L’Homme invisible

Chapitre 14À PORT-STOWE

À dix heures, le lendemain matin, M. Marvel se trouvait, labarbe non faite, sale, couvert de poussière, les mains enfouiesdans les poches, l’air très las, mal à l’aise, agité, enflant lesjoues à chaque instant, assis sur un banc devant une petite aubergedes faubourgs de Port-Stowe. Auprès de lui étaient les fameuxlivres, mais attachés maintenant avec une ficelle. Quant au paquet,il avait été abandonné dans les bois, à la sortie de Bramblehurst :c’était la conséquence d’une modification apportée aux plans del’homme invisible. Personne ne faisait attention à M. Marvel, assissur ce banc ; pourtant son agitation continuait à tenir de lafièvre ; ses mains ne cessaient de se porter successivement àses diverses poches, qu’elles fouillaient avec une curiositénerveuse.

Il était resté là bien près d’une heure, lorsqu’un marin d’uncertain âge sortit de l’auberge avec un journal à la main et vints’asseoir à côté de lui.

« Il fait beau aujourd’hui ! » dit le nouveau venu.

M. Marvel lui lança un regard qui semblait chargé d’effroi.

« Oui, très beau.

– Le vrai temps de la saison ! ajouta l’autre d’un ton quine permettait pas la contradiction.

– Oui, en effet… »

Le marin tira un cure-dent de sa poche et commença de s’enservir avec méthode. Ses yeux, cependant, avaient toute libertéd’examiner les vêtements poudreux de son voisin et les livresplacés auprès de lui. Au moment où il s’était approché de M.Marvel, il avait entendu comme un bruit de pièces de monnaietombant dans une poche, et il avait été frappé du contraste entrel’extérieur de M. Marvel et cet indice d’une opulence relative.Aussi revenait-il obstinément à une idée qui s’était d’abord, d’unemanière bizarre, emparée de son imagination.

« Vous avez des livres !… » dit-il tout à coup en cessantla manœuvre du cure-dent.

M. Marvel tressaillit et le regarda.

« Oui, oui, fit-il… des livres.

– Il y a des choses extraordinaires dans les livres.

– Je crois bien !

– Mais il y a aussi des choses extraordinaires ailleurs que dansles livres.

– C’est encore vrai ! »

M. Marvel leva les yeux sur son interlocuteur et l’observa.

« Il y a, par exemple, des choses extraordinaires dans lesjournaux.

– Sans doute !

– Et même dans ce journal.

– Ah !

– Il y a une histoire, dit le marin en fixant sur M. Marvel unœil assuré, il y a, par exemple, une certaine histoire d’hommeinvisible… »

M. Marvel eut une moue de dédain, se gratta la joue et sentitses oreilles en feu.

« Qu’est-ce qu’ils vont raconter bientôt ! soupira-t-ild’une voix molle. En Autriche ou en Amérique, cet hommeinvisible ?

– Non, non… ici.

– Seigneur ! s’écria M. Marvel en se levant vivement.

– Quand je dis ici, reprit le marin, au grand soulagement deMarvel, je ne veux pas dire ici, dans l’endroit où nous sommes, jeveux dire près d’ici.

– Un homme invisible ! Et qu’est-ce qu’il a pufaire ?…

– Toute espèce de choses ! dit le marin, qui surveillaitson voisin du coin de l’œil. Oui, toute espèce de choses !

– Je n’ai pas vu le moindre journal depuis quatre jours.

– C’est d’Iping qu’il est parti.

– Vraiment !

– C’est là qu’il a commencé. D’où venait-il alors ?Personne ne paraît le savoir. Tenez, là : Une singulièrehistoire à Iping. Et il est dit, dans l’article, que lespreuves sont extrêmement fortes, extrêmement.

– Bon Dieu.

