Les trente neuf marches

Chapitre 10Où plusieurs sociétés se retrouvent à la mer

Par un matin de juin rose et bleu, je metrouvai à Bradgate, dominant du Griffin Hôtel une mer d’huile où lebateau-phare du banc de Cock se réduisait aux dimensions d’unebouée de sauvetage. Une couple de milles au-delà dans le sud, etbeaucoup plus près de la côte, un petit torpilleur avait jetél’ancre. En sa qualité d’ancien marin, Scaife, l’homme deMacgillivray, reconnut le navire, et me dit son nom et celui ducommandant. Je pus donc télégraphier aussitôt à sir Walter.

Après le petit déjeuner, Scaife obtint d’unagent de location la clef ouvrant les portes des six ou septescaliers du Ruff. Je l’y accompagnai à pied par la plage, ettandis qu’il les explorait successivement, je restai caché dans uncreux de falaise, car je ne voulais pas risquer d’être vu. Mais àcette heure les environs étaient absolument déserts, et tout letemps que je restai sur ce rivage, je ne vis rien que desmouettes.

Il mit plus d’une heure à remplir sa mission,et lorsque je le vis revenir vers moi, consultant un bout depapier, je ne nierai pas que je ne fusse ému. Tout, en effet,reposait sur l’exactitude de ma supposition.

Il me lut à haute voix le nombre des marchesde chaque escalier : 34, 33, 39, 42, 47, puis, à l’endroit oùla falaise s’abaissait : 21. Je faillis pousser un cri en medressant.

Nous regagnâmes la ville en toute hâte, pourtélégraphier à Macgillivray. Je lui demandai six hommes, quiauraient à se répartir entre plusieurs hôtels déterminés. Aprèsquoi Scaife se mit en devoir de jeter un coup d’œil sur la maisond’où dépendaient les trente-neuf marches.

Les nouvelles qu’il me rapporta m’intriguèrentet me rassurèrent à la fois. La maison – dite Trafalgar Lodge –appartenait à un vieux monsieur nommé Appleton – un agent de changeretiré des affaires, disait le loueur de villas. Mr Appleton, quipassait là une bonne partie de l’été, s’y trouvait actuellement,depuis près de huit jours. Scaife ne put recueillir beaucoup dedétails à son sujet, sinon que ce vieillard était fort comme ilfaut, payait régulièrement ses factures, et tenait toujours unbillet de cinq livres à la disposition des bonnes œuvres del’endroit. Mais de plus Scaife réussit à pénétrer dans la maisonpar la porte de service, en se faisant passer pour un représentanten machines à coudre. La domesticité se composait de troispersonnes seulement – une cuisinière, une servante, une femme dechambre – qui ressemblaient à toutes celles qu’on trouve dans unhonnête intérieur bourgeois. La cuisinière n’était pas bavarde, etelle eut vite fait de mettre à la porte Scaife ; mais celui-cicrut pouvoir m’affirmer qu’elle ne savait rien. La maisonattenante, en construction, offrait un bon abri pourl’observation ; de l’autre côté, une villa à louer possédaitun jardin négligé et broussailleux.

J’empruntai la longue-vue de Scaife, et partisfaire un tour sur le Ruff, avant le déjeuner. Je me tinsconstamment derrière la rangée des villas, et trouvai un bon posted’observation sur la lisière du terrain de golf. De là, jedécouvrais la bande de gazon qui longeait le sommet de la falaise,avec des bancs disposés à intervalles réguliers, et les petitsenfoncements carrés, munis de garde-fous et entourés deplates-bandes, par où les escaliers descendaient à la plage. Jevoyais en plein Trafalgar Lodge, villa de briques rouges munied’une véranda, et située entre une pelouse de tennis derrière, et,devant, le classique jardinet des stations balnéaires, plein demarguerites et de géraniums rabougris. D’un mât de pavillongigantesque, un Union Jack retombait à longs plis dans l’airimmobile.

Je ne tardai pas à voir quelqu’un sortir de lamaison et vaguer sur la falaise. Lorsque je le tins dans le champde ma longue-vue, je distinguai un vieillard vêtu d’un pantalon deflanelle blanche, d’une veste de drap bleu, et d’un chapeau depaille, et qui tenait à a la main une jumelle marine et un journal.Il s’assit sur l’un des bancs de fer et se mit à lire. Par instantsil déposait sa feuille et dirigeait sa jumelle sur la mer. Ilexamina longuement le torpilleur. Quand je l’eus surveillé unedemi-heure, il se leva et rentra dans la maison pour déjeuner. Demon côté, je retournai à l’hôtel.

