L’Homme invisible

Chapitre 10VISITE DE M. THOMAS MARVEL À IPING

Après que la première panique se fut dissipée, Iping se mit àdiscuter. Le scepticisme tout à coup dressa la tête, un scepticismeun peu inquiet, pas du tout intrépide, scepticisme néanmoins. Rienn’est plus facile que de ne pas croire à un homme invisible. Ensomme, ceux qui avaient vu notre héros s’évanouir dans l’espace ouqui avaient éprouvé la vigueur de son bras, on pouvait en faire lecompte sur les doigts. De ces témoins, M. Wadgers manquait pourl’instant, puisqu’il s’était prudemment mis en sûreté derrière lesverrous et les barreaux de sa propre demeure ; Jaffers, lui,était couché, étourdi, dans le salon de l’auberge. Et de grandesidées étranges, qui dépassent l’expérience, ont parfois moinsd’effet sur les hommes et les femmes que de petites considérationsplus prochaines.

Iping était joyeux et paré. Chacun avait revêtu ses habits defête. Les réjouissances de ce lundi de Pentecôte étaient attenduesdepuis un mois et plus. Dans l’après-midi, les gens même quicroyaient à l’homme invisible commencèrent à reprendre leurspetites distractions ou du moins essayèrent d’y revenir, supposantqu’il était définitivement parti. Quant aux sceptiques, toutel’histoire n’était pour eux qu’une farce. Ce qui est sûr, c’est quetout le monde, crédules et incrédules également, fut extrêmementgai ce jour-là.

Le pré de Haysman était décoré d’une tente, où Mme Bunting etd’autres dames préparaient le thé, tandis que les enfants faisaientdes courses et jouaient à divers jeux sous la direction bénévole etbruyante de Mlles Cuss et Sackbut. Sans doute, il y avait dansl’air une certaine inquiétude ; mais les gens, pour laplupart, avaient le bon esprit de dissimuler tout ce que leurimagination leur faisait éprouver de malaise. Sur la place duvillage était en grande faveur, surtout auprès des jeunes gens, uncâble incliné le long duquel, en se suspendant à une poulie pourvued’une poignée, on glissait rapidement jusqu’à un gros sac placé àl’autre extrémité. Grand succès aussi pour les balançoires et lesjeux de massacre. Il y avait encore un orgue à vapeur, attaché à unpetit manège de chevaux de bois, et qui remplissait l’air d’uneâcre odeur de graisse chaude et d’une musique moins désagréable.Les membres du club, qui avaient assisté à l’office dans lamatinée, étaient superbes sous leurs insignes roses et verts : lesplus joyeux avaient orné leur chapeau de rubans aux couleurséclatantes. Le vieux Fletcher, lui, n’avait sur la manière decélébrer les fêtes que des idées plutôt graves : soit à travers lejasmin, soit par la porte ouverte de son jardin, on pouvait levoir, auprès de la fenêtre, dressé avec précaution sur une plancheque supportaient deux chaises, et badigeonnant à la chaux leplafond de sa chambre.

Vers quatre heures, un étranger entra dans le village, venant ducôté des dunes, un petit homme, court, vigoureux, sous un chapeautout à fait râpé. Il paraissait hors d’haleine, ses joues segonflaient très fort. Sa figure colorée semblait craintive. Ils’agitait avec la vivacité de quelqu’un qui se débat. Il tournal’angle de l’église et se dirigea vers l’auberge que nousconnaissons. Par parenthèse, le vieux Fletcher se rappelle l’avoirvu : il fut même si frappé de cette agitation anormale que, parinadvertance, tandis qu’il regardait, il laissa une quantité de sonlait de chaux lui descendre le long du pinceau jusque dans lamanche.

L’étranger, selon l’observation du propriétaire du jeu demassacre, sembla se parler à lui-même ; M. Huxter en fitaussitôt la remarque. Il s’arrêta devant le perron de l’auberge et,d’après M. Huxter, parut en proie à une lutte intérieure avant depouvoir se décider à entrer. Finalement, il gravit lesmarches ; M. Huxter le vit tourner à gauche et ouvrir la portedu salon. M. Huxter entendit même des voix qui, de l’intérieur dela pièce et du bar, avertissaient l’homme de son erreur.

« Salle réservée ! » cria Hall.

L’étranger referma la porte gauchement et pénétra dans lebar.

Au bout de quelques minutes, il reparut sur le seuil del’auberge, s’essuyant les lèvres du revers de la main et avec unair de satisfaction et de calme qui, d’après M. Huxter, étaitaffecté. Il demeura un moment à regarder autour de lui ; puisM. Huxter le vit marcher d’une manière furtive et suspecte vers lagrille de la cour, sur laquelle donnait la fenêtre du salon. Aprèsun peu d’hésitation, il s’accota contre un des montants de lagrille, tira de sa poche une petite pipe en terre et se mit à labourrer. Ses doigts tremblaient. Il l’alluma gauchement et,croisant les bras, commença de fumer dans une attitude languissanteque démentaient d’ailleurs des coups d’œil rapides jetés de temps àautre sur la cour.

Tout cela, M. Huxter le suivit par-dessus son étalage demarchand de tabac : la singularité de ces allures l’engagea àcontinuer ses observations.

Tout à coup, l’étranger, se redressant, fourra sa pipe dans sapoche, puis il disparut dans la cour. Aussitôt M. Huxter,s’imaginant être le témoin de quelque menu larcin, fit en courantle tour de son comptoir et se précipita dans la rue pour couper laretraite au voleur. Au même instant, M. Marvel reparaissait, lechapeau de travers, un gros paquet enveloppé d’un tapis de tablebleu dans une main, et, dans l’autre main, trois volumes ficelésensemble, comme on le reconnut plus tard, avec les bretelles dupasteur. Dès qu’il eut aperçu Huxter, il poussa une sorte de soupirconvulsif et, tournant vivement à gauche, il se mit à courir.

« Au voleur ! arrêtez-le ! » cria Huxter en s’élançantà sa poursuite.

Les sensations de M. Huxter furent vives, mais brèves. Il vitl’homme, juste devant lui, bondir avec agilité vers l’angle del’église, dans la direction des dunes ; il le vit dépasser lesdrapeaux et les oriflammes du village en fête : deux ou troisfigures seulement s’étaient tournées vers lui. De nouveau M. Huxterbrailla : « Arrêtez-le !… Au voleur !… » et le pourchassavaillamment. Mais il n’avait pas fait dix enjambées que sa chevillefut saisie par une étreinte mystérieuse : il ne courut plus, ilfendit l’espace avec une incroyable rapidité ; soudain sa têtese rapprocha du sol, et, du monde, il ne vit plus que trente-sixchandelles, indifférent dès lors à tout ce qui pouvait arriver.

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