Lettres de mon moulin

5 – Le Vaccarès

Ce qu’il y a de plus beau en Camargue, c’est le Vaccarès. Souvent, abandonnant la chasse, je viens m’asseoir au bord de ce lac salé, une petite mer qui semble un morceau de la grande, enfermé dans les terres et devenu familier par sa captivité même. Au lieu de ce dessèchement, de cette aridité qui attristent d’ordinaire les côtes, le Vaccarès, sur son rivage un peu haut,tout vert d’herbe fine, veloutée, étale une flore originale et charmante : des centaurées, des trèfles d’eau, des gentianes,et ces jolies saladelles bleues en hiver, rouges en été,qui transforment leur couleur au changement d’atmosphère, et dans une floraison ininterrompue manquent les saisons de leurs tons divers.

Vers cinq heures du soir, à l’heure où le soleil décline, ces trois lieues d’eau sans une barque, sans une voile pour limiter, transformer leur étendue, ont un aspect admirable. Ce n’est plus le charme intime des clairs, des roubines, apparaissant de distance en distance entre les plis d’un terrain marneux sous lequel on sent l’eau filtrer partout, prête à se montrer à la moindre dépression du sol. Ici,l’impression est grande, large.

De loin, ce rayonnement de vagues attire des troupes de macreuses, des hérons, des butors, des flamants au ventre blanc, aux ailes roses, s’alignant pour pêcher tout le long du rivage, de façon à disposer leurs teintes diverses en une longue bande égale ; et puis des ibis, de vrais ibis d’Egypte, bien chez eux dans ce soleil splendide et ce paysage muet. De ma place,en effet, je n’entends rien que l’eau qui clapote, et la voix du gardien qui rappelle ses chevaux dispersés sur le bord. Ils ont tous des noms retentissants : « Cifer !… (Lucifer)…L’Estello !… L’Estournello !…  » Chaque bête, en s’entendant nommer, accourt, la crinière au vent, et vient manger l’avoine dans la main du gardien…

Plus loin, toujours sur la même rive, se trouve une grande manado (troupeau) de bœufs paissant en liberté comme les chevaux. De temps en temps, j’aperçois au-dessus d’un bouquet de tamaris l’arête de leurs dos courbés, et leurs petites cornes en croissant qui se dressent. La plupart de ces bœufs de Camargue sont élevés pour courir dans les ferrades, les fêtes de village ; et quelques-uns ont des noms déjà célèbres par tous les cirques de Provence et de Languedoc. C’est ainsi que la manado voisine compte entre autres un terrible combattant,appelé le Romain, qui a décousu je ne sais combien d’hommes et de chevaux aux courses d’Arles, de Nîmes, de Tarascon.Aussi ses compagnons l’ont-ils pris pour chef ; car, dans ces étranges troupeaux, les bêtes se gouvernent elles-mêmes, groupées autour d’un vieux taureau qu’elles adoptent comme conducteur. Quand un ouragan tombe sur là Camargue, terrible dans cette grande plaine où rien ne le détourne, ne l’arrête, il faut voir la manado se serrer derrière son chef, toutes les têtes baissées tournant du côté du vent ces larges fronts où la force du bœuf se condense. Nos bergers provençaux appellent cette manœuvre : vira la bano au giscle – tourner la corne au vent. Et malheur aux troupeaux qui ne s’y conforment pas !Aveuglée par la pluie, entraînée par l’ouragan, la manado en déroute tourne sur elle-même, s’effare, se disperse, et les bœufs éperdus, courant devant eux pour échapper à la tempête, se précipitent dans le Rhône, dans le Vaccarès ou dans la mer.

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