– C’est une histoire vraiment extraordinaire. Il y a un pasteuret un médecin comme témoins. Ils l’ont vu eux-mêmes… Ou plutôt,non, ils ne l’ont pas vu !… Il était descendu, dit le journal,à l’auberge du pays, et personne ne semble s’être avisé de soninfirmité jusqu’au jour où dans une altercation – c’est le journalqui le dit –, les bandages qu’il avait sur la tête se trouvèrentarrachés. On s’aperçut alors que sa tête était invisible. Aussitôton tâcha de s’emparer de lui : « Rejetant ses vêtements, dittoujours le journal, il réussit à s’échapper, mais seulement aprèsune lutte désespérée dans laquelle il avait infligé de sérieusesblessures à notre digne et excellent agent, M. J. A. Jaffers… »L’histoire est assez précise, hein ? Les noms, et tout.

– Bon Dieu ! » répéta M. Marvel, promenant tout autour delui des regards effarés, essayant de compter sa monnaie dans sapoche du bout des doigts, à tâtons, et plein d’une nouvelle idéeétrange.

« C’est une histoire tout à fait étonnante.

– N’est-ce pas ? Extraordinaire, j’ose le dire. Jamais,auparavant, je n’avais entendu parler d’homme invisible ;mais, par le temps qui court, on entend des choses siinvraisemblables que…

– Et c’est là tout ce qu’il a fait ? demanda Marvel d’unair dégagé.

– Eh bien, ce n’est pas suffisant, peut-être ?

– Et il ne s’est pas échappé, par hasard ? Oui, il s’estéchappé, et voilà tout, hein ?

– Voilà tout, en effet… N’est-ce pas suffisant ?

– Oh ! si !

– Je crois bien, dit le marin, je crois bien !

– N’avait-il pas de complices… ? Le journal ne dit pointqu’il y eût des complices, n’est-ce pas ? demanda M. Marvel,anxieux.

– N’est-ce donc pas assez pour vous d’un bonhomme de cegenre-là ? Non, Dieu merci, peut-on dire, il n’en avait pas.»

Et le marin courba la tête lentement.

« Cela me met vraiment mal à mon aise, l’idée que ce gaillard-làcourt le pays… Pour l’heure, il est en liberté ; et, d’aprèsdes témoignages certains, on suppose qu’il a pris la route dePort-Stowe. Vous voyez que nous sommes parfaitement dans la zone.Ce ne sont pas là des tours de charlatan. Pensez à tout ce qu’ilpourrait faire ! Que deviendriez-vous, s’il buvait un coup detrop et s’il lui prenait fantaisie de vous tomber dessus ?Supposez qu’il veuille voler : qui pourrait l’en empêcher ? Ilpeut entrer, il peut forcer les clôtures, il peut passer à traversun cordon de policemen aussi facilement que vous et moi nouspouvons fausser compagnie à un aveugle. Plus facilement encore :car les aveugles, à ce qu’on m’a dit, ont l’ouïe extrêmementfine…

– Il a un terrible avantage, certainement ! opina M.Marvel. Et alors…

– Oh ! oui, un avantage !… »

Pendant ce temps-là, M. Marvel n’avait cessé de regarder autourde lui, tendant l’oreille aux plus légers bruits, s’efforçant depercevoir des mouvements imperceptibles. Il parut sur le point deprendre une grande résolution. Il toussa derrière sa main ; ilguetta de nouveau alentour, prêta l’oreille, se pencha vers lemarin et, baissant la voix :

« Il m’est arrivé par hasard de connaître, au sujet de l’hommeinvisible, un ou deux détails. Cela, de source particulière.

– Allons donc ! vous ?

– Oui, moi.

– Vraiment ? Et puis-je vous demander ?…

– Vous serez étonné, dit Marvel derrière sa main. C’est unechose terrible.

– Vraiment !

– Hélas ! oui », commença Marvel avec empressement, sur leton de la confidence.

Tout à coup, sa physionomie changea :

« Oh ! » fit-il en se redressant avec raideur sur sonsiège.

Et sa figure exprima clairement une douleur physique.

« Oh ! dit-il encore.

– Qu’est-ce qu’il y a ? fit le marin, très intéressé.

– J’ai mal aux dents ! » répondit Marvel en portant la mainà son oreille.

Il reprit ses livres et prétendit qu’il était obligé decontinuer sa route. Il se leva et longea le banc, d’une curieusemanière, en s’éloignant peu à peu de son interlocuteur.

