L’Inutile Beauté

II

Je commençai par une excursion en Italie. Lesoleil me fit du bien. Pendant six mois, j’errai de Gênes à Venise,de Venise à Florence, de Florence à Rome, de Rome à Naples. Puis jeparcourus la Sicile, terre admirable par sa nature et sesmonuments, reliques laissées par les Grecs et les Normands. Jepassai en Afrique, je traversai pacifiquement ce grand désert jauneet calme, où errent des chameaux, des gazelles et des Arabesvagabonds, où, dans l’air léger et transparent, ne flotte aucunehantise, pas plus la nuit que le jour.

Je rentrai en France par Marseille, et malgréla gaieté provençale, la lumière diminuée du ciel m’attrista. Jeressentis, en revenant sur le continent, l’étrange impression d’unmalade qui se croit guéri et qu’une douleur sourde prévient que lefoyer du mal n’est pas éteint.

Puis je revins à Paris. Au bout d’un mois, jem’y ennuyai. C’était à l’automne, et je voulus faire, avantl’hiver, une excursion à travers la Normandie, que je neconnaissais pas.

Je commençai par Rouen, bien entendu, etpendant huit jours, j’errai distrait, ravi, enthousiasmé, danscette ville du moyen âge, dans ce surprenant muséed’extraordinaires monuments gothiques.

Or, un soir, vers quatre heures, comme jem’engageais dans une rue invraisemblable où coule une rivière noirecomme de l’encre nommée « Eau de Robec », mon attention,toute fixée sur la physionomie bizarre et antique des maisons, futdétournée tout à coup par la vue d’une série de boutiques debrocanteurs qui se suivaient de porte en porte.

Ah ! ils avaient bien choisi leurendroit, ces sordides trafiquants de vieilleries, dans cettefantastique ruelle, au-dessus de ce cours d’eau sinistre, sous cestoits pointus de tuiles et d’ardoises où grinçaient encore lesgirouettes du passé !

Au fond des noirs magasins, on voyaits’entasser les bahuts sculptés, les faïences de Rouen, de Nevers,de Moustiers, des statues peintes, d’autres en chêne, des Christ,des vierges, des saints, des ornements d’église, des chasubles, deschapes, même des vases sacrés et un vieux tabernacle en bois doréd’où Dieu avait déménagé. Oh ! les singulières cavernes en ceshautes maisons, en ces grandes maisons, pleines, des caves auxgreniers, d’objets de toute nature, dont l’existence semblaitfinie, qui survivaient à leurs naturels possesseurs, à leur siècle,à leur temps, à leurs modes, pour être achetés, comme curiosités,par les nouvelles générations.

Ma tendresse pour les bibelots se réveillaitdans cette cité d’antiquaires. J’allais de boutique en boutique,traversant, en deux enjambées, les ponts de quatre planchespourries jetées sur le courant nauséabond de l’Eau de Robec.

Miséricorde ! Quelle secousse ! Unede mes plus belles armoires m’apparut au bord d’une voûte encombréed’objets et qui semblait l’entrée des catacombes d’un cimetière demeubles anciens. Je m’approchai tremblant de tous mes membres,tremblant tellement que je n’osais pas la toucher. J’avançais lamain, j’hésitais. C’était bien elle, pourtant : une armoireLouis XIII unique, reconnaissable par quiconque avait pu la voirune seule fois. Jetant soudain les yeux un peu plus loin, vers lesprofondeurs plus sombres de cette galerie, j’aperçus trois de mesfauteuils couverts de tapisserie au petit point, puis, plus loinencore, mes deux tables Henri II, si rares qu’on venait les voir deParis.

Songez ! songez à l’état de monâme !

Et j’avançai, perclus, agonisant d’émotion,mais j’avançai, car je suis brave, j’avançai comme un chevalier desépoques ténébreuses pénétrait en un séjour de sortilèges. Jeretrouvais, de pas en pas, tout ce qui m’avait appartenu, meslustres, mes livres, mes tableaux, mes étoffes, mes armes, tout,sauf le bureau plein de mes lettres, et que je n’aperçus point.

J’allais, descendant à des galeries obscurespour remonter ensuite aux étages supérieurs. J’étais seul.J’appelais, on ne répondait point. J’étais seul ; il n’y avaitpersonne en cette maison vaste et tortueuse comme unlabyrinthe.

La nuit vint, et je dus m’asseoir, dans lesténèbres, sur une de mes chaises, car je ne voulais point m’enaller. De temps en temps je criais : – Holà ! holà !quelqu’un !

J’étais là, certes, depuis plus d’une heurequand j’entendis des pas, des pas légers, lents, je ne sais où. Jefaillis me sauver ; mais, me raidissant, j’appelai de nouveau,et, j’aperçus une lueur dans la chambre voisine.

– Qui est là ? dit une voix.

Je répondis :

– Un acheteur.

On répliqua :

– Il est bien tard pour entrer ainsi dansles boutiques.

Je repris :

– Je vous attends depuis plus d’uneheure.

– Vous pouviez revenir demain.

– Demain, j’aurai quitté Rouen.

Je n’osais point avancer, et il ne venait pas.Je voyais toujours la lueur de sa lumière éclairant une tapisserieoù deux anges volaient au-dessus des morts d’un champ de bataille.Elle m’appartenait aussi. Je dis :

– Eh bien ! Venez-vous ?

Il répondit :

– Je vous attends.

Je me levai et j’allai vers lui.

Au milieu d’une grande pièce était un toutpetit homme, tout petit et très gros, gros comme un phénomène, unhideux phénomène.

Il avait une barbe rare, aux poils inégaux,clairsemés et jaunâtres, et pas un cheveu sur la tête ! Pas uncheveu ? Comme il tenait sa bougie élevée à bout de bras pourm’apercevoir, son crâne m’apparut comme une petite lune dans cettevaste chambre encombrée de vieux meubles. La figure était ridée etbouffie, les yeux imperceptibles.

Je marchandai trois chaises qui étaient à moi,et les payai sur-le-champ une grosse somme, en donnant simplementle numéro de mon appartement à l’hôtel. Elles devaient être livréesle lendemain avant neuf heures.

Puis je sortis. Il me reconduisit jusqu’à saporte avec beaucoup de politesse.

Je me rendis ensuite chez le commissairecentral de la police, à qui je racontai le vol de mon mobilier etla découverte que je venais de faire.

Il demanda séance tenante des renseignementspar télégraphe au parquet qui avait instruit l’affaire de ce vol,en me priant d’attendre la réponse. Une heure plus tard, elle luiparvint tout à fait satisfaisante pour moi.

– Je vais faire arrêter cet homme etl’interroger tout de suite, me dit-il, car il pourrait avoir conçuquelque soupçon et faire disparaître ce qui vous appartient.Voulez-vous aller dîner et revenir dans deux heures, je l’aurai iciet je lui ferai subir un nouvel interrogatoire devant vous.

– Très volontiers, monsieur. Je vousremercie de tout mon cœur.

J’allai dîner à mon hôtel, et je mangeai mieuxque je n’aurais cru. J’étais assez content tout de même. On letenait.

Deux heures plus tard, je retournai chez lefonctionnaire de la police qui m’attendait.

– Eh bien ! monsieur, me dit-il enm’apercevant. On n’a pas trouvé votre homme. Mes agents n’ont pumettre la main dessus.

Ah ! Je me sentis défaillir.

– Mais… Vous avez bien trouvé samaison ? demandai-je.

– Parfaitement. Elle va même êtresurveillée et gardée jusqu’à son retour. Quant à lui, disparu.

– Disparu ?

– Disparu. Il passe ordinairement sessoirées chez sa voisine, une brocanteuse aussi, une drôle desorcière, la veuve Bidoin. Elle ne l’a pas vu ce soir et ne peutdonner sur lui aucun renseignement. Il faut attendre demain.

Je m’en allai. Ah ! que les rues de Rouenme semblèrent sinistres, troublantes, hantées.

Je dormis si mal, avec des cauchemars à chaquebout de sommeil.

Comme je ne voulais pas paraître trop inquietou pressé, j’attendis dix heures, le lendemain, pour me rendre à lapolice.

Le marchand n’avait pas reparu. Son magasindemeurait fermé.

Le commissaire me dit :

– J’ai fait toutes les démarchesnécessaires. Le parquet est au courant de la chose ; nousallons aller ensemble à cette boutique et la faire ouvrir, vousm’indiquerez tout ce qui est à vous.

Un coupé nous emporta. Des agentsstationnaient, avec un serrurier, devant la porte de la boutique,qui fut ouverte.

Je n’aperçus, en entrant, ni mon armoire, nimes fauteuils, ni mes tables, ni rien, rien, de ce qui avait meubléma maison, mais rien, alors que la veille au soir je ne pouvaisfaire un pas sans rencontrer un de mes objets.

Le commissaire central, surpris, me regardad’abord avec méfiance.

– Mon Dieu, monsieur, lui dis-je, ladisparition de ces meubles coïncide étrangement avec celle dumarchand.

Il sourit :

– C’est vrai ! Vous avez eu tortd’acheter et de payer des bibelots à vous, hier. Cela lui a donnél’éveil.

Je repris :

– Ce qui me paraît incompréhensible,c’est que toutes les places occupées par mes meubles sontmaintenant remplies par d’autres.

– Oh ! répondit le commissaire, il aeu toute la nuit, et des complices sans doute. Cette maison doitcommuniquer avec les voisines. Ne craignez rien, monsieur, je vaism’occuper très activement de cette affaire. Le brigand ne nouséchappera pas longtemps puisque nous gardons la tanière.

…………………………………

Ah ! mon cœur, mon cœur, mon pauvre cœur,comme il battait !

…………………………………

Je demeurai quinze jours à Rouen. L’homme nerevint pas. Parbleu ! parbleu ! Cet homme-là qui est-cequi aurait pu l’embarrasser ou le surprendre ?

Or, le seizième jour, au matin, je reçus demon jardinier, gardien de ma maison pillée et demeurée vide,l’étrange lettre que voici :

« Monsieur,

« J’ai l’honneur d’informer monsieurqu’il s’est passé, la nuit derrière, quelque chose que personne necomprend, et la police pas plus que nous. Tous les meubles sontrevenus, tous sans exception, tous, jusqu’aux plus petits objets.La maison est maintenant toute pareille à ce qu’elle était laveille du vol. C’est à en perdre la tête. Cela s’est fait dans lanuit de vendredi à samedi. Les chemins sont défoncés comme si onavait traîné tout de la barrière à la porte. Il en était ainsi lejour de la disparition.

« Nous attendons monsieur, dont je suisle très humble serviteur.

« RAUDIN, PHILIPPE. »

Ah ! mais non, ah ! mais non,ah ! mais non. Je n’y retournerai pas !

Je portai la lettre au commissaire deRouen.

– C’est une restitution très adroite,dit-il. Faisons les morts. Nous pincerons l’homme un de cesjours.

…………………………………

Mais on ne l’a pas pincé. Non. Ils ne l’ontpas pincé, et j’ai peur de lui, maintenant, comme si c’était unebête féroce lâchée derrière moi.

Introuvable ! il est introuvable, cemonstre à crâne de lune ! On ne le prendra jamais. Il nereviendra point chez lui. Que lui importe à lui. Il n’y a que moiqui peux le rencontrer, et je ne veux pas.

Je ne veux pas ! je ne veux pas ! jene veux pas !

Et s’il revient, s’il rentre dans sa boutique,qui pourra prouver que mes meubles étaient chez lui ? Il n’y acontre lui que mon témoignage ; et je sens bien qu’il devientsuspect.

Ah ! mais non ! cette existencen’était plus possible. Et je ne pouvais pas garder le secret de ceque j’ai vu. Je ne pouvais pas continuer à vivre comme tout lemonde avec la crainte que des choses pareilles recommençassent.

Je suis venu trouver le médecin qui dirigecette maison de santé, et je lui ai tout raconté.

Après m’avoir interrogé longtemps, il m’adit :

– Consentiriez-vous, monsieur, à resterquelque temps ici ?

– Très volontiers, monsieur.

– Vous avez de la fortune ?

– Oui, monsieur.

– Voulez-vous un pavillonisolé ?

– Oui, monsieur.

– Voudrez-vous recevoir desamis ?

– Non, monsieur, non, personne. L’hommede Rouen pourrait oser, par vengeance, me poursuivre ici…

…………………………………

Et je suis seul, seul, tout seul, depuis troismois. Je suis tranquille à peu près. Je n’ai qu’une peur… Sil’antiquaire devenait fou… et si on l’amenait en cet asile… Lesprisons elles-mêmes ne sont pas sûres…

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