Je n’avais pas grande confiance. Cette honnêteet banale demeure ne répondait guère à mon attente. Cet hommeétait-il l’archéologue chauve de l’odieuse ferme de la lande ?Impossible de le dire. Il ressemblait tout à fait à ces vieuxbirbes béats que l’on rencontre immanquablement dans la banlieue etaux bains de mer. On n’eût pu trouver meilleur spécimen d’individuabsolument inoffensif.

Mais après déjeuner, assis sur la terrasse del’hôtel, je repris courage, en voyant apparaître l’objet précis quej’attendais et que j’avais craint de ne pas voir. Un yacht s’envint du sud et jeta l’ancre tout juste en face du Ruff. C’était unbateau d’environ cent cinquante tonnes, et son enseigne blanche memontra qu’il appartenait à l’escadre. En conséquence je descendisau port avec Scaife, et nous engageâmes un batelier pour nous menerà la pêche.

Il faisait un après-midi calme et chaud. Nousprîmes à nous deux environ vingt livres de perches et d’églefins,et le bercement de la mer bleue me fit envisager la situation sousun jour plus riant. Au haut des blanches falaises du Ruff je voyaisle rouge et le vert des villas, et en particulier le grand mât depavillon de Trafalgar Lodge. Vers 4 heures, quand nous en eûmesassez de la pêche, je commandai au matelot de nous promener autourdu yacht, qui semblait posé sur la mer comme un bel oiseau blancprêt à prendre son essor. Scaife me déclara que ce devait être unbâtiment très vite, et pourvu d’une machinerie puissante.

Il se nommait l’Ariadne, comme mel’apprit le béret d’un de ses hommes occupé à astiquer des cuivres.Je lui adressai la parole, et il me répondit dans l’aimable parlerde l’Essex. Un autre matelot qui survint échangea quelques motsavec moi dans un anglais indéniable. Notre batelier entama uneconversation avec l’un d’eux au sujet du temps, et nous restâmesainsi quelques minutes à nous balancer à une longueur d’aviron desécubiers de tribord.

Mais soudain les hommes se détournèrent denous et se penchèrent sur leur besogne : un officiers’approchait sur le pont. C’était un jeune homme avenant et debonne mine, qui nous posa quelques questions concernant notre pêchedans le meilleur anglais. Mais il ne pouvait y avoir de doute à sonégard. Sa chevelure frisottée, non plus que la coupe de son col etde sa cravate, ne provenaient sûrement pas d’Angleterre.

Cela contribuait un peu à me rassurer ;mais en regagnant Bradgate à l’aviron, mes doutes revinrent avecobstination. Mon principal souci était de me dire que mes ennemissavaient que je tenais mes informations de Scudder, et que c’étaitScudder qui m’avait mis sur la piste pour trouver cet endroit.S’ils savaient que Scudder possédait cet indice, nemodifieraient-ils pas inévitablement leurs dispositions ? Ilsattachaient trop d’importance à leur réussite pour rien laisser auhasard. Restait donc à savoir jusqu’à quel point ils se trouvaientinformés de ce que savait Scudder. La veille au soir, je déclaraisavec assurance que les Allemands ne dévient jamais de la lignetracée ; mais s’ils soupçonnaient le moins du monde que jetenais leur piste, ils ne commettraient pas la sottise de ne pas labrouiller. Je me demandai si l’homme d’hier soir s’était aperçu queje le reconnaissais. Je ne le croyais pas, et je m’attachai à cettepersuasion. Mais toute l’affaire ne m’avait jamais paru aussidifficile que cet après-midi-là, alors que, tout compte fait,j’aurais dû me réjouir d’un succès assuré.

À l’hôtel, je rencontrai le commandant dutorpilleur, auquel Scaife me présenta, et avec qui j’échangeaiquelques mots. Après quoi je crus bon de consacrer une heure oudeux à surveiller Trafalgar Lodge.

