L’Inutile Beauté

II

Bondel resta seul, très mal à l’aise. Ce rireinsolent, provocateur, l’avait touché comme un de ces aiguillons demouche venimeuse dont on ne sent pas la première atteinte, maisdont la brûlure s’éveille bientôt et devient intolérable.

Il sortit, marcha, rêvassa. La solitude de savie nouvelle le poussait à penser tristement, à voir sombre. Levoisin qu’il avait rencontré le matin se trouva tout à coup devantlui. Ils se serrèrent la main et se mirent à causer. Après avoirtouché divers sujets, ils en vinrent à parler de leurs femmes. L’unet l’autre semblaient avoir quelque chose à confier, quelque chosed’inexprimable, de vague, de pénible sur la nature même de cet êtreassocié à leur vie : une femme.

Le voisin disait :

– Vrai, on croirait qu’elles ont parfoiscontre leur mari une sorte d’hostilité particulière, par cela seulqu’il est leur mari. Moi, j’aime ma femme. Je l’aime beaucoup, jel’apprécie et je la respecte ; eh bien ! elle aquelquefois l’air de montrer plus de confiance et d’abandon à nosamis qu’à moi-même.

Bondel aussitôt pensa : « Ça y est,ma femme avait raison. »

Lorsqu’il eût quitté cet homme, il se remit àsonger. Il sentait en son âme un mélange confus de penséescontradictoires, une sorte de bouillonnement douloureux, et ilgardait dans l’oreille le rire impertinent, ce rire exaspéré quisemblait dire : « Mais il en est de toi comme des autres,imbécile. » Certes, c’était là une bravade, une de cesimpudentes bravades de femmes qui osent tout, qui risquent toutpour blesser, pour humilier l’homme contre lequel elles sontirritées.

Donc ce pauvre monsieur devait être aussi unmari trompé, comme tant d’autres. Il avait dit, avectristesse : « Elle a quelquefois l’air de montrer plus deconfiance et d’abandon à nos amis qu’à moi-même. » Voilà donccomment un mari, – cet aveugle sentimental que la loi nomme unmari, – formulait ses observations sur les attentions particulièresde sa femme pour un autre homme. C’était tout. Il n’avait rien vude plus. Il était pareil aux autres… Aux autres !

Puis, comme sa propre femme, à lui, Bondel,avait ri d’une façon bizarre : « Toi aussi… toiaussi… » Comme elles sont folles et imprudentes ces créaturesqui peuvent faire entrer de pareils soupçons dans le cœur pour leseul plaisir de braver.

Il remontait leur vie commune, cherchant dansleurs relations anciennes si elle avait jamais paru montrer àquelqu’un plus de confiance et d’abandon qu’à lui-même. Il n’avaitjamais suspecté personne, tant il était tranquille, sûr d’elle,confiant.

Mais oui, elle avait eu un ami, un ami intime,qui pendant près d’un an vint dîner chez eux trois fois parsemaine, Tancret, ce bon Tancret, ce brave Tancret, que lui,Bondel, aima comme un frère et qu’il continuait à voir en cachettedepuis que sa femme s’était fâchée, il ne savait pourquoi, avec cetaimable garçon.

Il s’arrêta, pour réfléchir, regardant lepassé avec des yeux inquiets. Puis une révolte surgit en lui contrelui-même, contre cette honteuse insinuation du moi défiant, du moijaloux, du moi méchant que nous portons tous. Il se blâma, ils’accusa, il s’injuria, tout en se rappelant les visites, lesallures de cet ami que sa femme appréciait tant et qu’elle expulsasans raison sérieuse. Mais soudain d’autres souvenirs lui vinrent,de ruptures pareilles dues au caractère vindicatif deMme Bondel qui ne pardonnait jamais un froissement.Il rit alors franchement de lui-même, du commencement d’angoissequi l’avait étreint ; et se souvenant des mines haineuses deson épouse quand il lui disait, le soir, en rentrant :« J’ai rencontré ce bon Tancret, il m’a demandé de tesnouvelles », il se rassura complètement.

Elle répondait toujours : « Quand tuverras ce monsieur, tu peux lui dire que je le dispense des’occuper de moi. » Oh ! de quel air irrité, de quel airféroce elle prononçait ces paroles. Comme on sentait bien qu’ellene pardonnait pas, qu’elle ne pardonnerait point… Et il avait pusoupçonner ?… même une seconde ?… Dieu, quellebêtise !

Pourtant, pourquoi s’était-elle fâchéeainsi ? Elle n’avait jamais raconté le motif précis de cettebrouille et la raison de son ressentiment. Elle lui en voulait bienfort ! bien fort ? Est-ce que ?… Mais non… mais non…Et Bondel se déclara qu’il s’avilissait lui-même en songeant à deschoses pareilles.

Oui, il s’avilissait sans aucun doute, mais ilne pouvait s’empêcher de songer à cela et il se demanda avecterreur si cette idée entrée en lui n’allait pas y demeurer, s’iln’avait pas là, dans le cœur, la larve d’un long tourment. Il seconnaissait ; il était homme à ruminer son doute, comme ilruminait autrefois ses opérations commerciales, pendant les jourset les nuits, en pesant le pour et le contre, interminablement.

Déjà il devenait agité, il marchait plus viteet perdait son calme. On ne peut rien contre l’Idée. Elle estimprenable, impossible à chasser, impossible à tuer.

Et soudain un projet naquit en lui, hardi, sihardi qu’il douta d’abord s’il l’exécuterait.

Chaque fois qu’il rencontrait Tancret,celui-ci demandait des nouvelles deMme Bondel ; et Bondel répondait :« Elle est toujours un peu fâchée. » Rien de plus, –Dieu… avait-il été assez mari lui-même !…Peut-être !…

Donc il allait prendre le train pour Paris, serendre chez Tancret et le ramener avec lui, ce soir-là même, en luiaffirmant que la rancune inconnue de sa femme était passée. Oui,mais quelle tête ferait Mme Bondel… quellescène !… quelle fureur !… quel scandale !… Tant pis,tant pis… ce serait la vengeance du rire, et, en les voyant soudainen face l’un de l’autre, sans qu’elle fût prévenue, il saurait biensaisir sur les figures l’émotion de la vérité.

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