L’Homme invisible

Chapitre 13M. MARVEL DISCUTE SA SOUMISSION

À l’heure du crépuscule, Iping commençait à peine à ouvrir lesyeux, timidement, sur ce qui restait de la fête.

Un homme, petit, trapu, coiffé d’un chapeau de soie râpé,marchait péniblement, dans la demi-obscurité, entre les hêtres, surla route de Bramblehurst. Il portait trois volumes, attachésensemble par une sorte de lien élastique élégant, et un paquetenveloppé dans un tapis de table bleu. Sa figure rubicondeexprimait la consternation et la fatigue ; il marchait d’unpas pressé, à perdre haleine. Il était accompagné par une autrevoix que la sienne et, de temps à autre, il tressaillait sousl’atteinte de mains que l’on ne voyait pas.

« Si vous me lâchez encore une fois, disait la voix, si vousessayez encore de me lâcher…

– Seigneur ! s’écria M. Marvel, mon épaule n’est plusqu’une plaie !

– Ma parole, je vous tuerai !

– Mais je n’essayais pas de vous lâcher ! » réponditMarvel, d’un ton où l’on sentait que les larmes étaient proches. «Je ne connaissais pas ce satané tournant, et voilà tout !Comment diable l’aurais-je connu, ce tournant ? La véritévraie, c’est qu’on m’a bousculé…

– Je vous bousculerai bien davantage, si vous ne prenez pasgarde ! »

M. Marvel redevint soudain silencieux. Il enfla les joues, etses yeux eurent l’éloquence du désespoir.

« C’est déjà bien assez de laisser ces rustres-là toucher à monpetit secret, sans que vous filiez avec mes ouvrages. Il estheureux pour quelques-uns de ces lourdauds d’avoir fui, d’avoircouru comme ils l’ont fait. Ici, je suis… Personne ne me savaitinvisible. Et maintenant, qu’est-ce que je vais faire ?

– Et moi, donc ? demanda Marvel entre ses dents.

– Tout est perdu. L’histoire va être dans les journaux. Tout lemonde me guettera. Tout le monde sera en éveil. »

Ce discours se continua par des imprécations violentes, puis lavoix se tut. Le désespoir s’aggrava sur le visage de M. Marvel, etson pas se ralentit.

« Avancez donc ! »

La face du pauvre Marvel prit une teinte grise entre deux tachesrouges.

« Tenez bien ces livres, imbécile ! fit la voix avecrudesse. Le fait est que j’aurai à me servir de vous… Vous êtes unpauvre instrument, mais quoi ! faute de mieux, il faut que jem’en serve.

– Oh ! je suis un instrument misérable ! gémitMarvel.

– Oui, certes !

– Je suis bien le plus mauvais instrument que vous puissiezavoir… car je ne suis pas fort, ajouta-t-il après un silencedécouragé, je ne suis pas bien fort.

– Vraiment ?

– Puis, je défaille. Cette petite affaire, mon Dieu, je m’ensuis tiré, sans doute ; mais, faites excuse, j’aurais pu avoirle dessous.

– Vous dites ?

– Je n’ai pas les nerfs, je n’ai pas la vigueur qu’il faudraitpour ce que vous désirez.

– Je vous remonterai, moi !

– J’aimerais mieux que vous n’ayez pas à le faire… Je nevoudrais pas compromettre vos projets, vous pensez ; mais celapourrait arriver… par crainte et par faiblesse.

– Je ne vous le conseille pas ! dit la voix avec unetranquille assurance.

– Ah ! je voudrais être mort !… Il n’y a vraiment pasde justice… Vous devriez pourtant bien admettre… Il me semble quej’ai bien le droit…

– Marchez donc ! »

M. Marvel pressa le pas, et, pour un moment, ils retombèrentdans le silence.

« C’est diablement dur ! » déclara Marvel.

N’ayant obtenu aucun succès, il changea ses batteries.

« Qu’est-ce que j’y gagne ? reprit-il sur le ton d’un hommeauquel on fait une injustice intolérable.

– Oh ! taisez-vous, cria la voix avec une force soudaine etsurprenante. Je pourvoirai à vos besoins. Contentez-vous de fairece qu’on vous dit. Vous pouvez très bien le faire. Vous êtes unimbécile, mais vous ferez très bien cela.

– Je vous dis, monsieur, que je ne suis pas l’homme qu’il vousfaut. Je le dis, respectueusement, mais c’est ainsi.

– Si vous ne vous taisez pas, je vais encore vous serrer lepoignet ! dit l’homme invisible. J’ai besoin de réfléchir.»

Bientôt deux carrés de lumière jaune parurent à travers lesarbres, et la tour d’un clocher se profila dans l’obscurité.

« J’aurai la main sur votre épaule pendant toute la traversée duvillage, dit la voix. Tâchez de filer droit ; n’essayez pas defaire des bêtises. Le cas échéant, ce serait tant pis pourvous…

– Je sais, soupira Marvel, je sais tout cela. »

L’homme à la mine si malheureuse sous son chapeau hors d’usageremonta avec ses paquets toute la rue du petit village et s’enfonçadans la nuit au-delà des dernières fenêtres éclairées.

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