Je trouvai plus loin sur la hauteur un endroitpropice dans le jardin d’une maison inoccupée. De là, j’apercevaisen plein la pelouse, où deux personnages jouaient au tennis. L’unétait le vieillard déjà vu, l’autre était plus jeune, et portait àla taille une écharpe aux couleurs d’une société. Ils jouaient avecune activité frénétique, tels des gens de la ville qui recherchentl’exercice violent pour s’assouplir les membres. On ne peutimaginer plus innocent spectacle. Ils poussaient des appels et desrires, et ils s’arrêtèrent pour boire, lorsqu’une servante leurapporta deux gobelets sur un plateau. Je n’en croyais pas mes yeux,me demandant si je ne faisais pas le plus magnifique imbécile duglobe. Un mystère profond enveloppait les hommes qui m’avaientpourchassé sur la lande d’Écosse en avion et en auto, et quelquepeu aussi le diabolique antiquaire. Il était tout simpled’attribuer à ces gens-là le coup de couteau qui cloua Scudder auparquet, aussi bien que des projets fatals à la paix du monde. Maisces deux impeccables citoyens qui prenaient leur inoffensifdivertissement, et s’apprêtaient à se mettre à table pour dîner encausant platement Bourse, cricket et ragots de leur Surbitonnatal ! J’avais tissé un filet pour prendre des vautours etdes faucons, et patatras ! voilà que deux grosses perdrixvenaient se jeter dedans !

Survint ensuite un troisième personnage, unjeune homme à bicyclette, portant sur le dos un étui à crosses degolf. Il s’en alla vers la pelouse de tennis, où les joueursl’accueillirent tumultueusement. De toute évidence ces derniers leblaguaient, et leur blague sonnait terriblement anglaise. Puis legros homme, s’épongeant le front à l’aide d’un foulard de soie,déclara qu’il allait prendre un tub. Je l’entendis prononcer motpour mot : « Je suis absolument en nage, Bob. Ça vadiminuer mon poids et mon handicap. Vous verrez demain si je nevous bats pas ; je vous rends même un coup d’avance. » Ontrouverait difficilement expressions beaucoup plus anglaises.

Ils rentrèrent tous trois dans la maison, etje me sentais le dernier des idiots. Pour cette fois, j’avais« écorcé l’arbre qu’il ne fallait pas ». Ces hommesjouaient peut-être la comédie ; mais pour quel public ?Ils ne savaient pas que j’étais à trente mètres d’eux, cachéderrière un rhododendron. Il était réellement impossible de croireque ces trois joyeux compagnons fussent autre chose que ce qu’ilsparaissaient être : c’est-à-dire trois banals Anglais,banlieusards, sportifs, ennuyeux, si l’on veut, mais abjectementinnocents.

Et pourtant ils étaient trois ;et l’un était vieux, l’autre gros, le troisième brun etmaigre ; et leur maison concordait avec les notes deScudder ; et à un demi-mille au large se balançait un yacht àvapeur avec à bord au moins un officier allemand. Je songeai àKarolidès assassiné, à l’Europe menacée du cataclysme, et à ceuxque j’avais laissés dans Londres et qui attendaient anxieusement cequi allait se passer d’ici quelques heures. On ne pouvait douterque l’enfer fût déchaîné quelque part. La Pierre-Noire avait gagnéla partie, et si elle survivait à cette nuit de juin, elleplacerait son gain en banque.

Il ne me restait plus qu’une chose àfaire : marcher de l’avant, et à fond, comme si je ne doutaisde rien, et au risque de me rendre ridicule. De ma vie, je n’aientrepris une tâche avec plus de répugnance. J’aurais préféré, dansla disposition d’esprit où j’étais alors, entrer dans un repaired’anarchistes tous browning au poing, ou combattre un lion furieuxavec un pistolet à bouchon, plutôt que de pénétrer dans l’heureusedemeure de ces trois joyeux Anglais pour leur dire que rienn’allait plus. Quelles gorges chaudes on ferait de moi !

Mais soudain je me rappelai une chose quem’avait dite autrefois en Rhodésie le vieux Peter Pienaar. J’aidéjà cité Peter dans ce récit. C’était le meilleur éclaireur quej’aie jamais connu, et avant de se convertir à la respectabilité,il piétina bien souvent les plates-bandes de la loi, ce qui luivalut d’être recherché activement par les autorités. Examinant unjour avec moi le chapitre des déguisements, Peter me sortit unethéorie qui me frappa. D’après lui, en dehors des certitudesabsolues telles que les empreintes digitales, la simple apparencephysique avait bien peu d’utilité pour l’identification dès que lefugitif savait réellement son affaire. Les cheveux teints et lesfausses barbes le faisaient rire, ainsi que les autres puérilitésdu même genre. Une seule chose importait :l’ »atmosphère », comme prononçait Peter.

