L’Inutile Beauté

III

Quand les assiettes furent pleines, le rôdeurse mit à avaler sa soupe avidement par cuillerées rapides. L’abbén’avait plus faim, et il humait seulement avec lenteur le savoureuxbouillon des choux, laissant le pain au fond de son assiette.

Tout à coup il demanda :

– Comment vous appelez-vous ?

L’homme rit, satisfait d’apaiser sa faim.

– Père inconnu, dit-il, pas d’autre nomde famille que celui de ma mère que vous n’aurez probablement pasencore oublié. J’ai, par contre, deux prénoms qui ne me vont guère,entre parenthèses, « Philippe-Auguste ».

L’abbé pâlit et demanda, la gorgeserrée :

– Pourquoi vous a-t-on donné cesprénoms ?

Le vagabond haussa les épaules.

– Vous devez bien le deviner. Après vousavoir quitté, maman a voulu faire croire à votre rival que j’étaisà lui, et il l’a cru à peu près jusqu’à mon âge de quinze ans.Mais, à ce moment-là, j’ai commencé à vous ressembler trop. Et ilm’a renié, la canaille. On m’avait donc donné ses deux prénoms,Philippe-Auguste ; et si j’avais eu la chance de ne ressemblerà personne ou d’être simplement le fils d’un troisième larron quine se serait pas montré, je m’appellerais aujourd’hui le vicomtePhilippe-Auguste de Pravallon, fils tardivement reconnu du comte dumême nom, sénateur. Moi, je me suis baptisé : « Pas deveine ».

– Comment savez-vous tout cela ?

– Parce qu’il y a eu des explicationsdevant moi, parbleu, et de rudes explications, allez. Ah !c’est ça qui vous apprend la vie.

Quelque chose de plus pénible et de plustenaillant que tout ce qu’il avait ressenti et souffert depuis unedemi-heure oppressait le prêtre. C’était en lui une sorted’étouffement qui commençait, qui allait grandir et finirait par letuer, et cela lui venait, non pas tant des choses qu’il entendait,que de la façon dont elles étaient dites et de la figure de crapuledu voyou qui les soulignait. Entre cet homme et lui, entre son filset lui, il commençait à sentir à présent ce cloaque des saletésmorales qui sont, pour certaines âmes, de mortels poisons. C’étaitson fils cela ? Il ne pouvait encore le croire. Il voulaittoutes les preuves, toutes ; tout apprendre, tout entendre,tout écouter, tout souffrir. Il pensa de nouveau aux oliviers quientouraient sa petite bastide, et il murmura pour la secondefois : « Oh ! mon Dieu, secourez-moi. »

Philippe-Auguste avait fini sa soupe. Ildemanda :

– On ne mange donc plus,l’Abbé ?

Comme la cuisine se trouvait en dehors de lamaison, dans un bâtiment annexé, et que Marguerite ne pouvaitentendre la voix de son curé, il la prévenait de ses besoins parquelques coups donnés sur un gong chinois suspendu près du mur,derrière lui.

Il prit donc le marteau de cuir et heurtaplusieurs fois la plaque ronde de métal. Un son, faible d’abord,s’en échappa, puis grandit, s’accentua, vibrant, aigu, suraigu,déchirant, horrible plainte du cuivre frappé.

La bonne apparut. Elle avait une figurecrispée et elle jetait des regards furieux sur le maoufatan commesi elle eut pressenti, avec son instinct de chien fidèle, le drameabattu sur son maître. En ses mains elle tenait le loup grillé d’oùs’envolait une savoureuse odeur de beurre fondu. L’abbé, avec unecuiller, fendit le poisson d’un bout à l’autre, et offrant le filetdu dos à l’enfant de sa jeunesse :

– C’est moi qui l’ai pris tantôt, dit-il,avec un reste de fierté qui surnageait dans sa détresse.

Marguerite ne s’en allait pas.

Le prêtre reprit :

– Apportez du vin, du bon, du vin blancdu cap Corse.

Elle eut presque un geste de révolte, et ildut répéter, en prenant un air sévère : « Allez, deuxbouteilles. » Car, lorsqu’il offrait du vin à quelqu’un,plaisir rare, il s’en offrait toujours une bouteille àlui-même.

