Les trente neuf marches

Chapitre 4L’aventure du candidat radical

Me voici donc, par ce radieux matin de mai,faisant donner à cette voiture de 40 chevaux tout ce qu’ellepouvait, sur les routes raboteuses de la bruyère. Au début jelançais des coups d’œil en arrière par-dessus mon épaule etsurveillais avec anxiété le prochain virage ; mais bientôt jeconduisis d’un œil nonchalant, juste assez attentif pour rester surla chaussée. Car je songeais éperdument à ce que j’avais trouvédans le calepin de Scudder.

Le petit bonhomme m’avait raconté un tas debourdes. Tous ses contes au sujet des Balkans et desjuifs-anarchistes et de la conférence du Foreign Office étaientsimple fumisterie, de même pour Karolidès. Pas tout à faitcependant, comme on va le voir. J’avais accordé une foi entière àson histoire, et il m’avait mis dedans : son calepin medonnait une version tout autre, et au lieu de me dire : «Unefois passe, deux fois lasse», j’y croyais sans restriction.

Pourquoi, je l’ignore. Cela sonnaitterriblement vrai, et la première version était, si j’ose dire,malgré sa fausseté, aussi vraie dans le fond. Le 15 juin devaitfixer le sort, un sort plus important que le meurtre d’un Levantin.Vu cette importance je ne pouvais blâmer Scudder de m’avoir tenu endehors de ce jeu, afin de jouer sa partie à lui seul. Je ne doutaisaucunement que ce fût là son intention. Ce qu’il m’avait racontéparaissait déjà assez gros, mais la réalité était si démesurémentplus énorme que, l’ayant découverte, il tenait à la garder pourlui. Je ne lui en voulus pas. Ce qu’il recherchait par-dessus tout,en somme, c’était le danger.

Les notes renfermaient l’histoire complète –avec des lacunes, bien entendu, qu’il comptait remplir de mémoire.Il désignait ses sources, d’ailleurs, et par une manie singulièreleur attribuait à toutes des valeurs numériques, dont il faisait lasomme, laquelle correspondait au degré de crédibilité de chaquedéveloppement de l’histoire. Les quatre noms inscrits en caractèresordinaires étaient ses références, et il y avait encore un certainDucrosne qui obtenait cinq sur un maximum possible de cinq ;et un autre qui arrivait à trois. Le calepin renfermait toutes lesdonnées principales de l’affaire – et en outre de celles-ci uneexpression bizarre qui revenait une dizaine de fois entreguillemets. « Trente-neuf marches », telle était cetteexpression ; et la dernière fois qu’il l’employait il lacomplétait ainsi : « Trente-neuf marches, je les aicomptées ; marée haute à 22 h 17. » Je ne voyais rien àtirer de là.

La première chose que j’appris fut qu’il nepouvait être question d’empêcher la guerre. Celle-ci viendrait,aussi sûrement que la fête de Noël : on l’avait décidée,affirmait Scudder, déjà depuis février 1912. Elle éclaterait àl’occasion de Karolidès. Son compte était réglé d’avance, et onl’enverrait ad patres le 14 juin, deux semaines et quatrejours après ce matin de mai. Je conclus des notes de Scudder querien au monde ne pouvait l’empêcher. Son histoire de gardesépirotes qui tueraient père et mère était une vaste galéjade.

En second lieu, cette guerre serait unesurprise complète pour l’Angleterre. La mort de Karolidès mettraitles Balkans en feu, sur quoi Vienne lancerait un ultimatum. Ce quen’admettrait pas la Russie, et il s’ensuivrait un échange de grosmots. Mais Berlin jouerait au pacificateur, et verserait de l’huilesur les vagues, jusqu’au moment où trouvant soudain un bon prétexteà querelle, il s’en emparerait, et en cinq heures nous tomberaitdessus. Et ce plan, certes, était parfaitement combiné. Le miel desbeaux discours, et puis un coup de traîtrise. Cependant que nousparlerions du bon vouloir et des bonnes intentions de l’Allemagne,nos côtes seraient subrepticement encerclées de mines, et dessous-marins guetteraient chacun de nos vaisseaux de guerre.