Celui qui arrive à se situer dans un milieuabsolument différent de celui qui l’entourait lorsqu’on le vitd’abord, et qui en outre – c’est le plus important – se met audiapason de ce milieu et se conduit comme s’il n’en était jamaissorti, celui-là est capable de dérouter les plus fins détectives.Et il vous racontait cette anecdote à l’appui : ayant un jouremprunté un habit noir, il alla à l’église et assista à l’officecôte à côte avec l’homme qui le recherchait. Si ce dernier l’eût vuen honnête compagnie avant ce jour-là, il l’eût reconnu ; maisil ne l’avait jamais vu que dans une taverne, occupé à moucher leslampes à coups de revolver.

Le souvenir des propos de Peter me donna lepremier réconfort réel que j’eusse éprouvé de la journée. J’avaisconnu en Peter un vieil oiseau fort avisé, et par ailleurs les garsque je poursuivais étaient l’élite de la volière. Pourquoi nejoueraient-ils pas le jeu de Peter ? Un sot s’efforce deparaître différent ; un homme habile paraît lui-même tout enétant différent.

Peter avait encore une autre maxime, quej’utilisai dans mon rôle de cantonnier. « Si vous faites unpersonnage, vous ne serez jamais à sa hauteur tant que vous ne vouspersuaderez pas que vous êtes ce personnage. » Le jeu detennis s’expliquait peut-être ainsi. Ces gens n’avaient pas besoinde jouer la comédie : il leur suffisait de tourner la manettepour passer dans une autre vie, où ils évoluaient avec le mêmenaturel que dans la première. Et Peter ne se lassait pas de répéterque c’était là le grand secret de tous les criminels fameux.

Comme 8 heures approchaient, j’allai retrouverScaife pour lui donner ses instructions. Je convins avec lui de lafaçon de disposer ses hommes, et sortis ensuite faire un tour, carje ne me sentais aucun appétit. Je longeai le terrain de golfdésert, puis gagnai un point de la falaise situé plus au nordderrière la rangée de villas. Sur les jolis petits chemins toutneufs je croisai des gens en villégiature qui revenaient du tennisou de la plage, et un garde-côtes du poste de T. S. F., plus desbaudets et leurs conducteurs qui rentraient chez eux. Au large,dans le crépuscule bleu, je vis des feux s’allumer sur l’Ariadne,et plus au sud sur le torpilleur ; et au-delà du banc de Cock,les feux plus puissants des vapeurs qui se dirigeaient vers laTamise. Tout ce spectacle était si paisible et si normal que maconfiance décroissait à chaque minute. Vers 9 heures et demie, jedus prendre mon courage à deux mains pour m’en aller vers TrafalgarLodge.

Chemin faisant je repris confiance à la vued’un lévrier qui marchait d’un pas élastique derrière une bonned’enfant. Il me rappela un chien que je possédais en Rhodésie, etl’époque où je l’emmenais sur les monts Pali chasser le bouquetinde la variété grise. Or, un jour que nous en poursuivions un, nousle perdîmes subitement tous les deux. Un lévrier se fit à sa vue,et j’ai moi-même de bons yeux ; mais ce bouquetin s’évanouitpurement et simplement du paysage. Par la suite je me rendis comptede sa manœuvre. Sur la roche grise des kopjes il ne se détachaitpas plus qu’un corbeau sur une nuée d’orage. Il n’eut pas besoin decourir : il lui suffit de rester immobile pour se confondreavec le terrain.

À peine ce souvenir m’eut-il traversé l’espritque je l’appliquai au cas présent et tirai la conclusion. Les gensde la Pierre-Noire n’avaient pas besoin de fuir. Ils se résorbaienttranquillement dans le paysage. J’étais sur la bonne piste ;et m’enfonçant cette vérité dans la tête, je me jurai de ne plusl’oublier. Le dernier mot restait à Peter Pienaar.

Les hommes de Scaife devaient être maintenantà leurs postes ; mais on ne voyait âme qui vive. La maison selivrait comme une place publique aux regards des passants. Unebarrière de trois pieds de haut la séparait du chemin de lafalaise ; toutes les fenêtres du rez-de-chaussée étaientouvertes, et des lumières voilées, avec un murmure de voix,indiquaient où ses habitants achevaient de dîner. C’étaitréellement la maison de verre. Avec l’impression d’être le plusgrand sot de la terre, j’ouvris le portail et sonnai.

 

Un homme dans mon genre, qui a parcouru lemonde à la dure, s’entend très bien avec deux catégories de gens,que l’on peut nommer la supérieure et l’inférieure. Il lescomprend, et eux le comprennent. Je me trouvais en pays deconnaissance avec des paysans, des chemineaux et descantonniers ; j’étais également assez à l’aise avec des hommescomme sir Walter et ceux que j’avais rencontrés le soir précédent.J’en ignore la cause, mais c’est là un fait. Mais ce qu’un type dema sorte ne comprend pas, c’est le monde béat et satisfait de lahaute bourgeoisie, les gens qui habitent dans les villas et dans labanlieue. Il ignore leur façon de voir, il ne partage pas leurspréjugés, et il est aussi intimidé par eux que par un ours brun.Quand une pimpante soubrette vint m’ouvrir la porte, j’eus peine àrecouvrer la parole.

Je demandai Mr Appleton, et fus introduit. Monplan était de marcher droit à la salle à manger, et par ma brusqueapparition de provoquer chez ces hommes, qui devaient me connaître,le sursaut révélateur qui eût confirmé mon hypothèse. Mais lorsqueje me trouvai dans cet élégant vestibule, son aspect me dompta. Ily avait là ces crosses de golf et ces raquettes de tennis, ceschapeaux de paille et ces casquettes, cet assortiment de gants, ceporte-cannes garni, que l’on rencontre dans dix mille demeuresd’Angleterre. Un tas de pardessus et d’imperméables correctementplies garnissait le couvercle d’un coffre de chêne ancien ;une horloge de nos aïeux tiquetaquait ; des bassinoires decuivre fourbi ornaient les murs, avec un baromètre et unelithographie représentant Chiltern gagnant le Saint-Léger. Cetintérieur était aussi orthodoxe qu’une église anglicane. Lorsque lafille me demanda mon nom, je le lui donnai machinalement, et elleme fit entrer dans le fumoir, sur la droite du vestibule.

Le fumoir était pire encore. Je n’eus pas letemps de l’examiner en détail, mais je pus voir au-dessus de lacheminée plusieurs photographies encadrées, et j’aurais juré queces groupes représentaient des collèges ou des universitésanglaises. Je n’y jetai qu’un regard, et parvenant à me ressaisir,je suivis la fille. Mais j’arrivai trop tard. Elle avait déjàpénétré dans la salle à manger et dit mon nom à son maître :je manquai ainsi l’occasion de voir l’effet qu’il produisit sur lestrois hommes.

À mon entrée, le vieillard, placé à l’autrebout de la table, se leva pour venir au-devant de moi. Il était enhabit de soirée – smoking et cravate noire – comme l’autre, quej’appelais en moi-même le gros. Quant au troisième, l’individubrun, il portait un complet de serge bleu, un col blanc souple, etles couleurs d’un club ou d’un collège.

L’accueil du vieillard fut parfait.

– Mr Hannay ? dit-il, avec hésitation.Vous désirez me causer ? Un instant, mes amis, et je reviens.Voulez-vous passer dans le fumoir ?

Bien que je n’eusse pas pour un liardd’assurance, je m’efforçai de jouer la partie. Sans obéir à soninvitation, je pris une chaise et m’y installai.

– Je pense que nous nous sommes déjàrencontrés, dis-je, et vous devez connaître l’affaire quim’amène.

La pièce était peu éclairée, mais je pusnéanmoins voir, à la physionomie des trois hommes, qu’ils jouaientà merveille l’incompréhension.

– Possible, possible, répartit le vieillard.Je n’ai pas très bonne mémoire, mais je vous prierais néanmoins,monsieur, d’exposer le but de votre mission, car en vérité jel’ignore.

– Eh bien ! voilà, repris-je (cependantque je me faisais tout l’effet de raconter de pures inepties), jesuis venu vous dire que rien ne va plus. J’ai en poche un mandatd’arrêt contre vous trois, messieurs.

– Un mandat d’arrêt ! fit le vieillard,d’un air authentiquement scandalisé. Un mandat d’arrêt ! Justeciel, et pour quel crime ?

– Pour l’assassinat de Franklin Scudder, àLondres, le 23 du mois dernier.

– C’est la première fois que j’entends ce nom,répliqua le vieillard, d’un air abasourdi.

L’un de ses compagnons prit laparole :

– C’est l’homme assassiné à Portland Place. Jeme rappelle l’avoir lu. Mais bon Dieu ! monsieur, c’est de ladémence ! D’où sortez-vous donc ?

– De Scotland Yard, répondis-je.

Il y eut alors une minute de parfait silence.Le vieillard, les yeux baissés sur son assiette, tripotait unenoix. Il incarnait la stupeur de l’innocence.

Puis le gros parla. Il hésitait un peu, commes’il cherchait ses mots.

– Ne vous tourmentez pas, mon oncle, fit-il.Ce n’est rien qu’une absurde méprise, comme il en arriveparfois ; mais nous n’aurons pas de peine à rétablir les faitset à démontrer notre innocence. Je puis prouver que, le 23 mai, jen’étais pas en Angleterre, et que Bob était dans un sanatorium.Vous étiez à Londres, il est vrai, mais vous pouvez dire ce quevous faisiez ce jour-là.

– Naturellement, Percy ! Rien de plusfacile. Le 23 ? C’était le lendemain du mariage d’Agathe… Ceque je faisais ? Voyons. Je suis arrivé le matin de Woking etj’ai déjeuné au club avec Charlie Symons. Après… Ah oui ! j’aidîné chez les Fishmongers. Je me le rappelle, car le punch ne m’apas réussi, et je me suis trouvé indisposé le lendemain. Et tenez,quand le diable y serait, voilà la boîte à cigares dont on m’a faitcadeau à ce dîner.

Et avec un rire nerveux, il désigna l’objetsur la table.

– Je crois, monsieur, dit le jeune homme,s’adressant à moi avec déférence, que vous reconnaissez votreerreur. Comme tout bon Anglais, nous ne demandons pas mieux qued’aider la justice ; mais nous ne voulons pas que les gens deScotland Yard se rendent ridicules. N’est-ce pas, mononcle ?

Le vieillard sembla recouvrer la parole.

– Assurément, Bob, assurément, nous feronstout notre possible pour aider les autorités. Mais… mais ceci estun peu exagéré. Je n’en reviens pas.

– Comme Nellie va rire, dit le gros homme.Elle qui prétend toujours que vous finirez par mourir d’ennui parcequ’il ne vous arrive jamais rien. Mais cette fois-ci vous êtesservi à souhait.

Et il se mit à rire, l’air très amusé.

– C’est pardieu vrai. Quand j’y pense !Quelle histoire cela fera pour le club ! En vérité, Mr Hannay,je devrais plutôt me fâcher, invoquer mon innocence ; maisc’est vraiment trop farce ! Je vous pardonne presque la peurque vous m’avez faite. À vous voir si funèbre, je me demandais sipar hasard je n’avais pas tué quelqu’un dans un accès desomnambulisme.

C’était trop évidemment sincère pour être dela comédie. Tout courage m’abandonnait, et mon premier mouvementfut de m’excuser et de déguerpir. Mais je me répétai que je devaisaller jusqu’au bout, dussé-je devenir la risée du Royaume-Uni. Lesbougies de la table donnaient un éclairage insuffisant, et pourcacher mon trouble je me levai, m’approchai de la porte, et,tournant le commutateur, donnai l’électricité. La brusqueillumination les éblouit tous, et j’en profitai pour examiner lestrois visages.

Ils ne m’apprirent rien. L’un était vieux etchauve, l’autre épais, le troisième brun et mince. D’après leursphysionomies, rien n’empêchait ces trois hommes d’être ceux quim’avaient persécuté en Écosse, mais rien non plus ne me permettaitde les identifier. J’en suis encore à me demander par quel mystère,après avoir, dans le personnage du cantonnier, scruté deux de cespaires d’yeux, et dans celui de Ned Ainslie, la troisième, je nepus alors me faire une certitude, malgré ma bonne mémoire et mapassable faculté d’observation. Tous trois semblaient êtreexactement ce qu’ils prétendaient, et je n’étais sûr d’enreconnaître aucun.

Dans cette gaie salle à manger, avec seseaux-fortes aux murs, et le portrait d’une vieille dame en grandsatours au-dessus de la cheminée, je n’apercevais rien qui pûtrappeler les bandits de la lande. Sur l’étui à cigarettes en argentposé à côté de moi je lisais qu’il avait été gagné par PercivalAppleton, esq., du club St. Bede, dans un concours de golf… Il mefallut me raccrocher ferme à Peter Pienaar pour ne pas déguerpiraussitôt de la maison.

– Eh bien ! monsieur, dit poliment levieillard, êtes-vous satisfait de votre examen ?