Philippe-Auguste, radieux, murmura :

– Chouette. Une bonne idée. Il y alongtemps que je n’ai mangé comme ça.

La servante revint au bout de deux minutes.L’abbé les jugea longues comme deux éternités, car un besoin desavoir lui brûlait à présent le sang, dévorant ainsi qu’un feud’enfer.

Les bouteilles étaient débouchées, mais labonne restait là, les yeux fixés sur l’homme.

– Laissez-nous, dit le curé.

Elle fit semblant de ne pas entendre.

Il reprit presque durement :

– Je vous ai ordonné de nous laisserseuls.

Alors elle s’en alla.

Philippe-Auguste mangeait le poisson avec uneprécipitation vorace ; et son père le regardait, de plus enplus surpris et désolé de tout ce qu’il découvrait de bas sur cettefigure qui lui ressemblait tant. Les petits morceaux que l’abbéVilbois portait à ses lèvres lui demeuraient dans la bouche, sagorge serrée refusant de les laisser passer ; et il lesmâchait longtemps, cherchant, parmi toutes les questions qui luivenaient à l’esprit, celle dont il désirait le plus vite laréponse.

Il finit par murmurer :

– De quoi est-elle morte ?

– De la poitrine.

– A-t-elle été longtempsmalade ?

– Dix-huit mois, à peu près.

– D’où cela lui était-il venu ?

– On ne sait pas.

Ils se turent. L’abbé songeait. Tant de chosesl’oppressaient qu’il aurait voulu déjà connaître, car depuis lejour de la rupture, depuis le jour où il avait failli la tuer, iln’avait rien su d’elle. Certes, il n’avait pas non plus désirésavoir, car il l’avait jetée avec résolution dans une fossed’oubli, elle, et ses jours de bonheur ; mais voilà qu’ilsentait naître en lui tout à coup, maintenant qu’elle était morte,un ardent désir d’apprendre, un désir jaloux, presque un désird’amant.

Il reprit :

– Elle n’était pas seule, n’est-cepas ?

– Non, elle vivait toujours avec lui.

Le vieillard tressaillit.

– Avec lui ! AvecPravallon ?

– Mais oui.

Et l’homme jadis trahi, calcula que cette mêmefemme qui l’avait trompé, était demeurée plus de trente ans avecson rival.

Ce fut presque malgré lui qu’ilbalbutia :

– Furent-ils heureux ensemble ?

En ricanant, le jeune hommerépondit :

– Mais oui, avec des hauts et desbas ! Ça aurait été très bien sans moi. J’ai toujours toutgâté, moi.

– Comment, et pourquoi ? dit leprêtre.

– Je vous l’ai déjà raconté. Parce qu’ila cru que j’étais son fils jusqu’à mon âge de quinze ans environ.Mais il n’était pas bête, le vieux, il a bien découvert tout seulla ressemblance, et alors il y a eu des scènes. Moi, j’écoutais auxportes. Il accusait maman de l’avoir mis dedans. Mamanripostait : « Est-ce ma faute. Tu savais très bien, quandtu m’as prise, que j’étais la maîtresse de l’autre. » L’autre,c’était vous.

– Ah ! ils parlaient donc de moiquelquefois ?

– Oui, mais ils ne vous ont jamais nommédevant moi, sauf à la fin, tout à la fin, aux derniers jours, quandmaman s’est sentie perdue. Ils avaient tout de même de laméfiance.

– Et vous… vous avez appris de bonneheure que votre mère était dans une situationirrégulière ?

– Parbleu ! Je ne suis pas naïf,moi, allez, et je ne l’ai jamais été. Ça se devine tout de suiteces choses-là, dès qu’on commence à connaître le monde.

Philippe-Auguste se versait à boire coup surcoup. Ses yeux s’allumaient, son long jeûne lui donnant unegriserie rapide.

Le prêtre s’en aperçut ; il faillitl’arrêter, puis la pensée l’effleura que l’ivresse rendaitimprudent et bavard, et, prenant la bouteille, il emplit de nouveaule verre du jeune homme.

