Lettres Persanes de Montesquieu

On était dans le mois où l’on ensemence les terres ; chacun dit : Je ne

labourerai mon champ que pour qu’il me fournisse le blé qu’il me faut pour
me nourrir ; une plus grande quantité me serait inutile : je ne prendrai point
de la peine pour rien.
Les terres de ce petit royaume n’étaient pas de même nature : il y en avait
d’arides et de montagneuses ; et d’autres qui, dans un terrain bas, étaient
arrosées de plusieurs ruisseaux. Cette année, la sécheresse fut très grande ;
de manière que les terres qui étaient dans les lieux élevés manquèrent
absolument, tandis que celles qui purent être arrosées furent très fertiles :
ainsi les peuples des montagnes périrent presque tous de faim par la dureté
des autres, qui leur refusèrent de partager la récolte.
L’année d’ensuite fut très pluvieuse ; les lieux élevés se trouvèrent d’une
fertilité extraordinaire, et les terres basses furent submergées. La moitié du
peuple cria une seconde fois famine ; mais ces misérables trouvèrent des
gens aussi durs qu’ils l’avaient été eux-mêmes.
Un des principaux habitants avait une femme fort belle ; son voisin en
devint amoureux et l’enleva : il s’émut une grande querelle ; et après bien
des injures et des coups, ils convinrent de s’en remettre à la décision d’un
Troglodyte qui pendant que la république subsistait avait eu quelque crédit.
Ils allèrent à lui et voulurent lui dire leurs raisons. Que m’importe, dit cet
homme, que cette femme soit à vous, ou à vous ? j’ai mon champ à labourer ;
je n’irai peut-être pas employer mon temps à terminer vos différents, et à
travailler à vos affaires, tandis que je négligerai les miennes. Je vous prie de
me laisser en repos et de ne m’importuner plus de vos querelles. Là-dessus
il les quitta, et s’en alla travailler sa terre. Le ravisseur, qui était le plus fort,
jura qu’il mourrait plutôt que de rendre cette femme ; et l’autre, pénétré de
l’injustice de son voisin et de la dureté du juge, s’en retournait désespéré,
lorsqu’il trouva dans son chemin une femme jeune et belle qui revenait de
la fontaine. Il n’avait plus de femme ; celle-là lui plut : elle lui plut bien
davantage lorsqu’il apprit que c’était la femme de celui qu’il avait voulu
prendre pour juge et qui avait été si peu sensible à son malheur. Il l’enleva,
et l’emmena dans sa maison.
Il y avait un homme qui possédait un champ assez fertile qu’il cultivait
avec grand soin : deux de ses voisins s’unirent ensemble, le chassèrent de
sa maison, occupèrent son champ : ils firent entre eux une union pour se
défendre contre tous ceux qui voudraient l’usurper ; et effectivement ils
se soutinrent par là pendant plusieurs mois. Mais un des deux, ennuyé de
partager ce qu’il pouvait avoir tout seul, tua l’autre, et devint seul maître
du champ. Son empire ne fut pas long : deux autres Troglodytes vinrent
l’attaquer ; il se trouva trop faible pour se défendre, et il fut massacré.

Un Troglodyte presque tout nu vit de la laine qui était à vendre ; il

en demanda le prix. Le marchand dit en lui-même : Naturellement je ne
devrais espérer de ma laine qu’autant d’argent qu’il en faut pour acheter deux
mesures de blé, mais je la vais vendre quatre fois davantage, afin d’avoir
huit mesures. Il fallut en passer par là et payer le prix demandé. Je suis
bien aise, dit le marchand ; j’aurai du blé à présent. Que dites-vous ? reprit
l’acheteur : vous avez besoin de blé ? j’en ai à vendre : il n’y a que le prix
qui vous étonnera peut-être, car vous saurez que le blé est extrêmement cher
et que la famine règne presque partout ; mais rendez-moi mon argent, et je
vous donnerai une mesure de blé, car je ne veux pas m’en défaire autrement,
dussiez-vous crever de faim.
Cependant une maladie cruelle ravageait la contrée. Un médecin habile
y arriva du pays voisin, et donna ses remèdes si à propos qu’il guérit tous
ceux qui se mirent dans ses mains. Quand la maladie eut cessé, il alla chez
tous ceux qu’il avait traités demander son salaire ; mais il ne trouva que
des refus : il retourna dans son pays, et il y arriva accablé des fatigues d’un
si long voyage. Mais bientôt après il apprit que la même maladie faisait
sentir de nouveau, et affligeait plus jamais cette terre ingrate. Ils allèrent à lui
cette fois, et n’attendirent pas qu’il vînt chez eux. Allez, leur dit-il, hommes
injustes, vous avez dans l’âme un poison plus mortel que celui dont vous
voulez guérir ; vous ne méritez pas d’occuper une place sur la terre, parce
que vous n’avez point d’humanité, et que les règles de l’équité vous sont
inconnues : je croirais offenser les dieux qui vous punissent, si je m’opposais
à la justice de leur colère.
D’Erzeron, le 3 de la lune de Gemmadi, 1711.