Il me fut impossible d’articuler un mot.

– Vous reconnaîtrez, j’espère, qu’il est devotre devoir d’abandonner cette ridicule affaire. Je ne porte pasplainte, mais vous sentez bien quel ennui ce doit être pour desgens honorables.

Je fis un signe négatif.

– Pardieu ! s’exclama le jeune homme.Voilà qui est par trop violent.

– Auriez-vous l’intention de nous emmener auposte ? demanda le gros. Ce serait peut-être le meilleur moyend’en finir, mais je suppose que le commissariat local ne voussatisferait pas. J’ai le droit de vous faire exhiber vos pouvoirs,mais je ne tiens pas à vous attirer des désagréments. Vousaccomplissez votre devoir, après tout. Mais vous admettrez quec’est là une affreuse maladresse. Quelles sont vosintentions ?

Il ne me restait plus qu’unealternative : ou bien appeler mes hommes pour les fairearrêter tous trois, ou bien reconnaître ma gaffe et vider leslieux. Je me sentis magnétisé par tout cet entourage, parl’innocence évidente – et non seulement par l’innocence, mais parl’étonnement et l’ennui ingénus qu’exprimaient ces trois honnêtesvisages.

« Oh ! Peter Pienaar ! » melamentai-je en moi-même.

Et pour un instant je fus sur le point de metraiter d’idiot et de leur présenter mes excuses.

– En attendant, je propose une partie debridge, dit le gros. Cela donnera le temps de réfléchir à MrHannay. Vous savez d’ailleurs qu’il nous fallait un quatrième.Jouez-vous, monsieur ?

J’acceptai comme s’il se fût agi d’une banaleinvitation au club. Tout cet ensemble m’avait magnétisé, je lerépète. Nous passâmes dans le fumoir où une table de jeu étaitdressée, et l’on m’offrit à boire et à fumer. Je pris place à latable comme dans un songe. Par la fenêtre ouverte on voyait la lunebaigner de sa lumière blonde les falaises et la mer. Les troishommes avaient repris leur sang-froid, et causaient avec aisance,émaillant leur conversation de cet argot inévitable dans une maisonde joueurs de golf. Je devais faire une drôle de tête, au milieud’eux, avec mes sourcils froncés et mes regards errants.

Mon partenaire était le jeune homme brun. Jejoue bien au bridge, d’habitude, mais ce soir-là je dus êtreabsolument exécrable. Ils me sentaient dérouté, et cela leurinspirait une confiance toujours croissante. Je ne les perdais pasde vue, mais leurs traits ne m’apprenaient rien. Non seulement ilsavaient l’air autres, mais ils étaient autres. Je meraccrochai en désespéré aux maximes de Peter Pienaar.

 

Ce fut un petit incident qui m’ouvrit lesyeux.

Le vieillard alla pour prendre un cigare. Maisau lieu de le choisir tout de suite, il laissa retomber sa main, ets’adossa un instant à son fauteuil, tandis que ses doigtstambourinaient sur ses genoux.

Je lui avais vu faire ce même geste dans laferme de la lande, alors que je me tenais devant lui avec, braquéssur moi, les revolvers de ses serviteurs.

C’était un rien, qui dura une seconde à peine,et il y avait mille chances contre une pour qu’il m’échappât, maisje le surpris, et en un clin d’œil l’atmosphère me paruts’éclaircir. Le brouillard qui enveloppait mon cerveau se dissipa,et ce fut en pleine et absolue certitude que je reconnus les troishommes.

La pendule de la cheminée sonnait alors 10heures.

Leurs visages me parurent se métamorphosersous mes yeux et me révéler leurs secrets. Le jeune étaitl’assassin. Je discernais à présent une impitoyable cruauté là oùje ne voyais tantôt que de la bonne humeur. C’était son poignard,je n’en doutais plus, qui avait cloué Scudder au parquet ;c’était son pareil qui avait percé d’une balle Karolidès.

Les traits du gros homme me semblaient sedissocier et se reformer continuellement sous mes yeux. Ilpossédait, non pas un seul visage, mais bien cent masques diversqu’il revêtait à son gré. Ce garçon eût fait un acteur admirable.J’ignorais si oui ou non c’était lui le lord Alloa de la soiréeprécédente, mais peu m’importait. C’était lui, je le devinais, quiavait d’abord repéré Scudder, et laissé sa carte pour celui-ci.D’après Scudder, il zézayait, et j’imaginais sans peine combiencette affectation pouvait contribuer à le rendre effrayant.

