Les trente neuf marches

Chapitre 2Où le laitier part en voyage

Je m’assis dans un fauteuil, prêt à défaillir.Cette sensation dura peut-être cinq minutes, et fut suivie d’unaccès d’horreur folle : la vue de cette misérable face blancheaux yeux béants m’était insupportable. Je réussis enfin à prendreune nappe que j’étendis dessus ; puis j’allai en titubantjusqu’au buffet et m’emparai du cognac dont j’absorbai plusieursgoulées. Ce n’était certes pas la première fois que je voyais desgens mourir de mort violente ; et j’en avais moi-même occisplusieurs durant la guerre des Matabélés ; mais ce crime,commis de sang-froid et à huis clos, était tout autre chose. Jeparvins pourtant à me ressaisir. Je consultai ma montre ; ellemarquait 10 heures et demie.

L’idée me vint d’explorer minutieusementtoutes les pièces : il n’y avait personne, ni aucune trace depersonne. Je fermai alors tous les volets et les fenêtres au verrouet mis la chaîne à la porte.

Cependant je recouvrai mes esprits, avec lafaculté de penser. Il me fallut près d’une heure pour mettre lasituation au point ; et je ne me hâtai pas, car, à moins d’unretour offensif du meurtrier, il me restait jusqu’à 6 heures dumatin pour réfléchir.

J’étais dans le lac – bien évidemment. Touteombre de doute quant à la véracité de Scudder avait maintenantdisparu. La preuve de son histoire se trouvait là sous la nappe.Les individus, sachant qu’il savait ce qu’il savait, l’avaientdécouvert, et avaient pris le meilleur moyen pour s’assurer de sonsilence. Soit ; mais il venait de résider quatre jours chezmoi, et ses ennemis devaient bien supposer qu’il m’avait tout dit.Donc, ç’allait être à mon tour d’y passer. Peut-être cette nuitmême, ou demain, ou après-demain, mais de toute façon mon compteétait bon.

Soudain je m’avisai d’une autre probabilité.Je pouvais soit aller maintenant à la police, soit me coucher etlaisser à Paddock le soin de trouver le corps et d’y aller lematin. Mais de toute façon, que raconterais-je concernantScudder ? J’avais déjà induit en erreur Paddock à son sujet,et toute l’affaire paraissait déplorablement louche. Si, confessantla vérité, j’avouais à la police ce qu’il m’avait raconté, on semoquerait de moi, tout bonnement. J’avais mille chances contre unepour me voir accusé du meurtre, et les preuves matérielles étaientsuffisantes pour me faire condamner à mort. Peu de gens meconnaissaient en Angleterre ; je n’avais pas un seul vraicopain susceptible de témoigner en ma faveur. Peut-être ces ennemissecrets comptaient-ils là-dessus. Ils étaient capables de tout, etune prison anglaise était un aussi bon moyen de se débarrasser demoi jusqu’après le 15 juin qu’un coup de couteau dans mapoitrine.

D’ailleurs, si je racontais toute l’histoire,et si par miracle on me croyait, j’aurais joué leur jeu. Karolidèsresterait chez lui, et ils n’en demandaient pas plus. En tout cas,la face morte de Scudder m’avait par sa seule vue inspiré une foidéfinitive en son dessein. Il n’était plus, mais il avait mis saconfiance en moi, et je ne pouvais faire autrement que depoursuivre sa tâche.

On trouvera peut-être ce scrupule déplacé chezun homme en danger de mort, mais telle était ma façon de voir. Jesuis un garçon comme tout le monde, pas plus brave qu’un autre,mais je déteste voir un bon champion abattu, et malgré ce longcoutelas, tout ne serait pas fini pour Scudder si je pouvais jouerla partie à sa place.

Au bout d’une heure ou deux passées àréfléchir, ma résolution était prise. Il me fallait disparaîtred’une façon quelconque, et rester disparu jusque vers la fin de lapremière quinzaine de juin. À ce moment je devrais par un moyen ouun autre me mettre en rapport avec les gens du gouvernement et leurrépéter ce que Scudder m’avait confié. Je regrettai de tout moncœur qu’il ne m’en eût pas dit davantage, et que je n’eusse pasécouté plus attentivement le peu qu’il m’avait dit. Je neconnaissais rien en dehors des faits essentiels. Il y avaitbeaucoup de chances, même si j’esquivais les autres dangers, pourque l’on ne me crût finalement pas. Je devais en courir le risque,et souhaiter qu’il survînt quelque incident capable de confirmermon histoire aux yeux du gouvernement.

Mon premier devoir était de durer encore troissemaines. Comme nous étions au 24 mai, cela signifiait vingt joursà me cacher avant de pouvoir tenter de joindre les problématiquesautorités. Je prévoyais que deux catégories de gens merechercheraient – les ennemis de Scudder, afin de me supprimer, etla police, qui m’accuserait du meurtre de Scudder. Ç’allait êtreune chasse vertigineuse. Mais cette perspective, loin de m’abattre,me stimulait. J’étais demeuré si longtemps oisif que j’accueillaisavec joie toute occasion d’activité. Tant qu’il me fallait resterseul avec ce cadavre et m’en remettre au hasard, je ne valais pasmieux qu’un ver de terre écrasé ; mais du moment où le salutde ma tête dépendait de ma seule intelligence, j’affrontais lalutte avec joie.

