, que personne nemurmurait de ses humeurs fantasques.

Ces humeurs, quelques vieux habitués lesattribuaient à un fond de chagrin que maître Bonhomet aurait eudans son ménage.

Telles furent, du moins, les explications queBorromée crut devoir donner à Chicot sur le caractère de l’hôtedont ils allaient apprécier ensemble l’hospitalité.

Cette misanthropie de Bonhomet avait eu unfâcheux résultat pour la décoration et le confortable del’hôtellerie. En effet, le cabaretier se trouvant, c’était son idéedu moins, fort au-dessus de ses pratiques, ne donna aucun soin àl’embellissement du cabaret ; il en résulta que Chicot, enentrant dans la salle, se reconnut tout d’abord ; rien n’étaitchangé, sinon la teinte fuligineuse du plafond, qui, du gris, étaitpassée au noir.

En ces temps bienheureux, les aubergesn’avaient point encore contracté l’odeur si âcre et si fade dutabac brûlé, dont s’imprègnent aujourd’hui les boiseries et lestentures des salles, odeur qu’absorbe et qu’exhale tout ce qui estporeux et spongieux.

Il résultait de là que, malgré sa crassevénérable et sa tristesse apparente, la salle de la Corned’Abondance ne contrariait point, par des exhalaisonsexotiques, les miasmes vineux profondément engagés dans chaqueatome de l’établissement, en sorte que, permis soit-il de le dire,un vrai buveur trouvait plaisir dans ce temple du dieu Bacchus, caril respirait l’arôme et l’encens le plus cher à ce dieu.

Chicot passa derrière Borromée, comme nousl’avons dit, et ne fut aucunement vu, ou plutôt aucunement reconnude l’hôte de la Corne d’Abondance.

Il connaissait le coin le plus obscur de lasalle commune, et comme s’il n’en eût pas connu d’autre, il allaits’y installer, lorsque Borromée l’arrêtant :

– Tout beau ! l’ami, dit-il, il y aderrière cette cloison un petit réduit où deux hommes à secretspeuvent honnêtement converser après boire, et même pendant qu’ilsboivent.

– Allons-y, alors, dit Chicot.

Borromée fit un signe à notre hôte, quivoulait dire :

– Compère, le cabinet est-illibre ?

Bonhomet répondit par un autre signe quivoulait dire :

– Il l’est.

Et il conduisit Chicot, qui faisait semblantde se heurter à tous les angles du corridor, dans ce petit réduitsi connu de ceux de nos lecteurs qui ont bien voulu perdre leurtemps à lire la Dame de Monsoreau.

– Là ! dit Borromée, attendez-moiici tandis que je vais user d’un privilège accordé aux familiers del’établissement, et dont vous userez vous-même à votre tour, quandvous y serez plus connu.

– Lequel ? demanda Chicot.

– C’est d’aller moi-même à la cavechoisir le vin que nous allons boire.

– Ah ! ah ! fit Chicot ;joli privilège. Allez.

– Borromée sortit.

Chicot le suivit de l’œil ; puis,aussitôt que la porte se fut refermée derrière lui, il allasoulever de la muraille une image de l’assassinat de Crédit tué parles mauvais payeurs, laquelle image était encadrée dans un cadre debois noir, et faisait pendant à un autre représentant une douzainede pauvres hères tirant le diable par la queue.

Derrière cette image, il y avait un trou, etpar ce trou on pouvait voir dans la grande salle sans être vu.

Ce trou, Chicot le connaissait, car c’était untrou de sa façon.

– Ah ! ah ! dit-il, tu meconduis dans un cabaret dont tu es l’habitué ; tu me poussesdans un réduit où tu crois que je ne pourrai pas être vu, et d’oùtu penses que je ne pourrai pas voir, et dans ce réduit il y a untrou, grâce auquel tu ne feras pas un geste que je ne le voie.Allons, allons, mon capitaine, tu n’es pas fort !