Mais le vieux les dépassait de loin. Il étaitpur cerveau, et froid, impassible, mathématique, impitoyable commeun marteau-pilon. À présent que mes yeux s’étaient dessillés, je nevoyais plus en lui aucune affabilité. Sa mâchoire semblait avoir latrempe de l’acier, et ses yeux l’inhumaine phosphorescence des yeuxd’oiseau.

Cependant je jouais toujours, et à chaqueseconde une haine plus grande inondait mon cœur. Elle m’étouffait,et je n’arrivais plus à répondre à mon partenaire. Leur compagnie àtous me devenait de plus en plus intolérable…

– Hé là ! Bob, voyez donc l’heure !dit le vieillard. Vous ferez bien de songer à prendre votre train.Bob doit aller en ville ce soir, ajouta-t-il, en s’adressant àmoi.

Son ton était à présent d’une faussetéinfernale.

Je consultai la pendule. Il était près de 10heures et demie.

– Je regrette, mais il lui faut renoncer à cevoyage, déclarai-je.

– Oh zut ! fit le jeune homme. Je croyaisque vous aviez laissé tomber cette ineptie. Je suis réellementforcé de partir. Je vous laisserai mon adresse si vous voulez, avecles garanties que vous jugerez convenables.

– Non, il faut que vous restiez,répliquai-je.

Ils durent comprendre que la partie étaitperdue. Leur unique espoir était de me persuader que je me trompaisgrossièrement, et cet espoir leur échappait. Mais le vieillard pritde nouveau la parole.

– Je me porte caution pour mon neveu. Celadoit vous suffire, Mr Hannay.

C’était peut-être l’imagination, mais je crusremarquer de l’embarras dans la placidité de son ton.

Il y en avait certainement, car lorsque je leregardai ses paupières retombèrent avec cet encapuchonnementd’épervier que la crainte m’avait gravé dans la mémoire.

Je lançai un coup de sifflet.

Au même instant la lumière s’éteignit. Deuxbras vigoureux m’enveloppèrent le torse, m’interceptant les pochesoù l’on porte d’habitude un revolver.

– Schnell, Franz ! Das Boot, dasBoot ! cria une voix, tandis que je voyais deux de mesgens apparaître sur la pelouse illuminée.

Le jeune homme brun s’élança, et sautant parla fenêtre, il franchit la clôture basse avant qu’une main pût lesaisir. J’agrippai le vieux, et la pièce se remplit de personnages.Je vis empoigner le gros, mais je ne m’occupais que du dehors, oùFranz galopait vers l’entrée de l’escalier de la plage. Un homme lepoursuivit, mais sans succès. La porte de l’escalier se refermaderrière le fugitif, et je restai béant, toujours serrant la gorgedu vieux à peu près la durée nécessaire à effectuer la descente desmarches jusqu’à la mer.

Soudain mon prisonnier m’échappa et s’élançavers le mur. Il se fit un déclic, comme d’une manette rabattue.Puis retentit un grondement lointain, bien au-dessous du niveau dusol, et par la fenêtre je vis un nuage de craie pulvérisée jaillirà l’entrée de l’escalier.

Quelqu’un ralluma l’électricité.

Le vieillard me considérait avec des yeuxflamboyants.

– Il est sauvé, s’écria-t-il ; vous nel’attraperez pas. Il est déjà loin… et victorieux… DerSchwarzstein ist in der Siegeskrone[8].

Ses yeux exprimaient plus que la simple joiedu triomphe. Naguère encapuchonnés comme ceux d’un oiseau de proie,ils étincelaient à présent d’un orgueil farouche. Une éclatanteflambée de fanatisme les emplissait, et je compris enfin quellepuissance formidable j’avais combattue. Cet homme était plus qu’unespion ; c’était, à sa façon perverse, un patriote.

Tandis que les menottes se refermaient sur sespoignets, je lui lançai ce dernier trait :

– Je souhaite que Franz supporte bien savictoire. Je dois vous dire que depuis une heure l’Ariadneest en notre pouvoir.

 

Six semaines plus tard, comme chacun sait,nous étions en guerre. Je m’engageai dès la première semaine dansl’armée nouvelle, où mon expérience acquise au Matabeleland mevalut dès l’abord le grade de capitaine. Mais j’avais, je crois,fait ma vraie campagne avant de revêtir l’uniforme kaki.

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