Lettres portugaises

Chapitre 3TROISIEME LETTRE

Qu’est-ce que je deviendrai, et qu’est-ce que vous voulez que jefasse ? Je me trouve bien éloignée de tout ce que j’avaisprévu : j’espérais que vous m’écririez de tous les endroits où vouspasseriez, et que vos lettres seraient fort longues ; que voussoutiendriez ma Passion par l’espérance de vous revoir, qu’uneentière confiance en votre fidélité me donnerait quelque sorte derepos, et que je demeurerais cependant dans un état assezsupportable sans d’extrêmes douleurs : j’avais même pensé àquelques faibles projets de faire tous les efforts, dont je seraiscapable, pour me guérir, si je pouvais connaître bien certainementque vous m’eussiez tout à fait oubliée ; votre éloignement,quelques mouvements de dévotion ; la crainte de ruinerentièrement le reste de ma santé par tant de veilles, et par tantd’inquiétudes ; le peu d’apparence de votre retour : lafroideur de votre Passion, et de vos derniers adieux ; votredépart, fondé sur d’assez méchants prétextes, et mille autresraisons, qui ne sont que trop bonnes, et que trop inutiles,semblaient me promettre un secours assez assuré, s’il me devenaitnécessaire : n’ayant enfin à combattre que contre moi-même, je nepouvais jamais me défier de toutes mes faiblesses, ni appréhendertout ce que je souffre aujourd’hui. Hélas ! que je suis àplaindre, de ne partager pas mes douleurs avec vous, et d’êtretoute seule malheureuse : cette pensée me tue, et je meurs defrayeur, que vous n’ayez jamais été extrêmement sensible à tout nosplaisirs. Oui : je connais présentement la mauvaise foi de tous vosmouvements : vous m’avez trahie toutes les fois que vous m’avez ditque vous étiez ravi d’être seul avec moi ; je ne dois qu’à mesimportunités vos empressements, et vos transports : vous aviez faitde sens froid un dessein de m’enflammer, vous n’avez regardé maPassion que comme une victoire, et votre coeur n’en a jamais étéprofondément touché ; n’êtes-vous pas bien malheureux, etn’avez-vous pas bien peu de délicatesse, de n’avoir su profiterqu’en cette manière de mes emportements ? Et comment est-ilpossible qu’avec tant d’amour je n’aie pu vous rendre tout à faitheureux ? Je regrette pour l’amour de vous seulement lesplaisirs infinis, que vous avez perdus : faut-il que vous n’ayezpas voulu en jouir ? Ah ! si vous les connaissiez, voustrouveriez sans doute qu’ils sont plus sensibles que celui dem’avoir abusée, et vous auriez éprouvé qu’on est beaucoup plusheureux, et qu’on sent quelque chose de bien plus touchant, quandon aime violemment, que lorsqu’on est aimé. Je ne sais, ni ce queje suis, ni ce que je fais, ni ce que je désire : je suis déchiréepar mille mouvements contraires : Peut-on s’imaginer un état sidéplorable ? Je vous aime éperdument, et je vous ménage assezpour n’oser, peut-être, souhaiter que vous soyez agité des mêmestransports : je me tuerais, ou je mourrais de douleur sans me tuer,si j’étais assurée que vous n’avez jamais aucun repos, que votrevie n’est que trouble, et qu’agitation, que vous pleurez sanscesse, et que tout vous est odieux ; je ne puis suffire à mesmaux, comment pourrais-je supporter la douleur que me donneraientles vôtres, qui me seraient mille fois plus sensibles ?Cependant je ne puis aussi me résoudre à désirer que vous nepensiez point à moi ; et à vous parler sincèrement, je suisjalouse avec fureur de tout ce qui vous donne de la joie, et quitouche votre coeur, et votre goût en France. Je ne sais pourquoi jevous écris, je vois bien que vous aurez seulement pitié de moi, etje ne veux point de votre pitié ; j’ai bien du dépit contremoi-même, quand je fais réflexion sur tout ce que je vous aisacrifié : j’ai perdu ma réputation, je me suis exposée à la fureurde mes parents, à la sévérité des lois de ce Pays contre lesReligieuses, et à votre ingratitude, qui me paraît le plus grand detous les malheurs : cependant je sens bien que mes remords ne sontpas véritables, que je voudrais du meilleur de mon coeur, avoircouru pour l’amour de vous de plus grands dangers, et que j’ai unplaisir funeste d’avoir hasardé ma vie et mon honneur ; toutce que j’ai de plus précieux, ne devait-il pas être en votredisposition ? Et ne dois-je pas être bien aise de l’avoiremployé comme j’ai fait : il me semble même que je ne suis guèrecontente ni de mes douleurs, ni de l’excès de mon amour, quoique jene puisse, hélas ! me flatter assez pour être contente devous ; je vis, infidèle que je suis, et je fais autant dechoses pour conserver ma vie, que pour la perdre. Ah ! j’enmeurs de honte : mon désespoir n’est donc que dans mesLettres ? Si je vous aimais autant que je vous l’ai dit millefois, ne serais-je pas morte, il y a longtemps ? Je vous aitrompé, c’est à vous à vous plaindre de moi : Hélas ! pourquoine vous en plaignez-vous pas ? Je vous ai vu partir, je nepuis espérer de vous voir jamais de retour, et je respire cependant: je vous ai trahi, je vous en demande pardon : mais ne mel’accordez pas ? Traitez-moi sévèrement ? Ne trouvezpoint que mes sentiments soient assez violents ? Soyez plusdifficile à contenter ? Mandez-moi que vous voulez que jemeure d’amour pour vous ? Et je vous conjure de me donner cesecours, afin que je surmonte la faiblesse de mon sexe, et que jefinisse toutes mes irrésolutions par un véritable désespoir ;une fin tragique vous obligerait sans doute à penser souvent à moi,ma mémoire vous serait chère, et vous seriez, peut-être,sensiblement touché d’une mort extraordinaire, ne vaut-elle pasmieux que l’état où vous m’avez réduite ? Adieu, je voudraisbien ne vous avoir jamais vu. Ah ! je sens vivement lafausseté de ce sentiment, et je connais dans le moment que je vousécris, que j’aime bien mieux être malheureuse en vous aimant que dene vous avoir jamais vu ; je consens donc sans murmure à mamauvaise destinée, puisque vous n’avez pas voulu la rendremeilleure. Adieu, promettez-moi de me regretter tendrement, si jemeurs de douleur, et qu’au moins la violence de ma Passion vousdonne du dégoût et de l’éloignement pour toutes choses ; cetteconsolation me suffira, et s’il faut que je vous abandonne pourtoujours, je voudrais bien ne vous laisser pas à une autre. Neseriez-vous pas bien cruel de vous servir de mon désespoir, pourvous rendre plus aimable, et pour vous faire voir que vous avezdonné la plus grande Passion du monde ? Adieu encore une fois,je vous écris des lettres trop longues, je n’ai pas assez d’égardpour vous, je vous en demande pardon, et j’ose espérer que vousaurez quelque indulgence pour une pauvre insensée, qui ne l’étaitpas, comme vous savez, avant qu’elle vous aimât. Adieu, il mesemble que je vous parle trop souvent de l’état insupportable où jesuis : cependant je vous remercie dans le fond de mon coeur dudésespoir que vous me causez, et je déteste la tranquillité, oùj’ai vécu, avant que je vous connusse. Adieu, ma Passion augmente àchaque moment. Ah ! que j’ai de choses à vous dire !

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