LETTRE XII
Usbek à Mirza

À Ispahan

Tu as vu, mon cher Mirza, comment les Troglodytes périrent par leur

méchanceté même, et furent les victimes de leurs propres injustices. De
tant de familles il n’en resta que deux qui échappèrent aux malheurs de la
nation. Il y avait dans ce pays deux hommes bien singuliers : ils avaient
de humanité, ils connaissaient la justice, ils aimaient la vertu ; autant liés
par la droiture de leur cœur que par la corruption de celui des autres, ils
voyaient la désolation générale, et ne la ressentaient que par la pitié : c’était
le motif d’une union nouvelle. Ils travaillaient avec une sollicitude commune
pour l’intérêt commun ; ils n’avaient de différents que ceux qu’une douce
et tendre amitié faisait naître ; et, dans l’endroit du pays le plus écarté,
séparés de leurs compatriotes indignes de leur présence, ils menaient une
vie heureuse et tranquille : la terre semblait produire d’elle-même, cultivée
par ces vertueuses mains.
Ils aimaient leurs femmes et ils en étaient tendrement chéris. Toute
leur attention était d’élever leurs enfants à la vertu. Ils leur représentaient
sans cesse les malheurs de leurs compatriotes, et leur mettaient devant les
yeux cet exemple si triste : ils leur faisaient surtout sentir que l’intérêt des
particuliers se trouve toujours dans l’intérêt commun ; que vouloir s’en
séparer c’est vouloir se perdre ; que la vertu n’est point une chose qui doive
nous coûter, qu’il ne faut point la regarder comme un exercice pénible ; et
que la justice pour autrui est une charité pour nous.
Ils eurent bientôt la consolation des pères vertueux, qui est d’avoir des
enfants qui leur ressemblent. Le jeune peuple qui s’éleva sous leurs yeux
s’accrut par d’heureux mariages : le nombre augmenta, l’union fut toujours
la même ; et la vertu, bien loin de s’affaiblir dans la multitude, fut fortifiée
au contraire par un plus grand nombre d’exemples.
Qui pourrait représenter ici le bonheur de ces Troglodytes ? Un peuple si
juste devait être chéri des dieux. Dès qu’il ouvrit les yeux pour les connaître,
il apprit à les craindre ; et la religion vint adoucir dans les mœurs ce que la
nature y avait laissé de trop rude.
Ils instituèrent des fêtes en l’honneur des dieux. Les jeunes filles, ornées
de fleurs, et les jeunes garçons, les célébraient par leurs danses et par les