« Mais vous alliez justement me raconter quelque chose à proposde cet homme invisible ? »

M. Marvel parut se consulter.

« Quelle blague ! dit une voix.

– C’est une blague ! répéta M. Marvel.

– Mais c’est dans le journal ! observa le marin.

– C’est une blague tout de même. Je connais le gaillard qui ainventé l’histoire. Il n’y a pas d’homme invisible le moins dumonde…

– Mais comment expliquer que ce journal ?… Allez-vous medire ?…

– Rien du tout ! » fit M. Marvel avec force.

Le marin ouvrit de grands yeux, son journal à la main. M. Marvelle regarda en face.

« Attendez donc », dit l’autre en se levant à son tour.

Et d’une voix lente :

« Vous allez me soutenir… ?

– Oui, fit Marvel.

– Alors, pourquoi m’avez-vous laissé vous raconter bonnementtoutes ces balivernes, hein ? Qu’est-ce que ça signifie delaisser un homme se donner ainsi l’air d’un imbécile ? »

M. Marvel enfla ses joues. Le marin devint cramoisi et serra lespoings.

« Voilà dix minutes que je parle. Et vous, petit pot à tabac,avec votre figure tannée, vous ne pouviez pas avoir la politesseélémentaire de…

– Vous n’allez pas me chercher chicane, à moi ?

– Chercher chicane ! J’ai vraiment bonne envie.

– Venez-vous ? » dit une voix.

Soudain quelqu’un fit faire demi-tour à M. Marvel, qui s’éloignadécidément d’une démarche bizarre, d’un pas saccadé.

« Vous faites bien de filer ! criait le marin.

– Filer ! Qui ? Moi ? » dit Marvel.

Et il s’en allait obliquement, à grandes enjambées, avec, detemps à autre, de violentes poussées en avant. Une fois à quelquedistance, il commença à marmotter tout seul des protestations, desrécriminations.

« Stupide animal ! » grognait le marin, les poings sur leshanches, les jambes écartées, suivant du regard l’individu qui s’enallait. « Je vous apprendrai, triple imbécile, à vous moquer demoi… quand c’est là, dans le journal ! »

Il ne distingua point la réponse de Marvel qui, s’éloignanttoujours, fut bientôt caché par un coude de la route. Mais ildemeura, superbe, au beau milieu du chemin, jusqu’au moment oùl’arrivée d’une voiture de boucher le força de se déranger. Alorsil repartit pour Port-Stowe. Il grommelait tout seul :

« Quels fous on rencontre !… Il croyait m’y prendre. Cettebêtise !… Puisque c’est dans le journal… »

Un peu plus tard, il apprit qu’un autre fait extraordinaires’était produit non loin de là. C’était l’apparition d’ « unepoignée d’argent » – ni plus ni moins –, de l’argent passant toutseul, et sans qu’on vît qui le tenait, le long du mur, au coin dela ruelle de Saint-Michel.

Un de ses camarades avait vu ce prodige, le matin même. Il avaittout de suite voulu prendre l’argent : le singulier papillon avaitdisparu. Notre marin « ne demandait pas mieux, disait-il, que decroire n’importe quoi : mais cela, c’était tout de même un peu tropraide !… » Pourtant, il se mit à y réfléchir.

Or, l’histoire de la monnaie volante était exacte. Partout dansle voisinage, depuis la fameuse Banque de Londres et desComtés jusqu’aux comptoirs des boutiques et des auberges – lesportes restant volontiers ouvertes par ce beau soleil –, del’argent avait été tranquillement et adroitement subtilisé, parpoignées, par rouleaux ; on en avait vu flotter doucement lelong des murs, dans les endroits ombragés, puis échapper rapidementaux regards de ceux qui approchaient. Il avait, d’ailleurs, quoiquepersonne ne lui marquât la route, invariablement terminé sa coursemystérieuse dans la poche de ce monsieur agité, au chapeau de soierâpé, qui s’était assis devant la petite auberge du faubourg.

Ce fut dix jours plus tard – et seulement lorsque l’histoire deBurdock était déjà vieille – que notre marin rapprocha les faits etcomprit avec terreur qu’il avait été le voisin de l’hommeinvisible.

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