Marguerite apportait la poule au riz. L’ayantposée sur la table, elle fixa de nouveau ses yeux sur le rôdeur,puis elle dit à son maître avec un air indigné :

– Mais regardez qu’il est saoul, monsieurle curé.

– Laisse-nous donc tranquilles, reprit leprêtre, et va-t-en.

Elle sortit en tapant la porte.

Il demanda :

– Qu’est-ce qu’elle disait de moi, votremère ?

– Mais ce qu’on dit d’ordinaire d’unhomme qu’on a lâché ; que vous n’étiez pas commode, embêtantpour une femme, et qui lui auriez rendu la vie très difficile avecvos idées.

– Souvent elle a dit cela ?

– Oui, quelquefois avec des subterfuges,pour que je ne comprenne point, mais je devinais tout.

– Et vous, comment vous traitait-on danscette maison ?

– Moi ? très bien d’abord, et puistrès mal ensuite. Quand maman a vu que je gâtais son affaire, ellem’a flanqué à l’eau.

– Comment ça ?

– Comment ça ! c’est bien simple.J’ai fait quelques fredaines vers seize ans ; alors cesgouapes-là m’ont mis dans une maison de correction, pour sedébarrasser de moi.

Il posa ses coudes sur la table, appuya sesdeux joues sur ses deux mains et, tout à fait ivre, l’espritchaviré dans le vin, il fut saisi tout à coup par une de cesirrésistibles envies de parler de soi qui font divaguer lespochards en de fantastiques vantardises.

Et il souriait gentiment, avec une grâceféminine sur les lèvres, une grâce perverse que le prêtre reconnut.Non seulement il la reconnut, mais il la sentit, haïe etcaressante, cette grâce qui l’avait conquis et perdu jadis. C’étaità sa mère que l’enfant, à présent, ressemblait le plus, non par lestraits du visage, mais par le regard captivant et faux et surtoutpar la séduction du sourire menteur qui semblait ouvrir la porte dela bouche à toutes les infamies du dedans.

Philippe-Auguste raconta :

– Ah ! ah ! ah ! J’en aieu une vie, moi, depuis la maison de correction, une drôle de viequ’un grand romancier payerait cher. Vrai, le père Dumas, avec sonMonte-Cristo, n’en a pas trouvé de plus cocasses quecelles qui me sont arrivées.

Il se tut, avec une gravité philosophiqued’homme gris qui réfléchit, puis, lentement :

– Quand on veut qu’un garçon tourne bien,on ne devrait jamais l’envoyer dans une maison de correction, àcause des connaissances de là-dedans, quoi qu’il ait fait. J’enavais fait une bonne, moi, mais elle a mal tourné. Comme je meballadais avec trois camarades, un peu éméchés tous les quatre, unsoir, vers neuf heures, sur la grand’route, auprès du gué de Folac,voilà que je rencontre une voiture où tout le monde dormait, leconducteur et sa famille, c’étaient des gens de Martinon quirevenaient de dîner à la ville. Je prends le cheval par la bride,je le fais monter dans le bac du passeur et je pousse le bac aumilieu de la rivière. Ça fait du bruit, le bourgeois qui conduisaitse réveille, il ne voit rien, il fouette. Le cheval part et sautedans le bouillon avec la voiture. Tous noyés ! Les camaradesm’ont dénoncé. Ils avaient bien ri d’abord en me voyant faire mafarce. Vrai, nous n’avions pas pensé que ça tournerait si mal. Nousespérions seulement un bain, histoire de rire.

Depuis ça, j’en ai fait de plus raides pour mevenger de la première, qui ne méritait pas la correction, sur maparole. Mais ce n’est pas la peine de les raconter. Je vais vousdire seulement la dernière, parce que celle-là elle vous plaira,j’en suis sûr. Je vous ai vengé, papa.

L’abbé regardait son fils avec des yeuxterrifiés, et il ne mangeait plus rien.

Philippe-Auguste allait se remettre àparler.

– Non, dit le prêtre, pas à présent, toutà l’heure.

Se retournant, il battit et fit crier lastridente cymbale chinoise.

Marguerite entra aussitôt.

Et son maître commanda, avec une voix si rudequ’elle baissa la tête, effrayée et docile :

– Apporte-nous la lampe et tout ce que tuas encore à mettre sur la table, puis tu ne paraîtras plus tant queje n’aurai pas frappé le gong.