accords d’une musique champêtre ; on faisait ensuite des festins où la joie
ne régnait pas moins que la frugalité. C’était dans ces assemblées que parlait
la nature naïve ; c’est là qu’on apprenait à donner le cœur et à le recevoir ;
c’est là que la pudeur virginale faisait en rougissant un aveu surpris, mais
bientôt confirmé par le consentement des pères ; et c’est là que les tendres
mères se plaisaient à prévoir de loin une union douce et fidèle.
On allait au temple pour demander les faveurs des dieux. Ce n’était pas les
richesses et une onéreuse abondance ; de pareils souhaits étaient indignes des
heureux Troglodytes ; ils ne savaient les désirer que pour leurs compatriotes :
ils n’étaient aux pieds des autels que pour demander la santé de leurs pères,
l’union de leurs frères, la tendresse de leurs femmes, l’amour et l’obéissance
de leurs enfants. Les filles y venaient apporter le tendre sacrifice de leur
cœur, et ne leur demandaient d’autre grâce que celle de pouvoir rendre un
Troglodyte heureux.
Le soir, lorsque les troupeaux quittaient les prairies et que les bœufs
fatigués avaient ramené la charrue, ils s’assemblaient ; et, dans un repas
frugal, ils chantaient les injustices des premiers Troglodytes et leurs
malheurs ; la vertu renaissant avec un nouveau peuple, et sa félicité :
ils célébraient les grandeurs des dieux, leurs faveurs toujours présentes
aux hommes qui les implorent, et leur colère inévitable à ceux qui ne
les craignent pas : ils décrivaient ensuite les délices de la vie champêtre
et le bonheur d’une condition toujours parée de l’innocence. Bientôt ils
s’abandonnaient à un sommeil que les soins et les chagrins n’interrompaient
jamais.
La nature ne fournissait pas moins à leurs désirs qu’à leurs besoins. Dans
ce pays heureux la cupidité était étrangère : ils se faisaient des présents, où
celui qui donnait croyait toujours avoir l’avantage. Le peuple troglodyte se
regardait comme une seule famille : les troupeaux étaient presque toujours
confondus ; la seule peine qu’on s’épargnait ordinairement c’était de les
partager.
D’Erzeron, le 6 de la lune de Gemmadi, 2,1711.

LETTRE XIII
Usbek à Mirza

Je ne saurais assez te parler de la vertu des Troglodytes. Un d’eux disait

un jour : Mon père doit demain labourer son champ : je me lèverai deux
heures avant lui ; et quand il ira à son champ, il le trouvera tout labouré.
Un autre disait en lui-même : Il me semble que ma sœur a du goût pour
un jeune Troglodyte de nos parents ; il faut que je parle à mon père, et que
je le détermine à faire ce mariage.
On vint dire à un autre que des voleurs avaient enlevé son troupeau : J’en
suis bien fâché, dit-il, car il y avait une génisse toute blanche que je voulais
offrir aux dieux.
On entendait dire à un autre : Il faut que j’aille au temple remercier les
dieux, car mon frère que mon père aime tant et que je chéris si fort a recouvré
la santé ;
Ou bien : Il y a un champ qui touche celui de mon père, et ceux qui le
cultivent sont tous les jours exposés aux ardeurs du soleil ; il faut que j’aille
y planter deux arbres, afin que ces pauvres gens puissent aller quelquefois
se reposer sous leur ombre.
Un jour que plusieurs Troglodytes étaient assemblés, un vieillard parla
d’un jeune homme qu’il soupçonnait avoir commis une mauvaise action,
et lui en fit des reproches. Nous ne croyons pas qu’il ait commis ce crime,
dirent les jeunes Troglodytes, mais, s’il l’a fait, puisse-t-il mourir le dernier
de sa famille !
On vint dire à un Troglodyte que des étrangers avaient pillé sa maison et
avaient tout emporté. S’ils n’étaient pas injustes, répondit-il, je souhaiterais
que les dieux leur en donnassent un plus long usage qu’à moi.
Tant de prospérités ne furent pas regardées sans envie : les peuples voisins
s’assemblèrent, et, sous un vain prétexte, ils résolurent d’enlever leurs
troupeaux. Dès que cette résolution fut connue, les Troglodytes envoyèrent
au-devant d’eux des ambassadeurs qui leur parlèrent ainsi :
Que vous ont fait les Troglodytes ? Ont-ils enlevé vos femmes, dérobé
vos bestiaux, ravagé vos campagnes ? non ; nous sommes justes, et nous
craignons les dieux. Que demandez-vous donc de nous ? Voulez-vous de la
laine pour vous faire des habits ? Voulez-vous du lait de nos troupeaux, ou
des fruits de nos terres ? Mettez bas les armes, venez au milieu de nous,
et nous vous donnerons de tout cela. Mais nous jurons par ce qu’il y a de

plus sacré que, si vous entrez dans nos terres comme ennemis, nous vous
regarderons comme un peuple injuste, et que nous vous traiterons comme
des bêtes farouches.
Ces paroles furent renvoyées avec mépris. Ces peuples sauvages
entrèrent armés dans la terre des Troglodytes, qu’ils ne croyaient défendus
que par leur innocence. Mais ils étaient bien disposés à la défense ; ils avaient
mis leurs femmes et leurs enfants au milieu d’eux. Ils furent étonnés de
l’injustice de leurs ennemis, et non pas de leur nombre. Une ardeur nouvelle
s’était emparée de leur cœur : l’un voulait mourir pour son père, un autre
pour sa femme et ses enfants, celui-ci pour ses frères, celui-là pour ses amis,
tous pour le peuple troglodyte : la place de celui qui expirait était d’abord
prise par un autre, qui, outre la cause commune, avait encore une mort
particulière à venger.
Tel fut le combat de l’injustice et de la vertu. Ces peuples lâches qui ne
cherchaient que le butin n’eurent pas honte de fuir, et ils cédèrent à la vertu
des Troglodytes, même sans en être touchés.
D’Erzeron, le 9 de la lune de Gemmadi, 2,1711.

LETTRE XIV
Usbek à Mirza

Comme le peuple grossissait tous les jours, les Troglodytes crurent qu’il

était à propos de se choisir un roi : ils convinrent qu’il fallait déférer la
couronne à celui qui était le plus juste ; et ils jetèrent tous les yeux sur un
vieillard vénérable par son âge et par une longue vertu. Il n’avait pas voulu
se trouver à cette assemblée ; il s’était retiré dans sa maison, le cœur serré
de tristesse.
Lorsqu’on lui envoya des députés pour lui apprendre le choix qu’on avait
fait de lui : À Dieu ne plaise, dit-il, que je fasse ce tort aux Troglodytes, que
l’on puisse croire qu’il n’y a personne parmi eux de plus juste que moi !
Vous me déférez la couronne, et, si vous le voulez absolument, il faudra bien
que je la prenne ; mais comptez que je mourrai de douleur d’avoir vu en
naissant les Troglodytes libres, et de les voir aujourd’hui assujettis. À ces
mots il se mit à répandre un torrent de larmes. Malheureux jour ! disait-
il ; et pourquoi ai-je tant vécu ? Puis il s’écria d’une voix sévère : Je vois
bien ce que c’est, Ô Troglodytes ! votre vertu commence à vous peser. Dans
l’état où vous êtes, n’ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux
malgré vous ; sans cela vous ne sauriez subsister, et vous tomberiez dans
le malheur de vos premiers pères. Mais ce joug vous paraît trop dur ; vous
aimez mieux être soumis à un prince et obéir à ses lois moins rigides que
vos mœurs. Vous savez que pour lors vous pourrez contenter votre ambition,
acquérir des richesses, et languir dans une lâche volupté, et que, pourvu que
vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n’aurez pas besoin de la
vertu. Il s’arrêta un moment, et ses larmes coulèrent plus que jamais. Et que
prétendez-vous que je fasse ? Comment se peut-il que je commande quelque
chose à un Troglodyte ? Voulez-vous qu’il fasse une action vertueuse parce
que je la lui commande, lui qui la ferait tout de même sans moi et par le seul
penchant de la nature ? Troglodytes ! je suis à la fin de mes jours, mon sang
est glacé dans mes veines, je vais bientôt revoir vos sacrés aïeux ; pourquoi
voulez-vous que je les afflige, et que je sois obligé de leur dire que je vous
ai laissés sous un autre joug que celui de la vertu ?
D’Erzeron, le 10 de la lune de Gemmadi, 2,1711.

LETTRE XV
Le premier eunuque à
Jaron, eunuque noir

À Erzeron

Je prie le ciel qu’il te ramène dans ces lieux, et te dérobe à tous les
dangers. Quoique je n’aie guère jamais connu cet engagement qu’on appelle
amitié, et que je me sois enveloppé tout entier dans moi-même, tu m’as
cependant fait sentir que j’avais encore un cœur ; et, pendant que j’étais de
bronze pour tous ces esclaves qui vivaient sous mes lois, je voyais croître
ton enfance avec plaisir.
Le temps vint où mon maître jeta sur toi les yeux. Il s’en fallait bien que
la nature eût encore parlé lorsque le fer te sépara de la nature. Je ne te dirai
point si je te plaignis, ou si je sentis du plaisir à te voir élevé jusqu’à moi.
J’apaisai tes pleurs et tes cris. Je crus te voir prendre une seconde naissance,
et sortir d’une servitude où tu devais toujours obéir, pour entrer dans une
servitude où tu devais commander. Je pris soin de ton éducation. La sévérité,
toujours inséparable des instructions, te fit longtemps ignorer que tu m’étais
cher. Tu me l’étais pourtant ; et je te dirai que je t’aimais comme un père aime
son fils, si ces noms de père et de fils pouvaient convenir à notre destinée.
Tu vas courir les pays habités par les chrétiens, qui n’ont jamais cru. Il est
impossible que tu n’y contractes bien des souillures. Comment le prophète
pourrait-il te regarder au milieu de tant de millions de ses ennemis ? Je
voudrais que mon maître fît à son retour le pèlerinage de la Mecque : vous
vous purifieriez tous dans la terre des anges.
Du sérail d’Ispahan, le 10 de la lune Gemmadi, 1711.

LETTRE XVI

Usbek au mollak Mehemet Ali,
gardien des trois tombeaux

À Com

Pourquoi vis-tu dans les tombeaux, divin mollak ? tu es bien plus fait pour

le séjour des étoiles. Tu te caches sans doute de peur d’obscurcir le soleil :
tu n’as point de taches comme cet astre, mais, comme lui, tu te couvres de
nuages.
Ta science est un abîme plus profond que l’Océan : ton esprit est plus
perçant que Zufagar, cette épée d’Hali qui avait deux pointes : tu sais ce qui
se passe dans les neuf chœurs des puissances célestes : tu lis l’Alcoran sur
la poitrine de notre divin prophète, et, lorsque tu trouves quelque passage
obscur, un ange, par son ordre, déploie ses ailes rapides et descend du trône
pour t’en révéler le secret.
Je pourrais, par ton moyen, avoir avec les séraphins une intime
correspondance ; car enfin, treizième iman, n’es-tu pas le centre où le
ciel et la terre aboutissent, et le point de communication entre l’abîme et
l’empyrée ?
Je suis au milieu d’un peuple profane : permets que je me purifie avec
toi : souffre que je tourne mon visage vers les lieux sacrés que tu habites :
distingue-moi des méchants, comme on distingue au lever de l’aurore le filet
blanc d’avec le filet noir : aide-moi de tes conseils : prends soin de mon
âme ; enivre-la de l’esprit des prophètes ; nourris-la de la science du paradis,
et permets que je mette ses plaies à tes pieds. Adresse tes lettres sacrées à
Erzeron, où je resterai quelques mois.
D’Erzeron, le 11 de la lune de Gemmadi, 2,1711.

LETTRE XVII

Usbek au mollak Mehemet Ali

Je ne puis, divin mollak, calmer mon impatience ; je ne saurais attendre

ta sublime réponse. J’ai des doutes, il faut les fixer : je sens que ma raison
s’égare ; ramène-la dans le droit chemin ; viens m’éclairer, source de
lumière ; foudroie avec ta plume divine les difficultés que je vais te proposer ;
fais-moi pitié de moi-même, et rougir de la question que je vais te faire.
D’où vient que notre législateur nous prive de la chair de pourceau et de
toutes les viandes qu’il appelle immondes ? D’où vient qu’il nous défend
de toucher un corps mort, et que, pour purifier notre âme, il nous ordonne
de nous laver sans cesse le corps. Il me semble que les choses ne sont
en elles-mêmes ni pures ni impures ; je ne puis concevoir aucune qualité
inhérente au sujet qui puisse les rendre telles. La boue ne nous paraît sale
que parce qu’elle blesse notre vue ou quelque autre de nos sens, mais en
elle-même elle ne l’est pas plus que l’or et les diamants. L’idée de souillure
contractée par l’attouchement d’un cadavre ne nous est venue que d’une
certaine répugnance naturelle que nous en avons. Si les corps de ceux qui
ne se lavent point ne blessaient ni l’odorat, ni la vue, comment aurait-on pu
s’imaginer qu’ils fussent impurs ?
Les sens, divin mollak, doivent donc être les seuls juges de la pureté ou de
l’impureté des choses. Mais comme les objets n’affectent point les hommes
de la même manière, que ce qui donne une sensation agréable aux uns en
produit une dégoûtante chez les autres, il suit que le témoignage des sens ne
peut servir ici de règle, à moins qu’on ne dise que chacun peut à sa fantaisie
décider de ce point, et distinguer pour ce qui le concerne les choses pures
d’avec celles qui ne le sont pas.
Mais cela même, sacré mollak, ne renverserait-il pas les distinctions
établies par notre divin prophète et les points fondamentaux de la loi qui a
été écrite de la main des anges ?
D’Erzeron, de la lune de Gemmadi, 2,1711.

LETTRE XVIII
Mehemet Ali, serviteur
des prophètes, à Usbek

À Erzeron

Vous me faites toujours des questions qu’on a faites mille fois à notre
saint prophète. Que ne lisez-vous les traditions des docteurs ? Que n’allez-
vous à cette source pure de toute intelligence ? vous trouveriez tous vos
doutes résolus.
Malheureux ! qui, toujours embarrassés des choses de la terre, n’avez
jamais regardé d’un œil fixe celles du ciel, et qui révérez la condition des
mollaks sans oser ni l’embrasser ni la suivre !
Profanes ! qui n’entrez jamais dans les secrets de l’Éternel, vos lumières
ressemblent aux ténèbres de l’abîme, et les raisonnements de votre esprit
sont comme la poussière que vos pieds font élever lorsque le soleil est dans
son midi, dans le mois ardent de Chahban.
Aussi le zénith de votre esprit ne va pas au nadir de celui du moindre
des immaums. Votre vaine philosophie est cet éclair qui annonce l’orage et
l’obscurité : vous êtes au milieu de la tempête, et vous errez au gré des vents.
Il est bien facile de répondre à votre difficulté ; il ne faut pour cela que
vous raconter ce qui arriva un jour à notre saint prophète, lorsque, tenté
par les chrétiens, éprouvé par les Juifs, il confondit également les uns et les
autres.
Le juif Abdias Ibesalon lui demanda pourquoi Dieu avait défendu de
manger de la chair de pourceau. Ce n’est pas sans raison, répondit Mahomet ;
c’est un animal immonde, et je vais vous en convaincre. Il fit sur sa main,
avec de la boue, la figure d’un homme ; il la jeta à terre, et lui cria :
Levez-vous. Sur-le-champ un homme se leva, et dit : Je suis Japhet, fils de
Noé. Avais-tu les cheveux aussi blancs quand tu es mort ? lui dit le saint
prophète. Non, répondit-il : mais, quand tu m’as réveillé, j’ai cru que le jour
du jugement était venu, et j’ai eu une si grande frayeur que mes cheveux ont
blanchi tout à coup.
Or çà, raconte-moi, lui dit l’envoyé de Dieu, toute l’histoire de l’arche de
Noé. Japhet obéit, et détailla exactement tout ce qui s’était passé les premiers
mois ; après quoi il parla ainsi :

Nous mîmes les ordures de tous les animaux dans un côté de l’arche ; ce

qui la fit si fort pencher que nous en eûmes une peur mortelle, surtout nos
femmes, qui se lamentaient de la belle manière. Notre père Noé ayant été au
conseil de Dieu, il lui commanda de prendre l’éléphant, et de lui faire tourner
la tête vers le côté qui penchait. Ce grand animal fit tant d’ordures qu’il en
naquit un cochon. Croyez-vous, Usbek, que depuis ce temps-là nous nous en
soyons abstenus, et que nous l’ayons regardé comme un animal immonde ?
Mais comme le cochon remuait tous les jours ces ordures, il s’éleva une
telle puanteur dans l’arche qu’il ne put lui-même s’empêcher d’éternuer ;
et il sortit de son nez un rat qui allait rongeant tout ce qu’il trouvait devant
lui ; ce qui devint si insupportable à Noé qu’il crut qu’il était à propos de
consulter Dieu encore. Il lui ordonna de donner au lion un grand coup sur le
front, qui éternua aussi, et fit sortir de son nez un chat. Croyez-vous que ces
animaux soient encore immondes ? Que vous en semble ?
Quand donc vous n’apercevez pas la raison de l’impureté de certaines
choses, c’est que vous en ignorez beaucoup d’autres, et que vous n’avez pas
la connaissance de ce qui s’est passé entre Dieu, les anges et les hommes.
Vous ne savez pas l’histoire de l’éternité, vous n’avez point lu les livres qui
sont écrits au ciel ; ce qui vous en a été révélé n’est qu’une petite partie de la
bibliothèque divine ; et ceux qui, comme nous, en approchent de plus près
tandis qu’ils sont en cette vie, sont encore dans l’obscurité et les ténèbres.
Adieu. Mahomet soit dans votre cœur !
De Com, le dernier de la lune de Chahban, 1711.