Mais tout cela dépendait d’une troisièmechose, qui devait arriver le 15 juin. Je n’y aurais jamais riencompris s’il ne m’était arrivé jadis de faire la connaissance d’unofficier de l’état-major français, revenant d’Afrique occidentale,qui m’avait raconté un tas de choses. Celle-ci entre autres, qu’endépit de toutes les absurdités dites au parlement, il existait unevraie alliance effective entre la France et l’Angleterre, que lesdeux grands états-majors se rencontraient de temps à autre, etprenaient des mesures pour le cas de guerre en vue d’une actioncombinée. Or, en juin, un très grand manitou devait venir de Paris,et ce qu’on allait lui remettre n’était rien de moins que les plansde mobilisation de la flotte britannique. Du moins je compris qu’ils’agissait de quelque chose d’analogue ; en tout cas, d’undocument de la plus haute importance.

Mais à la date du 15 juin il se trouveraitd’autres personnages à Londres – et sur ceux-là je ne pouvais faireque des conjectures. Scudder se bornait à les appelercollectivement la « Pierre-Noire ». Ils représentaientnon pas nos alliés, mais nos ennemis mortels ; et c’était dansleurs poches qu’allait passer le document destiné à la France. Orcelui-ci devait, qu’on ne l’oublie pas, se transformer àl’improviste, huit ou quinze jours plus tard, dans les ténèbresd’une nuit d’été, en coups de canons et en torpilles véloces.

Telle était l’histoire que je venais dedéchiffrer dans une chambre d’auberge rustique, ayant vue sur uncarré de choux. Telle était l’histoire qui me bourdonnait dans lecerveau tandis que je lançais de vallon en vallon la puissantevoiture de tourisme.

Ma première impulsion avait été d’écrire unelettre au premier ministre, mais un peu de réflexion me fit voirl’inanité de cette démarche. Qui donc croirait à mon récit ?Je devais pour cela montrer un signe, une preuve à l’appui, et Dieusait si j’en étais capable. Avant tout il me fallait durermoi-même, et me trouver prêt à agir quand le moment seraitvenu ; et cette tâche ne serait déjà pas si aisée avec lapolice des îles Britanniques sonnant l’hallali derrière moi, et lessectateurs de la Pierre-Noire courant sur mes traces, invisibles etrapides.

À défaut d’un but bien déterminé, je dirigeaisma course vers l’est d’après le soleil, car la carte m’avait apprisqu’en allant au nord j’arriverais dans une région de mines dehouille et de villes industrielles. Je ne tardai pas à quitter leshauteurs de bruyère pour m’engager dans une large vallée. Sur unparcours de plusieurs milles je côtoyai en vitesse la muraille d’unparc, où j’aperçus un grand château par une éclaircie des ramures.Je passai par de vieux villages à toits de chaume, et par-dessus depaisibles cours d’eau, et devant des jardins éclatants d’aubépineet de jaune cytise. Une paix si profonde enveloppait la terre queje croyais difficilement que, quelque part derrière moi, il y avaitdes gens acharnés contre ma vie ; et voire, en outre, qued’ici un mois, sous la seule réserve qu’une chance inouïe ne mefavorisât, ces faces rondes de villageois seraient défaites etaltérées, et des cadavres joncheraient les campagnesd’Angleterre.

Vers midi, j’arrivai dans un long villageisolé, où je fus tenté de faire halte pour manger. Au beau milieude la rue se trouvait le bureau de poste, sur les marches duquel setenait la receveuse penchée sur un télégramme en compagnie d’unpolicier. Ils eurent un haut-le-corps en m’apercevant, et lepolicier leva le bras et me cria de stopper.

Je faillis commettre la sottise d’obéir. Maisj’entrevis dans un éclair que le télégramme me concernait ;que mes bons amis de l’auberge s’étaient entendus et réunis dans lemême désir de faire ma plus ample connaissance, et qu’il leur avaitété bien facile de télégraphier le signalement de ma personne et del’auto dans les trente villages par lesquels je pouvais passer. Jelâchai les freins, mais il n’était que temps : le policieravait agrippé la capote, et il ne quitta prise qu’après avoir reçumon poing gauche dans l’œil.

Je compris que ma place n’était pas sur lesgrandes routes, et que je devais me cantonner dans les chemins detraverse. Ce n’était pas facile sans carte ; je risquais detomber sur un chemin de ferme qui m’enverrait dans une mare auxcanards ou dans une cour d’écurie, et je ne pouvais m’offrir unretard de ce genre. Je vis enfin quelle gaffe j’avais commise envolant l’auto. Cette grosse machine verte était le plus sûr moyende me faire repérer sur toute l’étendue de l’Écosse. Et si jel’abandonnais pour continuer à pied, on la découvrirait au boutd’une heure ou deux, et je perdais mon avance dans lapoursuite.

La première chose à faire était d’emprunterles routes les plus désertes. Ces routes, je les trouvai bientôtquand j’eus rencontré l’affluent d’une grande rivière et me fusengagé dans une gorge enclose de parois abruptes, puis au-delà surune route en zigzag qui grimpait à un col. Je n’y rencontraipersonne, mais comme elle me conduisait trop au nord, j’obliquaivers l’est par un mauvais sentier et rencontrai finalement unegrande ligne de chemin de fer à double voie. Derrière celle-ci etsous mes pieds je découvris une autre vallée assez large, etm’avisai qu’en la traversant je pourrais trouver une auberge isoléeoù passer la nuit. Le soir tombait, et la faim me torturait, car jen’avais rien mangé depuis le matin que deux brioches achetées à lavoiture d’un boulanger.

À ce moment précis un vrombissement me fitlever la tête, et patatras ! cet infernal aéroplane était là,volant bas, à une dizaine de milles dans le sud et arrivant sur moien vitesse.

J’eus la présence d’esprit de me rappeler que,sur la lande nue, j’étais à la merci d’un avion, et que mon uniqueespoir était d’atteindre le couvert des arbres, dans la vallée. Duhaut en bas de la colline je filai comme un tonnerre, détournant latête chaque fois que je l’osais, pour surveiller cette sacréemachine volante. J’arrivai bientôt sur une route enclose de haies,qui plongeait dans le ravin encaissé d’un cours d’eau. Puis vint unpetit bois touffu où je ralentis l’allure.

Soudain sur ma gauche j’entendis le coup desirène d’une autre auto, et vis avec effroi que j’allais arriver àla hauteur d’un portail par où un chemin privé débouchait sur lagrand-route. Ma corne émit un beuglement désespéré, mais il étaittrop tard. Je bloquai les freins, mais la vitesse acquisem’emporta, et devant moi une autre auto jaillit en travers de monchemin. Une seconde de plus et c’était l’écrabouillement. Je fis laseule chose possible, et me jetai en plein dans la haie à droite,comptant trouver quelque chose de mou par-derrière.

Vain espoir ! Ma voiture entra dans lahaie comme dans du beurre, et piqua de l’avant en un plongeonvertigineux. Voyant ce qui se passait, je bondis sur mon siège,afin de sauter à bas. Mais une branche d’aubépine m’attrapa enpleine poitrine, me souleva et me retint, cependant qu’une tonne demétal coûteux filait par-dessous moi, faisait panache, et déboulaitavec un fracas formidable d’une hauteur de cinquante pieds dans lelit du ruisseau.

 

Peu à peu la branche céda. Elle me déposadélicatement, d’abord sur la haie, puis de là sur un berceaud’orties. Comme je reprenais pied, une main me saisit par le bras,et une voix compatissante et tout effrayée me demanda si j’étaisblessé.

Je me trouvai en présence d’un grand jeunehomme en lunettes d’automobiliste et paletot de cuir, qui sansarrêt maudissait sa maladresse et se confondait en excuses. Pour mapart, dès que je fus un peu remis de mon alerte, j’éprouvai plutôtde la joie. C’était là une façon comme une autre de me débarrasserde la voiture.

– C’est ma faute, monsieur, lui répondis-je.Je me félicite de n’avoir pas ajouté un homicide à mes autresfolies. Voilà la fin de mon tour d’Écosse automobile, mais ç’afailli être aussi la fin de ma vie.

Il tira sa montre et se livra dessus à uncalcul.

– Vous êtes un type de la bonne espèce,dit-il. J’ai un quart d’heure à perdre, et mon logis est à deuxminutes d’ici. Je vais m’occuper de vous rhabiller, de vous fairemanger et de vous donner un lit. Où est votre bagage, entreparenthèses ? Est-il tombé au fond du ravin avec lavoiture ?

– Le voici dans ma poche, répliquai-je, enexhibant une brosse à dents. Je suis un colonial et ne m’encombrepas en voyage.

– Un colonial ! s’écria-t-il. BonDieu ! vous m’êtes envoyé par le ciel ! Seriez-vous, parun hasard miraculeux, libre-échangiste ?

– Je le suis, répondis-je, sans la moindreidée d’où il voulait en venir.

Il me tapota l’épaule et me poussa dans savoiture. Trois minutes plus tard, nous stoppâmes devant un pavillonde chasse d’aspect cossu et caché parmi les pins, où il me fitentrer. Il me mena d’abord dans une chambre à coucher et étaladevant moi une demi-douzaine de ses complets, car le mien étaitréduit en lambeaux. J’en pris un commode, de serge bleue, quidifférait totalement de mes nippes précédentes, et lui empruntai uncol raide. Puis il me remorqua vers la salle à manger, où lesrestes d’un repas garnissaient la table, et me déclara que j’avaisexactement cinq minutes pour me repaître.

– Vous n’avez qu’à prendre un sandwich dansvotre poche, et nous trouverons à souper en rentrant. Il faut queje sois pour 8 heures à la loge maçonnique, faute de quoi mon agentélectoral me tirera les oreilles.

J’arrosai d’une tasse de café un morceau dejambon froid, tandis qu’il bavardait, debout sur le tapis decheminée.

– Vous me voyez dans un sacré embarras,monsieur… À propos, vous ne m’avez pas encore dit votre nom.Twisdon ? Un parent du vieux Twisdon de 1860 ? Non ?Eh bien ! sachez-le, je suis candidat libéral pour cettepartie du monde, et je viens d’assister cet après-midi à uneréunion, à Brattleburn – ma ville capitale, et l’odieuse forteressedu parti tory. J’ai obtenu de Crumpleton, l’ex-premier ministrecolonial, qu’il vienne parler pour moi ce soir, et il a faitafficher partout la réunion et vous a amorcé l’endroit à fond. Or,cet après-midi, je reçois une dépêche du bougre me disant qu’il aattrapé l’influenza à Blackpool, et me voilà en plan et obligé defaire tout moi-même. J’avais l’intention de parler dix minutes, età présent il me faut en dégoiser quarante ; or, j’ai eu beaume fouler les méninges pendant trois heures pour trouver quelquechose à dire, je me sens incapable de tenir le coup. Mais vousallez être assez gentil pour m’aider. Puisque vous êteslibre-échangiste, vous saurez exposer à nos gens quelle fichaisereprésente aux Colonies le protectionnisme. Tous les types commevous ont la langue bien pendue – ce qui n’est, – hélas ! pasmon cas !… Je vous en serai éternellement reconnaissant.

J’avais très peu d’idées sur le libre-échangedans un sens ou dans l’autre, mais je ne voyais pas d’autre moyend’en venir à mes fins. Mon jeune gentleman était beaucoup tropabsorbé par ses propres soucis pour s’aviser de l’incongruité qu’ily avait à prier un inconnu, qui venait d’échapper à la mort del’épaisseur d’un cheveu et de perdre une auto de mille guinées, deprendre la parole à sa place dans une réunion sans y être préparé.Mais la nécessité m’interdisait de m’appesantir sur desincongruités, aussi bien que de choisir mes auxiliaires.

– Entendu, répliquai-je. Je ne suis pas fameuxorateur, mais je leur raconterai quelque chose sur l’Australie.

Mes paroles semblèrent délivrer ses épaulesd’un fardeau séculaire, et ses remerciements furent enthousiastes.Il me prêta une ample peau de bique de chauffeur – pas un seulinstant il ne s’était avisé de me demander pourquoi j’avaisentrepris un périple en auto sans me munir d’un pardessus – ettandis que nous filions sur les routes poudreuses, il me déversadans l’oreille l’ingénu récit de son existence. Orphelin, il avaitété élevé par son oncle – j’ai oublié le nom de cet oncle, mais ilfaisait partie du cabinet, et chacun a pu lire ses discours dansles journaux. Il fit le tour du monde après sa sortie de Cambridge,puis, comme il cherchait une carrière, son oncle lui conseilla lapolitique. Il m’avoua qu’il n’avait pas de préférence de parti.

– Il y a de braves types dans les deux, medit-il d’un ton cordial, et des tas de pignoufs aussi. Je suislibéral parce que dans ma famille on a toujours été« whig ».

Mais malgré sa tiédeur en politique, il avaitdes aperçus bien arrêtés sur d’autres sujets. Il découvrit que jem’y connaissais un peu en chevaux, et s’étendit longuement sur lespartants du Derby ; puis il me confia ses projets pourl’amélioration de sa chasse. Au demeurant un très honnête,convenable et naïf jeune homme.

Comme nous traversions une petite ville, deuxpoliciers nous arrêtèrent, et braquèrent sur nous deuxlanternes.

– Excusez, sir Harry, dit l’un d’eux. Nousavons reçu l’ordre de rechercher une auto, dont le signalementcorrespond à peu près à la vôtre.

– Ça va bien, répliqua mon hôte, tandis que jeremerciais la Providence pour les voies retorses qui m’avaientprocuré le salut.

Après cela il cessa de parler, car sondiscours tout proche commençait à le travailler fortement. Seslèvres s’agitaient sans cesse, son regard errait, et je m’attendaispresque à une nouvelle catastrophe. Je tâchai de penser à ce quej’allais dire moi-même, mais j’avais la cervelle plus aride qu’uncaillou. Soudain je m’aperçus que nous étions dans une rue, arrêtésdevant une porte, et accueillis par de démonstratifs messieurs, desrubans à la boutonnière.

La salle contenait environ cinq centspersonnes, dont beaucoup de femmes, une collection de crâneschauves, et deux ou trois douzaines de jeunes gens. Le président,un pasteur à figure chafouine et à nez rubicond, déplora l’absencede Crumpleton, épilogua sur son influenza, et me délivra uncertificat de « maître incontesté de la penséeaustralienne ». Il y avait à la porte deux agents de police,et j’espérai bien qu’ils prenaient note de ce témoignage. Aprèsquoi sir Harry commença son discours.

Je n’ai jamais ouï rien de pareil. Il ignoraitle premier mot de l’art oratoire. Il avait devant lui une montagnede notes dont il lisait des passages, et lorsqu’il s’en écartait iltombait dans un bégaiement prolongé. De temps à autre lui revenaitune phrase apprise par cœur, et bombant la poitrine, il la débitaità l’instar de Henry Irving[6], puis toutaussitôt il se courbait en deux, ronronnant, sur ses paperasses.C’était d’ailleurs un galimatias effarant. Il parla de la« menace allemande », et la qualifia de simple inventiondes tories pour dépouiller le pauvre peuple de ses droits etrefouler la vaste marée des réformes sociales ; heureusementle « prolétariat conscient et organisé » s’en rendaitcompte et riait de ces méprisables tories. Il émit la propositionde réduire notre marine, en gage de notre bonne foi, puis d’envoyerà l’Allemagne un ultimatum lui enjoignant d’avoir à nous imiter,faute de quoi nous lui tomberions dessus. Il affirma que, sans lestories, l’Allemagne et la Grande-Bretagne travailleraient en frèresdans la paix et le progrès… Je songeai au petit calepin noir, dansma poche ! Ah ! ils s’en souciaient bien, de la paix etdu progrès, les amis de Scudder !

Pourtant, d’une certaine façon, le discours meplut. On pouvait voir la loyauté de ce garçon briller à travers legalimatias dont on l’avait gavé. Et puis, de l’entendre m’ôta unpoids de dessus l’esprit. Je ne valais pas grand-chose commeorateur, mais j’étais quand même supérieur de mille pour cent à sirHarry.

Quand vint mon tour, je ne m’en tirai pas simal. Je racontai simplement tout ce que je pus me rappeler surl’Australie – concernant son parti socialiste et ses servicesd’émigration et autres. Je ne crois pas m’être avisé de fairemention du libre-échange, mais j’affirmai qu’en Australie nousn’avions pas de tories, et rien que les partis travailliste etlibéral. Cela souleva une acclamation, qui devint de l’enthousiasmequand je leur exposai l’avenir merveilleux qui selon moi étaitréservé à l’Empire si nous nous décidions enfin à en mettre un boncoup.

Bref, j’imagine que ce fut plutôt un succès.Toutefois le pasteur ne m’apprécia pas, et en proposant un vote defélicitations, il déclara « digne d’un homme d’État » lediscours de sir Harry, et le mien « éloquent à la manière d’unprospectus d’émigration ».

Lorsque nous reprîmes place dans la voiture,mon hôte ne se tenait plus de joie d’en avoir fini avec lacorvée.

– Rudement à la hauteur, votre discours,Twisdon, dit-il. Et maintenant vous allez revenir à la maison avecmoi. Je suis tout seul, et si vous consentez à rester un jour oudeux, je vous montrerai à pêcher convenablement.

On nous servit un souper chaud – dont j’avaisle plus grand besoin –, après quoi nous bûmes des grogs dans unvaste et gai fumoir, devant un feu de bois crépitant. Je jugeail’heure venue de mettre cartes sur table. Les yeux de cet homme medisaient que je pouvais me fier à lui.

– Écoutez-moi, sir Harry, commençai-je. J’aiquelque chose de très important à vous dire. Vous êtes un charmantgarçon, et je serai franc avec vous. Où diantre avez-vous pris lefétide galimatias que vous venez de débiter ce soir ?

Ses traits se décomposèrent.

– Était-ce donc si mauvais que ça ?demanda-t-il, navré. Cela ne me paraissait qu’un peu faible. J’enai tiré le plus gros du Progressive Magazine et debrochures que mon agent électoral ne cesse de m’envoyer. Mais vousne croyez réellement pas que l’Allemagne irait jamais nous faire laguerre ?

– Posez la même question dans six semaines etvous n’aurez pas besoin de réponse, fis-je. Si vous voulez bien meprêter votre attention une demi-heure, je vais vous raconter unehistoire.

Je crois voir encore cette pièce claire avecses murs garnis de trophées de chasse et de vieilles estampes, sirHarry debout et trépidant sur le devant de cheminée, et moi-mêmeallongé dans un fauteuil, en train de parler. Je me figurais êtredédoublé, debout à côté de moi-même, écoutant ma propre voix commecelle d’un étranger, et me demandant avec impartialité quel degréde croyance méritait mon récit. C’était la première fois que jedisais à quelqu’un l’exacte vérité, ainsi qu’elle m’apparaissait,et cela me fit un bien énorme en donnant à mes yeux plus deconsistance à la chose. Je n’omis aucun détail. Il sut toutconcernant Scudder, et le laitier, et le calepin, et mes faits etgestes dans le Galloway. Mon récit l’empoignait de plus en plus, etil arpentait sans arrêt le devant de cheminée.

– Comme vous le voyez, terminai-je, vous avezreçu chez vous l’homme que l’on recherche pour l’assassinat dePortland Place. Votre devoir est d’envoyer votre auto chercher lapolice et de me livrer. Je ne pense pas en avoir pour fortlongtemps en prison. Comme par hasard, j’attraperai bien un coup decouteau entre les côtes une heure ou deux après mon arrestation.Néanmoins c’est là votre devoir, en tant que citoyen respectueux dela loi. Peut-être d’ici un mois le regretterez-vous, mais vousn’avez aucune raison de prévoir le cas.

Il me considérait de son regard brillant etassuré.

– Quel était votre emploi en Rhodésie,Hannay ? demanda-t-il.

– Ingénieur des mines, répondis-je. J’airéalisé là-bas une jolie fortune, et cette occupation m’a valu debonnes heures.

– Une profession qui n’amollit pas trop lesnerfs, n’est-ce pas ?

Je me mis à rire.

– Oh ! quant à ça, mes nerfs sont assezsolides.

Je pris un couteau de chasse sur une étagèredu mur, et exécutai le tour bien connu des Mashuanas, qui consisteà le jeter en l’air et à le rattraper entre les dents. Ce qui exigeun cœur rudement chevillé.

Il me regarda en souriant.

– Je n’ai pas besoin de preuves. Je puisn’être qu’une bourrique à la tribune, mais je sais apprécier unhomme. Vous n’êtes pas plus un assassin qu’un idiot, et je croisque vous m’avez dit la vérité. Je veux vous seconder. Voyons, quepuis-je faire pour vous ?

– Primo, je désire que vous écriviez unelettre à votre oncle. Il faut que je me mette en rapport avec lepersonnel du gouvernement à une date antérieure au 15 juin.

Il se tortilla la moustache.

– Ça ne vous servira guère. Cette affaireregarde le Foreign Office, et mon oncle refusera de s’en occuper.D’ailleurs, vous ne le persuaderiez jamais. Non, je ferai mieux quecela. Je vais écrire au secrétaire permanent du Foreign Office.C’est mon parrain, et le meilleur qui soit. Que faut-il luidire ?

Il se mit à une table et écrivit sous madictée. Je disais en substance que si un homme du nom de Twisdon(autant garder le pseudonyme) se présentait chez lui avant le 15juin, il eût à lui faire bon accueil. Ledit Twisdon prouverait sonidentité en donnant le mot de passe « Pierre-Noire » eten sifflant l’air d’« Annie Laurie ».

– Bon, dit sir Harry. C’est là le style quiconvient. Entre parenthèses mon parrain – il s’appelle sir WalterBullivant – passera les fêtes de la Pentecôte à sa maison decampagne. Elle est voisine d’Artinswell-sur-Kennet… Voilà qui estfait. Et ensuite ?

– Vous êtes à peu près de ma taille.Prêtez-moi le plus vieux costume de cheviotte que vous ayez.N’importe quoi, pourvu que la teinte soit complètement différentede celle des vêtements que j’ai abîmés tantôt. Puis montrez-moi unecarte de la région et expliquez-moi la configuration du pays.Enfin, si la police vient me chercher ici, vous n’avez qu’à montrerla voiture au fond du ravin. Si ce sont les autres, racontez-leurque j’ai pris l’express du sud après vous avoir vu.

Il fit, ou promit de faire, tout cela. Jerasai ce qui me restait de moustache, et m’introduisis dans unvieux complet de la teinte qu’on nomme, je crois, « mélangebruyère ». La carte me donna une idée de ma situationgéographique, et m’instruisit de deux choses que je voulaisconnaître : où l’on pouvait rejoindre la grande voie ferrée dusud, et quelles étaient à proximité les régions les plussauvages.

À 2 heures, mon hôte me tira du somme que jefaisais dans le fauteuil du fumoir, et me conduisit, encore maléveillé, sous la sombre nuit d’étoiles. Ayant déniché dans unhangar à outils une vieille bicyclette, il me la mit en mains.

– Première route à droite tout au bout de lasapinière, me recommanda-t-il. Au lever du jour, vous voustrouverez en pleine montagne. Là, je vous conseille de flanquer labécane dans un fossé et de gagner la bruyère à pied. Vous pouvezpasser huit jours au milieu des bergers, aussi en sûreté qu’au finfond de la Papouasie.

Je pédalai activement sur les affreuses routesen gravier de la montagne, jusqu’à l’heure où l’aube fit pâlir leciel. Quand le soleil se dégagea des brumes, je me trouvai dans unvaste monde de verdure, où des torrents dégringolaient de toutesparts, et que fermait un lointain horizon bleu. Là, du moins, jeserais vite averti de l’approche de mes ennemis.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer