L’Inutile Beauté

III

Il se rendit aussitôt à la gare, prit sonbillet, monta dans un wagon et lorsqu’il se sentit emporté par letrain qui descendait la rampe du Pecq, il eut un peu peur, unesorte de vertige devant ce qu’il allait oser. Pour ne pas fléchir,reculer, revenir seul, il s’efforça de n’y plus penser, de sedistraire sur d’autres idées, de faire ce qu’il avait décidé avecune résolution aveugle, et il se mit à chantonner des airsd’opérette et de café-concert jusqu’à Paris afin d’étourdir sapensée.

Des envies de s’arrêter le saisirent aussitôtqu’il eut devant lui les trottoirs qui allaient le conduire à larue de Tancret. Il flâna devant quelques boutiques, remarqua lesprix de certains objets, s’intéressa à des articles nouveaux, eutenvie de boire un bock, ce qui n’était guère dans ses habitudes, eten approchant du logis de son ami, désira fort ne point lerencontrer.

Mais Tancret était chez lui, seul, lisant. Ilfut surpris, se leva, s’écria :

– Ah ! Bondel ! Quellechance !

Et Bondel, embarrassé, répondit :

– Oui, mon cher, je suis venu fairequelques courses à Paris et je suis monté pour vous serrer lamain.

– Ça c’est gentil, gentil ! D’autantplus que vous aviez un peu perdu l’habitude d’entrer chez moi.

– Que voulez-vous, on subit malgré soides influences, et comme ma femme avait l’air de vous envouloir !

– Bigre… avait l’air… elle a fait mieuxque cela, puisqu’elle m’a mis à la porte.

– Mais à propos de quoi ? Je ne l’aijamais su, moi.

– Oh ! à propos de rien… d’unebêtise… d’une discussion où je n’étais pas de son avis.

– Mais à quel sujet cettediscussion ?

– Sur une dame que vous connaissezpeut-être de nom ; Mme Boutin, une de mesamies.

– Ah ! vraiment… Eh bien ! jecrois qu’elle ne vous en veut plus, ma femme, car elle m’a parlé devous, ce matin, en termes fort amicaux.

Tancret eut un tressaillement, et paruttellement stupéfait que pendant quelques instants il ne trouva rienà dire. Puis il reprit :

– Elle vous a parlé de moi… en termesamicaux…

– Mais oui.

– Vous en êtes sûr ?

– Parbleu ?… je ne rêve pas.

– Et puis ?…

– Et puis… comme je venais à Paris, j’aicru vous faire plaisir en vous le disant.

– Mais oui… Mais oui…

Bondel parut hésiter, puis, après un petitsilence :

– J’avais même une idée… originale.

– Laquelle ?

– Vous ramener avec moi pour dîner à lamaison.

À cette proposition, Tancret, d’un naturelprudent, parut inquiet.

– Oh ! vous croyez… est-ce possible…ne nous exposons-nous pas à… à… des histoires…

– Mais non… mais non.

– C’est que… vous savez… elle a de larancune, Mme Bondel.

– Oui, mais je vous assure qu’elle nevous en veut plus. Je suis même convaincu que cela lui fera grandplaisir de vous voir comme ça, à l’improviste.

– Vrai ?

– Oh ! vrai.

– Eh bien ! allons, mon cher. Moi,je suis enchanté. Voyez-vous, cette brouille-là me faisait beaucoupde peine.

Et ils se mirent en route vers la gareSaint-Lazare en se tenant par le bras.

Le trajet fut silencieux. Tous deux semblaientperdus en des songeries profondes. Assis l’un en face de l’autre,dans le wagon, ils se regardaient sans parler, constatant l’un etl’autre qu’ils étaient pâles.

Puis ils descendirent du train et se reprirentle bras, comme pour s’unir contre un danger. Après quelques minutesde marche ils s’arrêtèrent, un peu haletants tous les deux, devantla maison des Bondel.

Bondel fit entrer son ami, le suivit dans lesalon, appela sa bonne et lui dit : « Madame estici ? »

– Oui, monsieur.

– Priez-la de descendre tout de suite,s’il vous plaît.

– Oui, monsieur.

Et ils attendirent, tombés sur deux fauteuils,émus à présent de la même envie de s’en aller au plus vite, avantque n’apparût sur le seuil la grande personne redoutée.

Un pas connu, un pas puissant descendit lesmarches de l’escalier. Une main toucha la serrure, et les yeux desdeux hommes virent tourner la poignée de cuivre. Puis la portes’ouvrit toute grande et Mme Bondel s’arrêta,voulant voir avant d’entrer.

Donc elle regarda, rougit, frémit, recula d’undemi-pas, puis demeura immobile, le sang aux joues et les mainsposées sur les deux murs de l’entrée.

Tancret, pâle à présent comme s’il allaitdéfaillir, s’était levé, laissant tomber son chapeau, qui roula surle parquet. Il balbutiait.

– Mon Dieu… Madame… c’est moi… j’ai cru…j’ai osé… Cela me faisait tant de peine…

Comme elle ne répondait pas, ilreprit :

– Me pardonnez-vous… enfin ?

Alors, brusquement, emportée par uneimpulsion, elle marcha vers lui les deux mains tendues ; etquand il eut pris, serré et gardé ces deux mains, elle dit, avecune petite voix émue, brisée, défaillante, que son mari ne luiconnaissait point :

– Ah ! mon cher ami… Ça me fait bienplaisir !

Et Bondel, qui les contemplait, se sentitglacé de la tête aux pieds, comme si on l’eût trempé dans un bainfroid.

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