LETTRE XIX
Usbek à son ami Rustan

À Ispahan

Nous n’avons séjourné que huit jours à Tocat : après trente-cinq jours de

marche, nous sommes arrivés à Smyrne.
De Tocat à Smyrne on ne trouve pas une seule ville qui mérite qu’on la
nomme. J’ai vu avec étonnement la faiblesse de l’empire des Osmanlins. Ce
corps malade ne se soutient pas par un régime doux et tempéré, mais par des
remèdes violents qui l’épuisent et le minent sans cesse.
Les bachas, qui n’obtiennent leurs emplois qu’à force d’argent, entrent
ruinés dans les provinces, et les ravagent comme des pays de conquête.
Une milice insolente n’est soumise qu’à ses caprices. Les places sont
démantelées, les villes désertes, les campagnes désolées, la culture des terres
et le commerce entièrement abandonnés.
L’impunité règne dans ce gouvernement sévère : les chrétiens qui
cultivent les terres, les Juifs qui lèvent les tributs, sont exposés à mille
violences.
La propriété des terres est incertaine, et par conséquent l’ardeur de les
faire valoir ralentie : il n’y a ni titre ni possession qui vaille contre le caprice
de ceux qui gouvernent.
Ces barbares ont tellement abandonné les arts qu’ils ont négligé jusqu’à
l’art militaire. Pendant que les nations d’Europe se raffinent tous les jours,
ils restent dans leur ancienne ignorance, et ils ne s’avisent de prendre leurs
nouvelles inventions qu’après qu’elles s’en sont servies mille fois contre
eux.
Ils n’ont aucune expérience sur la mer, point d’habileté dans la
manœuvre. On dit qu’une poignée de chrétiens sortis d’un rocher font suer
les Ottomans et fatiguent leur empire.
Incapables de faire le commerce, ils souffrent presque avec peine que les
Européens, toujours laborieux et entreprenants, viennent le faire : ils croient
faire grâce à ces étrangers de permettre qu’ils les enrichissent.
Dans toute cette vaste étendue de pays que j’ai traversée, je n’ai trouvé
que Smyrne qu’on puisse regarder comme une ville riche et puissante. Ce
sont les Européens qui la rendent telle ; et il ne tient pas aux Turcs qu’elle
ne ressemble à toutes les autres.

Voilà, cher Rustan, une juste idée de cet empire, qui, avant deux siècles,

sera le théâtre des triomphes quelque conquérant.
De Smyrne, le 2 de la lune de Rahmazan, 1711.

LETTRE XX
Usbek à Zachi, sa femme

Au sérail d’Ispahan

Vous m’avez offensé, Zachi ; et je sens dans mon cœur des mouvements
que vous devriez craindre si mon éloignement ne vous laissait le temps de
changer de conduite et d’apaiser la violente jalousie dont je suis tourmenté.
J’apprends qu’on vous a trouvée seule avec Nadir, eunuque blanc, qui
payera de sa tête son infidélité et sa perfidie. Comment vous êtes-vous
oubliée jusqu’à ne pas sentir qu’il ne vous est pas permis de recevoir dans
votre chambre un eunuque blanc, tandis que vous en avez de noirs destinés
à vous servir ? Vous avez beau me dire que des eunuques ne sont pas des
hommes, et que votre vertu vous met au-dessus des pensées que pourrait
faire naître en vous une ressemblance imparfaite, cela ne suffit ni pour vous
ni pour moi : pour vous, parce que vous faites une chose que les lois du
sérail vous défendent ; pour moi, en ce que vous m’ôtez l’honneur en vous
exposant à des regards ; que dis-je, à des regards ! peut-être aux entreprises
d’un perfide, qui vous aura souillée par ses crimes, et plus encore par ses
regrets et le désespoir de son impuissance.
Vous me direz peut-être que vous m’avez été toujours fidèle. Eh !
pouviez-vous ne l’être pas ? Comment auriez-vous trompé la vigilance des
eunuques noirs qui sont si surpris de la vie que vous menez ? Comment
auriez-vous pu briser ces verrous et ces portes qui vous tiennent enfermée ?
Vous vous vantez d’une vertu qui n’est pas libre ; et peut-être que vos désirs
impurs vous ont ôté mille fois le mérite et le prix de cette fidélité que vous
vantez tant.
Je veux que vous n’ayez point fait tout ce que j’ai lieu de soupçonner ;
que ce perfide n’ait point porté sur vous ses mains sacrilèges ; que vous
ayez refusé de prodiguer à sa vue les délices de son maître ; que, couverte
de vos habits, vous ayez laissé cette faible barrière entre lui et vous ; que,
frappé lui-même d’un saint respect, il ait baissé les yeux ; que, manquant à
sa hardiesse, il ait tremblé sur les châtiments qu’il se prépare. Quand tout
cela serait vrai, il ne l’est pas moins que vous avez fait une chose qui est
contre votre devoir. Et si vous l’avez violé gratuitement sans remplir vos
inclinations déréglées, qu’eussiez-vous fait pour les satisfaire ? Que feriez-
vous encore si vous pouviez sortir de ce lieu sacré, qui est pour vous une

