Les trente neuf marches

Chapitre 7Le pêcheur à la mouche

Je m’assis au sommet d’une colline etenvisageai ma situation. J’étais médiocrement satisfait, car lajoie résultant de mon évasion disparaissait sous un violent malaisephysique. Les gaz de la cheddite m’avaient positivement empoisonné,et les heures d’insolation sur le colombier n’avaient pas amélioréles choses. J’éprouvais un mal de tête fou, et me sentais maladecomme un chien. Mon épaule était mal arrangée. Au début je croyaisqu’il s’agissait seulement d’une ecchymose, mais elle commençait àenfler, et je ne pouvais plus me servir de mon bras gauche.

J’avais projeté de retrouver la cabane de MrTurnbull, afin de reprendre mes affaires, et en particulier lecalepin de Scudder, après quoi je rejoindrais la grande ligne etretournerais vers le sud. Il me semblait que plus tôt je memettrais en relations avec l’homme du Foreign Office, sir WalterBullivant, mieux cela vaudrait. Je ne voyais pas comment jepourrais obtenir plus de preuves que je n’en avais déjà. Ilaccepterait mon histoire ou la rejetterait, mais de toute façon,avec lui, je serais en meilleures mains qu’avec ces diaboliquesAllemands. J’éprouvais une bienveillance croissante à l’égard de lapolice anglaise.

Il faisait un merveilleux clair d’étoiles, etje n’eus pas grande difficulté à trouver mon chemin. La carte desir Harry m’avait donné une idée générale du pays, et je n’eus qu’àme diriger vers l’ouest-sud-ouest pour atteindre la rivière oùj’avais rencontré le cantonnier. Dans toutes ces pérégrinationsj’ignorais les noms des localités, mais je crois que cette rivièren’était rien de moins que le cours supérieur de la Tweed. D’aprèsmon calcul je devais m’en trouver à quelque dix-huit milles, ce quim’empêcherait d’y être avant le matin. Il me fallait donc passer lajournée quelque part, car je ne pouvais, mis comme je l’étais, memontrer au grand jour. Je n’avais ni veste ni gilet, ni col nichapeau ; mon pantalon était en loques, mon visage et mesmains noircis par l’explosion. Je suppose que j’avais encored’autres agréments, car je me sentais les yeux terriblementinjectés. Bref je n’étais pas un spectacle à offrir sur unegrand-route à d’honnêtes citoyens.

Peu après le lever du jour, je tentai de medébarbouiller dans un torrent, puis me dirigeai vers une cabane depaysan, car j’avais besoin de nourriture. Le paysan était sorti, etsa femme restait seule, sans voisin une lieue à la ronde. C’étaitune honnête vieille, et courageuse d’ailleurs, car malgré l’effroique lui inspirait ma vue, elle s’empara d’une hache, dont ellen’eût pas hésité à se servir contre un malfaiteur.

– J’ai fait une chute, lui dis-je, sans donnerd’explications.

Et elle vit à mon air que j’étais très mal enpoint. Sans me poser de questions, cette bonne samaritaine me donnaune jatte de lait additionnée d’une rasade de whisky, et m’offritde me reposer un peu devant l’âtre de la cuisine. Elle voulutpanser mon épaule, mais celle-ci me faisait tant de mal que je nelui permis pas d’y toucher.

Je ne sais pour quoi elle me prit – un voleurrepentant, peut-être ; car lorsque j’allai pour lui payer lelait, et lui tendis un souverain (je n’avais pas de plus petitemonnaie) elle secoua la tête et marmotta que « je ferais mieuxde donner ça à ceux à qui ça revenait ». Là-dessus jeprotestai si énergiquement qu’elle dut finir par me croirehonnête : elle accepta la pièce et me donna en échange, outreun vieux chapeau de son homme, un plaid chaud et neuf. Elle memontra la manière de draper le plaid autour de mes épaules, etquand je sortis de la chaumière je représentais au naturell’Écossais type que l’on voit sur les illustrations des poèmes deBurns. Mais en tout cas j’étais plus ou moins vêtu.

Je m’en trouvai bien, car le temps changeadans la matinée, et la pluie se mit à tomber dru. Je cherchai unabri dans le creux d’un ravin, sous un rocher où une accumulationde fougères mortes faisait une couche passable. Je m’y livrai ausommeil, et ne me réveillai qu’à la tombée de la nuit,misérablement courbaturé, lanciné par mon épaule comme par une ragede dents. Je mangeai le pain d’avoine et le fromage que la vieillem’avait donnés, et me remis en marche avant l’obscurité.