Elle sortit, revint et posa sur la nappe unelampe de porcelaine blanche, coiffée d’un abat-jour vert, un grosmorceau de fromage, des fruits, puis s’en alla.

Et l’abbé dit résolument.

– Maintenant, je vous écoute.

Philippe-Auguste emplit avec tranquillité sonassiette de dessert et son verre de vin. La seconde bouteille étaitpresque vide, bien que le curé n’y eût point touché.

Le jeune homme reprit, bégayant, la boucheempâtée de nourriture et de saoulerie.

– La dernière, la voilà. C’en est unerude : J’étais revenu à la maison… et j’y restais malgré euxparce qu’ils avaient peur de moi… peur de moi… Ah ! faut pasqu’on m’embête, moi… je suis capable de tout quand on m’embête…Vous savez… ils vivaient ensemble et pas ensemble. Il avait deuxdomiciles, lui, un domicile de sénateur et un domicile d’amant.Mais il vivait chez maman plus souvent que chez lui, car il nepouvait plus se passer d’elle. Ah !… en voilà une fine, et uneforte… maman… elle savait vous tenir un homme, celle-là ! Ellel’avait pris corps et âme, et elle l’a gardé jusqu’à la fin.C’est-il bête, les hommes ! Donc, j’étais revenu et je lesmaîtrisais par la peur. Je suis débrouillard, moi, quand il faut,et pour la malice, pour la ficelle, pour la poigne aussi, je necrains personne. Voilà que maman tombe malade et il l’installe dansune belle propriété près de Meulan, au milieu d’un parc grand commeune forêt. Ça dure dix-huit mois environ… comme je vous ai dit.Puis nous sentons approcher la fin. Il venait tous les jours deParis, et il avait du chagrin, mais là, du vrai.

Donc, un matin, ils avaient jacassé ensembleprès d’une heure, et je me demandais de quoi ils pouvaient jabotersi longtemps quand on m’appelle. Et maman me dit :

– Je suis près de mourir et il y aquelque chose que je veux te révéler, malgré l’avis du comte. –Elle l’appelait toujours « le comte » en parlant de lui.– C’est le nom de ton père, qui vit encore.

Je le lui avais demandé plus de cent fois…plus de cent fois… le nom de mon père… plus de cent fois… et elleavait toujours refusé de le dire… Je crois même qu’un jour j’y aiflanqué des gifles pour la faire jaser, mais ça n’a servi de rien.Et puis, pour se débarrasser de moi, elle m’a annoncé que vousétiez mort sans le sou, que vous étiez un pas grand chose, uneerreur de sa jeunesse, une gaffe de vierge, quoi. Elle me l’a sibien raconté que j’y ai coupé, mais en plein, dans votre mort.

Donc elle me dit :

– C’est le nom de ton père.

L’autre, qui était assis dans un fauteuil,réplique comme ça, trois fois :

– Vous avez tort, vous avez tort, vousavez tort, Rosette.

Maman s’assied dans son lit. Je la vois encoreavec ses pommettes rouges et ses yeux brillants ; car ellem’aimait bien tout de même ; et elle lui dit :

– Alors faites quelque chose pour lui,Philippe !

En lui parlant, elle le nommait« Philippe » et moi « Auguste ».

Il se mit à crier comme un forcené :

– Pour cette crapule-là, jamais, pour cevaurien, ce repris de justice, ce… ce… ce…

Et il en trouva des noms pour moi, comme s’iln’avait cherché que ça toute sa vie.

J’allais me fâcher, maman me fait taire, etelle lui dit :

– Vous voulez donc qu’il meure de faim,puisque je n’ai rien, moi.

Il répliqua, sans se troubler :

– Rosette, je vous ai donné trente-cinqmille francs par an, depuis trente ans, cela fait plus d’unmillion. Vous avez vécu par moi en femme riche, en femme aimée,j’ose dire, en femme heureuse. Je ne dois rien à ce gueux qui agâté nos dernières années ; et il n’aura rien de moi. Il estinutile d’insister. Nommez-lui l’autre si vous voulez. Je leregrette, mais je m’en lave les mains.

Alors, maman se tourne vers moi. Je medisais : « Bon… v’là que je retrouve mon vrai père… s’ila de la galette, je suis un homme sauvé… »

Elle continua :

– Ton père, le baron de Vilbois,s’appelle aujourd’hui l’abbé Vilbois, curé de Garandou, près deToulon. Il était mon amant quand je l’ai quitté pour celui-ci.

Et voilà qu’elle me conte tout, sauf qu’ellevous a mis dedans aussi au sujet de sa grossesse. Mais les femmes,voyez-vous, ça ne dit jamais la vérité.

Il ricanait, inconscient, laissant sortirlibrement toute sa fange. Il but encore, et la face toujourshilare, continua :

– Maman mourut deux jours… deux joursplus tard. Nous avons suivi son cercueil au cimetière, lui et moi…est-ce drôle… dites… lui et moi… et trois domestiques… c’est tout.Il pleurait comme une vache… nous étions côte à côte… on eût ditpapa et le fils à papa.

Puis nous voilà revenus à la maison. Rien quenous deux. Moi je me disais : « Faut filer, sans unsou. » J’avais juste cinquante francs. Qu’est-ce que jepourrais bien trouver pour me venger.

Il me touche le bras, et me dit.

– J’ai à vous parler.

Je le suivis dans son cabinet. Il s’assitdevant sa table, puis, en barbotant dans ses larmes, il me racontequ’il ne veut pas être pour moi aussi méchant qu’il le disait àmaman ; il me prie de ne pas vous embêter… – Ça… ça nousregarde, vous et moi… – Il m’offre un billet de mille… mille…mille… qu’est-ce que je pouvais faire avec mille francs… moi… unhomme comme moi. Je vis qu’il y en avait d’autres dans le tiroir,un vrai tas. La vue de c’papier là, ça me donne une envie dechouriner. Je tends la main pour prendre celui qu’il m’offrait,mais au lieu de recevoir son aumône, je saute dessus, je le jettepar terre, et je lui serre la gorge jusqu’à lui faire tourner del’œil ; puis, quand je vis qu’il allait passer, je lebâillonne, je le ligote, je le déshabille, je le retourne et puis…ah ! ah ! ah !… je vous ai drôlementvengé !…

Philippe-Auguste toussait, étranglé de joie,et toujours sur sa lèvre relevée d’un pli féroce et gai, l’abbéVilbois retrouvait l’ancien sourire de la femme qui lui avait faitperdre la tête.

– Après ? dit-il.

– Après… Ah ! ah ! ah !…Il y avait grand feu dans la cheminée… c’était en décembre… par lefroid… qu’elle est morte… maman… grand feu de charbon… Je prends letisonnier… je le fais rougir… et voilà… que je lui fais des croixdans le dos, huit, dix, je ne sais pas combien, puis je le retourneet je lui en fais autant sur le ventre. Est-ce drôle, hein !papa. C’est ainsi qu’on marquait les forçats autrefois. Il setortillait comme une anguille… mais je l’avais bien bâillonné, ilne pouvait pas crier. Puis, je pris les billets – douze – avec lemien ça faisait treize… ça ne m’a pas porté chance. Et je me suissauvé en disant aux domestiques de ne pas déranger monsieur lecomte jusqu’à l’heure du dîner parce qu’il dormait.

Je pensais bien qu’il ne dirait rien, par peurdu scandale, vu qu’il est sénateur. Je me suis trompé. Quatre joursaprès j’étais pincé dans un restaurant de Paris. J’ai eu trois ansde prison. C’est pour ça que je n’ai pas pu venir vous trouver plustôt.

Il but encore, et bredouillant de façon àprononcer à peine les mots.

– Maintenant… papa… papa curé !…Est-ce drôle d’avoir un curé pour papa !… Ah ! ah !faut être gentil, bien gentil avec bibi, parce que bibi n’est pasordinaire… et qu’il en a fait une bonne… pas vrai… une bonne… auvieux…

La même colère qui avait affolé jadis l’abbéVilbois devant la maîtresse trahissante, le soulevait à présentdevant cet abominable homme.