dure prison, comme il est pour vos compagnes un asile favorable contre
les atteintes du vice, un temple sacré où votre sexe perd sa faiblesse, et se
trouve invincible, malgré tous les désavantages de la nature ? Que feriez-
vous si, laissée à vous-même, vous n’aviez pour vous défendre que votre
amour pour moi, qui est si grièvement offensé, et votre devoir, que vous avez
si indignement trahi ? Que les mœurs du pays où vous vivez sont saintes, qui
vous arrachent aux attentats des plus vils esclaves ! Vous devez me rendre
grâce de la gêne où je vous fais vivre, puisque ce n’est que par là que vous
méritez encore de vivre.
Vous ne pouvez souffrir le chef des eunuques, parce qu’il a toujours les
yeux sur votre conduite, et qu’il vous donne ses sages conseils. Sa laideur,
dites-vous, est si grande que vous ne pouvez le voir sans peine ; comme si,
dans ces sortes de postes, on mettait de plus beaux objets. Ce qui vous afflige
est de n’avoir pas à sa place l’eunuque blanc qui vous déshonore.
Mais que vous a fait votre première esclave ? Elle vous a dit que
les familiarités que vous preniez avec la jeune Zélide étaient contre la
bienséance : voilà la raison de votre haine.
Je devrais être, Zachi, un juge sévère, je ne suis qu’un époux qui cherche à
vous trouver innocente. L’amour que j’ai pour Roxane, ma nouvelle épouse,
m’a laissé toute la tendresse que je dois avoir pour vous, qui n’êtes pas moins
belle. Je partage mon amour entre vous deux ; et Roxane n’a d’autre avantage
que celui que la vertu peut ajouter à la beauté.
De Smyrne, le 12 de la lune de Zilcadé, 1711.

LETTRE XXI
Usbek au premier
eunuque blanc

Vous devez trembler à l’ouverture de cette lettre, ou plutôt vous le

deviez lorsque vous souffrîtes la perfidie de Nadir. Vous qui, dans une
vieillesse froide et languissante, ne pouvez sans crime lever les yeux sur les
redoutables objets de mon amour, vous à qui il n’est jamais permis de mettre
un pied sacrilège sur la porte du lieu terrible qui les dérobe à tous les regards,
vous souffrez que ceux dont la conduite vous est confiée aient fait ce que
vous n’auriez pas la témérité de faire ; et vous n’apercevez pas la foudre
toute prête à tomber sur eux et sur vous !
Et qui êtes-vous, que de vils instruments que je puis briser à ma fantaisie,
qui n’existez qu’autant que vous savez obéir ; qui n’êtes dans le monde
que pour vivre sous mes lois, ou pour mourir dès que je l’ordonne, qui ne
respirez qu’autant que mon bonheur, mon amour, ma jalousie même, ont
besoin de votre bassesse ; et enfin qui ne pouvez avoir d’autre partage que
la soumission, d’autre âme que mes volontés, d’autre espérance que ma
félicité ?
Je sais que quelques-unes de mes femmes souffrent impatiemment les
lois austères du devoir ; que la présence continuelle d’un eunuque noir les
ennuie ; qu’elles sont fatiguées de ces objets affreux qui leur sont donnés
pour les ramener à leur époux ; je le sais : mais vous qui vous prêtez à
ce désordre, vous serez puni d’une manière à faire trembler tous ceux qui
abusent de ma confiance.
Je jure par tous les prophètes du ciel, et par Hali, le plus grand de tous,
que, si vous vous écartez de votre devoir, je regarderai votre vie comme celle
des insectes que je trouve sous mes pieds.
De Smyrne le 12 de la lune de Zilcadé, 1711.

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