Je me posai ensuite la question de savoir siScudder avait sur lui quelques papiers susceptibles de merenseigner un peu mieux. Je soulevai la nappe et explorai sespoches, car le corps ne m’inspirait plus aucune répugnance. Sonvisage était merveilleusement calme pour celui d’un homme frappé demort violente. Il n’y avait rien dans la pochette de côté, etseulement quelques pièces de billon et un porte-cigares dans legilet. La culotte renfermait un petit canif et de l’argent, et lapoche intérieure de la jaquette contenait un vieil étui à cigaresen peau de crocodile. Pas la moindre trace du petit calepin noirsur lequel je l’avais vu prendre des notes. Je ne doutai pas quel’assassin l’eût emporté.

Mais en relevant les yeux je vis des tiroirsgrands ouverts au secrétaire. Jamais Scudder ne les eût laissésdans cet état, car c’était le plus rangé des mortels. Quelqu’undevait y avoir cherché quelque chose – peut-être le calepin.

Je passai en revue l’appartement, et découvrisque tout avait été fouillé – l’intérieur des livres, les tiroirs,les placards, les cassettes, jusqu’aux poches des vêtements dans magarde-robe, et au buffet de la salle à manger. Nulle part il n’yavait trace de carnet. Fort probablement l’ennemi l’avait trouvé,mais ailleurs que sur le corps de Scudder.

Je pris alors un atlas, et consultai unegrande carte des îles Britanniques. Mon dessein était de gagner unerégion sauvage, où mettre à profit ma science du «veld», car dansune cité je serais comme un rat en cage. L’Écosse me parut convenirle mieux, puisque ma famille était écossaise et que je pouvaispasser partout pour un Écossais quelconque. Je songeai d’abord àêtre un touriste allemand, car mon père avait eu des associésallemands, et l’on m’avait appris à parler couramment cette langue,où je m’étais encore perfectionné grâce à mes trois ans de« prospection » pour le cuivre au Damaraland germanique.Mais je comptai qu’il serait moins voyant d’être un Écossais, outreque la police me repérerait moins facilement. Comme région, jechoisis le Galloway. C’était la partie sauvage de l’Écosse la plusproche, autant que j’en pouvais juger, et, à voir la carte, lapopulation n’y abondait pas.

Une recherche dans l’indicateur m’apprit qu’untrain quittait la gare Saint-Pancras à 7 heures 10, ce qui memettrait dans la soirée à une station quelconque du Galloway.C’était parfait, mais il m’importait davantage de savoir commentarriver à Saint-Pancras, car j’étais trop certain que les amis deScudder surveilleraient la maison. Ce problème m’arrêta unmoment ; puis il me vint une inspiration, sur quoi je me misau lit et dormis deux heures d’un mauvais sommeil.

Je me levai à 4 heures et ouvris lespersiennes de ma chambre à coucher. La jeune lumière d’un beaumatin d’été envahissait le ciel, et les moineaux pépiaient déjà. Ungrand revirement se fit en moi, et je m’apparus un pauvre insensé.J’inclinai à laisser aller les choses, convaincu que la policeanglaise verrait mon cas sous un jour raisonnable. Mais enrécapitulant la situation je ne trouvai plus aucun argument pourcombattre ma décision de la nuit, et je me résolus enfin, la bouchesèche, à exécuter mon plan. J’éprouvais non pas un trac réel, maiscomme une répugnance à aller au-devant des ennuis, si j’osem’exprimer ainsi.

Je dénichai un complet de cheviotte trèsusagé, une paire de forts souliers à clous, et une chemise deflanelle à col rabattu. Dans mes poches je bourrai une chemise derechange, une casquette de drap, plusieurs mouchoirs, et une brosseà dents. J’avais deux jours plus tôt retiré de la banque une bonnesomme d’or, pour le cas où Scudder aurait eu besoin d’argent, et jepris là-dessus cinquante livres en « souverains » dansune ceinture que j’avais rapportée de Rhodésie. C’était à peu prèstout ce qu’il me fallait. Ensuite je pris un bain, et taillai mamoustache, que je portais longue et retombante, en une courtefrange hérissée.

Puis je passai à un autre exercice.D’ordinaire Paddock arrivait ponctuellement à 7 heures 30 etouvrait lui-même à l’aide d’un passe-partout. Mais vers 7 heuresmoins 20, comme me l’avait appris une amère expérience, le laitiers’amenait à grand fracas de bidons, et déposait ma provision devantla porte. J’avais vu plusieurs fois ce laitier en sortant pour unepromenade matinale. C’était un jeune homme de ma taille à peu près,à la moustache peu fournie, et qui portait une blouse blanche. Surlui reposait toute ma combinaison.

Je pénétrai dans le fumoir obscur où les raisdu soleil naissant s’insinuaient peu à peu entre les lames despersiennes. J’y déjeunai d’un whisky-soda et de quelques biscuitsempruntés au buffet. À ce moment il allait être 6 heures. Je misune pipe dans ma poche et allai pour emplir ma blague au pot àtabac qui se trouvait sur la table voisine de la cheminée.

En manipulant le tabac, mes doigtsrencontrèrent un corps dur, et je ramenai au jour le petit calepinnoir de Scudder.

Cela me parut de bon augure. Je soulevai lanappe de dessus le cadavre, et m’étonnai de voir la paix et ladignité de cette face morte.

– Adieu, vieux camarade, lui dis-je ; jevais faire tout mon possible pour toi. Souhaite-moi bonne chance,où que tu sois.

Puis je restai dans le vestibule à attendre lelaitier. Ce fut là le plus dur de l’affaire, car je n’en pouvaisabsolument plus d’être enfermé. 6 heures 30 passèrent ; puis 6heures 40, et toujours pas de laitier. Cet imbécile avait choisi cejour entre tous pour venir en retard.

Une minute après 7 heures moins le quart jeperçus au dehors le tintamarre des bidons. J’ouvris la porte dupalier : notre homme était là, sifflotant, et dégageant monbidon du faisceau qu’il portait.

Il tressauta un peu à mon apparition.

– Entrez donc un instant, lui dis-je. J’aideux mots à vous dire.

Et je le fis passer dans la salle àmanger.

– Je suis sûr que vous avez l’esprit sportif,repris-je, et j’ai besoin que vous me rendiez un service.Prêtez-moi votre calot et votre blouse pour dix minutes, et cesouverain est à vous.

Ses yeux s’élargirent à la vue de l’or, et ils’épanouit en un sourire.

– Qué jeu c’est-y ? demanda-t-il.

– Un pari, fis-je. Je n’ai pas le temps devous expliquer, mais pour le gagner il faut que je sois moi-même unlaitier pendant dix minutes. Tout ce que vous avez à faire est derester ici jusqu’à mon retour. Vous vous mettrez un peu en retard,mais cela ne fera de tort à personne, et vous aurez ce jaunet pourvous.

– Ça colle ! fit-il joyeusement. C’estpas moi qui empêcherai jamais la rigolade. Tenez, patron, v’là lesfrusques.

Je mis son calot bleu et sa blouse blanche,empoignai les bidons, claquai ma porte, et descendis l’escalier ensifflant. Le portier, au bas, me conseilla de « fermer maboîte », ce qui voulait dire que mon déguisement étaitcongru.

Tout d’abord je pensai qu’il n’y avaitpersonne dans la rue. Puis je découvris un policeman à cent mètresplus loin, et un vagabond qui traînait ses savates sur l’autretrottoir. Un instinct me fit lever les yeux vers la maison d’enface, et à une croisée du premier étage j’aperçus une figure. Levagabond leva les yeux en passant, et je crus voir qu’on échangeaitun signal.

Je traversai la rue, sifflant allègrement, etimitant l’allure faraude du laitier. Mais au premier tournant, jepris une rue transversale et la remontai jusqu’à hauteur d’unterrain vague. Comme la rue était déserte, je lançai les bidons delait par-dessus la palissade et envoyai la coiffure et la blouseles rejoindre. Je venais à peine de mettre ma casquette lorsqu’unfacteur déboucha du coin. Je lui souhaitai le bonjour et il merépondit d’un air naturel. À ce moment 7 heures sonnèrent à uneéglise du voisinage.

Je n’avais plus une seconde à perdre. Sitôtarrivé dans Euston Road je pris mes jambes à mon cou. À l’horloged’Euston Station je vis 7 heures 5. À Saint-Pancras je n’eus pas leloisir de prendre un billet, d’autant que j’ignorais encore madestination. Un porteur me désigna le quai, où j’arrivai comme leconvoi s’ébranlait. Deux employés de la gare tentèrent de me barrerle passage, mais je les esquivai et sautai en marche dans ladernière voiture.

Trois minutes plus tard, tandis que le trainfilait en grondant sous les tunnels du nord, un contrôleurgrincheux m’interpellait. Il me délivra un billet pourNewton-Stewart, nom qui m’était revenu tout d’un coup à la mémoire,et il me fit passer du compartiment de première classe où jem’étais établi, dans une troisième « fumeurs », occupéepar un marin et une grosse femme avec un poupon. Il s’éloigna toutirrité, et en m’épongeant le front je fis remarquer à mes voisinsdans mon écossais le plus épais que c’était une rude affaired’attraper un train. Je m’étais déjà pénétré de mon rôle.

– Je vous demande un peu, quel malhonnête, cecontrôleur ! prononça la dame, d’un ton acerbe. Heureusementqu’il y a des Écossais pour le remettre à sa place. Voulait-il pasme faire prendre un billet pour cette moucheronne qui aura toutjuste un an au mois d’août, et empêcher ce monsieur decracher !

Le marin l’approuva d’un air flegmatique, etj’étrennai ma nouvelle vie dans une atmosphère de révolte contrel’autorité… Je me souvins que huit jours plus tôt je trouvais lemonde fastidieux.

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