Lui qui avait tant pardonné, au nom de Dieu,les secrets infâmes chuchotés dans le mystère des confessionnaux,il se sentait sans pitié, sans clémence en son propre nom, et iln’appelait plus maintenant à son aide ce Dieu secourable etmiséricordieux, car il comprenait qu’aucune protection céleste outerrestre ne peut sauver ici-bas ceux sur qui tombent de telsmalheurs.

Toute l’ardeur de son cœur passionné et de sonsang violent, éteinte par l’épiscopat, se réveillait dans unerévolte irrésistible contre ce misérable qui était son fils, contrecette ressemblance avec lui, et aussi avec la mère, la mère indignequi l’avait conçu pareil à elle, et contre la fatalité qui rivaitce gueux à son pied paternel ainsi qu’un boulet de galérien.

Il voyait, il prévoyait tout avec une luciditésubite, réveillé par ce choc de ses vingt-cinq ans de pieux sommeilet de tranquillité.

Convaincu soudain qu’il fallait parler fortpour être craint de ce malfaiteur et le terrifier du premier coup,il lui dit, les dents serrées par la fureur, et ne songeant plus àson ivresse :

– Maintenant que vous m’avez toutraconté, écoutez-moi. Vous partirez demain matin. Vous habiterez unpays que je vous indiquerai et que vous ne quitterez jamais sansmon ordre. Je vous y payerai une pension qui vous suffira pourvivre, mais petite, car je n’ai pas d’argent. Si vous désobéissezune seule fois, ce sera fini et vous aurez affaire à moi…

Bien qu’abruti par le vin, Philippe-Augustecomprit la menace ; et le criminel qui était en lui surgittout à coup. Il cracha ces mots, avec des hoquets :

– Ah ! papa, faut pas me la faire…T’es curé… je te tiens… et tu fileras doux, comme lesautres !

L’abbé sursauta ; et ce fut, dans sesmuscles de vieil hercule, un invincible besoin de saisir cemonstre, de le plier comme une baguette et de lui montrer qu’ilfaudrait céder.

Il lui cria, en secouant la table et en la luijetant dans la poitrine.

– Ah ! prenez garde, prenez garde…je n’ai peur de personne, moi…

L’ivrogne, perdant l’équilibre, oscillait sursa chaise. Sentant qu’il allait tomber et qu’il était au pouvoir duprêtre, il allongea sa main, avec un regard d’assassin, vers un descouteaux qui traînaient sur la nappe. L’abbé Vilbois vit le geste,et il donna à la table une telle poussée que son fils culbuta surle dos et s’étendit par terre. La lampe roula et s’éteignit.

Pendant quelques secondes une fine sonnerie deverres heurtés chanta dans l’ombre ; puis ce fut une sorte derampement de corps mou sur le pavé, puis plus rien.

Avec la lampe brisée, la nuit subite s’étaitrépandue sur eux si prompte, inattendue et profonde, qu’ils enfurent stupéfaits comme d’un événement effrayant. L’ivrogne, blotticontre le mur, ne remuait plus ; et le prêtre restait sur sachaise, plongé dans ces ténèbres, qui noyaient sa colère. Ce voilesombre jeté sur lui arrêtant son emportement, immobilisa aussil’élan furieux de son âme ; et d’autres idées lui vinrent,noires et tristes comme l’obscurité.

Le silence se fit, un silence épais de tombefermée, où rien ne semblait plus vivre et respirer. Rien non plusne venait du dehors, pas un roulement de voiture au loin, pas unaboiement de chien, pas même un glissement dans les branches ou surles murs, d’un léger souffle de vent.

Cela dura longtemps, très longtemps, peut-êtreune heure. Puis, soudain le gong tinta ! Il tinta frappé d’unseul coup dur, sec et fort, que suivit un grand bruit bizarre dechute et de chaise renversée.

Marguerite, aux aguets, accourut ; maisdès qu’elle eut ouvert la porte, elle recula épouvantée devantl’ombre impénétrable. Puis tremblante, le cœur précipité, la voixhaletante et basse, elle appela :

– M’sieu l’curé, m’sieu l’curé.

Personne ne répondit, rien ne bougea.