Et Chicot, tout en prononçant ces paroles avecun air de mépris qui n’appartenait qu’à lui, appliqua son œil à lacloison, forée artistement dans un défaut du bois.

Par ce trou, il aperçut Borromée appuyantd’abord précautionneusement son doigt sur ses lèvres, et causantensuite avec Bonhomet, qui acquiesçait à ses désirs par un signe detête olympien.

Au mouvement des lèvres du capitaine, Chicot,fort expert en pareille matière, devina que la phrase prononcée parlui voulait dire :

– Servez-nous dans ce réduit, et quelquebruit que vous y entendiez, n’y pénétrez pas.

Après quoi Borromée prit une veilleuse quibrûlait éternellement sur un bahut, souleva une trappe, etdescendit lui-même à la cave, profitant du privilège le plusprécieux accordé aux habitués de l’établissement.

Aussitôt Chicot frappa à la cloison d’unefaçon particulière.

En entendant cette façon de frapper, quidevait lui rappeler quelque souvenir profondément enraciné dans soncœur, Bonhomet tressaillit, regarda en l’air et écouta.

Chicot frappa une seconde fois, et en hommequi s’étonne que l’on n’ait pas obéi à un premier appel.

Bonhomet se précipita vers le réduit et trouvaChicot debout et le visage menaçant.

À cette vue, Bonhomet poussa un cri, ilcroyait Chicot mort, comme tout le monde, et pensait se trouver enface de son fantôme.

– Qu’est-ce à dire, mon maître, ditChicot, et depuis quand habituez-vous les gens de ma trempe àappeler deux fois ?

– Oh ! cher monsieur Chicot, ditBonhomet, serait-ce vous, ou n’est-ce que votre ombre ?

– Que ce soit moi ou mon ombre, ditChicot, du moment où vous me reconnaissez, mon maître, j’espère quevous m’obéirez de point en point.

– Oh ! certainement, cher seigneur,ordonnez.

– Quelque bruit que vous entendiez dansce cabinet, maître Bonhomet, et quelque chose qui s’y passe,j’espère que vous attendrez que je vous appelle pour y venir.

– Et cela me sera d’autant plus facile,cher monsieur Chicot, que la recommandation que vous me faites estexactement la même que vient de me faire votre compagnon.

– Oui, mais ce n’est pas lui quiappellera, entendez-vous bien, seigneur Bonhomet, ce seramoi ; ou, s’il appelle, vous entendez, ce sera exactementcomme s’il n’appelait pas.

– C’est chose convenue, monsieurChicot.

– Bien ; et maintenant éloignez tousvos autres clients sous un prétexte quelconque, et que dans dixminutes nous soyons aussi libres et aussi isolés chez vous, que sinous étions venus pour y pratiquer le jeûne, le jour duvendredi-saint.

– Dans dix minutes, seigneur Chicot, iln’y aura pas un chat dans tout l’hôtel, à l’exception de votrehumble serviteur.

– Allez, Bonhomet, allez, vous avezconservé toute mon estime, dit majestueusement Chicot.

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! dit Bonhomet en se retirant, que va-t-il donc se passerdans ma pauvre maison ?

Et comme il s’en allait à reculons, ilrencontra Borromée qui remontait de la cave avec sesbouteilles.

– Tu as entendu ? lui ditcelui-ci ; dans dix minutes, pas une âme dansl’établissement.

Bonhomet fit de sa tête, si dédaigneuse àl’ordinaire, un signe d’obéissance et se retira dans sa cuisine,afin d’y rêver aux moyens d’obéir à la double injonction de sesdeux redoutables clients.

Borromée rentra dans le réduit, et trouvaChicot qui l’attendait, la jambe en avant et le sourire sur leslèvres.

Nous ignorons comment maître Bonhomet s’yétait pris ; mais, la dixième minute écoulée, le dernierécolier franchissait le seuil de sa porte, donnant le bras audernier clerc, et disant :

– Oh ! oh ! le temps est àl’orage chez maître Bonhomet ; décampons, ou gare lagrêle.

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