Je ne dis rien des souffrances de cette nuitpassée dans l’humidité des montagnes. Faute d’étoiles pour meguider, je dus m’en tirer tant bien que mal d’après mes souvenirsde la carte. Par deux fois je perdis mon chemin, et je fisplusieurs mauvaises chutes dans des trous à tourbe. Je n’avais àparcourir qu’environ dix milles à vol d’oiseau, mais j’en fis plusprès de vingt, grâce à mes erreurs. Vers la fin du trajet, jemarchais les dents serrées, la tête vide et bourdonnante. Mais j’envins à bout, et au petit jour je frappais à la porte deM. Turnbull. Le brouillard était dense et opaque, et de lacabane je ne voyais pas la grand-route.

Turnbull en personne m’ouvrit – dégrisé, etmême plus que dégrisé. Il était tiré à quatre épingles dans uncomplet noir, antique mais bien conservé ; il s’était rasé pasplus tard que le soir précédent, il portait un col de toile, etdans sa main gauche il tenait une bible de poche. Il ne me reconnutpas tout de suite.

– Qui êtes-vous, pour venir vagabonder par iciun dimanche matin ? me demanda-t-il.

J’avais entièrement perdu le compte des jours.Le dimanche ! telle était donc l’explication de cette grandetenue insolite.

La tête me tournait si violemment que je nepus former de réponse cohérente. Mais il me reconnut, et vit quej’étais malade.

– Avez-vous rapporté mes bésicles ?demanda-t-il.

Je les tirai de la poche de mon pantalon etles lui tendis.

– Vous venez sans doute pour votre jaquette etvotre gilet ? Entrez toujours… Fichtre, camarade, vous avezl’air rudement démoli. Tenez-vous un peu, que je vous apporte unechaise.

Je compris que j’en étais pour un accès depaludisme. Il me restait de vieilles fièvres dans le sang, et lanuit d’humidité venait de les faire sortir ; de plus, monépaule et les effets des gaz se coalisaient pour m’aplatir tout àfait. Sans me laisser le temps de me reconnaître, Mr Turnbullm’aida à me déshabiller, et me mit au lit dans l’une des deuxarmoires qui garnissaient les murs de la cuisine.

Il ne vous abandonnait pas dans le besoin, cevieux cantonnier. Sa femme était morte des années auparavant, etdepuis le mariage de sa fille il vivait seul. Pendant près de dixjours, il me donna tous les soins rudimentaires que réclamait monétat. Il ne me fallait qu’être laissé en paix tant que la fièvresuivait son cours, et, lorsque ma peau reprit sa températurenormale, je m’aperçus que l’accès avait à peu près guéri monépaule. Mais il fut assez grave, et tout en quittant le lit au boutde cinq jours, il me fallut encore du temps pour me remettred’aplomb.

Il partait chaque matin, me laissant du laitpour la journée, et fermant à clef la porte derrière lui ; età la brune il revenait s’asseoir silencieux au coin de l’âtre. Pasune âme n’approcha de la maison. Quand je me trouvai mieux, il nem’importuna pas de questions. À plusieurs reprises il me procura unScotsman vieux de deux jours, et je remarquai quel’intérêt soulevé par l’assassinat de Portland Place était épuisé.On n’en parlait plus, et il n’était guère question que d’unecertaine Assemblée générale – une sorte de farce ecclésiastique, àce que je compris.

Un jour, il tira ma ceinture d’un tiroir ferméà clef.

– Il y a joliment de la galette là-dedans, medit-il. Vous feriez bien de compter pour voir si tout y est.

Il ne s’informa même pas de mon nom. Je luidemandai si personne n’était venu prendre des informations à lasuite de mon accès de travaux routiers.

– Si fait, un homme en automobile. Il voulaitsavoir qui avait pris ma place ce jour-là, et je lui ai réponduqu’il était maboul. Mais comme il ne me lâchait pas, je lui ai ditfinalement qu’il parlait sans doute de mon beau-frère de Cleuch,qui des fois me donne un coup de main. Il avait l’air d’un homme duSud, et je ne comprenais pas la moitié de son parler anglais.

Je devins très impatient, ces derniers jours,et je ne me sentis pas plus tôt d’aplomb que je décidai de partir.On était alors au 12 juin, et comme si la chance me favorisait, unbouvier passa ce matin-là, menant des bêtes à Moffat. C’était unnommé Hislop, un ami de Turnbull : il entra pour déjeuner avecnous et m’offrit de m’emmener avec lui.

Je forçai Turnbull à accepter cinq livres pourma pension, mais ce ne fut pas sans peine. Il n’y eut jamais êtreplus indépendant. Il devint positivement grossier quand je lepressai, et tout rouge et bourru il prit à la fin mon argent sansdire merci. Lorsque je lui parlai de ce que je lui devais, ilgrommela confusément qu’« une bonne manière en valait uneautre ». On eût cru, à nous voir nous séparer, que nous nousquittions fâchés.

Hislop était une joyeuse créature, qui bavardatout le long de la montée et jusque dans le val ensoleillé d’Annan.Je lui parlai des marchés du Galloway, et du prix des moutons, etil resta persuadé que j’étais un berger de par là-bas. Mon plaid etmon vieux chapeau, comme je l’ai dit, me donnaient l’air d’un vraiÉcossais de théâtre. Mais c’est une corvée singulièrement lente quede conduire du bétail, et nous mîmes presque une journée àparcourir une douzaine de milles.

Si j’avais eu l’esprit moins inquiet, j’auraisgoûté ces heures-là. Il faisait un azur éclatant, le paysage semodifiait constamment, avec ses collines rousses et ses lointainesprairies vertes, et il s’élevait un concert perpétuel derossignols, de courlis et d’eaux courantes. Mais je ne me souciaisguère de l’été imminent, et moins encore de la conversationd’Hislop, car l’approche du fatidique 15 juin m’accablait sous lesdifficultés de mon entreprise désespérée.

Je dînai dans un modeste cabaret de Moffat, etfis à pied les deux derniers milles jusqu’à la bifurcation de lagrande ligne. L’express de nuit pour le sud ne devait passer quevers minuit, et pour tuer le temps je montai sur le versant de lahauteur, où, fatigué de la marche, je m’endormis. Je faillis dormirtrop longtemps : je dus courir à la station et j’attrapai letrain deux minutes avant son départ. Le contact des duresbanquettes de troisième et l’odeur du tabac grossier me réjouirentétonnamment. Et puis, je me sentais enfin prêt à en venir auxprises avec ma tâche.

Je fus débarqué à Crewe en pleine nuit, et ilme fallut attendre jusqu’à 6 heures un train pour Birmingham. Dansl’après-midi, j’arrivai à Reading, et me transférai dans un trainvicinal qui serpentait parmi les bas-fonds du Berkshire. Je metrouvai alors dans une grasse contrée de prairies submergées et delentes rivières envahies de roseaux. Vers 8 heures du soir, unindividu éreinté et sali par le voyage – un hybride entre le valetde ferme et le vétérinaire – avec un plaid à carreaux noirs etblancs sur le bras (car je n’osais le porter au sud de la frontièreécossaise) descendit à la petite station d’Artinswell. Il y avaitdu monde sur le quai ; et je préférai attendre d’être sorti delà pour demander mon chemin.

La route traversait d’abord un bois de grandshêtres, puis longeait une vallée peu profonde, d’où l’on voyait deverts sommets de dunes par-dessus les arbres lointains. Au sortirde l’Écosse, l’air semblait lourd et fade, mais infiniment doux,car les tilleuls, les marronniers et les lilas formaient desberceaux de fleurs. J’arrivai bientôt à un pont au-dessous duquelun cours d’eau limpide et lente coulait entre des parterres neigeuxde renoncules aquatiques. Un peu plus haut il y avait unmoulin ; et son déversoir faisait dans l’ombre odorante unbruit agréablement frais. Ce paysage, en somme, m’apaisa et metranquillisa. Je me mis à siffler en considérant les vertesprofondeurs, et l’air qui me vint aux lèvres fut « AnnieLaurie ».

Un pêcheur remontait du bord de l’eau, et enapprochant de moi lui aussi commença de siffler. Mon air devaitêtre communicatif, car il suivit mon exemple. C’était un hommerobuste, en vieux complet de flanelle peu propre, avec une musettede toile en bandoulière. Il m’adressa un signe de tête ; et jecrois bien n’avoir jamais vu figure plus fine et plus avenante. Ilappuya contre le pont sa mince canne à pêche de dix pieds etregarda l’eau avec moi.

– Elle est limpide, hein ? fit-ilaimablement. Regardez-moi ce gros là-bas. Il pèse quatre livrescomme une once. Mais le bon moment du soir est passé et il n’y aplus moyen de les crocher.

– Je ne le vois pas, dis-je.

– Regardez, là-bas ! À un mètre desroseaux, juste au-dessus de cette épinoche.

– Je le tiens à présent. On jurerait unepierre noire.

– Tout juste, dit-il.

Et il siffla encore une mesure d’« AnnieLaurie ».

– C’est Twisdon qu’il s’appelle, n’est-cepas ? fit-il par-dessus l’épaule, sans quitter des yeux lecourant.

– Non…, dis-je. C’est-à-dire oui.

J’avais entièrement oublié mon pseudonyme.

– Un sage conspirateur ne doit pas oublier sonnom, observa-t-il, en adressant un sourire épanoui à une poule debruyère qui émergeait de l’ombre du pont.

Je restai à le considérer ; et samâchoire ferme et carrée, son front large et ridé, les plusénergiques de ses joues, me firent voir que j’avais enfin trouvé unallié qui en valait la peine. Ses yeux bleus et bizarres semblaientvoir très profondément.

Tout à coup il fronça le sourcil.

– C’est honteux ! fit-il, élevant lavoix, honteux qu’un homme bien constitué comme vous ose demanderl’aumône. Je veux bien vous faire donner à manger, mais vousn’aurez pas un sou de moi.

Un dog-cart passait, conduit par unjeune homme qui leva son fouet pour saluer le pêcheur. Lorsqu’ileut disparu, celui-ci reprit sa canne.

– Voilà ma maison, dit-il, en désignant unportail blanc à cent mètres de là. Attendez cinq minutes, et puisallez-vous-en à la porte de derrière.

Et là-dessus il me quitta.

Je fis comme il m’indiquait. Au bout d’unchemin que bordait une véritable jungle de boules-de-neige et delilas, je trouvai un joli chalet dont la pelouse descendait à larivière. La porte de derrière était ouverte, et un majestueuxmaître d’hôtel m’attendait.

– Par ici, monsieur, dit-il.

Et il me conduisit par un corridor et par unescalier de service à une jolie chambre donnant sur la rivière. J’ytrouvai à ma disposition une garde-robe assortie : un habit desoirée avec tous ses accessoires, un complet de flanelle marron,des chemises, cols, cravates, rasoirs et brosses à cheveux, jusqu’àune paire de bottines de marque.

– Sir Walter a pensé que les effets de MrReggie vous iraient, monsieur, dit le maître d’hôtel. Il a iciquelques affaires, car il vient régulièrement passer le dimanche.La salle de bains est à côté, monsieur, et j’ai fait chaufferl’eau. On dîne dans une demi-heure, monsieur. Vous entendrez legong.

L’imposant individu se retira, et je melaissai aller tout ébaubi dans une bergère recouverte de guipure.C’était une vraie féerie de passer tout à coup de la mendicité à ceconfort bien ordonné. D’évidence, pour un motif qui m’échappait,sir Walter croyait en moi. Je me regardai dans la glace et vis unpersonnage basané, hirsute et farouche, avec une barbe de huitjours, de la poussière dans les yeux et les oreilles, pourvu d’unechemise grossière et sans col, d’informes vêtements de vieillecheviotte, et de souliers qui ne connaissaient plus le ciragedepuis un mois. Je faisais un charmant chemineau et un jolibouvier ; et voici que j’étais introduit par un majordomedistingué dans ce gracieux temple du luxe. Et le plus beau, c’estqu’on ne savait même pas mon nom.

Je résolus de ne pas me casser la tête sur ceproblème, et d’accepter les dons que m’envoyaient les dieux. Je merasai et me baignai avec délices, m’insinuai dans la belle chemisecraquante et dans le costume de soirée qui ne m’allait pas tropmal. Lorsque j’eus fini, la glace me renvoya l’image d’un jeunehomme assez présentable.

Sir Walter m’attendait dans la pénombre d’unesalle à manger où une petite table ronde s’éclairait de flambeauxd’argent. À sa vue – à la vue de cet homme si respectable, posé etsûr de lui, incarnation de la loi, du gouvernement et de toutes lesconvenances – j’eus un geste de recul et me sentis un intrus. Ilétait impossible qu’il sût la vérité à mon sujet, ou sinon il nem’aurait pas traité de la sorte. Je ne pouvais réellement accepterson hospitalité sur des bases mensongères.

– Je vous suis plus obligé que je ne peuxl’exprimer, mais je me vois forcé de mettre les choses au point,lui dis-je. Bien que je sois innocent, la police est à marecherche. Je tiens à vous en informer, et je ne m’étonnerais passi vous me jetiez à la porte.

Il sourit.

– Ça va bien. Que cela ne trouble pas votreappétit. Nous en reparlerons après dîner.

Jamais repas ne me fit plus grand plaisir, carje n’avais rien mangé de toute la journée que des sandwiches debuffet. Sir Walter me traita avec distinction, en m’offrant unchampagne supérieur, suivi d’un porto exquis. Je faillis pleurerd’énervement, à me voir assis là, servi par un valet de pied et unmaître d’hôtel impeccable, et à me rappeler que je venais de vivretrois semaines durant comme un bandit, avec le monde entier contremoi. J’entretins sir Walter du poisson-tigre du Zambèze, qui vousemporterait les doigts d’un coup de dents si on le laissait faire,et nous causâmes cynégétique en long et en large du globe, car ilavait chassé un peu dans sa jeunesse.

Nous prîmes le café dans son cabinet, agréablepièce garnie de livres et de trophées, pleine de désordre et deconfort. Je pris la résolution, si jamais je me dépêtrais de cetteaffaire et possédais un jour une maison à moi, de m’organiser unechambre pareille. Puis, les tasses à café débarrassées et noscigares allumés, mon hôte passa ses longues jambes pardessus lebras de son fauteuil et me pria de lui débiter mon récit.

– J’ai obéi aux instructions de Harry,ajouta-t-il, et il m’a promis qu’en échange vous me raconteriezquelque chose d’intéressant. Je vous écoute, Mr Hannay.

Je sursautai à l’entendre m’appeler par monvrai nom.

Je commençai par le tout commencement. Je dismon ennui à Londres, et ce soir où, en rentrant chez moi, Scudderm’arrêta devant ma porte. Je lui répétai tout ce que Scudderm’avait raconté au sujet de Karolidès et de la conférence duForeign Office, sur quoi il pinça les lèvres en souriant. Puis j’envins à l’assassinat, et il reprit son sérieux. Il sut toutconcernant le laitier, mon voyage dans le Galloway, et mondéchiffrement des notes de Scudder, à l’auberge.

– Vous les avez sur vous ? demanda-t-ilavec vivacité.

Et il poussa un soupir de soulagement lorsqueje tirai de ma poche le petit calepin.

Je ne parlai pas de son contenu. Mais jerapportai ma rencontre avec sir Harry, et les discours de laréunion. Cela le fit rire aux éclats.

– Harry a débité les pires absurdités,alors ? Je le crois bien volontiers. C’est le meilleur garçondu monde, mais sa ganache d’oncle lui a bourré la cervelle debourdes. Allez toujours, Mr Hannay.

Ma journée de cantonnier excita son intérêt.Il me fit décrire méticuleusement les deux individus de l’auto, etparut interroger sa mémoire. Il retrouva sa gaieté en apprenant lesort de cet imbécile de Jopley.

Mais l’épisode du vieillard dans la maison dela lande le rendit grave. De nouveau il me fallut décrire sonextérieur dans le dernier détail.

– Doucereux et chauve, et clignant des yeuxcomme un volatile… Un vrai oiseau de mauvais augure ! Et vousavez dynamité son ermitage après qu’il vous eut sauvé de lapolice ! Voilà du noble travail !

J’arrivai enfin au bout de mes pérégrinations.Il se leva lentement, et debout sur le devant du foyer, abaissavers moi son regard.

– Vous pouvez rayer la police de vos soucis,dit-il. Vous n’avez plus à craindre en rien la justice de votrepays.

– Grand Dieu ! m’écriai-je. A-t-onretrouvé l’assassin ?

– Non. Mais depuis une quinzaine on ne songeplus à vous inculper.

– Pourquoi ? demandai-je avecétonnement.

– Tout d’abord parce que j’ai reçu une lettrede Scudder. Je le connaissais un peu, et il a travaillé plusieursfois pour moi. Il était à demi-toqué, à demi génial, maisfoncièrement honnête. L’ennui avec lui était son inclination àmener sa partie seul. Cela le rendait à peu près inutile dans unservice secret – chose regrettable, car il possédait des facultéshors ligne. C’était, je crois, l’homme le plus brave du monde, caril tremblait toujours de peur, et cependant il ne reculait devantrien. J’ai reçu de lui une lettre le 31 mai.

– Mais il était mort depuis huit jours.

– La lettre fut écrite et mise à la poste le23. Évidemment il ne prévoyait pas une fin aussi proche. Sacorrespondance mettait d’ordinaire une semaine à me parvenir, carelle était expédiée sous double enveloppe en Espagne, et de là àNewcastle. Il avait la manie, vous le savez, de dissimuler sestraces.

– Que disait-il ? balbutiai-je.

– Rien. Simplement qu’il était en danger, maisqu’il avait trouvé asile chez un ami sûr, et que je recevrais deses nouvelles avant le 15 juin. Il ne me donnait pas d’adresse,mais disait qu’il logeait près de Portland Place. Son intentionétait, je crois, de vous disculper s’il lui arrivait quelque chose.En recevant cette lettre je me rendis à Scotland Yard, repassai lesdétails de l’enquête, et conclus que c’était vous, Mr Hannay, l’amien question. Nous prîmes sur votre compte des informations, qui setrouvèrent favorables. Je crus comprendre que votre disparitionavait pour cause non seulement la police, mais encore une autrecrainte – et en recevant le billet de Harry je devinai le reste. Jevous ai attendu à tout moment depuis huit jours.

On peut imaginer quel poids cela m’ôta del’esprit. Je me sentis de nouveau un homme libre, car je n’avaisplus à lutter que contre les ennemis de mon pays, et non pluscontre sa justice.

– Et maintenant, voyons ce petit calepin, ditsir Walter.

Son examen nous prit une grande heure. Je luiexpliquai le chiffre, et il sut s’en servir tout de suite. Ilcorrigea ma lecture en divers passages, mais ma traduction setrouva correcte en gros. Dès avant la fin son visage revêtait unsérieux extrême, et il resta ensuite quelque temps silencieux.

– Je ne sais que faire, dit-il enfin. Il araison sur un point – à savoir : ce qui va se passeraprès-demain. Comment diable cela a-t-il pu transpirer ? Voilàdéjà qui est assez mauvais. Mais tout ce qui concerne la guerre etla Pierre-Noire – cela me fait l’effet du pire mélo. Que n’ai-jeplus de confiance dans le jugement de Scudder ! L’ennui aveclui c’est qu’il était trop romanesque. Il avait le tempéramentartiste, et il prétendait embellir la vérité toute nue. Il avait enoutre quelques travers bizarres. Les Juifs, par exemple, lefaisaient voir rouge. Les Juifs et la haute finance.

« La Pierre-Noire, reprit-il. DerSchwarzstein. C’est comme dans les livraisons à deux sous. Ettout ce bourrage concernant Karolidès. C’est la partie faible del’histoire, car je sais pertinemment que le vertueux Karolidès estcapable de durer plus longtemps que nous deux. Aucun pays en Europene désire le voir disparaître. De plus, il vient de déployer sestalents à Berlin et à Vienne et de procurer à mon chef quelquesmauvais moments. Non ! Scudder a perdu la piste là-dessus.Franchement, Hannay, je ne crois pas cette partie de son histoire.Il se brasse quelque vilaine affaire, il en a découvert trop, et ily a perdu la vie. Soit. Mais je suis prêt à donner ma parole qu’ils’agit là de simple espionnage. Une certaine grande puissanceeuropéenne est entichée de son système d’espionnage, et sesméthodes ne sont pas des plus scrupuleuses. Comme elle paye auxpièces, ses émissaires n’iront pas reculer devant un meurtre oudeux. Ils veulent nos instructions navales pour leur collection duMarinamt[7] ; mais ces instructions serontclassées dans un cartonnier – voilà tout.

À ce moment le majordome pénétra dans lapièce.

– On vous demande au téléphone, de Londres,sir Walter. C’est Mr Heath, qui désire vous parlerpersonnellement.

Mon hôte s’en alla au téléphone.

Il revint au bout de cinq minutes, toutpâle.

– Je fais mes excuses aux mânes de Scudder,dit-il. Karolidès a été tué d’un coup de revolver, ce soir,quelques minutes avant 7 heures.

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