« Mon Dieu, mon Dieu, pensa-t-elle,qu’est-ce qu’ils ont fait, qu’est-ce qu’est arrivé. »

Elle n’osait pas avancer, elle n’osait pasretourner prendre une lumière ; et une envie folle de sesauver, de fuir et de hurler la saisit, bien qu’elle se sentît lesjambes brisées à tomber sur place. Elle répétait :

– M’sieu le curé, m’sieu le curé, c’estmoi, Marguerite.

Mais soudain, malgré sa peur, un désirinstinctif de secourir son maître, et une de ces bravoures defemmes qui les rendent par moments héroïques emplirent son âmed’audace terrifiée, et, courant à sa cuisine, elle rapporta sonquinquet.

Sur la porte de la salle, elle s’arrêta. Ellevit d’abord le vagabond, étendu contre le mur, et qui dormait ousemblait dormir, puis la lampe cassée, puis, sous la table, lesdeux pieds noirs et les jambes aux bas noirs de l’abbé Vilbois, quiavait dû s’abattre sur le dos en heurtant le gong de sa tête.

Palpitante d’effroi, les mains tremblantes,elle répétait :

– Mon Dieu, mon Dieu, qu’est-ce quec’est ?

Et comme elle avançait à petits pas, aveclenteur, elle glissa dans quelque chose de gras et faillittomber.

Alors, s’étant penchée, elle s’aperçut que surle pavé rouge, un liquide rouge aussi coulait, s’étendant autour deses pieds et courant vite vers la porte. Elle devina que c’était dusang.

Folle, elle s’enfuit, jetant sa lumière pourne plus rien voir, et elle se précipita dans la campagne, vers levillage. Elle allait, heurtant les arbres, les yeux fixés vers lesfeux lointains et hurlant.

Sa voix aiguë s’envolait par la nuit comme unsinistre cri de chouette et clamait sans discontinuer :« Le maoufatan… le maoufatan… le maoufatan… »

Lorsqu’elle atteignit les premières maisons,des hommes effarés sortirent et l’entourèrent ; mais elle sedébattait sans répondre, car elle avait perdu la tête.

On finit par comprendre qu’un malheur venaitd’arriver dans la campagne du curé, et une troupe s’arma pourcourir à son aide.

Au milieu du champ d’oliviers la petitebastide peinte en rose était devenue invisible et noire dans lanuit profonde et muette. Depuis que la lueur unique de sa fenêtreéclairée s’était éteinte comme un œil fermé, elle demeurait noyéedans l’ombre, perdue dans les ténèbres, introuvable pour quiconquen’était pas enfant du pays.

Bientôt des feux coururent au ras de terre, àtravers les arbres, venant vers elle. Ils promenaient sur l’herbebrûlée de longues clartés jaunes ; et sous leurs éclatserrants les troncs tourmentés des oliviers ressemblaient parfois àdes monstres, à des serpents d’enfer enlacés et tordus. Les refletsprojetés au loin firent soudain surgir dans l’obscurité quelquechose de blanchâtre et de vague, puis, bientôt le mur bas et carréde la petite demeure redevint rose devant les lanternes. Quelquespaysans les portaient, escortant deux gendarmes, revolver au poing,le garde-champêtre, le maire et Marguerite que des hommessoutenaient car elle défaillait.

Devant la porte demeurée ouverte, effrayante,il y eut un moment d’hésitation. Mais le brigadier saisissant unfalot, entra, suivi par les autres.

La servante n’avait pas menti. Le sang, figémaintenant, couvrait le pavé comme un tapis. Il avait couléjusqu’au vagabond, baignant une de ses jambes et une de sesmains.

Le père et le fils dormaient, l’un, la gorgecoupée, du sommeil éternel, l’autre du sommeil des ivrognes. Lesdeux gendarmes se jetèrent sur celui-ci, et avant qu’il fûtréveillé il avait des chaînes aux poignets. Il frotta ses yeux,stupéfait, abruti de vin ; et lorsqu’il vit le cadavre duprêtre, il eut l’air terrifié, et de ne rien comprendre.

– Comment ne s’est-il pas sauvé ?dit le maire.

– Il était trop saoul, répliqua lebrigadier.

Et tout le monde fut de son avis, car l’idéene serait venue à personne que l’abbé Vilbois, peut-être, avait puse donner la mort.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer