L’oeil du chat – Tome II

Chapitre 2

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À l’heure même où le commandant apprenait dela bouche de Julie Granger l’étrange disparition de madame dePommeuse, la disparue subissait une terrible épreuve.

Et si le commandant avait eu le pouvoirmagique de voir à travers l’espace et à travers les murailles, ilaurait bien regretté d’avoir soupçonné la malheureuse comtesse decourir le guilledou, sous prétexte d’aller visiter à domicile lesindigents et les malades.

Très probablement même, il aurait reconnu quec’était un peu sa faute, à lui, si elle se trouvait dans unesituation épouvantable, et il se serait amèrement reproché d’êtreresté près de huit jours sans lui donner signe de vie.

Cette coupable négligence avait eu pour effetde la rendre plus nerveuse, plus accessible à toutes lesimpressions et, partant, plus facile à entraîner dans un piège.

Ne recevant aucune nouvelle de Maxime deChalandrey, et ne sachant pas qu’il était entre la vie et la mort,Octavie de Pommeuse s’était crue abandonnée de tous ses amis, mêmede Lucien Croze et de sa sœur dont elle n’avait plus entenduparler, depuis la funeste scène où M.&|160;Pigache avait tenu lepremier rôle, et qui s’était jouée dans l’atelier de la rue desDames.

Elle n’était pas allée les voir, de peurd’attirer sur eux l’attention de la police, mais elle comptait quela chère Odette viendrait chez elle, ou que, du moins, elle luiécrirait. Elle comptait aussi sur la promesse de Chalandrey quis’était engagé à expliquer à Lucien le véritable but du voyagequ’elle avait fait, un matin, aux fortifications.

Elle avait même autorisé Maxime à parler de cefrère dont elle aurait voulu cacher le retour en France et qu’elleétait allée retrouver dans le pavillon du boulevard Bessières.

Elle se flattait qu’après avoir reçu de sonancien camarade de volontariat cette confidence délicate, LucienCroze ne l’accuserait plus d’avoir un amant et trouverait un moyende lui faire savoir que ses sentiments pour elle n’avaient paschangé.

Toutes ces espérances reposaient sur Maximequi, seul, était à même de réparer le mal produit par lesinterrogatoires du sous-chef de la sûreté.

Et rien de ce que la comtesse attendaitn’était arrivé. De ce silence qui se prolongeait et de l’abandon oùelle vivait depuis quelques jours, elle avait conclu que Lucien,n’ayant pas voulu croire aux affirmations de son ami Maxime, avaitrenoncé à la défendre.

Et elle était tombée dans un profonddécouragement qui allait jusqu’au dégoût de la vie.

Elle songeait très sérieusement à sedépouiller de tous ses biens et à s’enfermer dans un cloître.

Elle en était là, lorsque, la veille du jouroù allait venir Pierre d’Argental qui l’aurait rassurée, rien qu’enlui apprenant l’accident arrivé à son neveu, un commissionnaires’était présenté à l’hôtel de l’avenue Marceau, de la part de JulieGranger qu’il disait être mourante.

Madame de Pommeuse l’avait interrogéelle-même, et cet homme lui avait raconté qu’il était envoyé par laconcierge de la rue du Rocher, qu’il était venu en fiacre et que cefiacre attendait à la porte pour emmener madame la comtesse.

Octavie avait saisi avec empressement cetteoccasion de faire encore œuvre charitable avant de quitter lemonde. Elle était fort attachée à sa vieille nourrice et, puisquecette brave femme allait mourir, Octavie tenait à adoucir par saprésence les derniers moments de la moribonde.

Elle avait à peine pris le temps de s’habillerpour sortir et, après avoir dit à sa femme de chambre où elleallait, elle s’était précipitée hors de son hôtel.

La nuit tombait et l’avenue Marceau étaitdéserte.

Le fiacre annoncé attendait à dix pas de lagrille. Le commissionnaire l’y conduisit et l’y fit entrer, aprèslui avoir dit qu’il monterait sur le siège.

À peine eut-il refermé la portière que lacomtesse se trouva dans une obscurité complète.

La voiture avait des glaces de bois et au mêmeinstant, les chevaux qui la traînaient partirent à fond detrain.

La comtesse effrayée essaya d’ouvrir et ellen’y parvint pas. Les portières étaient verrouillées en dehors,comme l’étaient jadis les premiers wagons qui roulèrent sur leslignes ferrées.

Elle appela au secours, en criant de toutesses forces, elle frappa du poing contre les parois de cette prisonmouvante. Elle ne réussit pas à se faire entendre. La voiture,intérieurement, était matelassée d’un cuir épais qui amortissait lebruit des coups et étouffait les cris.

Et cet étrange véhicule filait toujours avecune rapidité vertigineuse, sans cahots, sans secousses, comme untraîneau file sur la neige durcie.

Où s’arrêterait-il&|160;? Madame de Pommeusene le devinait pas, mais elle comprenait qu’elle était perdue sansrémission et elle se demandait dans quelles mains elle étaittombée.

Assurément, ce n’était pas la police qui lafaisait enlever, comme on enlevait jadis les seigneurs qu’unelettre de cachet jetait à la Bastille.

Au temps où nous vivons, la police emploied’autres procédés pour arrêter les gens.

Le coup devait partir des assassins dupavillon.

Ils la surveillaient étroitement – elle enavait eu la preuve à la Morgue&|160;; – ils étaient donc au courantde toutes ses démarches, ils avaient constaté qu’elle avait desamis, qu’elle les voyait souvent et ils ne se fiaient plus du toutà sa discrétion. Alors ils s’étaient dit que le plus sûr était dela supprimer pour l’empêcher de parler. Il n’y a que les morts quine bavardent pas, avait dit devant elle l’affreux vieillard quiprésidait le conciliabule de ces bandits. Ils l’avaient épargnée,mais ils s’étaient ravisés et ils allaient en finir avec elle,comme ils en avaient sans doute déjà fini avec Maxime deChalandrey.

La comtesse s’expliquait maintenant pourquoison plus ferme défenseur n’était pas venu la voir, depuis quelquesjours, et elle tremblait que Lucien Croze n’eût subi le mêmesort.

Qu’allaient faire d’elle ces scélérats&|160;?La tuer sans doute. Mais où la conduisaient-ils&|160;?

Le fiacre roulait toujours et le trains’accélérait de plus en plus, comme il arrive quand une voituredescend une côte.

Madame de Pommeuse en conclut que le fiacredescendait vers la Seine.

L’avenue Marceau aboutit au pont de l’Alma et,au départ, les chevaux avaient été lancés dans cette direction.S’ils avaient tourné brusquement, elle s’en serait aperçue, et ilsfilaient à la même allure égale et rapide.

Les brigands qui la tenaient seproposaient-ils donc de la jeter à la rivière avec une pierre aucou&|160;? C’était peu probable, car l’heure ne se prêtait pas àune expédition de ce genre, dans des parages si fréquentés.

D’autre part, ils ne la menaient certainementpas au boulevard Bessières où ils opéraient avant que la justice sefût mêlée de leurs affaires. Ils avaient dû abandonner ce local oùils n’étaient plus en sûreté pour perpétrer leurs œuvres demalfaisance.

Tout à coup une idée surgit dans le cerveau demadame de Pommeuse.

Tévenec, l’affreux Tévenec, l’avait quittée,quelques jours auparavant, en lui signifiant qu’il ne s’occuperaitplus d’elle et elle l’avait laissé partir, trop heureuse d’êtredébarrassée de lui&|160;; mais Tévenec était sujet à caution.

Rien ne prouvait qu’il n’avait pas organisé ceguet-apens pour la contraindre à l’épouser.

La séquestrer jusqu’à ce qu’elle consentît àl’accepter pour mari, la violenter même, cet homme en était trèscapable, et le sort qu’il lui réservait semblait à la comtesse plushorrible que la mort.

Elle méditait déjà de se tuer plutôt que delui céder, mais on ne se tue pas comme on veut.

On allait peut-être l’enfermer dans unechambre close et capitonnée où elle n’aurait même pas la ressourcede se jeter par la fenêtre ou de se briser la tête contre lesmurs.

Elle comprit bientôt qu’il ne lui servirait àrien de se perdre en conjectures et elle mit toute son attention àdeviner quel chemin on lui avait fait prendre.

Pour s’en rendre compte, elle n’avait à sonservice que les sensations vagues que lui donnait le mouvement dela voiture qui l’emportait.

La vue est un sens, faute duquel les autressens sont d’une médiocre utilité. Or, dans cette boîte roulante,elle n’y voyait pas plus qu’on n’y voit à mille pieds sous terre,et elle n’entendait pas beaucoup mieux.

Un instant, elle eut l’intuition que le fiacrepassait sur un pont.

Le bruit que faisaient les roues n’était plustout à fait le même.

Mais cette impression dura peu.

Le roulement redevint sourd, avec dessoubresauts intermittents.

En même temps, elle perçut le son prolongé etmélancolique d’une trompe d’avertissement.

La comtesse pensa qu’elle suivait unboulevard, sillonné par une ligne de tramway, et que lessoubresauts se produisaient lorsque le fiacre, obligé de se ranger,franchissait les rails.

Quel boulevard&|160;? Probablement un de ceuxqui, sur la rive gauche, font le pendant des boulevards du Nord,ouverts il y a quelque trente-cinq ans, sur l’emplacement del’ancien mur d’enceinte, démoli en 1861.

Elle chercha à se rappeler où ilsaboutissaient et elle n’y réussit que très imparfaitement, car latopographie de ces régions excentriques lui était beaucoup moinsfamilière que celle du quartier des Épinettes.

Peu importait d’ailleurs, puisque la mort oule déshonneur, pire que la mort, l’attendaient au bout duvoyage.

Décidément, les fiacres lui portaientmalheur.

La comtesse n’avait plus la notion du temps.Les bruits extérieurs n’arrivaient plus jusqu’à elle, l’airrespirable commençait à lui manquer et elle étouffait dans cettevoiture hermétiquement fermée.

Combien d’heures devait durer cesupplice&|160;? Elle ne pouvait pas le prévoir et rien n’annonçaitqu’il dût finir bientôt.

On la conduisait peut-être hors de Paris, dansquelque château encore plus isolé et surtout plus inaccessible quele pavillon du boulevard Bessières.

Et si on l’amenait au-delà de l’enceintefortifiée, elle franchirait la barrière sans s’en apercevoir,puisque les employés de l’octroi n’arrêtent pour les visiter queles voitures qui entrent en ville.

Maintenant, elle ne roulait plus sur lemacadam uni des grandes voies nouvelles, ni même sur les pavésarrondis des vieilles rues.

Elle sursautait sur le sol inégal etcaillouteux d’un chemin mal entretenu, comme il en existe encoredans certaines communes de la banlieue.

Les chevaux trottaient moins vite, nonseulement à cause des cahots et des achoppements, mais aussi parceque le terrain allait en montant.

Sans doute, on approchait du terme de cevoyage inquiétant.

La comtesse n’en douta plus, quand elle sentitque le fiacre, après avoir tourné lentement, roulait sur une terremolle où les roues s’enfonçaient.

On devait traverser un champ, et les champssont rares dans l’intérieur de Paris.

On était donc en pleine campagne, et, selontoute apparence, le dénouement de cette étrange aventure n’allaitplus se faire attendre.

Tout à coup, l’attelage s’arrêta et madame dePommeuse sentit le balancement que le cocher imprimait à la voitureen descendant de son siège.

Presque aussitôt, un léger craquement et unebouffée de vent frais apprirent à madame de Pommeuse qu’une desportières venait d’être ouverte du dehors.

Elle fut très étonnée de ne pas apercevoir leplus petit coin du ciel, elle qui croyait que le fiacre s’étaitarrêté au milieu d’un champ.

L’obscurité était toujours aussi profonde etcertainement ce fiacre maudit se trouvait sous une voûte ou dumoins dans un lieu clos et couvert, car il n’est nuit si noire qui,en plein air, ne donne un peu de clarté.

–&|160;Venez&|160;!… nous sommes arrivés, ditune voix rude.

En même temps, une grosse main se posait surle bras de la comtesse et l’attirait hors de la voiture, sansqu’elle essayât de résister.

Elle n’appela même pas. À quoi lui eût-ilservi de crier&|160;? Elle pensait que sa dernière heure allaitsonner, et à l’approche de la mort, elle élevait son âme àDieu.

Elle se sentit enlevée et ses pieds touchèrentle sol avant qu’elle pût se rendre compte de ce qui se passait.

La main la tenait toujours et la voixreprit&|160;:

–&|160;Prenez garde. Il y a des marches àmonter.

Cet avertissement la délivra d’une craintequi, depuis un instant, s’était emparée de son esprit.

Sans savoir pourquoi, elle s’imaginait qu’onallait la faire descendre dans un caveau où on la laisserait mourirde faim et voilà qu’au contraire on l’invitait à monter.

Elle obéit, en se demandant si ses ennemisinconnus se proposaient de la reléguer au haut d’une tour, comme enusaient jadis, avec les princesses persécutées, les enchanteursfélons.

Ces procédés d’un autre âge ont passé de modeet les tours sont infiniment plus rares qu’au temps de lachevalerie.

La comtesse, qui savait cela, ne s’arrêtaguère à cette idée par trop fantastique, mais elle ne parvint pas àdeviner où on la menait.

L’escalier, d’ailleurs, était large etl’ascension n’avait rien de pénible, car les marches que madame dePommeuse franchissait, une à une, étaient recouvertes d’un tapisqu’elle sentait sous ses pieds.

Elle n’avait pas assez de sang-froid pour lescompter, mais il y en avait beaucoup et on la faisait monter sivite qu’elle commençait à perdre haleine, lorsque l’homme s’arrêta,ouvrit une porte et poussa par les épaules sa prisonnière qui restaéblouie par des clartés aveuglantes.

Elle entendit cette porte se refermer surelle, puis grincer une clé dans une serrure, puis, plus rien.

Tout cela s’était fait si rapidement, qu’ellene comprenait pas encore ce qui lui arrivait.

Quand elle regarda autour d’elle, madame dePommeuse vit qu’elle était à l’entrée d’un salon inondé de lumièreet luxueusement meublé.

Une lampe allumée pendait du plafond&|160;;vingt bougies brûlaient dans des candélabres.

Il y avait des sièges de toutes espèces, desfauteuils, des poufs, des divans et même un lit de repos garni decoussins moelleux qui invitaient au sommeil.

À coup sûr, rien ne ressemblait moins à uneprison que ce local illuminé, et pourtant elle n’était pas libred’en sortir, puisqu’on venait de l’y enfermer.

Elle chercha les fenêtres et elle en aperçutdeux qui se faisaient vis-à-vis, deux fenêtres protégées pard’épais rideaux de soie.

Elle y courut pour s’assurer qu’ellesn’étaient pas grillées, et en écartant les rideaux de la plusrapprochée, elle constata qu’elle n’était pas munie extérieurementde barreaux destinés à empêcher une évasion.

C’était une honnête fenêtre, haute, large,avec de grands carreaux d’un seul morceau, et une espagnolettedorée, une fenêtre comme on en voit dans les appartementsriches.

Tout était riche dans cette pièce où on venaitde loger la comtesse, sans lui en demander la permission.

Ce n’était cependant pas pour son agrémentqu’on l’y avait jetée, puisqu’on l’y enfermait pour l’empêcher d’ensortir.

Elle n’avait pas d’autre issue que la portepar laquelle madame de Pommeuse était entrée malgré elle.

Il s’agissait de savoir si une évasion par lafenêtre était praticable. La comtesse ouvrit et se pencha en dehorspour regarder.

Il n’y avait pas de lune, mais il n’y avaitpas non plus de nuages au ciel et, à la pâle clarté qui tombait desétoiles, la prisonnière vit qu’elle se trouvait au troisième étaged’une maison située au milieu d’un parc planté de grands arbres,au-delà desquels s’élevait sans doute un mur qu’on n’apercevaitpas.

Impossible de se sauver par là, à moinsd’avoir des ailes ou de posséder une échelle.

Encore aurait-il fallu que cette échelle fûtd’une longueur inusitée, car, autant que la comtesse pouvait enjuger dans la demi-obscurité d’une nuit de printemps, il y avaitbien dix mètres entre la fenêtre et le sol du parc.

Autour, au dedans et au dehors, le silenceétait complet. Il ne faisait pas un souffle de vent et il n’y avaitpas encore de feuilles aux arbres. On n’entendait même pas lebruissement des branches frémissant sous la brise, ni ce roulementlointain des voitures qui ne cesse jamais à Paris.

Madame de Pommeuse conclut qu’elle n’étaitplus dans la ville et qu’elle ne pouvait pas compter sur lespassants pour la délivrer.

S’il en eût été autrement, les gens quil’avaient fait enlever auraient aussi fait condamner lafenêtre.

Elle la referma et elle rentra dans le salon,où elle se laissa tomber sur une chaise longue qui semblaitdisposée tout exprès pour qu’on pût y dormir.

La comtesse n’en avait guère envie,quoiqu’elle fût brisée, moins par la fatigue que par les émotionsdu voyage.

Elle se demandait encore une fois ce qu’onallait faire d’elle, et elle penchait à croire qu’on ne l’avait pasamenée là pour l’assassiner.

Il eût été plus simple de la tuer enroute.

Et l’organisateur de ce guet-apens ne s’entiendrait certainement pas à un enlèvement qui n’aurait d’autreeffet que de mettre en émoi les domestiques et les amis de madamede Pommeuse.

Il allait se montrer et s’expliquer, proposerpeut-être à sa prisonnière quelque honteux marché, ou même tenterde lui faire violence.

Et il lui tardait qu’il parût, car un dangerinconnu est plus effrayant qu’un danger qu’on voit en face, etl’incertitude est le pire de tous les maux.

L’imagination de madame de Pommeuse s’exaltaitde plus en plus&|160;; sa raison se troublait. Elle croyait voirdes fantômes passer devant ses yeux.

Tantôt, c’était la sinistre bande du pavillonqui lui apparaissait, comme elle l’avait vue dans la grande salle,vitrée par en haut, et elle croyait entendre encore les appelsdésespérés du malheureux qu’on étranglait.

Tantôt c’était Tévenec, sombre et cauteleux,son portefeuille sous le bras, qu’elle se figurait apercevoir, seglissant, à travers les meubles, et s’asseyant près d’elle, commeil l’avait fait dans la serre, pour lui poser des conditions.

Elle avait beau fermer les yeux, ces affreusesvisions ne cessaient pas de l’obséder et elle commençait à craindrede devenir folle.

Ses idées s’obscurcirent&|160;; son cerveaus’assoupit et elle tomba peu à peu dans un sommeil étrange&|160;;un sommeil entrecoupé de réveils passagers et hanté par des rêveseffrayants, un sommeil comme en ont des fiévreux que le délireagite.

Sa dernière pensée lucide fut de se demandersi on ne lui avait pas fait avaler un narcotique excitant, duhachich, par exemple, ou quelque drogue du mêmegenre&|160;; de celles qui procurent au patient des hallucinationsplus pénibles qu’agréables, quoiqu’on en dise.

Puis, elle perdit tout à fait le sentiment del’existence et elle resta complètement à la merci des misérablesqui l’avaient séquestrée.

Ils n’abusèrent pas de la situation, car aumoment où elle se réveilla, elle se retrouva comme elle était quandelle s’était affaissée sur la chaise longue.

De son assoupissement maladif il ne luirestait qu’une forte migraine.

Rien n’avait été dérangé dans le salon. Lesbougies achevaient de se consumer, la lampe suspendue au plafonds’était éteinte, et le jour commençait à filtrer par l’intersticedes rideaux qui masquaient les fenêtres.

Madame de Pommeuse courut à celle qu’elleavait ouverte et refermée avant de s’endormir.

Elle regarda – cette fois, à travers lesvitres, car elle n’osait pas se montrer au dehors – et elle putmieux se rendre compte de l’emplacement qu’occupait la maison.

Elle était bien au milieu d’un parc, ou d’untrès grand jardin, et entourée d’arbres séculaires.

Mais, au-dessus des arbres, la comtesseaperçut une éminence plantée qui lui rappela les collinesartificielles des Buttes-Chaumont, transformées en square, sous ledernier Empire.

Elle distinguait sur ce sommet des arbustes etdes allées, évidemment tracées de main d’homme.

C’était sans doute une promenade publique ettout indiquait maintenant que la maison se trouvait en dedans desfortifications, car en dehors de l’enceinte, les jardins créés parl’édilité parisienne sont rares.

De murs, on n’en voyait point. Les arbres lescachaient, mais il devait en exister un qui mettait la maison àl’abri des incursions des passants.

Probablement même, une rue séparait le parcprivé et le parc municipal. Mais la distance n’était pas si grandequ’on ne pût échanger des signaux de la fenêtre à la butte.

Pour le moment, sur cette butte, il n’y avaitpersonne, et la comtesse fit sagement de ne pas ouvrir lacroisée.

Sa prison était peut-être gardée et, enavançant la tête, elle se serait exposée à recevoir, sinon un coupde fusil, du moins un avertissement menaçant.

Elle se contenta de regarder longuement cequ’elle pouvait voir sans se découvrir.

Il serait toujours temps de recourir à latélégraphie aérienne quand elle verrait paraître des promeneurs surla colline.

Et le dénouement de cette incarcérationprovisoire ne pouvait pas tarder beaucoup.

On ne l’avait évidemment pas amenée là pourl’y laisser mourir d’ennui, d’inquiétude… et d’inanition.

À vrai dire, elle avait déjà faim et ellen’aurait pas pu supporter longtemps un jeûne absolu.

Mais elle ne songeait qu’à la scène qu’elleprévoyait et elle se préparait à tenir tête à ses persécuteurs,quels qu’ils fussent.

Elle était restée le front collé contre lescarreaux, épiant, comme sœur Anne, dans le conte de Barbe-Bleue,l’apparition d’un sauveur, et ne voyant, toujours comme sœur Anne,que le soleil qui dorait la butte et la poussière soulevée par levent matinal.

Un bruit la fit tressaillir.

La porte s’ouvrait.

Madame de Pommeuse se retourna vivement, pourfaire face à l’ennemi&|160;; car ce ne pouvait être qu’un ennemiqui allait entrer par cette porte qu’elle voyait tourner lentementsur ses gonds, sans que personne se montrât.

Mais elle ne s’éloigna pas de la fenêtre, etpour cause.

Cette fenêtre, c’était peut-être le salut, sielle était forcée de choisir entre le suicide et ledéshonneur&|160;; le salut par la mort, suprême ressource desdésespérés.

Elle ne bougea pas et elle attendit, les brascroisés, la tête haute, dans la fière attitude d’un brave qu’on vafusiller et qui se prépare à commander le feu.

Elle vit entrer un homme qu’elle neconnaissait pas et dont l’aspect la rassura un peu&|160;; un homme,jeune encore, qui n’avait pas du tout l’air d’un bandit.

Il était très convenablement habillé et saphysionomie douce prévenait tout d’abord en sa faveur.

Il commença par fermer la porte derrière luiet par y mettre le verrou&|160;; – il y avait un verrou que lacomtesse n’avait pas remarqué et qui aurait pu lui servir à seprotéger contre un envahisseur mal intentionné.

Ce personnage avenant ôta aussitôt sonchapeau, s’inclina courtoisement, et de très loin, devant madame dePommeuse, après quoi il s’abstint d’avancer, comme s’il eût voulumarquer, par cette attitude réservée, qu’il n’avait aucun projethostile.

–&|160;Qui êtes-vous&|160;? et que mevoulez-vous&|160;? lui demanda la comtesse, enhardie par sesallures discrètes.

–&|160;Mon nom ne vous apprendrait rien,répondit d’un ton doux ce visiteur inattendu&|160;; mais je puisvous dire que je suis envoyé par une personne qui s’intéressebeaucoup à vous…

–&|160;Et qui m’a attirée dans un piègeinfâme, interrompit Octavie. Que ne vient-il donc lui-même, cemisérable que je hais et que je méprise&|160;!

–&|160;Ne le condamnez pas sans m’entendre. Ilm’a chargé de vous expliquer sa conduite, et je vous jure, madame,qu’il ne pouvait agir autrement qu’il ne l’a fait.

–&|160;Assez, monsieur&|160;! cet homme est unscélérat. Je n’ai pas d’autre réponse à donner à son ambassadeur…et vous pouvez la lui porter de ma part.

–&|160;Vous feriez mieux, permettez-moi devous le dire, d’écouter sa justification et de vous entendre aveclui.

–&|160;Jamais&|160;!

–&|160;Si je vous prenais au mot, madame, ilvous en coûterait cher.

–&|160;Est-ce à dire que je paierais de ma viema résolution de ne pas entrer en pourparlers avec celui qui vousenvoie&|160;?… Je le sais et je suis prête à mourir. Je vousépargnerai même la peine de me tuer, car si vous faites un pas deplus, je me jetterai par la fenêtre.

–&|160;À Dieu ne plaise, madame&|160;! nouspouvons très bien causer à distance. Je vous demanderai seulementl’autorisation de m’asseoir… et j’espère que vous voudrez bien enfaire autant, lorsque vous serez certaine que je ne vous veux pasde mal.

La comtesse se tut et l’équivoque messagerprit place sur un fauteuil, à mi-chemin de la porte à l’embrasurede la fenêtre où la prisonnière resta prudemment cantonnée.

–&|160;Partez de ce principe que vous aurieztort de ne pas me parler franchement, reprit l’homme. Je saistout.

–&|160;Tout quoi&|160;?… je ne comprends pas,répondit sèchement madame de Pommeuse.

–&|160;Vous allez comprendre. Je sais que, deson vivant, votre père était le chef d’une association decontrebandiers qui ne se bornaient pas à frauder l’octroi. Je saisque la fortune dont vous jouissez n’a pas d’autre origine que lesméfaits de cette bande.

–&|160;Ma fortune&|160;?… je suis prête à yrenoncer… Vous devez le savoir, si, comme je n’en doute pas, vousvenez de la part de…

–&|160;Peu importe&|160;! je suis bieninformé, vous ne le nierez pas. Et ce n’est pas tout. Je sais aussiqu’un hasard… regrettable… vous a mise à la merci des complices defeu M.&|160;Grelin.

La comtesse tressaillit. Elle ne s’attendaitpas à ce coup.

–&|160;Faut-il que je précise&|160;?… que jevous raconte la scène qui s’est passée dans le pavillon duboulevard Bessières et que je vous rappelle le rôle que vous y avezjoué&|160;?… Non, ce serait vous affliger inutilement. Je mecontenterai de vous montrer à quels dangers vous êtes exposée.

»&|160;Les gens qui vous ont épargnée n’ontpas cessé de vous surveiller et ils regrettent maintenant de vousavoir fait grâce&|160;; ils ont juré votre mort…

–&|160;Et c’est vous, je suppose, qu’ils ontchargé de les débarrasser de moi.

–&|160;Laissez-moi achever, je vous prie.Ceux-là sont moins à craindre pour vous que la justice. Elle estsur leurs traces et elle soupçonne que vous les avez aidés àcommettre un crime. À l’heure qu’il est, ils sont peut-être arrêtéset vous n’auriez pas tardé à l’être aussi, si vous étiez restéedans votre hôtel de l’avenue Marceau. Au moment où je vous parle,on y apporte une citation à comparaître devant le juged’instruction… une citation qui ne vous touchera pas, puisque vousavez quitté votre domicile, hier soir.

–&|160;Allez-vous tenter de me persuader quele rapt odieux dont j’ai été la victime avait pour but de m’éviterle désagrément d’être interrogée par un magistrat&|160;? Ce seraittrop d’impudence&|160;!

–&|160;Vous êtes libre de ne pas me croire,mais je vous affirme qu’il s’est trouvé un homme qui a pris à tâchede vous sauver. Je ne le ferai pas meilleur qu’il n’est. Il peutarriver qu’il soit compromis, lui aussi dans cette fâcheuseaffaire, car il a été l’ami et le confident de votre père…

–&|160;Nommez-le donc&|160;!… il s’appelleTévenec&|160;!

–&|160;Supposez que c’est lui. Il vous veut dubien vous n’en doutez pas.

–&|160;C’est ma fortune qu’il veut.

–&|160;Il n’aurait tenu qu’à lui de sel’approprier et il l’a toujours fidèlement gérée. Vous devriez luien savoir gré et vous êtes injuste envers lui.

»&|160;Mais il vous a pardonné de l’avoirméconnu et maltraité et il a toujours pour vous un profondattachement. Lorsqu’il s’est senti menacé, il a dû songer à semettre en sûreté. Il y est maintenant. La justice ne peut plus riencontre lui, mais elle peut tout contre vous. Et c’est alors qu’iln’a plus rien à craindre et que vous, au contraire, vous pouvezêtre arrêtée d’un instant à l’autre… c’est alors qu’il a résolu defaire encore une tentative pour vous sauver.

–&|160;Et il n’a rien trouvé de mieux que deme tendre un abominable guet-apens… de me faire enlever et amenerici de force&|160;!…

–&|160;Il tenait à vous offrir une dernièrefois de vous tirer du mauvais pas où vous vous trouvez et il nepouvait plus se présenter chez vous… pour plusieurs raisons.

»&|160;D’abord, vous l’en avez chassé.

–&|160;Il est venu me proposer… unarrangement… que je ne pouvais ni ne voulais accepter… il est partien m’annonçant qu’il ne reviendrait plus et je ne l’ai pasretenu.

–&|160;Alors, vous êtes bien décidée à ne pasl’épouser&|160;?

–&|160;J’aimerais mieux mourir.

–&|160;Consentiriez-vous du moins à quitterParis, avec lui&|160;?

–&|160;Jamais. Pourquoi fuirais-je&|160;? Jen’ai rien à me reprocher&|160;?… Qu’il parte, s’il se sentcoupable. Moi, je resterai.

–&|160;Si vous restez, vous serez arrêtée.

–&|160;Je prouverai que je suis innocente.

–&|160;Ce sera difficile. Vous êtes la fillede M.&|160;Grelin… et la justice sait maintenant que votre père aété le premier organisateur d’une association qui a commencé par lafraude et qui a fini par l’assassinat. Elle sait aussi que vousétiez au pavillon du boulevard Bessières, le jour où on y a exécutéun traître.

–&|160;J’expliquerai pourquoi j’y étaisvenue.

–&|160;Alors, vous livrerez votre frère… il nese justifiera pas, lui… il est déjà condamné.

La comtesse ne répondit pas. Le coup avaitporté. Et l’ambassadeur de M.&|160;Tévenec profita de l’effet qu’ilvenait de produire, pour renouveler ses instances.

–&|160;Comprenez bien la situation, dit-il.Vous n’avez pas été touchée par la citation et avant que le juge laconvertisse en mandat d’amener, la journée s’écoulera. Il voudrasavoir pourquoi vous n’avez pas comparu. Il enverra chez vous. Oninterrogera vos gens qui diront que vous êtes sortie pour allerchez Julie Granger, rue du Rocher, où vous n’avez pas paru.

»&|160;Tout cela prendra du temps. Vous pouvezdonc disposer de vingt-quatre heures… au moins.

»&|160;Il ne tient qu’à vous d’utiliser cerépit pour vous mettre à l’abri. Une voiture vous conduira, cematin, chez maître Boussac, votre notaire, qui vous remettra vosobligations et vos titres de rente. Vous irez de là au chemin defer du Nord… et demain, vous serez en Angleterre.

–&|160;Avec M.&|160;Tévenec&|160;? demandaironiquement la comtesse.

–&|160;Vous l’y retrouverez, mais vous neserez pas forcée de vivre avec lui. L’avis qu’il vous donne, par mabouche, est désintéressé. Il veut vous sauver, voilà tout. Et quandvous serez en sûreté, vous ferez ce que vous voudrez de votrepersonne et de votre fortune.

»&|160;Mais, je vous le répète, madame, vousn’avez pas un moment à perdre. Décidez-vous.

–&|160;Et… si je refuse de suivre le conseilde M.&|160;Tévenec, qu’arrivera-t-il de moi&|160;?

–&|160;Je viens de vous le dire. Vous serezarrêtée.

–&|160;Chez moi&|160;?…

–&|160;Chez vous… ou ailleurs.

–&|160;Dans cette maison, parexemple&|160;?

–&|160;Peut-être. Elle a été signalée à lapolice.

–&|160;Vous comptez donc m’y laisser, si je neconsens pas à vous suivre&|160;?

–&|160;Je ne suis pas chargé de vous en tirer,malgré vous… mais il ne tient qu’à vous d’en sortir avec moi,immédiatement.

–&|160;Alors, ouvrez-moi toutes les portes. Jesuis prête…

–&|160;À m’accompagner chez le notaire&|160;?Rien n’est plus facile. Une voiture m’attend en bas.

–&|160;Je n’y monterai pas et je rentreraichez moi… à pied.

–&|160;Je vois que nous ne nous entendons pas.Vous n’avez que deux partis à prendre&|160;: ou me suivre, ourester ici… jusqu’à ce qu’on vienne vous y chercher.

–&|160;Vous savez bien que personne neviendra.

–&|160;Pourquoi donc&|160;?… Cette maisonn’est pas au bout du monde… et elle n’est pas non plusinaccessible. Elle a des portes et des fenêtres. Elle n’est plushabitée, mais elle l’était encore avant-hier. Vos amis, s’il vousen reste, auraient quelque peine à la trouver… d’autres latrouveront.

–&|160;D’autres&|160;? répéta la comtesse. Quevoulez-vous dire&|160;?

–&|160;Vous le verrez bientôt. Je n’ai rien àajouter et je vais vous quitter. Ma mission est terminée. J’auraispu la remplir hier soir, mais j’ai préféré vous laisser le temps deréfléchir. La nuit ne vous a pas porté conseil, à ce que je vois.Il est donc inutile que j’insiste davantage.

»&|160;S’il vous arrive malheur, ne vous enprenez qu’à vous-même.

Sur cette conclusion menaçante, l’envoyéextraordinaire et plénipotentiaire se leva, s’inclina profondémentdevant madame de Pommeuse, abasourdie, recula jusqu’à la porte,tira le verrou qu’il avait poussé en arrivant et sortit sansbruit.

La comtesse entendit la clé tourner en dehorsdans la serrure. On l’enfermait encore une fois.

Elle était prisonnière comme avant la visitede l’étrange représentant de M.&|160;Tévenec, et tout annonçait quece délégué d’un coquin ne reparaîtrait plus.

Elle en était encore à chercher pourquoi ilétait venu. Les discours entortillés qu’il lui avait tenus nel’avaient pas éclairée sur ses véritables intentions.

Elle comprenait bien que Tévenec aurait voulul’entraîner hors de France, afin de pouvoir disposer d’elle, à safantaisie, lorsqu’il l’aurait éloignée de ses défenseurs. Maispourquoi ne s’était-il pas présenté lui-même, au lieu d’employer unintermédiaire&|160;? Et quel sort réservait-il à la pauvre femmedont il s’était emparé par la ruse et par la force&|160;?

Il aurait eu beau jeu pour la violenter et ilne l’avait pas fait. Donc, il avait d’autres desseins, encore plusnoirs, et la comtesse devait s’attendre à tout.

Quel plan machiavélique avait-il conçu et quesignifiaient les menaces énigmatiques de son messager&|160;?

Madame de Pommeuse n’y comprenait rien et sedemandait qui était cet ambassadeur de l’affreux Tévenec. Sonami&|160;? non&|160;; Tévenec n’avait pas d’amis. Sondomestique&|160;? non plus. Cet homme n’avait ni la mine ni lelangage d’un valet. Son complice, ce n’était pas douteux, mais quellien l’unissait à l’ancien associé de feu Grelin&|160;?

Autant de questions que la comtesse n’étaitpas en état de résoudre et qui, d’ailleurs, la touchaient moins quesa situation présente.

Le grand problème, c’était de sortir de cettemaison où on l’avait amenée, malgré elle, et où l’agent mystérieuxdu non moins mystérieux Tévenec venait de l’enfermer, sans lui direclairement ce qu’on allait faire d’elle.

Allait-on l’y laisser mourir de faim, ouviendrait-on l’y étrangler, la nuit, pendant qu’elle dormirait,comme on avait étranglé le condamné du pavillon&|160;?

Madame de Pommeuse ne tenait plus à la vie,mais mourir pour mourir, elle préférait se tuer en tentant uneévasion périlleuse.

Elle ouvrit la fenêtre, au risque de recevoirun coup de fusil tiré par quelque bandit subalterne, embusqué dansle parc, et elle se mit à examiner avec plus de soin les abords desa prison.

Elle ne vit au-dessous d’elle que des arbresdont la cime ne s’élevait pas jusqu’à l’étage où on l’avaitreléguée.

Trente à quarante pieds au-dessus du solconstituaient un premier obstacle infranchissable.

Impossible de fuir en sautant de cettehauteur, comme Maxime avait sauté de la galerie extérieure duchalet du boulevard Bessières.

Il aurait fallu une échelle et la comtessen’avait même pas la ressource d’en improviser une avec ses draps,attachés bout à bout, car il n’y avait pas de lit dans la pièce oùelle avait couché.

Elle ne pouvait donc attendre son salut qued’un secours venu du dehors, et personne ne pouvait approcher d’unemaison entourée de hauts murs dont elle apercevait maintenant lacrête à travers les branches des grands arbres.

Au-delà de cette clôture de maçonnerie, ildevait y avoir une rue, mais comment avertir les gens qui passaientpar là&|160;?

La comtesse aurait eu beau crier&|160;; ilsn’auraient pas entendu ses cris.

L’homme au masque de fer, enfermé auchâteau-fort de l’île Sainte-Marguerite, lança, dit-on, à traversles barreaux de son cachot, une assiette d’étain sur laquelle ilavait gravé, avec la pointe d’un couteau, son nom et l’histoire deses malheurs.

Mais, n’ayant à sa disposition ni assiettesd’étain, ni projectiles d’aucune sorte, madame de Pommeuse nepouvait pas user de ce procédé pour appeler à son aide les passantsde bonne volonté.

Probablement, d’ailleurs, ils ne se seraientpas détournés de leur chemin s’ils avaient vu tomber à leurs piedsune pierre, et madame de Pommeuse ne pouvait leur jeter qu’untabouret ou les pincettes de la cheminée.

Le tabouret trop léger et les pincettes troplourdes ne seraient pas arrivés à leur destination.

Restait la télégraphie aérienne, c’est-à-direles signaux adressés à quelque promeneur matinal qui aurait eul’idée de grimper sur la butte dont le sommet s’élevait au-dessuset assez loin du mur d’enceinte de ce parc étrange.

Et encore ce promeneur comprendrait-il ce quela prisonnière attendait de lui&|160;?

Elles sont rares, à Paris, les femmes qu’onretient de force, et celles qui se mettent à la fenêtre pourappeler les gens ne méritent pas qu’on se dérange pour leur veniren aide.

Et puis, alors même que le promeneurcomprendrait, il y regarderait sans doute à deux fois avant dechercher à s’introduire dans une maison close, une maison de bonneapparence, qui n’avait pas l’air d’être une geôle ou uncoupe-gorge.

Il prendrait peut-être la recluse pour unefolle, et les gesticulations désespérées de la pauvre comtesse neproduiraient pas d’autre résultat que de mettre en fuite ce passantprovidentiel.

Tout au plus se déciderait-il à avertir unsergent de ville qu’il y avait là tout près une femme en détresse,et les sergents de ville n’ont pas coutume d’abandonner, mêmemomentanément, leur service, à la première réquisition d’un simpleparticulier.

Si ce particulier venait lui-même voir de quoiil s’agissait, comment pénètrerait-il dans le parc&|160;? Il devaitexister une porte extérieure, mais cette porte devait être fermée àclé.

Et si, par impossible, elle ne l’étaitpas&|160;; si ce généreux mortel arrivait jusque sous la fenêtre, àportée d’entendre ce que lui dirait la prisonnière, ne serait-ilpas appréhendé au corps par des agents de l’organisateur duguet-apens&|160;?

Rien ne prouvait que la maison ne fût pasgardée par des surveillants invisibles.

L’envoyé officiel de M.&|160;Tévenec étaitparti et il devait être loin – la comtesse avait cru entendrerouler, sur le pavé de la rue prochaine, la voiture qui emmenaitcet astucieux coquin, – mais, selon toute apparence, il n’était pasvenu seul et il avait laissé en sentinelle quelques-uns de sesacolytes.

Il avait à peu près affirmé le contraire,puisqu’il avait dit que la maison était signalée à la police et quemadame de Pommeuse courait le risque d’y être arrêtée.

Si c’eût été vrai, il n’aurait pas exposé sescomplices à être ramassés, du même coup de filet, par les agents dela sûreté qui viendraient fouiller cette succursale du pavillon dela porte de Clichy.

Mais la comtesse ne croyait pas à cetteaffirmation d’un homme qui cherchait à l’effrayer pour la décider àla suivre.

La comtesse n’était pas de force à deviner lesecret des infernales combinaisons de M.&|160;Tévenec qui, faute depouvoir la dépouiller de tout son avoir, voulait au moins se vengerd’elle en la compromettant dans l’affaire de l’assassinat.

Et les conjectures auxquelles se laissaitaller la pauvre femme ne pouvaient pas la tirer de peine.

Elle ne comptait plus que sur l’aide de Dieuet elle en était à se demander si elle méritait encore que Dieuintervînt en sa faveur.

Elle se reprochait amèrement l’imprudencequ’elle avait commise en se fiant à un soi-disant commissionnairequi se présentait de la part de Julie Granger&|160;; elle sereprochait d’être restée huit jours sans donner signe de vie àMaxime de Chalandrey&|160;; elle se reprochait surtout d’avoirinvolontairement attiré l’attention de M.&|160;Pigache, sous-chefde la sûreté, sur Lucien Croze qui n’en pouvait mais.

Elle sentait bien qu’elle l’aimait, ce frèrede la malheureuse Odette, compromise aussi peut-être&|160;; elle sedemandait ce qu’ils devaient penser d’elle, et elle était obligéede s’avouer à elle-même qu’elle n’aurait pas dû agir avec cetamoureux discret et délicat, comme agissent les femmes du mondeavec ceux qui aspirent ouvertement à les épouser.

Elle aurait dû faire les premiers pas et elles’apercevait trop tard que pour avoir été trop réservée, elle avaitpassé à côté du bonheur.

Regrets superflus dans la terrible situationoù elle se trouvait&|160;! Mais tout en regrettant ses erreurs –assez excusables, au fond – elle ne perdait pas de vue la butte oùelle espérait vaguement que le sauveur allait apparaître.

Le jour, maintenant, l’éclairait en pleincette butte, et permettait à la comtesse de mieux se rendre comptede l’emplacement qu’elle occupait.

Elle s’élevait à cent mètres, à peu près, dela fenêtre qui servait d’observatoire à la prisonnière et elleavait tout l’air de faire partie d’un jardin ou tout au moins d’unsquare, comme on en voit maintenant dans presque tous les quartiersde Paris.

Un square accidenté, car du côté qui faisaitface à la maison, cette colline était presque coupée à pic. Elledevait être plus accessible du côté opposé, et même sur la penteabrupte, elle était couverte d’arbustes plantés symétriquement etentretenus avec soin.

En regardant avec attention, madame dePommeuse finit par découvrir, sur le haut de ce monticule, un banc,un de ces bancs à claire-voie et à dossier renversé que l’édilitéparisienne a multipliés pour la commodité des passants, sur lespromenades publiques.

Robinson Crusoé, dans son île, fut plussurpris que charmé d’apercevoir, marquée sur le sable, l’empreintedes pas d’un homme.

En constatant au sommet du monticulel’existence de ce banc peint en vert, la comtesse éprouva unesatisfaction à laquelle ne se mêlait aucune inquiétude.

Un banc est fait pour s’asseoir et celui-làétait si bien placé, qu’il y avait des chances pour qu’un flâneurvînt s’y chauffer au soleil, et jouir de la vue qui, de ce pointculminant, devait être, sinon très agréable, du moins trèsétendue.

Seulement, l’heure n’était pas celle où lespromeneurs abondent, dans les quartiers éloignés du centre.

Le matin, les ouvriers sont à l’atelier etleurs femmes vaquent aux occupations du ménage.

Ce n’est guère que l’après-midi qu’ellessortent pour mener leurs marmots courir par les allées des jardinsgratuitement ouverts à tous.

Et la comtesse, convaincue qu’on l’avait menéetrès loin du boulevard des Italiens, n’espérait pas voir arriver unbeau monsieur ou une belle dame.

Les mondains et les mondaines n’entreprennentpas de si longues excursions, surtout avant midi.

Et du reste, madame de Pommeuse aimait autantne pas avoir affaire à ceux-là, sachant bien que les pauvres genssont plus secourables que les riches qui craignent presque toujoursde se compromettre en intervenant.

Elle ne voyait rien venir et le tempss’écoulait.

Elle entendit sonner onze heures à une horlogequ’elle ne pouvait pas voir, mais qui devait être celle d’uneéglise, d’un hôpital ou d’une prison, – les trois édifices publicsqu’on rencontre le plus souvent dans les faubourgs de Paris.

Ce bruit était le premier qui fût arrivéjusqu’à elle depuis le départ du représentant deM.&|160;Tévenec.

Et le silence l’oppressait. Il lui semblaitqu’elle était retranchée du monde des vivants et que le son d’unevoix humaine ne frapperait plus jamais ses oreilles.

Quand cesserait ce supplice de la solitudeabsolue, si dur à supporter pour une prisonnière&|160;?

Il n’y avait pas de raison pour qu’il prît finet le découragement gagnait peu à peu la comtesse.

Il lui prenait des envies de se coucher sur lachaise longue où elle avait passé une si mauvaise nuit, de fermerles yeux et d’attendre la mort, comme faisaient les Romains qui,pour ne pas la voir venir, se cachaient le visage avec les plis deleur toge.

Avant de se résoudre à prendre ce partidésespéré, elle regarda encore une fois le ciel bleu et la collineverdoyante.

Ô bonheur&|160;! un homme se montra tout àcoup, un homme qui avait escaladé la butte par le reversopposé.

Cet homme était trop loin d’elle pour qu’ellepût distinguer ses traits, mais sa silhouette se détachait trèsnettement sur le ciel clair et elle vit tout de suite qu’il étaitgrand et mince.

Elle vit aussi que ce n’était pas unouvrier.

Il portait un long pardessus et un chapeauhaut de forme.

Il ne venait assurément pas là pour admirer lepaysage, car il marchait la tête basse.

Était-ce un poète cherchant une rime qui luiéchappait&|160;? À son allure méditative, la comtesse fut tentée dele croire, et elle déplora d’être si mal tombée.

Les poètes sont des rêveurs qui chantent lanature, mais qui se préoccupent fort peu de ce qui se passe autourd’eux.

Celui-là pouvait fort bien passer sansapercevoir la pauvre séquestrée qui cherchait à attirer sonattention.

Le hasard d’une promenade l’avait sans douteconduit sur cette cime, et s’il y était venu sans but déterminé, ilne s’y arrêterait pas longtemps.

Les naufragés de la Méduse, mourantde faim et de soif sur leur radeau, virent poindre à l’horizon unnavire qui aurait pu les sauver et qui s’éloigne, au lieu de leurporter secours.

Pareille déception menaçait madame dePommeuse.

Elle avait beau agiter son mouchoir, comme lenègre du célèbre tableau de Géricault agite un lambeau d’étoffe,l’inconnu planté sur le sommet de la butte ne levait pas les yeuxet ne se doutait pas qu’une femme malheureuse l’observait.

Du reste, il ne paraissait pas qu’il fûtpressé de partir et après quelques minutes d’immobilité, il selaissa tomber plutôt qu’il ne s’assit, sur le banc municipal.

La comtesse se reprit à espérer.

Mais l’homme se tenait dans une attitude quine lui permettait pas de voir la fenêtre où elle se démenait.

Le haut du corps courbé, les coudes appuyéssur les genoux, les yeux fichés en terre, il ne bougeait plus,absorbé qu’il était sans doute par de tristes pensées, car il n’y aguère que les affligés qui réfléchissent si profondément.

Madame de Pommeuse eut alors l’idée que cepromeneur solitaire était un désespéré qui fuyait la compagnie deshommes et qui se réfugiait dans ce lieu désert pour broyer du noirtout à son aise.

Et cette idée ne la chagrina point.

Elle se dit encore une fois que les êtrespersécutés par le sort sont, plus que les heureux de ce monde,accessibles à la pitié et que ce désolé ne refuserait pas de luivenir en aide.

Encore aurait-il fallu qu’il l’aperçût et ilse cachait le visage avec ses deux mains.

Que n’eût-elle pas donné pour avoir à sadisposition un moyen de se faire entendre de lui&|160;: unporte-voix ou une arme à feu&|160;!

Elle passa un quart-d’heure dans de cruellesangoisses.

Mais le rêveur obstiné se redressa tout àcoup, se leva brusquement, s’avança jusqu’au bord de la pente ettira de la poche de son pardessus un objet qui brillait ausoleil.

La comtesse crut deviner que cet objetmétallique était un revolver et que l’étrange promeneur était montélà pour se casser la tête, sans témoins.

Elle n’en douta plus, lorsqu’elle le vit jeterbas son chapeau et approcher de son front le canon du pistolet.

Elle jeta un cri qui se perdit dans l’espace,mais, avant de presser la détente, l’inconnu se mit à regarder àdroite et à gauche, pour s’assurer que personne n’allait dérangerson suicide et il aperçut enfin la prisonnière gesticulant à lafenêtre du troisième étage.

Son premier mouvement fut de cacher son armeet de partir pour aller se tuer plus loin.

Mais il comprit sans doute que les gestes decette femme étaient des signaux de détresse et qu’ils s’adressaientà lui, car il resta, peut-être tout simplement par curiosité,quoiqu’il n’y ait guère de place pour ce sentiment dans l’âme d’unhomme qui va mourir.

Il se fit un abat-jour avec sa main et ilregarda avec une attention qui parut de bon augure à lacomtesse.

Il s’agissait maintenant pour elle de luifaire comprendre ce qu’elle attendait de lui.

Agiter un mouchoir ne suffisait plus. Ilfallait recourir à une mimique plus expressive et plus claire, unemimique de mélodrame qu’elle aurait trouvée ridicule en toute autrecirconstance.

Inspirée par la situation, elle joignit lesmains, les éleva au-dessus de sa tête, se pencha en avant et gardaquelques instants cette attitude de suppliante.

Crier eût été inutile et dangereux, car lepromeneur n’aurait pas entendu les cris et d’autres auraient pu lesentendre&|160;: des valets de Tévenec apostés sous la fenêtre.

Madame de Pommeuse en était réduite à lapantomime.

Elle avait commencé par exprimer qu’elle étaitmalheureuse et qu’elle implorait du secours&|160;; elle complétal’explication en arrondissant son bras étendu et en le ramenant àelle à plusieurs reprises.

C’est le geste usité dans tous les pays pourappeler quelqu’un et tout le monde en comprend lasignification.

L’inconnu répondit en appuyant un doigt sur sapoitrine, ce qui voulait dire évidemment&|160;:

–&|160;Est-ce à moi que vous vousadressez&|160;?

–&|160;Oui, oui, c’est à vous. Venez, je vousen prie, venez vite&|160;! exprima la comtesse en hochant la têtepour affirmer, et en joignant de nouveau les mains pourimplorer.

L’homme hésita un instant&|160;; et sonhésitation était assez naturelle, car en admettant qu’il eut ledésir de se rendre à cet appel, il devait être très embarrassé.

Le langage des gestes est forcément assezborné et madame de Pommeuse ne pouvait pas, par des mouvements etpar des attitudes, expliquer comment il fallait s’y prendre pourarriver jusqu’à elle.

C’était d’autant plus impossible qu’elle n’ensavait rien elle-même.

Amenée, la nuit, dans une voiture fermée, ellen’avait pas pu se rendre compte de la position qu’occupait lamaison, par rapport à l’éminence où se tenait le sauveurattendu.

Il était beaucoup mieux placé qu’elle pourtrouver le chemin qu’il fallait suivre pour aller de la colline aumur du parc.

Allait-il se décider à tenterl’aventure&|160;? La prisonnière en désespérait presque,lorsqu’elle le vit ramasser son chapeau qu’il avait jeté,l’enfoncer sur sa tête et faire un signe qui voulait direévidemment&|160;:

–&|160;Je viens à vous.

Presque aussitôt, il fit volte-face et ildisparut derrière un massif d’arbustes.

Sans doute, il descendait le revers de labutte qu’il avait escaladé en arrivant et il allait chercher uneroute qui pût le conduire à la maison mystérieuse.

La comtesse suffoquait de joie. Et pourtantque d’obstacles encore entre elle et ce généreux inconnu&|160;!N’allait-il pas se heurter à une porte fermée&|160;? et dans cecas, se donnerait-il la peine d’aller au plus prochain poste depolice raconter ce qu’il venait de voir et réclamer l’assistance ducommissaire ou de ses agents&|160;?

C’était douteux et la séquestrée se ditbientôt qu’elle se hâtait trop de remercier la Providence de luiavoir envoyé un défenseur, car toute la bonne volonté de cedéfenseur pouvait n’aboutir à aucun résultat utile.

Et elle se trouvait maintenant condamnée àl’inaction. Plus de télégraphie possible, puisque l’homme avaitdisparu. Elle n’avait plus qu’à attendre et à prier Dieu deprotéger le généreux inconnu qui avait le courage d’essayer de ladélivrer.

Elle resta à la fenêtre, afin de pouvoirl’appeler, à haute voix, s’il reparaissait, après avoir réussi às’introduire dans le parc.

Elle se pencha même en dehors, plus qu’ellen’avait osé le faire jusqu’à ce moment.

Elle voulait s’assurer que la maison n’étaitpas gardée et que le défenseur qu’elle attendait n’allait pastomber dans une embuscade.

Elle ne vit personne sous les arbres et ellese rassura un peu, quoique l’essai ne fût pas concluant.

Le parc était vaste et, s’il était gardé, ceuxqui le gardaient pouvaient s’être postés d’un autre côté.

Elle ne se contenta pas de regarder&|160;;elle écouta, dans l’espérance d’entendre frapper à la porteextérieure, et avec l’intention, si elle entendait, de crier detoutes ses forces, pour encourager celui qui arrivait à sonsecours.

Il s’écoula ainsi un temps qu’elle ne songeaguère à évaluer, mais qui lui parut bien long.

Enfin, en se penchant encore, elle entrevit aubout de l’allée qu’elle dominait de son troisième étage, un hommequ’elle crut reconnaître, mais qu’elle n’eut pas le loisird’examiner, car il ne fit que traverser l’allée, sans lever la têteet il disparut derrière l’angle de la maison.

Était-ce le sauveur&|160;? Elle n’en était pasabsolument certaine, quoique tout semblât l’indiquer.

Un homme vu en raccourci, de haut en bas, àvol d’oiseau, pour ainsi dire, ne ressemble guère à un homme vu deloin, en pied, se profilant sur l’horizon.

La comtesse, cette fois, n’avait aperçu que lefond de son chapeau, puisqu’il n’avait pas eu l’idée de regarder enl’air.

Il avait sans doute trouvée ouverte la portepercée dans le mur du parc et il était allé tout droit à la portede la maison, qui était peut-être ouverte aussi.

Mais, d’autre part, comment se faisait-il quel’envoyé de M.&|160;Tévenec, en se retirant, n’eût pas pris laprécaution de fermer à clé toutes les issues par lesquelles madamede Pommeuse aurait pu fuir.

Il avait bien fermé celle du salon, où elleétait. Pourquoi n’aurait-il pas fermé les autres&|160;?

L’homme qui venait d’entrer si facilementétait-il aussi un complice de Tévenec et n’était-il pas chargéd’achever la besogne en étranglant sans bruit la comtesse, commeles muets du sérail étranglent, dit-on, les sultanes infidèles.

La comtesse se posa cette question et sesterreurs la reprirent.

Elle était à la merci d’un bourreau,puisqu’elle ne pouvait s’échapper qu’en sautant par la fenêtre.

Elle tenait à se ménager du moins cettesuprême ressource, et elle resta où elle était, prêtant l’oreilleaux moindres bruits.

Bientôt, il lui sembla entendre un bruit depas dans l’escalier, un pas hésitant, car le bruit cessait parintervalles.

On eût dit que le survenant ne savait pas trèsbien où il allait.

Cette idée releva un peu le courage de madamede Pommeuse, qui se préparait déjà à mourir.

Elle se dit qu’un assassin n’aurait pastergiversé de la sorte avant d’accomplir sa sinistre besogne, carceux qui l’envoyaient avaient dû lui donner des instructionsprécises et lui indiquer le troisième étage.

Les pas se rapprochaient&|160;; ilss’arrêtèrent sur le palier, et un instant après, on frappa à laporte, assez timidement.

Singulière précaution que prenait làl’exécuteur d’un arrêt rendu par des scélérats.

La comtesse n’eut garde de répondre.

Alors, la clé, laissée en dehors, grinça dansla serrure, et la porte s’ouvrit lentement.

Le sort de la prisonnière allait sedécider.

Était-ce la mort ou le salut que lui apportaitl’homme qui entrait&|160;?

La comtesse attendit, tremblante, maisrésignée.

L’homme se montra, de face cette fois et enpleine lumière.

–&|160;Vous&|160;! s’écria-t-elle. C’estvous&|160;?…

Une exclamation toute pareille luirépondit.

L’homme, c’était Lucien Croze et il venait dereconnaître madame de Pommeuse.

Peu s’en fallut qu’elle ne se jetât à son cou,et, sans aucun doute, il se serait laissé embrasser, mais elle secontint et elle lui dit d’une voix entrecoupée&|160;:

–&|160;Dieu a fait un miracle en vous envoyantici.

–&|160;J’y suis venu parce que vous m’avezappelé, balbutia-t-il. Je ne vous avais pas reconnue…

–&|160;Et vous êtes venu quand même au secoursd’une femme dont vous ignoriez le nom&|160;!

–&|160;Il suffisait qu’elle fût en péril.

–&|160;Oui, vous êtes bon, vous êtes généreux…je vous devrais l’honneur et la vie.

–&|160;La vie&|160;?… quoi&|160;! vous étiezmenacée de…

–&|160;J’ai été attirée dans un piège… je vousdirai tout à l’heure ce qui m’est arrivé… dites-moi comment vousavez pu arriver jusqu’ici.

–&|160;Très facilement, madame. J’ai trouvétoutes les issues ouvertes… excepté celle de ce salon et on y avaitlaissé la clé dans la serrure… je n’ai eu qu’à la tourner.

–&|160;Et… vous n’avez rencontrépersonne&|160;?

–&|160;Non, personne. Je me demandais si jem’étais trompé, car cette maison me semblait abandonnée… et du hautde la butte, j’avais aperçu une femme à la fenêtre… je commençaismême à croire que cette femme, en me faisant des signaux, avaitvoulu me mystifier…

–&|160;Où sommes-nous ici&|160;? interrompitmadame de Pommeuse.

–&|160;Quoi&|160;! vous l’ignorez&|160;?

–&|160;J’ai été amenée, hier soir, dans unevoiture à glaces de bois, et je ne sais pas quel chemin elle apris… j’y étais montée avenue Marceau, à vingt pas de chez moi.

–&|160;On vous a conduite à l’autre bout deParis, tout près des fortifications… entre la porte d’Auteuil et laporte de Gentilly… dans un quartier à peu près désert…

–&|160;Et ce jardin où je vous aivu&|160;?…

–&|160;C’est le parc de Montsouris. Cettemaison est bâtie de l’autre côté d’une rue qui borde le parc et quis’appelle la rue Gazan… je viens de lire le nom de la rue en latraversant… la maison et l’enclos planté qui l’entoure sont àl’angle du boulevard Jourdan.

Ce nom impressionna un peu la comtesse.

Décidément, les maréchaux du premier empire nelui portaient pas bonheur.

Après le boulevard Bessières, le boulevardJourdan.

Mais cette dernière aventure sur un chemin deronde paraissait maintenant devoir mieux finir que celle dupavillon.

–&|160;Oserai-je, madame, vous demander à quiappartient cette immense propriété&|160;? interrogea à son tourLucien Croze.

–&|160;Je n’en sais rien, répondit madame dePommeuse. Comment le saurais-je, puisque je ne connais pas lesmisérables qui m’y ont conduite de force&|160;?

–&|160;Que voulaient-ils donc faire devous&|160;?

–&|160;M’y laisser mourir, je suppose… et sansvous, j’y serais morte…, car personne ne serait venu m’y chercher…mes domestiques ignorent où je suis.

L’explication était très incomplète etcependant Lucien s’abstint d’insister.

La comtesse devina qu’il la soupçonnait de nepas dire la vérité&|160;; elle pensa que ce n’était pas encore lemoment de la dire tout entière, et elle reprit vivement&|160;:

–&|160;Mais, vous, monsieur, comment voustrouviez-vous dans ce quartier… si éloigné du vôtre&|160;?

–&|160;J’y suis venu voir le directeur d’unetannerie qui devait me prendre comme caissier&|160;; quand je mesuis présenté, la place était donnée.

–&|160;Et, alors&|160;?…

–&|160;Alors, je suis entré machinalement dansce parc de Montsouris… pour me reposer… j’étais las… j’étaisdécouragé…

–&|160;Vous y êtes entré pour vous tuer.

–&|160;Me tuer&|160;?… répéta en rougissantLucien&|160;; non, madame… je vous jure que non.

–&|160;Ne niez pas. Je vous ai vu… prendre unrevolver… le diriger contre votre front… heureusement, vous n’avezpas tiré.

–&|160;Parce que je me suis aperçu à cemoment-là que vous me regardiez… et je ne regrette pas de m’êtrearrêté puisque j’ai pu vous délivrer.

–&|160;Pourquoi vouliez-vous mourir&|160;?

Lucien ne répondit pas.

–&|160;Ce n’est pas, je suppose, parce quevous avez perdu l’emploi que vous occupiez chez ce banquier, repritmadame de Pommeuse, en regardant le frère d’Odette.

–&|160;J’avais oublié que vous saviez cela,murmura tristement Lucien.

–&|160;Oui, je le sais… et je sais aussi quecet homme vous a indignement calomnié…

–&|160;En m’accusant de l’avoir volé… c’estune infamie qu’il a commise, mais la calomnie a fait son chemin… jem’en aperçois tous les jours… On ne veut de moi nulle part… Cematin encore, on m’a fait comprendre qu’un caissier renvoyé n’aplus rien à attendre… Cette dernière humiliation m’a désespéré… Lamesure était comble… Je ne me suis plus senti le courage desupporter la vie.

–&|160;Comment n’avez-vous pas pensé que vousaviez une sœur… et une amie, ajouta la comtesse en tendant la mainà son sauveur.

Lucien pâlit, mais il ne la prit pas, cettemain qu’il aurait dû baiser avec transport.

Cette fois, madame de Pommeuse comprit tout àfait. Elle n’avait revu ni le frère, ni la sœur, depuis le jourfuneste où le sous-chef de la sûreté l’avait interrogée devant eux,dans l’atelier de la rue des Dames. Maxime de Chalandrey lui avaitpromis de leur apprendre pourquoi elle était allée au boulevardBessières. Elle devinait maintenant que Maxime n’avait pas tenu sapromesse et que Lucien en était encore à croire qu’elle avait unamant.

L’erreur où Maxime l’avait laissé expliquaitson attitude présente et peut-être aussi son dégoût de la vie.

Il voulait se tuer, parce qu’il aimait madamede Pommeuse, qui était la maîtresse d’un autre.

Les larmes vinrent aux yeux de lacomtesse.

Comment détromper cet homme qu’elle adorait,comment se justifier dans cette maison où il venait de la trouveret où il pouvait croire qu’un nouveau rendez-vous l’avaitamenée&|160;?

Elle n’essaya même pas. Il lui en aurait tropcoûté de parler de Tévenec, ancien associé de son père dans desœuvres de malfaisance.

Il lui en aurait plus coûté encore de parlerde son frère, condamné par contumace.

Et la place eût été mal choisie pour raconterl’histoire de sa vie.

Elle ne s’était déjà que trop attardée dans cerepaire où on l’avait attirée et où ceux qui lui avaient tendu cepiège pouvaient reparaître d’un instant à l’autre.

–&|160;Je vais la voir, votre sœur,reprit-elle avec émotion. Vous allez m’accompagner chez elle.Dois-je lui dire que vous êtes résolu à mourir&|160;?

–&|160;Non… je vous en supplie…

–&|160;Eh&|160;! bien, jurez-moi que vous nevous tuerez pas.

Il y eut un silence.

Lucien ne se pressait pas de prêter le sermentqu’exigeait de lui la comtesse.

–&|160;Ne me forcez pas à briser le cœur d’unepauvre enfant qui n’a rien à se reprocher, elle, insista madame dePommeuse.

–&|160;Soit&|160;! répondit enfin LucienCroze&|160;; je vivrai pour Odette.

Il est des inflexions de voix qui soulignentun mot et lui donnent une signification particulière.

En appuyant sur le mot «&|160;elle&|160;», lacomtesse semblait dire&|160;: «&|160;votre sœur estirréprochable&|160;; moi je ne le suis pas.&|160;»

En ajoutant à sa réponse les deux mots&|160;:«&|160;pour Odette&|160;» Lucien sous-entendait évidemment&|160;:«&|160;mais ce n’est pas à cause de vous que je consens àvivre.&|160;»

Chacun d’eux comprit et se tut.

La situation eût été embarrassante, si elleeût été moins tendue. Mais ils avaient tous deux la même pensée quiétait de sortir de la maison le plus tôt possible et, par un accordtacite, ils coupèrent court à un dialogue qui menaçait de dégénéreren discussion pénible.

Ce fut Lucien qui parla le premier.

–&|160;Madame, dit-il en s’efforçant decomprimer son émotion, je suppose qu’il vous tarde de rentrer chezvous. Je ne vous propose pas de vous y accompagner, mais vous mepermettrez, je l’espère, de partir d’ici avec vous, et de ne pasvous quitter jusqu’à ce que vous ayez trouvé une voiture.

–&|160;J’allais vous le demander, murmura lacomtesse. J’avoue que je n’oserais pas sortir seule. Je m’imagine…à tort peut-être… que cette maison n’est pas aussi abandonnéequ’elle en a l’air… qu’on me guette et que, si je tentais de fuir,je serais attaquée.

–&|160;Près de vous, je n’aurai plus cettecrainte.

–&|160;Crainte mal fondée, je vous l’affirme.Si la maison était gardée, on ne m’aurait pas laissé passer… jen’aurais même pas pu y entrer, tandis que j’ai trouvé ouvertestoutes les portes… excepté celle de ce salon qu’on avait fermée endehors… sans retirer la clef.

–&|160;Je ne m’explique pas plus que vous cedéfaut de précaution… à moins que ce ne soit une ruse… dont jen’aperçois pas le but. Ce qui me ferait croire que cette négligenceapparente cache un nouveau piège, c’est que, deux heures avantvous, un homme est entré ici et m’a offert de m’emmener.

–&|160;Ah&|160;! un homme&|160;?

–&|160;Oui, un homme que je ne connais pas etqui m’a proposé de me mettre en liberté à certaines conditions quej’ai refusé d’accepter… et il devait savoir d’avance que je ne m’ysoumettrais pas. Pourquoi a-t-il joué cette comédie&|160;? Je nepeux pas le deviner&|160;; mais, certainement, il a un plan etc’est avec intention qu’en me quittant il n’a pas fait ce qu’ilfallait pour empêcher qu’on entrât ici.

–&|160;Quoi qu’il en soit, je pense qu’il esttemps de partir, puisque le chemin est libre.

–&|160;Je suis prête à vous suivre.

–&|160;Alors, venez, madame.

Au lieu d’avancer, madame de Pommeuse serapprocha de la fenêtre qui était restée ouverte.

–&|160;C’est singulier, murmura-t-elle, j’aicru entendre marcher et parler dans le parc.

–&|160;Vous vous trompez, sans doute, ditfroidement Lucien&|160;; mais je vais m’assurer qu’il n’y apersonne.

Et il arriva à la fenêtre avant lacomtesse.

Il regarda et, à son grand étonnement, il vitquatre individus, assez mal habillés, qui suivaient l’allée qu’ilavait traversée en arrivant.

Ces gens rasaient le mur et ils allaient, nonpas côte à côte, mais à la file indienne.

Madame de Pommeuse, qui avait vite rejointLucien Croze, les vit aussi et en regardant d’un autre côté, elleen aperçut quatre ou cinq autres qui dépassèrent presque aussitôtl’angle de la maison et disparurent.

Elle se retira vivement de la croisée, etLucien se retira aussi.

–&|160;Les voilà&|160;! murmura-t-elle. Ils sesont partagés en deux groupes… les uns vont faire le guet en bas,pendant que les autres nous égorgeront ici…

Lucien commençait à le croire, mais il neperdit point la tête.

Il courut à la porte et poussa le verrou,comme l’avait fait l’envoyé de M.&|160;Tévenec.

–&|160;Maintenant, ils n’entreront pas sans mapermission, dit-il résolument… et s’ils enfoncent cette porte, ilspasseront sur mon corps avant de porter la main sur vous.

»&|160;Je les recevrai à coup de revolver,ajouta Lucien Croze en tirant de sa poche l’arme dont il avaitfailli se servir pour se brûler la cervelle.

Il était superbe, ainsi, faisant face à laporte, le revolver au poing.

Le danger l’avait transfiguré. Sa physionomiedouce et calme avait pris une expression d’énergie presque sauvage.Ses yeux étincelaient et menaçaient, ses yeux bleus dont le regardétait si tendre.

–&|160;Je mourrai avec vous, s’écria lacomtesse, en se serrant contre lui.

Ils faisaient tableau, comme on ditau théâtre.

Autour d’eux le silence était profond.

Sans doute, les scélérats qui venaient pour enfinir avec la comtesse ne voulaient agir qu’à coup sûr, et, avantde monter, ils prenaient leurs mesures pour qu’on ne vînt pasdéranger leurs opérations.

Ils cernaient la maison et ils plaçaient dessentinelles à toutes les portes.

Lucien aurait pu s’étonner que ces genseussent l’audace de se rassembler ainsi pour commettre, en pleinjour, un crime qu’un seul homme aurait perpétré facilement, lanuit, en se glissant près de madame de Pommeuse endormie.

C’était bon dans les premières années duDirectoire où les brigands opéraient en bande et ouvertement.

En cet heureux temps, on égorgea un beau soirquinze personnes, maîtres et domestiques, au château deChoisy-le-Roi, dans la banlieue de Paris.

Mais ces expéditions sont impossibles en l’ande grâce 1887&|160;; et, par le temps qui court, les brigandsn’opèrent plus qu’individuellement.

Ni Lucien ni la comtesse n’avaient fait cetteréflexion si simple. Ils étaient tous les deux dans un étatd’esprit qui ne leur permettait pas de raisonner. Et ce n’était pasla peur qui les troublait, puisqu’ils étaient résignés àmourir&|160;; c’était la douleur de se quitter pour toujours sanss’être dit qu’ils s’aimaient.

–&|160;J’ai une grâce à vous demander, dit lacomtesse d’un ton saccadé.

–&|160;Une grâce&|160;! vous&|160;!

–&|160;Oui… je voudrais… vous m’avezsoupçonnée et le temps me manque pour vous prouver que je n’ai rienà me reprocher… les minutes qui nous restent à vivre sont comptées…je voudrais entendre de votre bouche un mot… non pas de pardon… jen’ai rien à me faire pardonner… je voudrais être sûre que vous neme croyez plus coupable… il me serait trop cruel de quitter la viesans emporter la certitude que vous me croyez encore digne de vous…de votre amour, ajouta madame de Pommeuse, en appuyant son frontsur l’épaule de Lucien, qui s’écria&|160;:

–&|160;Vous m’aimez donc&|160;?

–&|160;Ne l’aviez-vous pas deviné&|160;?

–&|160;Non… et l’eussé-je deviné, je ne vousaurais jamais dit que je vous aimais… je puis vous le diremaintenant, puisque nous allons mourir ensemble… oui, je vous aimedepuis le jour où je vous ai vue pour la première fois… j’étaisfou… j’ai tout fait pour arracher de mon cœur cet amour insensé…c’est parce que je désespérais d’y parvenir que je voulais metuer.

–&|160;Je le savais… quand je vous ai vuapprocher de votre front le canon de ce revolver, j’ai compris etj’aurais voulu vous crier&|160;: vivez&|160;!… vivez pour moi quimourrais de douleur, si je perdais le seul homme que j’aieaimé.

Lucien n’y tint plus. Il ouvrit ses bras àOctavie de Pommeuse et la serra contre son cœur. Ils échangèrent unbaiser – le premier – et ils oublièrent un instant que le mondeexistait, et que la mort approchait.

Cet aveu in-extremis n’avait pascoûté à la pauvre comtesse. Elle se croyait perdue et elle nesongeait guère à l’avenir.

Lucien non plus. Il goûtait enfin le bonheurd’être aimé. Que lui importait de mourir dans un pareilmoment&|160;?

C’était la situation du quatrième acte desHuguenots et il aurait pu chanter comme Raoul àValentine&|160;:

Vienne la mort, puisqu’à tes pieds je puis l’attendre.

Mais la mort ne venait pas et, attendu que lesublime confine quelquefois au ridicule, les deux amants n’allaientpeut-être pas tarder à s’apercevoir qu’ils dramatisaient un peutrop leur aventure et que leur cas différait sensiblement de celuique Meyerbeer a mis en musique.

Il y manquait, jusqu’à présent, lesmassacreurs, et la scène n’avait aucune analogie avec celles qui sejouèrent à Paris, la nuit de la Saint-Barthélemy.

Ils n’entendaient ni coups de fusil, ni crisde détresse. Il leur sembla pourtant qu’on montait l’escalier. Desbruits arrivèrent jusqu’à eux&|160;; un bruit de pas et d’autresbruits moins distincts&|160;: des rumeurs confuses, comme il s’endégage d’une troupe en marche.

–&|160;Ils viennent, dit Octavie.

Et elle essaya de se placer entre la porte etLucien.

Il l’écarta doucement et, armant son revolver,il se prépara à recevoir l’ennemi.

Bientôt, les bruits s’accentuèrent. Les pass’étaient arrêtés sur l’escalier. Maintenant on entendait desvoix&|160;; une surtout qui dominait les autres, une voix decommandement.

Ces singuliers assassins procédaientrégulièrement&|160;; presque militairement, puisqu’ils obéissaientaux ordres d’un chef.

Ce chef était-il Tévenec&|160;? madame dePommeuse ne le crut pas un seul instant. Tévenec n’était pas hommeà diriger en personne un coup de force.

Les voix se turent&|160;; la clé restée àl’extérieur tourna dans la serrure et on essaya d’ouvrir.

La porte, assujettie en dedans par un grosverrou, plia sous la poussée, mais elle résista, car elle étaitsolide et même à coups de pied ou à coups de bûche, on ne l’auraitpas enfoncée facilement.

Si le salon avait eu une autre issue, lesamants auraient eu tout le temps de fuir.

Mais ils étaient pris dans une souricière, etla fuite était aussi impossible que la résistance.

Lucien, prêt à faire feu, s’attendait à voirbientôt s’abattre ou voler en éclats la porte protectrice, enfoncéeou brisée par les assaillants.

Rien de pareil n’arriva.

Une voix s’éleva, la voix du chef quicria&|160;:

–&|160;Ouvrez, au nom de la loi&|160;!

C’est la formule consacrée qu’emploient lesmagistrats, dans l’exercice de leurs fonctions, pour se fairelivrer l’entrée d’un domicile particulier.

Et cette formule, les amants ne s’attendaientguère à l’entendre dans un pareil moment.

Comment des brigands osaient-ils s’enservir&|160;? Faisaient-ils comme le loup du conte de Perrault, celoup qui cherchait à imiter la voix de la mère-grand pour croquerle petit Chaperon-Rouge&|160;?

–&|160;N’ouvrez pas… c’est une ruse de cesmisérables, dit tout bas la comtesse.

Lucien hésitait. Il se disait&|160;:

–&|160;À quoi bon prolonger une situationdésespérée&|160;? Mieux vaut tenter une sortie que d’attendrel’assaut, puisque je ne suis pas en mesure de le repousser&|160;;seul contre dix peut-être, je ne pourrais pas me défendre, s’ils sejettent sur moi… tandis que, si je me précipitais dans l’escalier,après avoir ouvert brusquement cette porte, j’aurais quelque chanced’échapper… et une fois que je serais dans la rue, ils n’oseraientpas m’y poursuivre.

Lucien oubliait que madame de Pommeuse nepourrait pas fuir, mais cet instant d’oubli fut très court.

–&|160;Non, murmura-t-il, je mourrai avecelle.

Il la regarda et il lut dans ses yeux qu’ellene faiblissait pas.

Alors, il conçut un projet hardi dontl’exécution ne lui parut pas absolument impraticable.

Ce projet consistait à livrer passage auxbandits après s’être placé de façon à être caché par le battant dela porte quand ils l’ouvriraient. Ils entreraient tous à la fois etil tirerait, comme on dit, dans le tas. Ils n’étaient peut-être passi nombreux qu’il le croyait et son revolver était à six coups.Lucien pouvait espérer d’abattre ces bandits les uns après lesautres, avant qu’ils eussent le temps de se retourner contrelui.

Mais il fallait d’abord mettre la comtesse àl’abri du premier choc.

Il la prit par le bras, l’attira dans un angledu salon et lui dit à l’oreille&|160;:

–&|160;Ne bougez pas et laissez-moi faire.

Puis, revenant à la porte, il mettait la mainsur le verrou, lorsque la voix, la terrible voix cria encore unefois&|160;:

–&|160;Ouvrez au nom de la loi&|160;!… ou jevais faire enfoncer la porte&|160;!… j’en ai le droit… je suisporteur d’un mandat d’amener.

Madame de Pommeuse tressaillit. Il luisemblait la reconnaître, cette voix, pour l’avoir déjà entenduedans une circonstance qu’elle ne pouvait pas oublier.

–&|160;C’est bien, entrez&|160;! dit très hautLucien, en tirant le verrou.

En même temps, il levait son revolver àhauteur d’homme&|160;; il n’avait plus qu’à presser la détente pourtuer le premier qui se montrerait.

Mais il était écrit qu’il ne tuerait personnece jour-là.

Madame de Pommeuse lui saisit le bras et lecoup ne partit pas, fort heureusement, car si la comtesse n’eût pasarrêté Lucien, il se serait mis sur la conscience un meurtreinutile et il lui en aurait coûté cher.

L’homme qui entra, l’homme dont elle avaitreconnu la voix de basse profonde, c’était le sous-chef de lasûreté, c’était M.&|160;Pigache qui l’avait interrogée, rue desDames, en présence de Lucien, d’Odette et de Maxime.

Et pour que nul n’ignorât sa qualité,M.&|160;Pigache portait, sous son pardessus ouvert, une écharpetricolore, insigne de sa fonction.

Lucien, qui le reconnut, n’en pouvait croireses yeux et il se sentait tout honteux de s’être si lourdementtrompé, en prenant pour des vérités des chimères enfantées parl’imagination de la comtesse.

Il s’attendait à être attaqué par des banditset il se trouvait subitement face à face avec un haut policier quile tenait déjà pour un suspect, depuis leur première et uniqueentrevue dans l’atelier d’Odette.

Lucien ne se réjouissait pas de ce changementà vue, et il aurait presque autant aimé avoir à faire à uneescouade de coquins qu’à ce commissaire, froid et sagace, qui seprésentait au nom de la loi avec quatre agents prêts à lui prêtermain forte.

Madame de Pommeuse n’était assurément pasfâchée d’avoir évité le sort que lui réservaient ses pires ennemis,Tévenec et ses complices, mais elle n’était pas non plus trèsrassurée.

Et le plus étonné des trois, c’était encoreM.&|160;Pigache, car il ne s’attendait guère à trouver dans lamaison de la rue de Gazan ses anciennes connaissances de la rue desDames.

–&|160;Que faites-vous ici, madame&|160;?demanda-t-il d’un ton qui n’annonçait rien de bon.

–&|160;On m’y a attirée, balbutia la comtesse,et on m’y a enfermée. J’y étais prisonnière. Vous venez de medélivrer.

–&|160;Prisonnière&|160;! allons donc&|160;!…toutes les portes étaient ouvertes… excepté celle-ci que vous aviezbarricadée en dedans.

–&|160;Pourquoi donc avez-vous tant tardé àm’ouvrir&|160;?

–&|160;Parce que je croyais qu’on venaitm’assassiner.

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! voilà du nouveau,ricana M.&|160;Pigache.

»&|160;Et qui donc, s’il vous plaît, veut vousassassiner&|160;?

–&|160;Les misérables qui m’ont amenée ici…après m’avoir tendu un piège infernal.

–&|160;Je ne sais pas ce que c’est qu’un piègeinfernal… Ce sont là des mots vagues… expliquez-vous nettement.

–&|160;Hier, à la tombée de la nuit, uncommissionnaire s’est présenté chez moi, avenue Marceau. Il venait,disait-il, de la part d’une pauvre femme qui a été ma nourrice etqui habite rue du Rocher… elle était mourante et elle voulait mevoir, affirmait cet homme… je l’ai suivi… il m’a fait monter dansune voiture, et il m’y a enfermée… les portières étaientcadenassées, les glaces étaient de bois… je n’ai rien vu pendant letrajet… on m’a fait descendre sous une voûte et monter un escalier…puis on m’a poussée dans ce salon et on m’y a laissée…

–&|160;Vous avez beaucoup d’imagination,madame, dit ironiquement le sous-chef de la sûreté. Vous pourriezécrire des romans d’aventures.

–&|160;Ce n’est pas un roman que je vousraconte, monsieur, c’est la vérité.

–&|160;Alors, on vous a enlevée… pour leplaisir de vous enlever, puisqu’on ne vous a fait aucun mal.

–&|160;On m’en aurait fait si vous n’étiez pasvenu.

–&|160;Ah&|160;! oui… les assassins que vousattendiez tout à l’heure.

Le ton railleur que prenait M.&|160;Pigacheindiquait assez qu’il ne croyait pas un mot du récit de lacomtesse.

Elle ne se sentait pas le courage d’essayer dele convaincre.

–&|160;Alors, reprit M.&|160;Pigache, vous nesavez pas du tout où vous êtes, ici&|160;?

–&|160;Je sais que je suis tout près du parcde Montsouris.

–&|160;Comment le savez-vous, s’il est vraique vous n’ayez pas pu vous rendre compte du chemin que vous avezparcouru depuis l’avenue Marceau&|160;?

–&|160;De cette fenêtre on le voit, ceparc.

–&|160;On voit… une butte… mais on n’y a pasmis d’écriteau. Je m’étonne que vous ayez deviné le nom…

–&|160;Je ne l’ai pas deviné… c’est monsieurqui me l’a appris.

–&|160;Ah&|160;!… très bien&|160;!…j’interrogerai monsieur tout à l’heure. En attendant, veuillezrépondre à une autre question.

»&|160;Savez-vous à qui appartient la maisonoù vous êtes en ce moment, et où vous prétendez qu’on vous aséquestrée.

–&|160;Je l’ignore absolument.

–&|160;C’est singulier. J’aurais cru…

–&|160;Quoi donc, monsieur&|160;? demanda lacomtesse que cet interrogatoire plein de réticences commençait àimpatienter.

–&|160;Je vous répondrai quand j’auraiinterrogé monsieur, dit d’un air rogue le sous-chef de lasûreté.

Puis, s’adressant à Lucien&|160;:

–&|160;Vous êtes M.&|160;Croze et vous habitezavec votre sœur, rue des Dames, 15, à Batignolles… c’est là que jevous ai vu, il y a huit jours.

–&|160;Oui, monsieur.

–&|160;Vous avez été caissier chezM.&|160;Sylvain Maubert, banquier, rue desPetites-Écuries&|160;?

–&|160;Oui, monsieur.

–&|160;Pourquoi ne l’êtes-vous plus&|160;?

–&|160;Parce que M.&|160;Maubert m’a congédiéen m’accusant d’un détournement que je n’ai pas commis… il le saitfort bien… et la preuve, c’est qu’il n’a pas osé porter plainte.M.&|160;Maubert voulait à tout prix se débarrasser de moi et, pouren venir à ses fins, il n’a pas reculé devant une mauvaiseaction.

Ce fut dit d’un ton si ferme et si net queM.&|160;Pigache, impressionné, s’abstint d’insister.

–&|160;Je n’ai pas à m’occuper de la conduitede ce monsieur, dit-il après un court silence. S’il vous acalomnié, c’est vous qui auriez le droit de porter plainte, mais,je vous le répète, je n’ai pas qualité pour le juger.

»&|160;Ce que je veux savoir, c’est pourquoivous êtes ici. Vous n’y êtes pas venu avec madame, jesuppose&|160;?

–&|160;Non, monsieur. J’y suis venu seul et demon plein gré.

–&|160;À la bonne heure&|160;!… vousn’inventez pas d’histoires, vous… alors, on ne vous a pas enlevé,vous aussi&|160;?

–&|160;Non, monsieur, répliqua vivementLucien. Mais madame vous a dit la vérité, comme je vais vous ladire.

–&|160;Dites-la.

–&|160;Je cherche un emploi, depuis queM.&|160;Maubert m’a renvoyé injustement. On m’en avait indiqué undans le quartier des Gobelins.

»&|160;Je me suis présenté, ce matin…inutilement… et en revenant à pied, je suis entré dans le parc deMontsouris, pour me reposer. Je suis monté sur la butte qu’on voitd’ici, je me suis assis sur un banc et en regardant autour de moi,j’ai aperçu à la fenêtre du salon où nous sommes une femme quim’appelait en agitant un mouchoir.

–&|160;Bon&|160;! vous avez dû lareconnaître&|160;?

–&|160;Non, j’étais trop loin… mais j’aicompris qu’elle demandait du secours et je suis venu immédiatement.Avant de descendre, j’avais bien remarqué la maison et cependantj’ai eu quelque peine à la retrouver, parce qu’elle est entouréed’arbres et de murs qui la cachent aux passants de la rueGazan.

–&|160;Oui, le propriétaire avait ses raisonspour la masquer. Continuez, monsieur. Comment êtes-vousentré&|160;?

–&|160;Par une petite porte qui donne sur larue.

–&|160;Elle n’était donc pas fermée&|160;?

–&|160;Pas à clé, non, monsieur. Je n’ai euqu’à tourner le bouton.

»&|160;Je me suis trouvé dans une cour plantéeque j’ai traversée pour gagner le perron de la maison. Là, il y a,comme vous savez, une autre porte qui n’était pas plus fermée quel’autre. Je suis entré, très étonné de ne rencontrer aucundomestique, et j’ai monté l’escalier. J’avais calculé que lafenêtre d’où on m’avait fait des signaux devait être au troisièmeétage… Je ne m’étais pas trompé.

–&|160;Et sans doute la porte de ce salonétait ouverte… comme les deux autres&|160;?

–&|160;Non, monsieur. Elle était fermée endehors, mais on avait laissé la clé. J’ai frappé… on ne m’a pasrépondu.

–&|160;Mais madame n’a pas mis leverrou&|160;?

–&|160;Non. Elle m’avait appelé de la fenêtreet elle savait qu’elle n’avait rien à craindre de l’homme quiarrivait à son secours.

–&|160;D’autant qu’elle vous avait reconnu deloin, je pense…

–&|160;Pas plus que je ne l’avais reconnue…elle a été aussi surprise de me voir que je l’ai été de la trouverlà.

–&|160;Et vous vous êtes expliqués. Que vousa-t-elle dit&|160;?

–&|160;Exactement ce qu’elle vient de vousdire. Elle a été amenée ici malgré elle&|160;; on l’y a enfermée etelle aurait pu y mourir de faim, si le hasard ne m’y eût amené… unhasard providentiel, puisque j’ai pu la délivrer.

–&|160;Comment, la délivrer&|160;!… vous êtesrestés ici, tous les deux, au lieu de vous hâter de fuir, et votrepremier soin a été de mettre le verrou&|160;!… vous craigniez sansdoute d’être dérangés.

–&|160;Non, monsieur, répondit en rougissantmadame de Pommeuse&|160;; je craignais d’être attaquée…

–&|160;Ah&|160;! oui… par les gens qui vousont enlevée… je n’y pensais plus à ces singuliers bandits quin’hésitent pas à commettre un rapt… crime prévu par le code pénal…et cela, pour l’unique plaisir de vous faire une niche en vousinfligeant vingt-quatre heures d’arrêts forcés… et même moins,puisqu’il n’est pas encore midi et que vous êtes arrivée seulementhier soir, à la nuit tombante.

–&|160;Ils avaient d’autres desseins…

–&|160;Lesquels&|160;? Ils ne vous ont nituée, ni volée, ni violentée. Que prétendaient-ils donc faire devous&|160;?

–&|160;Je ne sais.

–&|160;Supposez-vous qu’ils avaient formé leprojet de vous extorquer une signature dont ils se seraient servispour se procurer de l’argent… ou pour vous dépouiller de votrefortune&|160;?

Cette fois, M.&|160;Pigache avait touché justeet il ne s’en doutait pas, car en ce moment, il plaidait, comme ondit, le faux pour savoir le vrai.

Pour le renseigner sur les intentions réellesde ses persécuteurs, madame de Pommeuse n’aurait eu qu’à luiraconter la visite de l’envoyé de M.&|160;Tévenec, mais cettevisite se rattachait à une situation qu’elle tenait à laisser dansl’ombre.

Elle s’était abstenue d’en parler à LucienCroze, pendant qu’elle était seule avec lui. À plus forte raison,n’en voulait-elle pas parler à ce policier inquisiteur quiévidemment cherchait à la prendre en faute et qui en savaitpeut-être plus long qu’il n’en disait.

Elle résolut même d’essayer de couper court àdes questions multipliées qui la mettaient sur des épines.

–&|160;Monsieur, dit-elle, j’ai répondu commej’ai pu à tout ce que vous m’avez demandé. Ne m’en demandez pasdavantage. Vous ne pouvez pas exiger de moi que je vous apprenne ceque j’ignore moi-même. Les misérables qui m’ont amenée ici n’ontpas fait cela sans motif, mais ils ne m’ont pas confié leursprojets et je ne les ai pas pénétrés.

»&|160;Vous serez sans doute plus habile quemoi. Vous parviendrez à arrêter ces lâches coquins et vous leurarracherez leurs secrets.

»&|160;C’est mon plus cher désir… mais je nepuis rien pour vous seconder.

–&|160;Et monsieur ne peut rien non plus,n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Monsieur a été mêlé accidentellement àcette malheureuse affaire… il en sait encore moins que moi.

–&|160;Il sait cependant que vous avez étéimpliquée dans une autre affaire… beaucoup plus grave que celle-ci…puisqu’il était là quand vous avez été reconnue, chez lui, par lecocher de fiacre qui vous avait conduite au boulevardBessières.

–&|160;C’est vrai,… mais quel rapport y a-t-ilentre cette histoire, déjà vieille de huit jours, et l’enlèvementdont j’ai été victime&|160;?

Madame de Pommeuse payait d’audace enrépondant de la sorte, mais elle n’avait pas pu s’empêcher de pâliren entendant cette allusion à la scène qui lui avait fait perdrepour un temps la confiance de Lucien.

Elle tremblait que M.&|160;Pigache n’allâtplus loin et que, mieux renseigné depuis sa première entrevue avecelle, il n’entrât dans de nouveaux détails sur le voyage auxfortifications et sur le crime du pavillon.

Il ne se pressait pas de continuer et lacomtesse eut l’intuition qu’il se préparait à frapper un grandcoup.

Depuis le commencement de cet entretien àtrois, les agents, qui étaient entrés dans le salon avec Pigache,se tenaient à distance respectueuse de leur chef et ne sepermettaient pas de prendre part à la conversation, mais ilsavaient des oreilles et ils ne perdaient pas un mot dudialogue.

–&|160;Sortez, vous autres, leur ditM.&|160;Pigache, mais restez sur le palier. Je vous appelleraiquand j’aurai besoin de vous.

Ils obéirent comme un seul homme et dès qu’ilsfurent dehors, le policier dit à madame de Pommeuse&|160;:

–&|160;Vous ne vous doutez pas de ce que jeviens faire ici&|160;?

–&|160;Non, monsieur, je vois bien que vosfonctions vous y ont appelé… mais j’ignore pourquoi.

–&|160;Pour l’affaire du boulevardBessières.

–&|160;Comment&|160;!… à l’autre extrémité deParis&|160;!

–&|160;Mon Dieu, oui… et c’est bien simple. Jene vous apprends pas que les assassins du pavillon font partied’une bande parfaitement organisée… tous les journaux l’ont dit etrépété à satiété…

–&|160;J’ai lu cela, en effet…

–&|160;Les journaux ont parlé aussi de lagalerie souterraine dont ces coquins se servaient autrefois pourfrauder l’octroi de Paris. Mais ils n’ont pas dit qu’ils avaientdepuis longtemps abandonné l’usage de ce chemin et qu’ils enavaient creusé un autre sous les fortifications entre la ported’Arcueil et la porte de Gentilly.

»&|160;À la Préfecture, nous supposions qu’ilexistait, mais nous n’en étions pas sûrs et nous ne savions pas oùil se trouvait.

»&|160;Nous le savons depuis une heure. Ilaboutit sous cette maison. Quelques-uns des agents que j’ai amenéssont occupés en ce moment à en déblayer l’entrée. Moi, j’espéraissurprendre ici un des gros bonnets de la bande… je n’y ai trouvéque vous, madame… et vous, monsieur.

–&|160;Vous ne nous soupçonnez pas, j’espère,de faire la fraude, dit la comtesse en s’efforçant de sourire.

–&|160;Non, madame. Seulement, je tiens à vousapprendre le nom du propriétaire de cette succursale du pavillon dela porte de Clichy.

»&|160;Cet homme s’appelle Jean Tévenec.

La comtesse tressaillit, mais elle fit assezbonne contenance. Elle s’attendait à cette déclaration et elleétait presque préparée à y répondre, quoiqu’il lui en coûtâtbeaucoup de parler de ses affaires de famille devant LucienCroze.

–&|160;Vous devez le connaître&|160;? demandale policier.

–&|160;Oui, monsieur, répondit-elle sanshésiter.

–&|160;Eh&|160;! bien, je ne vous en fais pasmon compliment. C’est un coquin de la pire espèce.

–&|160;C’est aussi mon pire ennemi.

–&|160;Vraiment&|160;?… comment se fait-ildonc que je vous trouve dans sa maison&|160;?

–&|160;Je vous ai déjà dit que je n’y suis pasvenue de mon plein gré.

–&|160;Alors, vous supposez que c’est lui quivous a fait enlever, pour vous y amener&|160;?

–&|160;Je n’en doute pas.

–&|160;Voilà qui est inexplicable. Si c’étaitlui, il se serait montré.

–&|160;Je ne comprends pas plus que vouspourquoi il n’a pas paru, mais je vous répète que je ne l’ai pasvu.

–&|160;Ni lui, ni personne&|160;? interrogeale sous-chef de la sûreté en regardant fixement madame dePommeuse.

La question était posée de telle sorte que,pour y répondre, la comtesse n’avait d’autre alternative que dementir ou de raconter son entrevue avec le messager de Tévenec,qu’elle avait, jusqu’à ce moment, passé sous silence.

Elle se dit qu’au point où elle en était avecPigache et avec Lucien Croze, elle pouvait bien avouer tout.

Pigache savait que Tévenec avait été l’associéde feu Grelin et Lucien l’apprendrait tôt ou tard. Mieux valaitdonc parler franchement.

–&|160;Un homme s’est présenté ici cematin.

–&|160;Enfin&|160;! vous en convenez&|160;!qui était cet homme&|160;?

–&|160;Je ne le connais pas et il ne m’a pasdit son nom. Mais il venait de la part de M.&|160;Tévenec. Il nes’en est pas caché.

–&|160;Très bien. Que vous a-t-ildit&|160;?

–&|160;Il m’a proposé d’aller rejoindreM.&|160;Tévenec et de passer en Angleterre avec lui.

–&|160;Vous avez refusé&|160;!

–&|160;Oh&|160;! sans hésiter. Alors, il m’amenacée de mort…

–&|160;Menacée de mort, c’est vague.

–&|160;Il ne m’a pas dit comment celui quil’envoyait se déferait de moi, mais il m’a laissé entendre qu’on melaisserait mourir de faim dans cette maison.

–&|160;Ce n’était pas sérieux.

–&|160;Cela aurait pu arriver, siM.&|160;Croze n’était pas venu me délivrer.

–&|160;Si M.&|160;Croze n’était pas venu, jeserais venu, moi.

»&|160;Et cet homme devait le prévoir, car ilfait certainement partie de la bande, et ces gens-là savaient trèsbien que la police était sur leurs traces. La preuve, c’est queTévenec s’est mis à l’abri. Il est peut-être déjà hors deFrance.

–&|160;Je ne crois pas. Son envoyé m’a demandési je consentirais à partir avec lui. C’est donc qu’il est encore àParis. Mais je pense qu’il n’y restera pas longtemps.

–&|160;Je le crois aussi. Son représentant adû vous dire où il vous attendait.

–&|160;Il s’en est bien gardé. Il m’offrait deme conduire, en voiture, chez mon notaire, d’abord, qui m’auraitremis mes valeurs et mes titres de rente… il m’aurait menée ensuiteà la gare du Nord.

–&|160;Je comprends que vous n’ayez pasaccepté.

»&|160;Alors, c’est à votre fortune que ceTévenec en veut&|160;?

–&|160;À ma fortune et à ma personne. Il y adix ans qu’il rêve de m’épouser… malgré moi.

–&|160;Il doit y avoir renoncé, depuis qu’il avu son messager… car il l’a certainement revu… il l’attendaitpeut-être en bas dans une voiture.

–&|160;Je l’ai pensé.

–&|160;À quelle heure est parti d’ici l’hommequi vous a proposé de vous emmener&|160;?

–&|160;Je ne saurais vous le dire exactement,mais il y a déjà longtemps. Lorsqu’il est entré dans ce salon, ilfaisait à peine jour, et il n’est pas resté plus de vingt àvingt-cinq minutes.

–&|160;Et après son départ, qu’avez-vousfait&|160;?

–&|160;Je me suis mise à la fenêtre, et j’aiattendu longtemps… très longtemps… avant de voir arriverM.&|160;Croze dans le parc de Montsouris… je me rappelle qu’aumoment où je l’ai aperçu, je venais d’entendre une horloge sonneronze heures.

–&|160;Il est midi passé. Tévenec et soncomplice doivent être loin. Si la dénonciation anonyme étaitarrivée plus tôt à la Préfecture, nous les aurions pris tous lesdeux.

–&|160;Quoi&|160;! c’est ce matin seulementqu’on les a dénoncés&|160;!

–&|160;Oh&|160;! nous savions déjà que Tévenecétait un des chefs de l’association, mais nous ne savions pasencore où les fraudeurs avaient transporté le siège de leurindustrie. Nous l’avons appris, aujourd’hui, à dix heures et demie,par une lettre qui a été remise dans la rue, devant la Préfecture,à un gardien de la paix. Cette lettre, à moi adressée, contenaitdes indications précises sur la maison de la rue Gazan. Je n’ai pasperdu un seul instant pour m’y transporter, mais je suis arrivétrop tard. L’oiseau s’était envolé et j’ai trouvé ici ce que je necherchais pas.

–&|160;Je commence à comprendre, murmura lacomtesse.

–&|160;Que comprenez-vous&|160;? demandavivement M.&|160;Pigache.

Madame de Pommeuse répondit par une question àlaquelle ne s’attendait guère le sous-chef de la sûreté.

–&|160;Comment était l’homme qui a remis lalettre&|160;? Vous devez le savoir.

–&|160;Le gardien de la paix m’a dit qu’ilétait jeune et très bien habillé… un blond, de taille moyenne… avecune figure douce…

–&|160;C’est bien celui que j’ai vu cematin…

–&|160;Le complice de Tévenec&|160;?… allonsdonc&|160;!… il n’aurait pas dénoncé son patron.

–&|160;Il ne l’a dénoncé qu’après s’êtreassuré qu’ils n’avaient plus, ni l’un ni l’autre, à craindre d’êtrepris.

–&|160;Ça, c’est possible. Mais quel intérêtavaient-ils à désigner la maison où ils opéraient depuis dixans&|160;?

–&|160;C’est la vengeance dont ils m’avaientmenacée. Je m’explique maintenant pourquoi ils n’ont fermé à cléque la porte du salon qui me servait de prison. Ils savaient quevous viendriez. Ils espéraient que vous m’arrêteriez et que jepaierais pour eux.

–&|160;Hé&|160;! hé&|160;!… pas mal imaginé…si vous étiez des leurs… mais, ils doivent savoir que vous n’enêtes pas… que vous n’en avez même jamais été.

–&|160;Il leur suffisait que je fusse arrêtéeici. Cet homme, pour me décider à le suivre, m’a dit qu’on mesoupçonnait déjà et que j’allais être appelée devant le juged’instruction.

–&|160;Vous avez dû recevoir la citation.

–&|160;Non, monsieur. Si je l’avais reçue,j’aurais obéi immédiatement, car je n’ai rien à me reprocher.

–&|160;Au fait&|160;!… c’est ce matin qu’ellea dû être remise chez vous… et vous n’y étiez pas…

–&|160;Donc, elle ne m’est pas parvenue… maisje la tiens pour reçue et je me présenterai demain au magistrat quil’a lancée.

–&|160;Demain&|160;!… Pourquoi pasaujourd’hui&|160;?… pourquoi pas maintenant&|160;?… Il resteratoute la journée au Palais… Il attend dans son cabinet mon rapportsur l’expédition dont il m’a chargé… Je vais vous y conduire, dansson cabinet, quand j’aurai fini ici… et ce ne sera pas long,puisque Tévenec a décampé.

–&|160;Je suis prête à vous suivre, réponditla comtesse en regardant à la dérobée Lucien Croze qui écoutait,sans y prendre part, ce dialogue inquiétant.

–&|160;Vous savez sur quoi vous allez êtreinterrogée&|160;? demanda d’un ton bref le sous-chef de lasûreté.

–&|160;Sur mon voyage au boulevard Bessières,en compagnie de M.&|160;de&|160;Chalandrey. Je répondrai ce que jevous ai déjà répondu quand vous m’avez questionnée chezM.&|160;Croze.

–&|160;On vous parlera sans doute d’autrechose encore, mais cela regarde le juge d’instruction, et je n’airien à vous dire à ce sujet. Je reviens à Tévenec… vous persistez àsoutenir qu’en vous attirant ici il avait pour but de vous livrer àla justice&|160;?

–&|160;Au cas où je n’accepterais pas sespropositions, oui, monsieur, tout le prouve et son porte-parole mel’a dit très nettement.

–&|160;Tévenec croit donc que vous aveztrempé… directement ou indirectement… dans les crimes commis parl’association à laquelle il est affilié.

–&|160;Il sait parfaitement le contraire, maisil espère me nuire en m’impliquant dans une instruction criminelle.Il aurait préféré que je le suivisse à l’étranger où il aurait puimpunément me dépouiller de ce que je possède. Il n’y a pasréussi&|160;; il se venge. Et son plan était arrêté d’avance, carl’homme qu’il m’a envoyé a eu soin de m’apprendre que je venaisd’être citée devant le juge d’instruction. Il espérait que,redoutant la justice, je consentirais à partir.

–&|160;Il ne pouvait pas espérer cela, si,comme vous l’affirmez, il sait que vous n’avez rien à vousreprocher.

–&|160;Il pensait m’effrayer… je ne suisqu’une femme… j’aurais pu perdre la tête.

–&|160;Et vous ne l’avez pas perdue, je levois, mais je me demande comment ces coquins ont pu savoir que lejuge d’instruction vous a fait appeler.

–&|160;C’est ce que je ne me charge pas devous expliquer.

–&|160;Ils doivent avoir des intelligences auPalais de justice. Ils ont de l’argent, et avec de l’argent, onachète des subalternes. C’est une enquête à ouvrir et je vaissignaler le fait au juge qui a lancé la citation.

À ce moment, un agent entrouvrit la porte etannonça que ses camarades, ayant fini de visiter le rez-de-chausséede la maison, attendaient M.&|160;le commissaire pour lui rendrecompte du résultat de leurs recherches.

Pigache sortit pour entendre leur rapport,mais il eut soin de laisser la porte entrebâillée.

Madame de Pommeuse se rapprocha de Lucien etlui dit à demi-voix&|160;:

–&|160;Vous avez entendu… je suis soupçonnée,puisqu’un juge me fait appeler… je ne sais ce qu’il adviendra demoi… Vous êtes libre de ne pas me revoir… je vous rends votreparole…

–&|160;Vous savez bien que je vous aime,répondit Lucien. Il ne dépend pas de moi de ne plus vous aimer…alors même que vous seriez coupable.

–&|160;Vous verrez bientôt que je ne le suispas… et je puis tout braver, maintenant.

Elle n’eut pas le temps d’en dire davantage,car M.&|160;Pigache reparut. Le rapport avait été court.

–&|160;Mes hommes n’ont rien trouvé, dit-il.Je n’ai plus rien à faire ici.

»&|160;Venez, madame. On m’attend aupalais.

»&|160;Vous, monsieur, vous pouvez vousretirer. Je sais où vous prendre, quand j’aurai besoin de vous.

Et comme Lucien ne bougeait pas&|160;:

–&|160;Eh&|160;! bien&|160;!…Qu’attendez-vous&|160;? lui demanda sèchement le sous-chef de lasûreté.

–&|160;J’attends que vous partiez avec madame,répondit sans broncher Lucien Croze. Je ne veux pas la quitter.

–&|160;Parbleu&|160;! voilà qui est tropfort&|160;! s’écria M.&|160;Pigache. De quoi vousmêlez-vous&|160;?… savez-vous bien que si, au lieu de vouscongédier, je vous envoyais tout droit au dépôt de la Préfecture,je ne ferais que mon devoir.

–&|160;Faites-le.

–&|160;Vous prétendez que vous êtes entré ici,parce que madame vous a appelé par la fenêtre. Je ne suis pasobligé de vous croire. J’étais décidé à vous laisser en libertéjusqu’à nouvel ordre. Je puis revenir sur ma décision… et si voustenez à aller en prison, je n’ai qu’un mot à dire pour que vous ycouchiez ce soir.

–&|160;Dites-le.

La comtesse comprit que Lucien allait seperdre et qu’il était temps qu’elle intervînt.

–&|160;Monsieur, lui dit-elle, votre sœurs’inquièterait, si vous tardiez à rentrer. Je vous prie d’aller larassurer.

–&|160;À vous, madame, je vais obéir.

–&|160;C’est heureux, grommela Pigache.

–&|160;Vous savez qu’il faut que j’ailleaujourd’hui devant le juge d’instruction, reprit madame dePommeuse. Monsieur veut bien m’y conduire et je l’en remercie.Partez&|160;!… nous nous reverrons bientôt.

–&|160;Oui, partez, appuyaM.&|160;Pigache&|160;; et le plus tôt sera le mieux.

Lucien serra la main que lui tendait lacomtesse et sortit, escorté jusque sur le palier par le sous-chefde la sûreté qui donna à ses agents l’ordre de le laisser passer,et qui rentra en disant&|160;:

–&|160;Vous vous intéressez à ce garçon,n’est-ce pas, madame&|160;?

–&|160;Oui, monsieur, à lui et à sa sœur,répondit madame de Pommeuse assez étonnée de ce début.

–&|160;Sa sœur n’a rien à craindre, mais luin’a qu’à bien se tenir. Le parquet a eu vent de la soustractioncommise chez M.&|160;Sylvain Maubert, et votre protégé pourraitbien être interrogé… son ancien patron le sera certainement,demain, si ce n’est aujourd’hui, et s’il persiste dans sadéclaration, le jeune homme passera un mauvais quart d’heure, carson affaire n’est pas claire.

»&|160;Mais il ne s’agit pas de lui, en cemoment. Vous allez monter avec moi dans un fiacre qui va nousconduire au Palais de justice et vous raconterez votre histoire aujuge d’instruction.

–&|160;Je ne demande que cela.

–&|160;Je serai là et je dirai ce que j’ai vuici… tout ce que j’ai vu, mais rien de plus. Je ne vous suis pashostile et je souhaite que vous sortiez de là blanche commeneige.

–&|160;Je suis donc accusée&|160;?

–&|160;Pas encore, puisque vous avez été citéecomme témoin. Mais ce n’est pas sur votre présence dans la maisonoù je vous ai trouvée qu’on va vous interroger. Il sera question,accessoirement, de votre voyage à la rue Gazan, maisl’interrogatoire roulera surtout sur un autre voyage que vous avezfait… Volontairement, celui-là… votre voyage au boulevardBessières…

–&|160;Je vous ai dit la vérité, quand vousm’avez mise en présence du cocher qui m’a reconnue.

–&|160;Pardon&|160;! Vous n’avez rien dit dutout. C’est moi qui ai parlé tout le temps et c’est à peine si vousavez répondu à quelques-unes des questions que je vous posais. Il yavait là, du reste, un M.&|160;de&|160;Chalandrey, votre compagnonde voyage, qui se chargeait de répondre à votre place. J’ai bienvoulu ne pas insister, ce jour-là. J’avais deviné pourquoi vousvous taisiez sur le point le plus important qui était de savoir oùvous êtes allée, après avoir quitté ce M.&|160;de&|160;Chalandrey.Il y avait là trop de monde. Mais dans le cabinet du juged’instruction, il n’y aura personne. Vous pourrez parler comme auconfessionnal, sans avoir à craindre de vous brouiller avec vosamis, ou tout au moins de déchoir dans leur estime.

–&|160;Je… je ne comprends pas, balbutia lacomtesse, qui ne comprenait que trop l’allusion à la visite qu’elleaurait faite à un amant et à la présence de Lucien qui l’avaitempêchée d’en convenir.

–&|160;Dans votre intérêt, repritM.&|160;Pigache, sans relever cette protestation timide, je vousengage à être plus franche aujourd’hui. Mais j’empiète sur lesattributions de M.&|160;le juge qui vous fera comprendre, beaucoupmieux que moi, que le temps des réticences est passé. Maintenant,nous en savons plus long qu’il y a huit jours, sur le crime dupavillon… et pour vous encourager à être sincère, je prends sur moide vous dire qu’on ne vous accuse pas d’y avoir pris part. On nevous demandera que des renseignements.

»&|160;Maintenant, madame, veuillez mesuivre.

Madame de Pommeuse remit son chapeau et sonmanteau qu’elle avait ôtés, la veille, pour s’étendre sur la chaiselongue où elle avait passé une si mauvaise nuit.

Pigache eut la discrétion de la laisser seule,pendant qu’elle donnait devant une glace ce dernier coup de main àla toilette que les femmes ne négligent jamais, même dans lesgrandes crises de leur vie.

Il alla sur le palier renvoyer ses agents, etla comtesse put descendre l’escalier sans avoir à subir le contactdéplaisant de ces policiers inférieurs.

En bas, elle n’eut point à passer sous lavoûte dont la voiture cadenassée avait éveillé l’écho en arrivant,la nuit.

La maison de M.&|160;Tévenec avait sans doutedeux entrées.

Madame de Pommeuse reconnut l’allée plantéequ’elle dominait de la fenêtre où elle s’était accoudée lematin.

Le fiacre attendait dans la rue Gazan, devantune petite porte qui n’était pas celle par où la comtesse étaitentrée, la veille.

Un des agents était déjà grimpé sur le siège àcôté du cocher, mais les autres brillaient par leur absence.

Leur chef avait eu le bon goût de se passer deleur assistance pour conduire à travers Paris une femmeinoffensive.

Elle y monta la première et Pigache y pritplace à côté d’elle, le plus poliment du monde.

Elle était peu disposée à parler et iln’essaya point d’entamer une conversation.

Il avait dit tout ce qu’il avait à dire. Il lacroyait suffisamment préparée à faire des aveux et il ne voulaitpas gâter son ouvrage en revenant sur des avertissements, déjàdonnés et compris.

Le trajet fut donc à peu près silencieux, maisil fut long, car le fiacre n’allait pas vite et il y a loin du parcMontsouris à la Cité.

On arriva pourtant et le sous-chef de lasûreté, qui tenait à avoir des égards jusqu’au bout, eut soin defaire arrêter sur le quai des Orfèvres, au lieu d’entrer en voituredans la cour de la Sainte-Chapelle.

Il défendit même à l’agent de le suivre et ilconduisit seul madame de Pommeuse au cabinet du juge d’instruction,à travers des escaliers et des couloirs interminables où ils nerencontrèrent que des gardes de Paris escortant des prévenus sansimportance que la comtesse prit pour des plaideurs ou pour desavocats.

Elle n’avait jamais mis les pieds dansl’intérieur du redoutable édifice où fonctionne la justice et sonerreur était assez excusable, car il est souvent difficile dedistinguer, sur la mine, un honnête homme d’un coquin.

M.&|160;Pigache la fit entrer dans une espèced’antichambre, garnie de bancs scellés au mur, qui précédait lecabinet du juge d’instruction.

Elle est assez mal logée, la Justice, et lestémoins qu’elle mande par devant elle sont traités sans aucuneespèce de cérémonie. On ne leur offre ni chaises, ni fauteuils,pour attendre le bon plaisir du magistrat qui va lesinterroger.

Le sous-chef de la sûreté parla tout bas àl’huissier qui était de service dans cette salle étroite et revintdire à madame de Pommeuse&|160;:

–&|160;M.&|160;le juge d’instruction est allédéjeuner. Il va rentrer d’un instant à l’autre. Je vais lui laisserun mot sur son bureau pour le prévenir que vous êtes là et il vousfera appeler immédiatement. Je suis obligé de vous quitter pouraller au Parquet, mais je serai vite de retour et je compte vousretrouver ici.

–&|160;Croyez que j’y resterai jusqu’à ce quej’aie vu le juge, répondit la comtesse, avec un peu d’ironie et unpeu d’amertume. Il me tarde d’en finir.

Pigache revint à l’huissier, lui dit quelquesmots à l’oreille et se fit ouvrir la porte du cabinet où, à l’encroire, il n’y avait personne, en ce moment.

La comtesse eut l’idée qu’il mentait, qu’ilvoulait conférer tout à son aise avec le juge d’instruction etqu’il venait de recommander à l’huissier de ne pas la laisserpartir.

Peu importait à la pauvre Octavie. Elles’attendait à d’autres humiliations et elle était résignée à lessubir. Elle se consolait en pensant que Lucien l’aimait et qu’ellepourrait l’épouser, lorsque ce cauchemar judiciaire aurait prisfin.

Les façons très radoucies du sous-chef de lasûreté l’avaient presque rassurée et elle espérait en être quittepour un interrogatoire qu’elle ne redoutait pas, parce qu’elle sesentait forte de son innocence.

Elle n’avait pas de plan arrêté pour répondreaux questions embarrassantes que le juge allait lui poser. Elle sepromettait seulement d’accabler l’affreux Tévenec, d’avouer même,si elle s’y trouvait forcée, qu’elle avait partagé avec cemisérable les revenus d’une fortune mal acquise, dont elle ignoraitl’origine.

Pour le reste, Dieu l’inspirerait.

Elle alla, non sans répugnance, s’asseoir surune banquette, où beaucoup de gens qui ne la valaient pas avaientpris place avant elle et elle attendit.

La comtesse n’était pas là depuis cinqminutes, lorsqu’une femme entra comme un ouragan&|160;: une grossecommère, haute en couleur et en verbe, qui cria à l’huissier, enlui mettant un papier sous le nez&|160;:

–&|160;C’est-il ici, chez le juge qui m’aenvoyé ça&|160;?

–&|160;Oui, grommela le préposé à lasurveillance de la chambre des témoins. Pas tant de bruit, s’ilvous plaît&|160;! Asseyez-vous et tenez-vous tranquille. On vousappellera quand ce sera votre tour.

–&|160;Vous gardez le papier&|160;?… ah&|160;!oui, pour que le juge sache que je suis là.

–&|160;En voilà assez&|160;!… vous criez commesi vous étiez sur le carreau des halles.

–&|160;C’est bon&|160;!… vous fâchezpas&|160;!… on se tait.

Et la dondon se laissa tomber sur labanquette, non loin de madame de Pommeuse qui se reculavivement.

–&|160;Est-ce que je vous gêne, ma petitedame&|160;? demanda cette nouvelle venue qui avait bien l’air, eneffet, d’arriver de la halle au poisson.

La comtesse ne répondit pas, et s’éloignaencore plus.

Cette promiscuité de l’antichambre larévoltait et elle ne se dissimulait pas que c’était le commencementdes supplices qu’elle était destinée à endurer.

–&|160;Dites donc, vous&|160;! est-ce que vouscroyez que j’ai la gale&|160;? grogna la commère. Si je vous gêne,faut le dire.

–&|160;Non, madame, vous ne me gênez pas, ditdoucement la comtesse, résignée à tout supporter.

–&|160;À la bonne heure&|160;! s’écria lagrosse femme, déjà calmée. Je me disais aussi&|160;: une petitedame si gentille ne doit pas être fière avec le pauvre monde. Etpuis, ici, voyez-vous, c’est pas comme au régiment… les simplessoldats sont les égals des colonels… et je suis sûre quevous êtes aussi embêtée que moi d’avoir été obligée d’y venir.

»&|160;C’est p’t-être bien pour la mêmehistoire.

Et comme la comtesse, interloquée, ne disaitmot&|160;:

–&|160;Moi, ils m’ont citée pour l’affaire desfortifications… vous savez bien… un homme étranglé qu’on a trouvédans le fossé, pas loin de la porte de Clichy.

Madame de Pommeuse ne put dissimuler unmouvement nerveux, et elle eut quelque peine à balbutier&|160;:

–&|160;Oui… oui… je sais.

–&|160;Si ça a du bon sens de me déranger,parce que j’ai eu la mauvaise chance de m’établir dans cequartier-là&|160;! Mais minute&|160;!… Je vas leur coller leurpaquet à tous ceux qui m’ont fourrée là-dedans… ils sauront que jesuis une honnête femme… et je leur en amènerai des témoins quilèveront la main que je n’ai jamais fait tort à personne.

»&|160;Le commandant d’Argental est là pour ledire.

–&|160;Vous connaissez le commandantd’Argental&|160;! s’écria madame de Pommeuse, stupéfaite.

–&|160;Un peu, que je le connais&|160;! dit ense rengorgeant la commère. J’ai servi dans le même régiment quelui.

La comtesse crut que cette femme devenaitfolle et se recula de plus belle, à seule fin de se mettre hors deportée de ses atteintes, en cas d’accès subit.

–&|160;Oui, ma petite dame, j’ai étécantinière au 3e chasseurs d’Afrique, du temps quePierre y était sous-lieutenant.

–&|160;Elle l’appelle Pierre, murmura, en separlant à elle-même, madame de Pommeuse, de plus en plusabasourdie.

–&|160;En v’là un brave homme&|160;!… troupierfini&|160;!… et pas fier avec ça… il est venu l’autre semainedéjeuner chez moi, au Lapin qui saute… et il a amené sonneveu… un pékin qui ne fait pas de manières non plus, parce qu’il aservi… comme engagé volontaire, c’est vrai… mais il réengagera unde ces quatre matins.

–&|160;Son neveu&|160;! M.&|160;Maxime deChalandrey&|160;?

–&|160;Tiens&|160;! vous leconnaissez&|160;!

–&|160;Oui, madame… et je connais aussiM.&|160;d’Argental.

–&|160;Comme ça se trouve&|160;!… Est-ce quevous êtes leur parente&|160;!

–&|160;Non, mais je les vois assez souvent…dans le monde.

–&|160;Dans la haute, comme nousdisons, nous autres… ils en sont, je le sais bien… et ils ne fontpas leur tête pour ça. Je viens de les voir et ils m’ontreçue&|160;!… fallait voir ça&|160;!

–&|160;Ah&|160;! vous venez de…

–&|160;De la rue de Naples, oui ma petitedame. Le commandant était chez son neveu et je lui ai raconté cequ’ils m’ont fait, ces gueux de roussins… monétablissement fermé par ordonnance de police&|160;!… Pierre m’apromis qu’il parlerait pour moi, mais en attendant, me v’laconsignée… et par dessus le marché, en rentrant à mon garni, ruedes Épinettes, j’ai trouvé un mouchard qui m’a collé ce bout depapier… ordre de me présenter chez M.&|160;le juge d’instruction,aujourd’hui, de une heure à deux heures… qu’est-ce qu’il me veutencore, celui-là&|160;?

–&|160;Plus bas, madame, je vous enprie&|160;? Nous ne sommes pas seules.

–&|160;Ça m’est égal. Ce que j’ai sur le cœur,il faut que je le dise… et il saura de quel pied je me mouche, ceparticulier.

»&|160;Ah&|160;! si j’avais reçu la citationavant de voir le commandant, je l’aurais prié de venir ici avec moiet il n’aurait pas refusé de rendre service à une ancienne deCrimée… d’autant que son neveu est guéri maintenant…

–&|160;M.&|160;de&|160;Chalandrey&|160;?… ilétait donc malade&|160;?…

–&|160;C’est-à-dire qu’il a manqué de passerl’arme à gauche. Il s’est fait décrocher par son cheval dans lebois de Boulogne… On l’a rapporté sans connaissance et il est restéhuit jours sur le flanc… et dire que je n’en savais rien&|160;!

Madame de Pommeuse, non plus, n’en savaitrien. Elle l’apprenait par la bouche de Virginie Crochard, et ellecomprenait enfin pourquoi Maxime ne lui avait pas donné signe devie, depuis qu’elle l’avait rencontré au Bois.

–&|160;Si je l’avais su, je serais allée leveiller, reprit l’ex-cantinière. Mais il a été bien soigné tout demême.

»&|160;Je suis sûre que vous auriez fait commemoi, ma petite dame… quoique, à votre âge… garder un jeunehomme…

–&|160;J’ignorais qu’il fût arrivé un accidentà M.&|160;de&|160;Chalandrey.

–&|160;Dame&|160;! vous ne vivez pas avec lui,c’est clair… Seulement, ça m’étonne que son oncle ne vous ait pasécrit.

–&|160;J’en suis aussi étonnée que vous.

–&|160;Après ça, il n’avait guère le temps, cepauvre Pierre… le petit a été toute la semaine entre la vie et lamort… et pendant tout ce temps-là, Pierre ne l’a pas quitté… unemère n’aurait pas mieux soigné son garçon.

La comtesse ne dit plus rien. Elle pensait quesi Maxime eût été sur pied, il l’aurait peut-être préservée desembûches où elle était tombée, faute de bons conseils.

Maxime était le seul homme qui connût tous sessecrets, depuis que le hasard l’avait mis en possession du plusdangereux de tous&|160;; elle lui avait tout dit, elle lui avaitmontré toutes ses plaies, à Maxime, tout ce qu’elle cachait àLucien Croze&|160;: l’aventure du pavillon et le retour en Francedu frère contumace. Elle ne pouvait se fier qu’à Maxime, parcequ’il n’était pas épris d’elle comme l’était Lucien.

On se fie à un ami&|160;; on se défie d’unamoureux.

Cet ami précieux lui avait fait défaut àl’heure où elle aurait eu besoin de son appui.

Elle ne pouvait guère s’en prendre qu’àelle-même d’être restée sans nouvelles de lui. Un amour-propre malplacé l’avait empêchée d’aller le voir, le lendemain de leurrencontre au bois de Boulogne. Si elle y était allée, elle auraitappris l’accident, et elle aurait pu seconder ce brave d’Argentalqui soignait si bien son neveu et qui aurait pu être pour elle undéfenseur, moins bien renseigné et moins dévoué que Maxime, maisplus judicieux et plus prudent.

Les regrets ne servent à rien, mais lacomtesse, avertie par Virginie Crochard, se promettait bien decourir rue de Naples aussitôt qu’elle en aurait fini avec le juged’instruction.

–&|160;Alors, comme ça, reprit la mèreCaspienne, ils vous y ont fourrée aussi dans c’te sale affaire duboulevard Bessières&|160;?… Une gentille petite dame comme vous, siça ne fait pas suer&|160;!

Madame de Pommeuse, pour le coup, ne sut querépondre et elle s’estima très heureuse que l’huissier vînt à sonaide en interpellant la mère Caspienne en ces termes&|160;:

–&|160;Dites donc, vous, allez-vous laissermadame en repos&|160;!… on ne doit pas parler dans la chambre destémoins… si vous continuez, je vais vous faire mettre à la porte,entendez-vous.

Virginie allait répliquer&|160;; un coup desonnette parti du cabinet du juge lui ferma la bouche.

L’huissier se précipita et disparut un instantderrière la porte de communication.

–&|160;Enfin&|160;! grommela Virginie, on vanous relever de faction… savoir à qui le tour&|160;?… Vous étiez làavant moi.

L’huissier revint et appela madame dePommeuse, qui était déjà debout et qui se hâta de le suivre, ravied’échapper aux questions de l’ancienne cantinière du 3echasseurs d’Afrique.

Celles que le juge allait lui poser devaientl’embarrasser bien davantage.

Elle se trouva subitement devant un homme,jeune encore et de très bonnes façons, qui se leva en la voyant etlui offrit un fauteuil, au lieu de lui désigner du geste la chaisede paille où prennent place, tour à tour, les prévenus et lestémoins.

Ce début était de bon augure. Il donna del’assurance à la comtesse qui se voyait traitée comme une femme dumonde qu’elle était et qui ne s’attendait pas à tant d’égards.

M.&|160;Pigache procédait plus rudement.

Mais Pigache n’était qu’un policier, qu’unlong exercice de ses fonctions avait désaccoutumé de lapolitesse.

Le juge était un monsieur bien appris, quisavait son monde et qui tenait à se montrer courtois, tout enrestant magistrat.

–&|160;Madame, commença-t-il d’un ton doux, jeviens d’entendre le sous-directeur de la sûreté qui m’a racontél’étrange mésaventure par laquelle vous venez de passer… et qui m’arépété les explications que vous lui avez fournies. Je m’empressede vous dire que je les tiens pour sincères. Je ne doute pas quevous n’ayez été attirée dans un piège par un homme qui a biend’autres méfaits dans son dossier et qui, j’en ai bien peur,échappera aux recherches de la justice.

La comtesse s’inclina légèrement pourremercier le juge de la bonne opinion qu’il avait d’elle.

Elle se rassurait de plus en plus.

–&|160;Je n’ai pas besoin d’ajouter que vousn’êtes pas impliquée dans l’horrible affaire que je suis chargéd’instruire, continua ce juge bienveillant. Un fait que je suisobligé de vous rappeler a attiré un instant sur vous l’attention dela justice. Un cocher vous a reconnue pour vous avoir menée auboulevard Bessières, le jour où le crime a été commis. Vous nel’avez pas nié et si vous n’avez pas cru devoir expliquer le but dece voyage, c’est pour des raisons qu’un magistrat peut ne pasadmettre, mais qu’un homme du monde peut comprendre et excuser.

»&|160;Je ne vous ai pas appelée pour vousinterroger sur ce point… délicat. Vos secrets vous appartiennent,madame, et vous n’êtes pas tenue de me les confier. Si je voussoupçonnais d’avoir pris part au crime du pavillon, ce serait à moide vous prouver que vous y avez trempé… mais je ne vous soupçonnepas.

Cette doctrine, dans la bouche d’un juged’instruction, était une nouveauté, mais la comtesse l’approuvaitde tout son cœur et elle se félicitait d’être tombée sur un sigalant homme.

–&|160;Je n’ai à vous demander, reprit-il, quedes renseignements. Il vous en coûtera de me les donner, je lesais… mais je m’adresse à votre loyauté et je suis certain que vousme direz la vérité.

–&|160;Vous pouvez y compter, monsieur. Dequoi s’agit-il&|160;?

–&|160;De vos rapports avecM.&|160;Tévenec.

–&|160;Ils dataient de ma première enfance etils ont cessé tout récemment… dès que j’ai su que cet homme étaitun misérable… cette rupture, je l’ai payée cher et j’ai failli lapayer plus cher encore.

–&|160;Je le sais… et je sais aussi que vousne pouviez pas rompre plus tôt. M.&|160;Tévenec avait été autrefoisl’associé de votre père et, après la mort de M.&|160;Grelin, il agéré votre fortune.

–&|160;Oui, monsieur. J’ai appris trop tardl’origine de cette fortune… mais je n’ignore plus maintenantqu’elle a été mal acquise.

–&|160;Votre franchise me met à l’aise pourvous parler de votre père. Il a été… nous en avons la preuve…l’organisateur d’une vaste association de fraudeurs.

–&|160;Je n’en doute plus, monsieur… mais jevous jure que jusqu’à ces derniers événements, je ne le savais pas.J’ai eu le tort, que je me reproche amèrement, de ne pas m’enquérirde la source des revenus que M.&|160;Tévenec partageait avecmoi.

–&|160;Un tort qu’on peut pardonner à unejeune femme qui entrait dans la vie et qui ignorait lesaffaires.

»&|160;Cette association paraît s’êtrebeaucoup étendue depuis la mort de votre père et on est fondé àcroire qu’elle n’avait plus pour unique objet la contrebande. Elles’occupait de beaucoup d’autres mauvaises œuvres. On peut, jecrois, y rattacher des vols importants qui sont restés impunis, destricheries dans les cercles, des escroqueries sur une grandeéchelle et elle a fini par un assassinat. Il est vrai que lavictime était un affilié… nous le savons maintenant… on a trouvé àson doigt une bague qui était le signal auquel se reconnaissaiententre eux les associés… un œil-de-chat…

–&|160;J’en ai longtemps porté une toutepareille… elle me venait de mon père… pourquoi vous lecacherais-je&|160;?

–&|160;Je savais cela, mais je vous remerciede me le dire. J’arrive maintenant à la question que je tiens àvous soumettre. M.&|160;Tévenec était évidemment un des principauxde cette bande, s’il n’en était pas le chef. Je ne désespère pasencore de le faire arrêter, avant qu’il passe à l’étranger. On atélégraphié à toutes les frontières. Vous l’avez vu depuis lecrime&|160;?

–&|160;Oui, monsieur… il est venu chez moi… memenacer…

–&|160;Alors vous devez être convaincue… commemoi… qu’il a participé à l’assassinat… sur ce point important, jetiens beaucoup à connaître votre opinion.

–&|160;Je suis sûre, au contraire, qu’il n’yétait pas, répondit imprudemment madame de Pommeuse.

La figure du juge prit aussitôt une autreexpression&|160;; de bienveillante qu’elle était elle devintsévère.

Ce fut un changement à vue.

Il avait suffi d’une réponse étourdimentlancée pour que ce juge si bien disposé prît ce qu’on pourraitappeler un air armé en guerre, cet air de circonstance que lesmagistrats quittent après l’audience, comme ils laissent leur robeau vestiaire.

–&|160;Comment pouvez-vous affirmer qu’il n’yétait pas, demanda-t-il en regardant fixement la comtesse qui setroublait de plus en plus.

–&|160;Je veux dire que je ne crois pas qu’ily fût, balbutia-t-elle.

–&|160;Et d’où vient que vous ne le croyezpas&|160;?… Tout indique au contraire que ce Tévenec a préparé,commandé et exécuté le crime. Sur quoi s’appuie votreaffirmation&|160;?

Madame de Pommeuse baissa les yeux et setut.

–&|160;Prenez garde, madame… si vous nem’expliquez pas les mots qui vous ont échappé, je vais être forcéde revenir sur la bonne opinion que j’avais de vous.

–&|160;Que puis-je vous expliquer&|160;?… jevous ai dit tout simplement ce que je pensais. Je n’ai aucunintérêt à défendre M.&|160;Tévenec qui ne m’a jamais fait que dumal.

–&|160;C’est précisément parce qu’il est votreennemi que vous ne chercheriez pas à le justifier, si vous n’aviezpas la certitude absolue qu’il n’est pas coupable de l’assassinat.Ce n’est pas un reproche que je vous adresse… c’est plutôt unéloge… vous dites la vérité, alors même qu’il n’est pas de votreintérêt de la dire, car vous devez souhaiter que cet homme soitcondamné. Mais je vous répète que vous n’affirmeriez pas soninnocence, avec tant d’assurance et de spontanéité, s’il vousrestait le moindre doute.

La comtesse sentait bien que ce raisonnementétait irréfutable, mais comment avouer que si elle affirmait queTévenec n’avait pas pris part au meurtre, c’est qu’elle y avaitassisté, et qu’elle avait pu constater de visu, queTévenec n’y était pas.

–&|160;Je ne comprends pas que vous hésitiez,reprit le juge d’instruction. Que craignez-vous donc&|160;?…

»&|160;Il est possible que ce Tévenec soit enmesure d’établir un alibi. En quoi vous compromettriez-vous en medisant que vous l’avez vu… dans la rue ou ailleurs… à l’heure où onétranglait un homme dans le pavillon… ce pavillon qui a appartenuautrefois à votre père&|160;?

Ce discours engageant fut pour madame dePommeuse un trait de lumière, et elle crut ne pouvoir mieux faireque de saisir la perche qu’on lui tendait.

–&|160;Vous avez raison, monsieur, dit-ellevivement. Je vous dois toute la vérité et j’ai eu tort d’hésiter àvous raconter ce que j’ai vu. Vous me parliez tout à l’heure duvoyage que j’ai fait en fiacre au boulevard Bessières… voyage queje n’ai jamais nié… vous savez aussi qu’un jeune hommem’accompagnait…

–&|160;M.&|160;Maxime de Chalandrey. Il a étéinterrogé et il a expliqué sa conduite.

–&|160;Il n’a rien à se reprocher… pas plusque moi, du reste… mais ce que vous ne savez pas, c’est comment etpourquoi je suis montée, rue du Rocher, dans ce fiacre où setrouvait M.&|160;de&|160;Chalandrey. Et&|160;! bien, je m’y suisjetée, parce que j’avais aperçu, dans la rue, M.&|160;Tévenec quime guettait. J’avais passé la nuit près d’une malade… ilm’attendait à la porte… et je ne voulais pas qu’il me vît… j’étaislasse d’être sans cesse espionnée par lui…

–&|160;Et surtout vous ne vouliez pas qu’ilsût où vous alliez. Je comprends cela.

»&|160;Quelle heure était-il quand vous l’avezvu, rue du Rocher&|160;?

–&|160;Huit heures… ou huit heures etdemie.

–&|160;Et on suppose que le crime a étécommis, à peu près à cette heure-là… ce n’est qu’une suppositioncar nous n’avons pas pu déterminer le moment précis&|160;;cependant, il est à peu près établi que l’homme assassiné a été tuéle matin. Si Tévenec était rue du Rocher à huit heures, c’est uneprésomption en sa faveur… ce n’est pas une preuve absolue, car iln’y a pas si loin de la rue du Rocher à la porte de Clichy qu’iln’ait pu arriver à temps pour jouer son rôle dans la scène quis’est passée où vous savez.

–&|160;Ce serait possible à la rigueur, maisje ne le crois pas… Voici pourquoi… Lorsque le fiacre où je venaisde monter a commencé à marcher, j’ai priéM.&|160;de&|160;Chalandrey de regarder si on ne nous suivait pas…il a regardé et il a constaté que Tévenec n’avait pas bougé…Tévenec ne m’avait pas vue sortir… il croyait que j’étais encoredans la maison… il a dû persister à m’attendre, Dieu sait, jusqu’àquelle heure.

–&|160;Oui… c’est probable… et cela pourraitprouver qu’il n’a pas mis la main à la besogne que ces scélératsont faite là-bas. Cela ne prouve pas qu’il n’était pas leurcomplice. C’est un point à éclaircir, quand on le tiendra… si onréussit à l’arrêter.

»&|160;En attendant, madame, je vous sais gréde m’avoir expliqué votre affirmation qui m’avait tant étonné.

»&|160;Dire la vérité ne nuit jamais, vous levoyez.

»&|160;J’admets pourtant qu’il est des cas oùune femme est excusable d’en taire une partie.

»&|160;Ainsi, l’autre jour, quand Pigache vousa interrogée, chez mademoiselle Croze, vous avez refusé de dire oùvous êtes allée, après avoir quitté M.&|160;de&|160;Chalandrey, àla porte de Clichy. Je ne puis pas vous approuver… officiellement…puisque je suis juge d’instruction&|160;; mais j’ai blâmé Pigached’avoir trop insisté. Il aurait dû sentir que vous ne pouviez paslui répondre… devant les personnes qui se trouvaient là.

La comtesse comprit le sous-entendu et sedemanda si la bonne grâce de ce magistrat n’était que del’habileté.

–&|160;Elles ne sont pas ici, ces personnes,reprit-il doucement, et vous pourriez peut-être me confier à moi…oh&|160;! à moi seul… vous voyez que mon greffier n’est pas là… meconfier, dis-je, ce que vous n’avez pas voulu confier à un bravehomme de commissaire qui n’a jamais vécu dans le monde… et quiignore que les secrets d’une femme, c’est sacré… quand elle vousles livre, car il n’en est pas de même si on les lui arrache aucours d’une instruction… alors on peut s’en servir contre elle oucontre d’autres… c’est de bonne guerre.

»&|160;En d’autres termes, il n’y a que lesaveux spontanés qui comptent.

Il eût été difficile de dire plus clairement àla comtesse&|160;: si vous ne m’apprenez pas quel était le but devotre promenade matinale aux fortifications, je saurai tout de mêmece que vous m’avez caché et je ne serait pas tenu de vousménager.

Ce juge courtois l’avait amenée, par deschemins enguirlandés de politesses, au point où il voulait lamettre, c’est-à-dire au pied du mur.

Elle n’avait plus qu’à compléter saconfession, ou à se laisser traiter comme une prévenue ordinairequ’on mène tambour battant.

L’alternative était dure.

–&|160;Je n’ai pas besoin de mettre les pointssur les i, continua-t-il en souriant. Vous alliez voir quelqu’un…je ne vous demande pas qui… le nom de la personne ne fait rien àl’affaire… mais je voudrais savoir où&|160;?… vous comprenezpourquoi.

–&|160;Non… pas du tout.

–&|160;C’est cependant bien simple. Si vous medisiez&|160;: je suis entrée dans telle maison… tel jour… à telleheure… j’y suis restée… tant de temps… j’enverrais un agent sûr etdiscret vérifier la chose… en interrogeant le concierge… et si,comme je n’en doute pas, cet agent me rapportait qu’il est venu eneffet une femme voilée et vêtue de noir comme vous l’étiez le matindu crime, ce renseignement me suffirait et l’enquête en resteraitlà.

–&|160;Alors, vous supposez que j’allaisrejoindre un amant&|160;?

–&|160;Je ne suppose rien… je m’informe. Sivotre voyage avait un autre but, indiquez-le moi, ce but… et jem’en rapporterai à votre affirmation.

C’était tentant et madame de Pommeuse hésita.Si son frère eût été hors de France, elle aurait tout dit… sauf latragique fin de l’aventure&|160;; mais elle savait que ce frèresans foi était encore à Paris. Convenir qu’il y était venu etqu’elle l’y avait vu, cela équivalait presque à le livrer, car lapolice mettrait aussitôt ses plus fins limiers aux trousses ducontumace et elle finirait bien par le découvrir.

–&|160;Vous hésitez encore. Voyons, madame,faites un effort, ayez confiance en moi. Tenez&|160;! je vais vousmettre sur la voie… Vous avez un frère… pour votre malheur.

Chez Lucien Croze, Pigache avait abordé de lamême façon la question du frère, mais il n’avait pas poussé lacomtesse jusque dans ses derniers retranchements.

Le juge alla plus loin que le policier, car ilreprit&|160;:

–&|160;Eh&|160;! madame, si vous me disiez quece frère, rentré à Paris malgré vous, a fait appel à votre pitié etque vous avez consenti à vous rencontrer avec lui pour lui remettreun secours, je vous croirais, sans examen… je pourrais même fermerles yeux sur le passage à Paris d’un condamné aux travaux forcésqui n’a jamais purgé sa condamnation.

Ce fut dit avec un tel accent de loyauté quela comtesse, touchée de tant d’indulgence, se laissa aller àrépondre&|160;:

–&|160;Vous avez deviné, monsieur. J’allaisvoir mon frère qui m’avait écrit pour me demander de l’argent et jelui en ai donné.

–&|160;Je ne vous en blâme pas, madame, et jesouhaite qu’il ait employé cet argent à s’en aller vivre àl’étranger… où il aurait bien dû rester.

»&|160;Tévenec le connaissait, cefrère&|160;?

–&|160;Oui, monsieur, et il lui a voué unehaine implacable.

–&|160;Oh&|160;! alors, tout s’explique àmerveille. Vous vous cachiez de Tévenec et vous avez réussi àtromper sa surveillance.

»&|160;Et vous vous êtes cachée aussi deM.&|160;de&|160;Chalandrey. C’est tout naturel… on n’aime pas àmontrer ses plaies de famille. Je vous crois maintenant et je n’aiplus rien à vous demander…

Madame de Pommeuse respira.

–&|160;Rien que l’adresse de la maison oùvotre frère vous attendait. J’ai besoin de la connaître pour faireprocéder à la vérification dont je vous ai parlé… et qui me paraîtindispensable, quoique je ne doute nullement de ce que vous medites.

»&|160;C’est uniquement pour l’acquit de maconscience de juge d’instruction.

La comtesse rougit. Encore une fois, elleétait prise au piège tendu par un magistrat trop habile.

Elle crut s’en tirer par un mensonge assezadroit.

–&|160;Mon malheureux frère était sansdomicile, dit-elle. Il ne possédait pas un sou et il avait couchédeux nuits dehors, faute de pouvoir payer un gîte. Il m’a donnérendez-vous, sur le talus des fortifications, près de la porte deSaint-Ouen. C’est là que je l’ai rejoint.

Le juge se mordit les lèvres. Il n’avait pasprévu cette réponse, assez plausible en somme, et il se trouvaithors de garde.

–&|160;Vous avez causé longtemps avec votrefrère&|160;? demanda-t-il.

–&|160;Une heure à peu près.

–&|160;Et vous n’avez rencontré personne envous promenant ainsi… sur le talus des fortifications.

–&|160;Personne.

–&|160;C’est fâcheux.

–&|160;Mais non. J’aurais été très contrariéequ’on nous vît ensemble. Heureusement, ce chemin est peufréquenté.

»&|160;Pourquoi regretterais-je qu’on ne m’aitpas remarquée&|160;?

–&|160;Parce que, si vous étiez mise endemeure de prouver ce que vous dites, on pourrait retrouver desgens qui passant par là, le matin du crime, auraient fait attentionà vous et à votre frère… peut-être pourraient-ils donner sonsignalement.

La comtesse comprit qu’elle n’en serait pasquitte comme elle l’avait espéré.

–&|160;Vous m’aviez dit que vous vous enrapporteriez à moi, murmura-t-elle.

Au lieu de répondre à ce reproche, le jugereprit&|160;:

–&|160;J’ai encore à vous parler de ce jeunehomme qu’on a trouvé avec vous dans la maison Tévenec… deM.&|160;Lucien Croze.

–&|160;Qu’avez-vous à me dire deM.&|160;Lucien Croze&|160;! demanda sèchement la comtesse, qui nedoutait plus maintenant d’avoir affaire à un ennemi dans lapersonne de ce magistrat si poli.

Et à un ennemi d’autant plus dangereuxqu’après avoir remporté un premier avantage, il démasquait tout àcoup de nouvelles batteries.

–&|160;Vous savez de quoi ce jeune homme estaccusé, répondit le juge d’instruction.

–&|160;Accusé par un misérable qui a juré dele perdre.

–&|160;Par un très honorable négociant duquartier du faubourg Poissonnière… M.&|160;Sylvain Maubert…

–&|160;Banquier, rue des Petites-Écuries, amiintime de ce Tévenec que vous poursuivez comme assassin.

–&|160;Que me dites-vous là&|160;?

–&|160;Je vous dis ce qui est.

–&|160;Comment le savez-vous&|160;?

–&|160;Tévenec, la dernière fois que je l’aivu, s’est vanté devant moi d’être très lié avec lui. Du reste, ilplaçait ses fonds dans la maison de banque dirigée par cethomme.

–&|160;Ses fonds… et les vôtres peut-être,puisqu’il a administré votre fortune.

–&|160;Je l’ignore. Il ne m’a pas dit commentil l’avait placée.

–&|160;Cependant, il vous a rendu sescomptes&|160;?

–&|160;Non. Il m’a seulement remis laprocuration que je lui avais donnée autrefois. Les valeurs qui meviennent de la succession de mon père sont chez mon notaire, maîtreBoussac. Quant aux revenus que j’ai touchés par l’intermédiaire dece Tévenec, je n’ai jamais su d’où ils provenaient.

–&|160;Il est au moins singulier que vous nevous en soyez pas informée.

–&|160;J’ai eu tort, je le reconnais… et pourréparer ce tort, j’ai pris la résolution de me dépouiller de toutce que je possède. Je donnerai mon bien aux pauvres et auxhôpitaux.

–&|160;En agissant ainsi, vous ne feriez quevotre devoir, dit sévèrement le juge d’instruction. Mais vous n’enêtes pas là… et je n’ai pas fini de vous interroger.

»&|160;Je reviens à M.&|160;Croze… qu’on atrouvé avec vous dans cette maison où vous prétendez avoir étémenée de force.

»&|160;De quelle nature sont les relations quevous entretenez avec lui&|160;?

Ce ton magistral et la forme pédantesque decette question blessèrent profondément madame de Pommeuse&|160;;mais elle n’était pas dans son salon de l’avenue Marceau&|160;;elle était sur la sellette et il fallait répondre sanstergiverser.

–&|160;J’ai vu M.&|160;Croze, pour la premièrefois, il n’y a pas quinze jours, dit-elle simplement.

–&|160;Dans quelles circonstances&|160;?

La vérité vraie, c’était qu’elle l’avaitaperçu sur le trottoir de la rue du Rocher, causant avec Maxime deChalandrey, mais cette rencontre ne comptait pas, puisque, à cemoment-là, elle ne savait pas qui il était, et elle put dire, sansmentir&|160;:

–&|160;M.&|160;Croze a une sœur qui estartiste… musicienne et peintre… Cette sœur chante dans les soiréeset elle n’y va pas seule. Son frère l’y accompagne toujours. Elleest venue se faire entendre chez moi, un samedi… M.&|160;LucienCroze était avec elle… il m’a été présenté par elle.

–&|160;Mais depuis, vous l’avezrevu&|160;?

–&|160;Deux fois, seulement… une premièrefois, rue des Dames, où il habite avec sa sœur…

–&|160;Je sais cela. Le sous-chef de la sûretévous a trouvée chez eux.

–&|160;Comme il m’a trouvée, ce matin, danscette maison où j’étais enfermée. Votre agent a dû vous direcomment et pourquoi M.&|160;Croze y était entré.

–&|160;Il n’a pu que me répéter lesexplications que vous lui avez fournies… explications dont il n’apas pu vérifier l’exactitude. Mais il a constaté que vous étiezavec ce jeune homme sur un pied de familiarité… pour ne pas dired’intimité… extraordinaire.

–&|160;Épargnez-vous, monsieur, desinsinuations qui n’ont aucun rapport avec les faits sur lesquelsvous m’interrogez en ce moment. M.&|160;Lucien Croze n’est pas, n’ajamais été et ne sera jamais mon amant… mais il ne tient qu’à luid’être mon mari. Je l’aime et je suis prête à l’épouser.

–&|160;Malgré la fâcheuse histoire qui vientde lui arriver&|160;?

–&|160;À cause de cela, précisément. On l’acalomnié… comme on m’a calomniée, moi… nous sommes faits l’un pourl’autre.

–&|160;Ainsi, vous persistez à croire queM.&|160;Maubert accuse injustement son commis qu’il affirme avoirpris la main dans le sac&|160;?

–&|160;Je vous répète que ce banquier estl’associé d’un homme que vous tenez vous-même pour très suspect.Et, du reste, la preuve qu’il ment, c’est qu’il n’a pas osé porterplainte contre M.&|160;Croze.

–&|160;Vous vous trompez. Il a porté plainte…ce matin.

–&|160;Il a attendu que son complice, Tévenec,fût à l’abri, dit amèrement la comtesse.

–&|160;Mais, non… il a hésité pendant quelquesjours, parce qu’il lui en coûtait de perdre un garçon quiappartient, paraît-il, à une famille honorable… mais il a étéobligé d’en venir là… sous peine de passer pour uncalomniateur.

»&|160;Et il est prêt à fournir les preuves àl’appui. Il va les mettre sous mes yeux, aujourd’hui même.

»&|160;Je l’ai fait prier de passer à moncabinet… et je l’attends.

–&|160;Pourquoi donc, alors, n’avez-vous pasfait arrêter M.&|160;Croze, par vos agents&|160;? Vous auriez pu leconfronter avec cet homme.

–&|160;Je sais ce que j’ai à faire et je n’aipas besoin que vous me traciez mon devoir. Il m’a plu de laisserM.&|160;Croze en liberté provisoire, mais on le surveille, et jen’ai qu’un ordre à donner pour m’assurer de sa personne.

–&|160;Je souhaite que vous le mettiez le plustôt possible en présence de son accusateur… il n’aura pas de peineà le confondre. Et j’espère, monsieur, que vous n’oublierez pas dedemander à M.&|160;Maubert comment et pourquoi il est l’ami intimede Jean Tévenec. Il niera sans doute, mais faites appelerM.&|160;Maxime de Chalandrey, il vous renseignera sur les rapportsque ces deux hommes avaient ensemble.

–&|160;M.&|160;de&|160;Chalandrey qui vous aaccompagnée au boulevard Bessières&|160;? Il a été interrogé par lesous-chef de la sûreté, et il ne lui a pas parlé de M.&|160;SylvainMaubert.

–&|160;Parce que, à ce moment-là, il n’étaitpas question de ce Maubert. Interrogez vous-mêmeM.&|160;de&|160;Chalandrey, vous verrez ce qu’il vous répondra.

–&|160;Si je pensais qu’il pût… et qu’ilvoulût… éclaircir l’histoire de votre voyage auxfortifications…

–&|160;Essayez toujours.M.&|160;de&|160;Chalandrey est incapable de mentir, et je tiensd’avance pour vrais tous les renseignements qu’il vous donnera.

Pour que madame de Pommeuse se décidât àmettre en cause Maxime de Chalandrey, il fallait qu’elle eûtcompris toute la gravité du péril qui menaçait Lucien Croze.

Mais elle se souvenait aussi des derniersconseils que lui avait donnés Maxime, quand il l’avait rencontréeau bois de Boulogne, avant de tomber de cheval, et elle nerépugnait plus autant à l’idée de tout avouer au juge, même la partqu’elle avait prise à l’horrible scène du pavillon.

Elle s’était tue jusqu’alors parce qu’elle nevoulait pas livrer son frère, et le juge, comme s’il eût deviné lapensée de la comtesse, venait de prendre soin de la rassurer, enlui laissant entrevoir qu’il pourrait fermer les yeux sur lepassage à Paris de ce frère contumace.

Il ne manquait pas de finesse, ce magistrat,instruit par un long exercice de ses redoutables fonctions, et lesouvertures inattendues que lui fit madame de Pommeuse lui donnèrentà réfléchir.

Il pensa qu’elle était peut-être décidée àfaire dire par un autre ce qu’elle ne pouvait pas dire elle-même etil se promit aussitôt de lui en faciliter les moyens.

–&|160;Madame, commença-t-il en radoucissantson ton et sa physionomie, si, jusqu’à présent, je n’ai pas crudevoir entendre moi-même M.&|160;de&|160;Chalandrey, c’est que j’aipour principe de ne pas impliquer dans les affaires que j’instruisles personnes qui n’y ont pas pris une part directe. Lesrenseignements que j’ai recueillis sur ce jeune homme sontfavorables. Il a expliqué sa conduite d’une façon très plausible,et je tiens pour certain qu’il n’a pas été mêlé, mêmeindirectement, au crime dont je recherche les auteurs. Mais ilsuffit que vous désiriez que je l’interroge. Je le ferai appelerdès demain.

–&|160;Je ne sais s’il sera en état decomparaître, dit vivement la comtesse, qui se rappela tout à coupce que Virginie Crochard venait de lui apprendre dans l’antichambredu cabinet. Il a été victime d’un grave accident… le cheval qu’ilmontait s’est emporté…

–&|160;Et il a fait une chute qui l’a retenuplusieurs jours au lit… car j’ai dû le faire surveiller, à la suitede l’interrogatoire que lui a fait subir le sous-chef de la sûreté…mais je crois savoir que, depuis deux jours, il est à peu prèsrétabli.

»&|160;Vous l’avez sans doute vu depuis cetaccident&|160;?

–&|160;Non, monsieur. Je l’avais rencontré aubois de Boulogne un instant avant que son cheval l’emportât… je nel’ai pas rencontré depuis.

–&|160;Maintenant qu’il est sur pied, il vasans doute s’empresser de venir vous voir.

–&|160;Je l’ignore… mais si vous craignez queje me concerte avec lui, je puis vous promettre que je ne lerecevrai pas avant que vous l’ayez interrogé.

–&|160;Je puis le faire appeler immédiatement,dit le juge d’instruction…

Il écrivit quelques mots sur une formule decitation et il sonna pour la remettre à l’huissier qui se tenaitdans la salle d’attente et qui entra aussitôt.

–&|160;Les témoins cités pour aujourd’huisont-ils arrivés&|160;? demanda le magistrat.

–&|160;Il y a la femme Crochard… et unmonsieur qui vient d’arriver et qui m’a remis sa carte.

Le magistrat jeta les yeux sur cette carte etdit&|160;:

–&|160;C’est bien. Faites attendre cemonsieur, et faites porter immédiatement cette citation, rue deNaples.

Puis, quand l’huissier fut sorti&|160;:

–&|160;Vous voyez, madame, que je ne perds pasde temps pour donner satisfaction au désir que vous m’avezexprimé.

»&|160;M.&|160;de&|160;Chalandrey sera icidans une heure&|160;; vous plaît-il d’entendre la déposition que jevais lui demander&|160;?

La question, ainsi posée, embarrassa beaucoupla comtesse. Le juge lui faisait la partie belle en jouant cartessur table et elle ne pouvait que lui savoir gré de la mettre à mêmede contredire ou d’appuyer les explications de Maxime deChalandrey.

Et cependant elle redoutait cette épreuve, carelle supposait que Maxime, las de feindre, allait tout avouer, sansse préoccuper des conséquences de l’aveu complet.

–&|160;Monsieur, murmura-t-elle, je ferai ceque vous voudrez.

–&|160;Alors, veuillez attendre ici l’arrivéede M.&|160;de&|160;Chalandrey.

»&|160;J’ai d’ailleurs à vous demanderquelques renseignements supplémentaires sur M.&|160;LucienCroze.

–&|160;Parlez, monsieur, dit madame dePommeuse, un peu étonnée de ce brusque retour à un sujet déjàtraité.

–&|160;Vous venez de prendre sichaleureusement la défense de ce jeune homme qu’il ne saurait avoirde meilleur avocat que vous. Eh&|160;! bien, son accusateur est là.Voulez-vous le voir&|160;?

–&|160;Son accusateur&|160;?

–&|160;Oui, madame. Après la plainte que j’aireçue ce matin, j’ai écrit au plaignant de passer à mon cabinet,parce que j’avais des explications à lui demander.

»&|160;Il est arrivé et il vient de me fairepasser sa carte.

–&|160;Quoi&|160;!… ce banquier…

–&|160;Sylvain Maubert, de la rue desPetites-Écuries. Ne vous ai-je pas dit que jel’attendais&|160;?

–&|160;Pardonnez-moi, monsieur… j’avaisoublié… et l’idée que cet homme est là… cet homme qui cherche àperdre un innocent…

–&|160;Je comprends que sa présence voustrouble un peu. Mais, permettez-moi de vous faire observer quel’occasion vous est bonne pour défendre le jeune homme qui vousintéresse. Votre situation dans le monde vous autorise à parlerpour lui. M.&|160;Maubert croit avoir été volé par ce garçon. Jen’ai aucun motif pour soupçonner la bonne foi de M.&|160;Maubert.Mais si vous répondiez devant lui de la moralité de M.&|160;LucienCroze, il retirerait peut-être sa plainte.

»&|160;C’est dans l’intérêt de l’accusé que jevous propose de voir l’accusateur et de discuter devant moil’accusation, qui peut être mal fondée.

La comtesse tombait de son haut. Quellepassion d’équité s’était emparée tout à coup de ce magistrat qui,jusqu’alors, ne s’était pas montré tendre&|160;? Quelle inspirationdu ciel lui suggérait une proposition tout à fait en dehors desusages judiciaires&|160;? D’où venait la sollicitude qu’iltémoignait maintenant au jeune homme dont il venait de parler enassez mauvais termes, un instant auparavant&|160;?

Madame de Pommeuse ne comprenait rien à cebrusque revirement et ne savait que répondre.

Elle était d’autant plus embarrassée qu’ellen’avait pas de preuves positives à fournir de l’innocence de LucienCroze.

Elle ne pouvait que contredire lesaffirmations du banquier, qui peut-être ne prendrait même pas lapeine de lui répondre.

Elle pouvait aussi, il est vrai, lui reprocherles rapports étroits qu’il avait eus avec M.&|160;Tévenec, compliceavéré des fraudeurs et peut-être des assassins.

Mais M.&|160;Maubert nierait sans doute etelle n’était pas en mesure de le confondre, puisqu’elle tenait lerenseignement de Maxime, qui n’était pas là.

Il n’était pas impossible cependant que lejuge, frappé de ce qu’elle lui avait dit, voulût voir l’effet queproduirait sur le banquier la répétition, face à face avec cethomme, des paroles qu’elle avait prononcées, avant qu’ilarrivât.

Ce qui la confirma dans cette idée, c’est quece juge ajouta, pour la décider&|160;:

–&|160;Que risquez-vous d’essayer&|160;?… Vousvenez de me déclarer que vous êtes disposée à épouserM.&|160;Lucien Croze. Vous avez bien le droit de plaider sa cause.Et rien ne vous empêche non plus de demander à M.&|160;Maubert devous expliquer ses relations avec ce Tévenec… relations quej’ignorais complètement. Interrogez-le là-dessus. Ce n’est pas moiqui m’y opposerai.

–&|160;Oh&|160;! alors, je veux bien le voir,s’écria la comtesse.

–&|160;Le connaissez-vous…physiquement&|160;?

–&|160;Non, monsieur.

–&|160;Mais il vous connaît peut-être,lui&|160;?

–&|160;Je ne crois pas. Où m’aurait-ilvue&|160;?

–&|160;Mais… au Bois ou aux Champs-Élysées… envoiture… ou encore au théâtre… vous avez une réputation trèsméritée de beauté et d’élégance… il a tout au moins dû entendreparler de vous.

–&|160;Moi, j’ignorais qu’il existât… lorsqueTévenec m’a appris qu’il venait de renvoyer M.&|160;Croze.

–&|160;Je vous demande cela, parce que, s’ilsait qui vous êtes, il se tiendra peut-être sur ses gardes.

–&|160;À cela, je ne puis rien.

–&|160;Il y a un moyen de parer à cetinconvénient. Je puis le recevoir d’abord, seul à seul avec lui.Vous auriez l’obligeance de passer dans cet arrière-cabinet où setient quelquefois mon greffier… qui n’y est pas. J’écouterais laplainte de M.&|160;Maubert&|160;; je lui poserais quelquesquestions et au moment opportun, je viendrais vous chercher. Vouspourriez alors prendre la parole en faveur de ce jeune homme.

»&|160;Je ne vous proposerais pas cela, sij’étais en ce moment dans l’exercice de mes fonctions. MaisM.&|160;Maubert n’est ni accusé, ni même témoin. Je l’ai faitappeler pour avoir avec lui un entretien… en quelque sorteofficieux… à la suite duquel je prendrai telle résolution qu’il meconviendra de prendre.

»&|160;Vous non plus, madame, vous n’êtes niaccusée, ni témoin… je vous l’ai dit dès que vous êtes entrée… etce qui le prouve, c’est l’absence de mon greffier.

»&|160;Venez donc, puisque vous voulez bienvous prêter à cet arrangement… dont tout le monde se trouverabien.

La comtesse marchait de surprise en surpriseet elle n’en revenait pas de trouver ce magistrat si bien disposépour elle et pour Lucien.

Elle ne se fit pas prier pour se laisserconduire dans un réduit, encombré de dossiers et très sommairementmeublé, qui n’était séparé du cabinet que par une porte mobile,capitonnée de cuir.

Le juge l’y installa sur un fauteuil de bureauet revint siéger à sa place d’instructeur.

Il sonna et l’huissier introduisitM.&|160;Maubert.

Ce financier était un homme de soixante ans aumoins, de belle taille et de belle prestance, porteur d’une barbede patriarche qui lui donnait l’air on ne peut plus vénérable.

Il salua avec aisance, prit la chaise que lejuge lui indiqua d’un geste et commença ainsi&|160;:

–&|160;Monsieur, vous avez désiré m’entendreau sujet d’une plainte que j’ai portée contre un commis infidèle.Je suis prêt à vous fournir toutes les explications que vous medemanderez, mais je dois vous dire d’abord que, s’il en est tempsencore, je suis tout prêt à retirer cette plainte. Je ne l’aiportée qu’à la dernière extrémité… parce qu’il m’était revenu dedivers côtés que ce garçon prétendait que je l’avais accusé à tort.Alors, vous comprenez, je me suis décidé, bien à contre-cœur à voussignaler le fait. Mais je ne veux pas la mort du pécheur, et j’aimeinfiniment mieux perdre quelques billets de mille francs que deperdre l’avenir d’un jeune homme qui est encore à l’âge des’amender.

–&|160;Ce sentiment vous honore, ditfroidement le juge d’instruction&|160;: mais vous ne renoncez pas,je suppose, à exiger la restitution de la somme qui vous a étéprise.

–&|160;Oh&|160;! j’en ai fait mon deuil. Unetrentaine de mille francs, je crois. Je suis, heureusement,au-dessus de cela.

–&|160;Comment vous êtes-vous aperçu de cevol&|160;?

–&|160;Le hasard d’une vérification de caissefaite à l’improviste. Je n’avais pas le moindre soupçon et j’ai ététrès étonné de constater un déficit assez important. Je tenais,avant tout, à éviter le scandale. J’ai fait venir M.&|160;Crozedans mon cabinet. Je lui ai très doucement demandé desexplications… Je l’ai pressé de m’avouer sa faute, en luipromettant de l’oublier. Il n’a rien voulu entendre… il a niél’évidence… Il a eu l’audace de soutenir que, s’il manquait del’argent, ce n’était pas lui qui l’avait pris… il a été, je crois,jusqu’à insinuer que c’était moi… que je m’étais volé moi-même,afin d’avoir un prétexte pour le renvoyer.

»&|160;Bref, son attitude a été telle que j’aidû le chasser de ma présence et lui interdire l’entrée de mamaison.

»&|160;J’espérais que le silence se ferait surcette fâcheuse histoire, et je commençais déjà à l’oublier, lorsquej’ai appris qu’il allait la colportant partout.

»&|160;C’est alors seulement que j’ai dénoncéce malheureux. Je ne sais s’il est déjà arrêté.

–&|160;Non, monsieur, pas encore… et j’ajoutequ’il ne le sera pas jusqu’à ce que sa culpabilité soit mieuxdémontrée. Une enquête a été ouverte sur la vie que mène ce jeunehomme depuis que vous l’avez renvoyé et cette enquête lui a étéfavorable. Il n’a pas fait de dépenses exagérées et il passe toutson temps à chercher un emploi.

–&|160;Je suis fort aise d’apprendre cela, ditavec empressement M.&|160;Maubert&|160;; et je vous répète,monsieur, que je vous prie de considérer ma plainte comme nonavenue.

–&|160;Vous auriez donc mieux fait de ne pasl’adresser au Parquet. Vous avez agi très légèrement,avouez-le.

–&|160;Mais, non, monsieur, balbutia lebanquier, assez interloqué de s’entendre blâmer ainsi par cemagistrat qu’il croyait être favorable à l’accusation. Je viens devous expliquer les raisons qui m’ont déterminé à me plaindre. Jen’ai attaqué que pour me défendre… contre ce commis renvoyé quirépandait sur moi des bruits calomnieux.

–&|160;Comment avez-vous pu savoir ce qu’ildisait de vous&|160;?

–&|160;Des amis à moi m’ont répété les proposqu’il tenait.

–&|160;Et sans doute ces mêmes amis vous ontconseillé de dénoncer ce jeune homme&|160;?

–&|160;Je n’ai pris conseil que de moi-même,mais ils m’ont approuvé unanimement.

–&|160;Pourriez-vous me nommer quelques-unesdes personnes que vous avez mises au courant de cetteaffaire&|160;?

–&|160;Leurs noms ne vous apprendraient rien,je crois. Toutes ou presque toutes ont des fonds déposés chez moi…il est assez naturel que je leur aie parlé de ce déficit… En pareilcas, on exagère toujours et il m’importait qu’on ne crût pas que macaisse avait reçu une atteinte sérieuse… cette fausse nouvelle, sije l’avais laissée se propager, aurait pu nuire à mon crédit.

»&|160;J’ai tenu à faire constater levéritable chiffre de la perte par quelques-uns de mes intéressés etils savent maintenant que ce chiffre est insignifiant.

»&|160;Aussi, après avoir été d’avis de porterplainte, inclinent-ils, comme moi, à l’indulgence.

Il y eut un silence. Le juge regardait avecattention M.&|160;Maubert qui se sentait mal à l’aise sous ceregard inquisiteur.

Le financier commençait à regretter d’êtrevenu et le magistrat commençait évidemment à le soupçonner den’être pas, comme on dit, franc du collier.

Si madame de Pommeuse avait pu les voir et lesentendre, elle aurait bien auguré pour Lucien Croze de l’issue decet entretien qui tournait à l’interrogatoire. Mais la porte quilui cachait les interlocuteurs empêchait leurs paroles d’arriver àses oreilles et elle commençait à trouver le temps long dans leréduit où elle était reléguée.

–&|160;Monsieur, dit le juge d’instruction, jene tiens pas à connaître les noms de tous vos commanditaires, mais…n’y a-t-il pas parmi eux un M.&|160;Tévenec&|160;?

C’était un coup droit et il porta, car lebanquier changea de visage.

–&|160;Tévenec&|160;?… Jean Tévenec&|160;?répéta le magistrat.

–&|160;Ce monsieur a eu en effet un comptecourant chez moi, répondit enfin M.&|160;Maubert, mais ce compte aété liquidé et M.&|160;Tévenec n’est plus intéressé dans mesaffaires.

–&|160;Depuis quand&|160;?

–&|160;Depuis très peu de temps.

–&|160;Pourquoi cette association a-t-ellepris fin&|160;?

–&|160;Ce n’était pas positivement uneassociation… M.&|160;Tévenec avait des fonds dans ma maison. Il lesa retirés, voilà tout.

–&|160;Après la découverte dudéficit&|160;?

–&|160;Oui, monsieur… deux ou trois joursaprès.

–&|160;Et… vous ne l’avez plus revu&|160;?

–&|160;Non… j’ai entendu dire qu’il a quittéParis.

–&|160;Vous êtes bien informé… ou du moins…M.&|160;Tévenec a disparu de son domicile.

»&|160;Vous le connaissez de longue date, jecrois.

–&|160;Nos relations remontent en effet à unedate assez ancienne… des relations commerciales, exclusivement.

–&|160;Mais vous connaissiez ses antécédents…et sa situation.

–&|160;Mon Dieu, non. Je savais qu’il étaitriche et je l’ai toujours tenu pour un homme honorable.

–&|160;Alors, vous n’avez pas su qu’il setrouve impliqué dans une affaire que j’instruis… une affaire trèsgrave.

–&|160;Non… j’ignorais…

–&|160;Une affaire dont tout Paris s’occupe ence moment. Ce Tévenec est soupçonné d’avoir fait partie d’uneassociation de malfaiteurs…

–&|160;Que m’apprenez-vous là&|160;!

–&|160;Il est en fuite. On le rechercheactivement… et si vous savez où il est, votre devoir est derenseigner la justice.

–&|160;Je le ferais très volontiers, maisj’ignore absolument ce qu’il est devenu. Et s’il s’est mis dans unmauvais cas, vous devez bien penser qu’il ne m’a pas pris pourconfident.

»&|160;Oserai-je vous demander de quoi onl’accuse&|160;?

–&|160;D’abord, de s’être enrichi en fraudantl’octroi de la ville de Paris…

–&|160;Au moyen d’un souterrain creusé sous lemur d’enceinte. J’ai lu en effet dans les journaux quelque chose depareil. Mais je ne me doutais guère que M.&|160;Tévenec…

–&|160;Sa fortune n’a pas d’autre origine etil l’avait déposée chez vous.

–&|160;Mais, non, monsieur. Il m’a confiéautrefois des capitaux… Et quand il les a repris, ces jours-ci, jene lui ai pas demandé pourquoi il les reprenait.

–&|160;Mais, avant de les reprendre, il vous aconseillé de porter plainte contre ce jeune homme. Il est de ceuxque vous n’avez pas voulu me nommer, tout à l’heure.

–&|160;Je vous assure que non, monsieur. Quipeut vous faire croire cela&|160;?

–&|160;On me l’a dit.

–&|160;Puis-je savoir qui vous l’adit&|160;?

–&|160;Une personne qui s’intéresse àM.&|160;Croze. Et cette personne est bien informée, puisqu’elle m’asignalé vos relations avec ce Tévenec… relations que j’ignoraiscomplètement, lorsque j’ai reçu votre plainte.

–&|160;Et que je n’aurais pas niées si vousm’aviez interrogé sur ce point. Alors… ce… cette personne connaîtTévenec&|160;?…

–&|160;Beaucoup et depuis longtemps.

–&|160;Mais… elle ne me connaît pas,moi&|160;?

–&|160;Je ne crois pas qu’elle vous ait jamaisvu. J’ajoute qu’elle n’a aucun intérêt à vous nuire.

–&|160;J’admets cela… puisque vous le dites…mais je vous serais bien reconnaissant, monsieur, si vous vouliezbien me mettre en sa présence.

–&|160;Y tenez-vous, vraiment&|160;?

–&|160;J’y tiens beaucoup. Vous devezcomprendre que j’aie à cœur de me justifier de certainesimputations.

–&|160;Qu’à cela ne tienne&|160;! La personneest ici.

–&|160;Comment&|160;?…

–&|160;Mon Dieu, oui. Je causais avec elle,lorsque vous êtes arrivé. Je n’ai pas voulu vous faire attendre etje l’ai priée de passer dans l’arrière cabinet où se tienthabituellement mon greffier.

Et comme le banquier de la rue desPetites-Écuries fit un haut-le-corps, le juge s’empressad’ajouter&|160;:

–&|160;Oh&|160;! rassurez-vous&|160;! Elle n’arien entendu. Cette porte est capitonnée de cuir. Vous n’avezd’ailleurs rien dit qui puisse vous compromettre.

»&|160;Je vais chercher cette dame.

–&|160;Ah&|160;! c’est une dame, murmuraM.&|160;Maubert, qui tâchait de faire bonne contenance.

Le magistrat se leva, disparut un instant, etrevint, tenant par la main madame de Pommeuse qui se laissaitamener, sans se douter le moins du monde de ce qui allait sepasser.

Elle entra délibérément et elle ne s’étonnapas tout d’abord de se trouver face à face avec le grand vieillardqui s’était levé pour la recevoir.

Ce ne fut qu’après l’avoir regardéattentivement qu’elle pâlit et qu’elle s’arrêta court, en jetant cecri&|160;:

–&|160;Lui&|160;!… c’est lui&|160;!

Au même moment, Sylvain Maubert, plus pâlequ’elle, se rejeta en arrière et se mit à regarder du côté de laporte.

Le juge ne comprenait rien à ce coup dethéâtre qu’il n’avait pas prévu, et il essaya de procéder à desprésentations régulières.

–&|160;Madame, commença-t-il, voiciM.&|160;Maubert. Monsieur, voici madame la comtesse de Pommeuse quevous désiriez voir.

–&|160;Assassin&|160;! dit Octavie, d’une voixsourde.

Et le bras étendu en avant, elle marcha versl’homme qui recula jusqu’à ce qu’il touchât le mur du cabinet.

–&|160;Oui, assassin&|160;! reprit-elle, en ledésignant.

–&|160;Cette femme est folle, balbutia Maubertterrifié, comme s’il avait vu un spectre se dresser devant lui.

Le juge, stupéfait, ne savait que penser d’unescène, inexplicable pour lui, mais cette scène était jouée trop aunaturel pour qu’il ne la prît pas au sérieux.

–&|160;Qu’avez-vous donc, monsieur&|160;?demanda-t-il.

–&|160;Moi… rien, balbutia le banquier. Je nem’attendais pas à être interpellé de la sorte… et vous devezcomprendre, monsieur, que je ne réponde pas aux injures d’une femmequi ne jouit pas de sa raison.

–&|160;Misérable&|160;! cria la comtesse.

–&|160;Expliquez-vous, madame, dit lemagistrat. De quel assassinat parlez-vous&|160;?

–&|160;Il le sait bien, lui.Interrogez-le&|160;!… Demandez-lui ce qu’il a fait dans cepavillon&|160;!

–&|160;Quoi&|160;! Le pavillon du boulevardBessières&|160;?… Vous y étiez donc quand on a tué cemalheureux&|160;?

–&|160;Oui… J’ai tout vu…

–&|160;Et vous reconnaissezmonsieur&|160;?…

–&|160;C’est le chef des assassins. Il mereconnaît, lui aussi, vous le voyez bien… regardez safigure&|160;!

M.&|160;Maubert était livide, mais il seraidissait contre l’émotion qui le bouleversait, et il reprenaitpeu à peu son sang-froid.

–&|160;Je vous répète que madame a perdul’esprit, dit-il avec effort, à moins pourtant qu’elle ne soitabusée par une ressemblance. Je ne sais même pas de quel crime elleveut parler.

–&|160;Elle vient de vous le dire, interrompitle juge d’instruction. Un homme a été étranglé, l’autre jour, dansune maison isolée… un homme de cette bande dont Tévenec a faitpartie.

–&|160;Et elle m’accuse de l’avoirétranglé&|160;!… c’est trop fort… Demandez-lui donc, monsieur,comment elle se trouvait là quand le crime a été commis.

–&|160;J’y étais… par hasard, murmura lacomtesse.

–&|160;Par hasard est charmant. Et… lesassassins ne se sont pas aperçus de votre présence&|160;?… C’esttrès curieux.

–&|160;Ils m’ont surprise… et ils ont voulu metuer…

–&|160;Mais ils ne vous ont pas tuée. Voilàdes scélérats de bonne composition, convenez-en.

–&|160;Ils m’ont condamnée… j’allais mourir…l’un d’eux a demandé qu’on m’épargnât.

–&|160;Et il a obtenu, à ce qu’il paraît,qu’on vous fît grâce. C’est on ne peut plus dramatique. Il a dû, aumoins, exiger de vous un serment&|160;?

–&|160;Vous le savez bien…

–&|160;Oui, un serment prêté sur le cadavre…absolument comme dans l’affaire Fualdès.

»&|160;En avez-vous entendu parler, del’affaire Fualdès&|160;? c’est probable, et vous tenez, sans doute,à jouer le rôle que joua dans cette cause célèbre madame Manson…qui prétendait avoir assisté au crime et qui, après s’êtrerétractée dix fois, finit par faire condamner les accusés.

–&|160;Assez, monsieur, dit impérieusement lejuge d’instruction. C’est à moi seul qu’il appartient d’interrogermadame.

–&|160;Oh&|160;! je ne tiens pas à empiétersur vos attributions, murmura le banquier, redevenu complètementmaître de lui. Et si vous n’avez pas besoin de moi, je vousdemanderai la permission de me retirer.

–&|160;Je vous invite, au contraire, à rester,dit sèchement le magistrat.

Il sonna et il dit quelques mots à voix basseà l’huissier qui se présenta et qui partit aussitôt pour exécuterl’ordre qu’il venait de recevoir.

La comtesse, brisée par l’émotion, s’étaitaffaissée sur une chaise.

M.&|160;Maubert, resté debout, se tenait lesbras croisés, dans une attitude dédaigneuse et regardait fixementmadame de Pommeuse qui baissait les yeux.

Il s’opérait en elle une réaction étrange.Elle avait parfaitement reconnu l’affreux vieillard qui commandaitles assassins et son premier mouvement avait été de ledénoncer.

Elle commençait maintenant à envisager lessuites de cette déclaration. Le juge allait la mettre en demeure deraconter toute la scène du meurtre et il n’était pas certain qu’ilcrût au récit qu’elle allait lui faire, récit romanesque, s’il enfut, que ce Maubert n’allait pas manquer de démentir avec uneaudace sans pareille.

Et dans l’âme bouleversée de la comtesse, unautre sentiment commençait à se faire jour, un sentiment bienféminin, celui-là.

Sylvain Maubert avait touché juste en luirappelant, sous une forme ironique, la scène du serment.

Elle n’avait cédé qu’à la violence, et,assurément, elle pouvait se croire déliée de sa promesse, d’autantqu’elle l’avait tenue, puisqu’elle avait gardé le silence sur lecrime commis en sa présence, jusqu’au moment où la surprise de setrouver face à face avec l’assassin lui avait arraché lavérité.

Mais elle ne pouvait pas oublier qu’elledevait la vie à ce misérable&|160;; à lui seul, car ses complicesvoulaient la tuer, et il leur avait imposé sa volonté qui était dela laisser partir, après l’avoir forcée à mettre la main à leursinistre besogne.

Maintenant qu’il ne tenait qu’à elle del’envoyer à l’échafaud, elle avait pitié de lui.

Il s’en apercevait et il se préparait àexploiter cette faiblesse généreuse de la pauvre femme qu’ilregrettait d’avoir épargnée.

Entre elle et cet exécrable scélérat, lapartie n’était pas égale.

Il est vrai que le juge était là pour rétablirl’équilibre, et le juge était très disposé à croire à la sincéritéde la comtesse, mais il n’était pas encore absolument convaincuqu’elle n’eût pas rêvé ce qu’elle prétendait avoir vu.

Ce magistrat expérimenté se défiait beaucoupdes femmes nerveuses.

Il en avait tant vu, dans l’exercice de sesfonctions, de ces femmes exaltées qui, de très bonne foi, prennentpour des réalités leurs écarts d’imagination, qu’il n’acceptaitjamais, sans les contrôler, les déclarations d’apparenceromanesque.

L’hystérie est fort en vogue par le temps quicourt et les phénomènes qu’elle produit sont tellementincontestables, que les magistrats les plus sérieux ont fini par entenir compte, dans une certaine mesure.

Celui-là en était à se demander si madame dePommeuse ne s’abusait pas elle-même et il avait résolu d’éclaircirla situation, séance tenante.

Le banquier lui paraissait très suspect et iln’avait garde de le lâcher, maintenant qu’il le tenait, mais il nevoulait rien brusquer avant de s’être renseigné complètement.

–&|160;Monsieur, lui dit-il, veuillez vousasseoir.

»&|160;J’aurai à vous interroger tout àl’heure et je vais d’abord interroger madame.

–&|160;Je suis à vos ordres, répondittranquillement M.&|160;Maubert, qui ne désespérait plus de se tirerde ce mauvais pas et qui se promettait de jouer serré.

–&|160;Madame, commença le juge d’instruction,je vous prie de reprendre votre récit, au point où j’en suis restéavec vous avant l’arrivée de M.&|160;Maubert. Je vous ai interrogéesur le voyage que vous avez fait au boulevard Bessières, le jour età l’heure où le crime a été commis. Vous m’avez répondu que vousétiez allé rejoindre votre frère qui vous avait donnérendez-vous.

–&|160;C’est la vérité, dit madame dePommeuse.

–&|160;Je le crois… mais persistez-vous àsoutenir que vous vous êtes rencontrée avec lui sur le talus desfortifications&|160;?

–&|160;Non, monsieur. Mon frère m’avait écritqu’il m’attendrait dans un pavillon qui a appartenu autrefois ànotre père.

Un éclair passa dans les yeux de SylvainMaubert, mais le juge ne le vit pas briller, parce qu’il neregardait en ce moment que la comtesse.

–&|160;Mon frère y est arrivé avant moi,reprit-elle. J’avais été retardée…

–&|160;Oui… je sais comment… vous me l’avezexpliqué.

–&|160;J’ai eu avec lui un assez longentretien… il est parti le premier… j’ai attendu qu’il se fûtéloigné et j’allais partir aussi, lorsque j’ai entendu des pas dansl’escalier… je n’avais plus le temps de fuir et je me suis réfugiéedans un cabinet où je me suis enfermée.

–&|160;Un cabinet contigu à la grande salle oùle crime a été commis. J’ai visité le pavillon.

»&|160;Continuez, madame.

–&|160;Je n’y étais pas plus tôt que deshommes sont entrés… tumultueusement… je ne les voyais pas… mais aubruit qu’ils faisaient, je pouvais juger qu’ils étaient asseznombreux… bientôt, j’ai entendu des voix… plusieurs voix… je nedistinguais pas les paroles… et je ne songeais guère à écouter cequ’on disait, car j’étais plus morte que vive… tout à coup, un criest arrivé jusqu’à moi… un cri d’angoisse… on appelait&|160;: ausecours&|160;!… à l’assassin&|160;!… j’ai perdu la tête et j’aicrié, moi aussi… la porte du cabinet où je me cachais a été ouvertebrusquement… un homme m’a saisie par le bras et m’a traînée dans lasalle…

La comtesse s’arrêta. La voix luimanquait.

–&|160;Et alors, interrogea le juge, vous avezvu&|160;?…

–&|160;J’ai vu un malheureux, assis sur unfauteuil, où deux hommes le maintenaient… ils lui avaient passé unecorde autour du cou et ils s’apprêtaient à l’étrangler.

–&|160;Combien étaient-ils dans lasalle&|160;?

–&|160;Six ou sept, je crois… Celui qui metenait m’a interrogée… brutalement… il m’a demandé comment je metrouvais là… j’ai répondu que j’y étais entrée pour attendrequelqu’un qui n’était pas venu… Ton amant, m’a dit cet homme… jen’ai pas osé dire le contraire… je ne voulais pas leur parler demon frère… alors, ils m’ont déclaré que j’avais surpris leurssecrets… et que j’allais mourir… je m’y attendais… j’ai essayépourtant de leur faire comprendre que je ne pourrais pas lesdénoncer sans me perdre de réputation, puisque je serais obligéed’avouer que j’avais un rendez-vous dans ce pavillon… Ils m’ontdemandé de jurer de me taire… l’un d’eux a dit que si on me tuait,ma disparition ferait du bruit dans Paris… tous les autres étaientcontre moi…

–&|160;Et cependant, ils vous ont laissé lavie…

–&|160;Si je vous disais à quelprix&|160;!…

–&|160;Parlez, madame.

–&|160;Celui qui avait pris ma défense a euune idée infernale. Il m’a mis entre les mains la corde qu’ilsavaient passée au cou du patient… et il m’a forcée à tirer dessus…avec les deux bourreaux. Maintenant, m’a-t-il dit, te voilà notrecomplice. Nous sommes sûrs que tu ne parleras pas.

–&|160;Complice involontaire, dit le juge enhochant la tête. Ils se sont contentés d’une garantie absolumentillusoire car… alors même que les choses se seraient passées ainsi,vous ne seriez pas coupable.

–&|160;Vous doutez donc de ce que je vousdis&|160;? murmura la comtesse.

–&|160;Je cherche à m’éclairer et je vous pried’achever votre récit. Que s’est-il passé ensuite&|160;?

–&|160;Ils ont traîné dehors le cadavre de cemalheureux… et celui qui paraissait être leur chef m’a emmenée horsdu pavillon… au milieu du champ qui l’entoure, il m’a quittée,après m’avoir annoncé que j’allais être surveillée et que si jeparlais à qui que ce fût de ce que j’avais vu… je périrais de leurmain.

»&|160;Je suis partie… et je suis rentrée chezmoi.

–&|160;C’est tout&|160;?

–&|160;Oui… Que voulez-vous donc deplus&|160;?

–&|160;Vous n’avez pas su pourquoi on a tuécet homme&|160;?

–&|160;Ses meurtriers ont dit devant moi quecet homme était un traître… qu’il les avait dénoncés.

–&|160;Il est permis de le croire. Alors vousavez dû la vie à l’un des assassins&|160;?

–&|160;Oui, à leur chef.

–&|160;Et ce chef… c’est…M.&|160;Maubert&|160;?

Madame de Pommeuse ne répondit pas.

–&|160;Vous venez de me déclarer que vous lereconnaissiez&|160;? En doutez-vous maintenant&|160;?

–&|160;Regardez-moi bien, madame, ditM.&|160;Maubert, en se redressant de façon à mettre son visage enpleine lumière. Je ne croyais pas avoir la figure d’un assassin…Mais enfin, on ressemble toujours à quelqu’un. C’est uninconvénient qui jadis a coûté cher au malheureux Lesurques.

–&|160;Êtes-vous bien sûre de ne pas voustromper, demanda le magistrat à madame de Pommeuse. Je vous croisincapable de mentir&|160;; mais personne n’est infaillible, et sivous avez le plus léger doute, vous devez vous abstenird’affirmer.

La comtesse souffrait horriblement. Ellepensait que cet homme lui avait fait grâce et elle ne pouvait passe décider à parler.

–&|160;J’ai dit tout ce que j’avais à dire,murmura-t-elle.

Le juge hésitait.

–&|160;Serait-ce donc, demanda-t-il, qu’ilvous répugne d’accuser quelqu’un qui vous a sauvé la vie&|160;? Cesentiment serait peut-être excusable, mais…

–&|160;Croyez ce qu’il vous plaira de croire,monsieur.

»&|160;Croyez même, si vous voulez, que c’estmoi qui ai commis le crime du pavillon, dit amèrement madame dePommeuse.

–&|160;L’émotion vous égare, madame, réponditle magistrat. Vous ne me paraissez pas être en état de répondreavec calme aux questions que je pourrais vous poser encore. Jeremettrai donc votre interrogatoire à demain. Vous voudrez bien,d’ici là, vous tenir à ma disposition.

–&|160;Je ne sortirai pas de chez moi, murmurala comtesse.

–&|160;Quant à vous, monsieur, reprit le jugeen s’adressant à M.&|160;Maubert, je n’ai pas fini avec vous et jevous prie de rester.

–&|160;Je suis à vos ordres, répondit lebanquier, en s’efforçant de cacher la joie qu’il ressentait d’enêtre quitte à si bon marché.

Madame de Pommeuse allait se lever, quandl’huissier de l’antichambre se montra.

–&|160;C’est bien, dit le juge, vous ferezentrer la personne quand je sonnerai.

Et dès que l’huissier fut sorti&|160;:

–&|160;Madame, reprit-il,M.&|160;de&|160;Chalandrey vient d’arriver. Je tiens à l’entendreen votre présence. Ses déclarations confirmeront sans doute lesvôtres. Veuillez donc reprendre place.

Puis, s’adressant au banquier, dont laphysionomie venait de s’assombrir tout à coup&|160;:

–&|160;Vous n’êtes pas de trop, monsieur. Letémoin que je vais interroger éclaircira peut-être quelques pointsqui vous intéressent.

M.&|160;Maubert se serait bien passé de cetteinvitation. Il ne savait pas cependant que Maxime, lui aussi, avaitassisté à la scène de l’assassinat, mais il savait que Maxime étaitl’ami et le confident de madame de Pommeuse, et que l’entrée deMaxime allait lui mettre un adversaire de plus sur les bras… et unadversaire moins sentimental que la comtesse.

Octavie, au contraire, bénissait Dieu quiamenait là ce défenseur inespéré. Elle se disait&|160;:

–&|160;Il reconnaîtra ce misérable qu’il a vudans le pavillon, et il n’a pas les mêmes raisons que moi pour nepas le dénoncer.

Le juge, lui, comprenait très bien qu’iln’avait fait jusqu’à présent que de la besogne inutile et ilattendait toutes sortes d’éclaircissements de ceM.&|160;de&|160;Chalandrey qu’il tenait maintenant, aprèsinformations prises, pour un loyal garçon.

Il sonna donc et Maxime entra.

Maxime savait fort bien comment il faut seprésenter devant un magistrat&|160;; mais en voyant madame dePommeuse, il ne pensa qu’à courir à elle et à lui serrer les mains,en s’écriant&|160;:

–&|160;Vous ici, madame&|160;!… enfin, je vousretrouve. Je sais ce qui vous est arrivé. Je viens de voirLucien.

La comtesse lui rendit son étreinte et lerappela à l’ordre en lui montrant le juge.

–&|160;Excusez-moi, monsieur, dit Chalandrey.Je suis si heureux de revoir madame de Pommeuse que j’oublie devous saluer.

–&|160;Je vous excuse, monsieur, et je vousprie de répondre aux quelques questions que je vais vousadresser.

»&|160;Madame la comtesse de Pommeuse vient deme faire une déclaration très importante que je dois commencer parvous faire connaître, afin de vous montrer que je ne cherche pas àvous mettre en contradiction avec elle. Madame vient de m’apprendrequ’elle a assisté au crime commis dans le pavillon du boulevardBessières.

–&|160;Je le savais, dit nettement Maxime.

À ce moment, il aperçut M.&|160;Maubert quis’était retiré au fond du cabinet et la comtesse se dit&|160;:

–&|160;Il va le reconnaître.

À son grand étonnement, Maxime se contenta deregarder le juge, comme pour lui demander qui était ce personnagemuet.

Évidemment, Maxime de Chalandrey nereconnaissait pas l’homme du pavillon et le coup de théâtre surlequel comptait madame de Pommeuse, s’en allait en fumée.

Elle se rappela alors que Maxime l’avait fortmal vu, ce chef des assassins, à la lueur douteuse du jour blafardqui éclairait, à travers un vitrage, la scène du meurtre, et ellepensa&|160;:

–&|160;Il ne va pas me soutenir… Ce jugecroira que j’ai rêvé.

–&|160;Comment savez-vous que madame était là,quand on a étranglé le malheureux dont on a trouvé le cadavre dansle fossé des fortifications&|160;? demanda le magistrat, enregardant Maxime dans le blanc des yeux.

–&|160;Je le sais, parce que, moi aussi, j’yétais, répondit sans hésiter Chalandrey.

–&|160;Vous y étiez&|160;!

–&|160;Oui, monsieur. J’ai tout vu. J’avaissuivi de loin madame de Pommeuse, sans qu’elle s’en doutât. Je suisentré après elle dans le pavillon… et j’ai assisté à l’assassinat…J’étais caché derrière un rideau… Madame ne savait pas que j’yétais. Elle l’a su, quelques jours après… parce que je le lui aidit.

–&|160;Alors, vous avez pu vous entendre avecelle…

–&|160;M’entendre&|160;!… que voulez-vousdire&|160;?… j’ai vu ce qu’elle a vu… j’ai vu de moins près, maisj’ai bien vu un scélérat jugé, condamné et exécuté par d’autresscélérats… j’ai vu madame de Pommeuse, saisie par ces bandits,jurer, pour avoir la vie sauve, de ne pas les dénoncer… et c’estparce qu’elle avait juré que je me suis tu.

–&|160;Les reconnaîtriez-vous, les assassins,si on vous les montrait&|160;?

–&|160;Peut-être… mais je n’en répondspas.

–&|160;Et… depuis le matin du crime, vous n’enavez rencontré aucun&|160;?

–&|160;Je ne crois pas.

–&|160;Vous entendez, madame&|160;?M.&|160;de&|160;Chalandrey est moins affirmatif que vous.

–&|160;M.&|160;de&|160;Chalandrey a raison,dit froidement la comtesse.

–&|160;Alors, vous convenez que vous avez puvous tromper&|160;?

–&|160;Moi, comme tout le monde.

–&|160;C’est bien. Je n’insiste pas.Maintenant, monsieur, veuillez me dire ce que vous savez surM.&|160;Tévenec.

–&|160;Rien que vous ne sachiez déjà, jesuppose. Tévenec est le dernier des misérables. Il paraît qu’il esten fuite. C’est ma faute. J’aurais dû le dénoncer plus tôt, car jesuis convaincu que c’est lui qui, à deux reprises, a tenté de sedébarrasser de moi.

–&|160;Comment cela&|160;?

–&|160;Une première fois, un homme payé parlui a essayé de m’écraser sous les roues d’une voiture de boucher…et l’autre jour, au bois de Boulogne, un autre de ses agents a jetéde l’amadou enflammé dans l’oreille de mon cheval qui s’est emportéet qui m’a jeté par terre. On m’a rapporté en très piteux état.

–&|160;J’ai été informé de cet accident, maispourquoi l’imputez-vous à ce Tévenec&|160;?

–&|160;Parce que Tévenec était l’associé desassassins qui ont juré de se défaire de moi. Je ne vous apprendspas qu’il a fait enlever madame de Pommeuse. Elle a dû vousraconter son aventure.

»&|160;Et mon ami Lucien Croze&|160;!… voussavez, monsieur, que Tévenec, pour le perdre, s’est concerté avecun homme qui ne vaut pas mieux que lui… un soi-disant banquier…

–&|160;M.&|160;Sylvain Maubert que voici,interrompit le juge d’instruction, en désignant du geste lefinancier de la rue des Petites-Écuries, qui écoutait, impassible,cette conversation à bâtons rompus.

Chalandrey rougit de colère et marcha droit àl’ennemi, en s’écriant&|160;:

–&|160;C’est vous qui osez accuser Lucien devous avoir volé&|160;?

Il regardait Maubert sous le nez, et madame dePommeuse se disait&|160;:

–&|160;Il va donc enfin se rappeler ce visaged’assassin.

Mais Maxime reprit&|160;:

–&|160;Je vous défie de répéter devant moi ceque vous avez écrit sur M.&|160;Croze. Vous savez fort bien qu’ilne vous a rien pris et que votre dénonciation est une calomnie.

–&|160;Monsieur, répliqua le banquier, noussommes ici dans le cabinet d’un magistrat. Vous semblez oubliercela, mais moi je ne l’oublie pas et je m’abstiens de relever,comme elles mériteraient de l’être, les injures que vous vouspermettez de m’adresser.

»&|160;Je me bornerai à vous dire que si j’aicru devoir déposer une plainte contre un de mes employés, je suisvenu ici aujourd’hui tout exprès pour la retirer.

–&|160;Il est bien temps, vraiment&|160;!… etsi vous croyez que cela suffit pour réparer le mal que vous avezfait à un brave garçon&|160;!… C’est à lui maintenant de déposerune plainte contre vous et de dénoncer en même temps vosaccointances avec cet infâme Tévenec… Oh&|160;! ne feignez pasl’étonnement&|160;!… vous étiez l’ami intime de ce drôle… et jepuis attester que vous veniez de conférer avec lui, lorsque vousavez brutalement renvoyé Lucien… j’ai rencontré Tévenec au momentoù il sortait de vos bureaux et quand j’ai appris de la bouche demon ami ce qui venait de se passer, j’ai deviné d’où partait lecoup.

–&|160;Je vous répète, monsieur, que je n’airien à vous répondre.

–&|160;Je le crois bien&|160;!… vous feriezmieux d’avouer que vous avez obéi aux injonctions de cet homme…c’est tout simple&|160;!… vous n’avez rien à lui refuser parcequ’il y a un cadavre entre vous.

M.&|160;Maubert essaya de souriredédaigneusement, mais le mot avait porté, parce qu’il l’avait prisau pied de la lettre, au lieu de l’entendre avec le sens qu’on luidonne dans le langage parisien.

Maxime avait voulu dire&|160;: «&|160;unsecret&|160;», et il fallait que le banquier n’eût pas laconscience nette pour avoir compris autrement.

La comtesse, qui savait à quoi s’en tenir,écoutait en frémissant cet échange d’apostrophes et s’étonnait quele juge d’instruction laissât dire.

Il écoutait, lui aussi, avec un attentionsoutenue, et il ne perdait pas un instant de vue les deuxadversaires.

On eût dit qu’il avait fait exprès de lesmettre aux prises et que, s’il les laissait s’objurguer ainsi,c’est que sa tolérance cachait une arrière-pensée.

Et cette arrière-pensée, madame de Pommeusecrut la deviner. Elle pensait qu’il voulait voir si Maxime deChalandrey, à force de dévisager de près Sylvain Maubert, finiraitpar reconnaître en lui le chef des assassins signalés par lacomtesse.

Et Maxime ne paraissait pas se douter que cechef de bande et le dénonciateur de Lucien Croze n’étaient qu’unseul et même individu.

Octavie avait résolu de laisser faire Dieu,qui châtie les coupables, et de s’en remettre à la mémoire deMaxime.

–&|160;S’il le reconnaît enfin, sedisait-elle, le juge croira, sans doute, que je ne me suis pastrompée, et il fera arrêter ce scélérat qui m’a épargnée. Si Maximene le reconnaît pas, je me tairai.

Elle en était presque à regretter de l’avoirdénoncé.

À ce moment, le magistrat, se croyant assezéclairé, interposa son autorité pour faire cesser cettealtercation, tout à fait déplacée dans son cabinet.

–&|160;Messieurs, dit-il d’un ton bref,M.&|160;Croze n’est pas en cause et je vous prie de vous taire.

»&|160;Vous, monsieur, reprit-il ens’adressant à Maxime de Chalandrey, je vous ai fait appeler sur lademande de madame de Pommeuse. Vous avez confirmé sa déposition.J’aurai à vous interroger de nouveau, mais vous pouvez vousretirer.

»&|160;Je ne vous retiens pas non plus,madame, et je vous autorise à partir avecM.&|160;de&|160;Chalandrey.

»&|160;Je n’ai pas besoin d’ajouter que vousaurez à vous tenir tous les deux à ma disposition.

–&|160;Bon&|160;! pensa Maxime&|160;: je saisce que parler veut dire. Nous allons, en sortant d’ici, avoir lapolice à nos trousses. Mais, maintenant, je m’en moque. Lucien esttiré d’affaire.

Restait M.&|160;Maubert qui n’avait pas encorereçu son congé, et qui ne paraissait pas très rassuré.

–&|160;Quant à vous, monsieur, lui dit le juged’instruction, je vous prie de sortir, dès à présent.

»&|160;Il est bien entendu que vous retirezvotre plainte&|160;?

–&|160;Oh&|160;! avec plaisir, s’écria lebanquier, soulagé d’une grosse inquiétude. Alors, monsieur, vousn’avez plus rien à me demander&|160;?

–&|160;Non, rien… pour le moment.

Maubert salua et sortit à reculons.

La comtesse et Maxime étaient encore là.

–&|160;Un ordre à donner et je reviens, leurdit le magistrat en ouvrant une porte que la comtesse n’avait pasremarquée et qui n’était pas celle du réduit où elle avait passé unquart d’heure, au milieu des paperasses du greffier.

Dans l’autre cabinet, se tenaitM.&|160;Pigache que le juge avait gardé sous la main et qu’ilaborda, en résumant d’un mot l’impression que lui avaient laisséeces audiences successives&|160;:

–&|160;Je tiens le chef de la bande. C’estSylvain Maubert. Vos agents l’attendent à la porte, n’est-cepas&|160;?

–&|160;Deux de mes meilleurs, et ils ontl’ordre de le filer jour et nuit, répondit le sous-chef de lasûreté. J’avais prévu que ça finirait comme ça.

–&|160;La comtesse l’a reconnu. Elle a avouéqu’elle avait assisté au meurtre. Nous le savions, mais j’ai faitl’étonné. Le jeune homme aussi y était… comme vous l’aviez deviné.Seulement, il n’a pas reconnu Maubert, parce qu’on n’y voyait pastrès clair dans ce pavillon. Mais la mémoire lui reviendra, quandje le mettrai en présence de Maubert… arrêté.

»&|160;Vous comprenez pourquoi je l’ai laissélibre, le Maubert&|160;?

–&|160;Pour avoir les autres.

–&|160;Justement. Ils étaient sept. Il me lesfaut tous… et j’espère bien que nous les aurons.

–&|160;Vous ne comptez pas Tévenec&|160;?

–&|160;Celui-là n’a pas pris part àl’assassinat… et s’il a réussi à passer en Angleterre, je ne seraispas d’avis de demander l’extradition. Ce coquin traînerait madamede Pommeuse dans la boue… et la pauvre femme a bien assezsouffert.

–&|160;Alors, monsieur, vous croyez qu’ellen’a rien à se reprocher&|160;?

–&|160;Rien du tout. Ce n’est pas sa faute sison père faisait la fraude et si son frère a été condamné.

–&|160;Je l’ai mis en recherche, sonfrère.

–&|160;Ne poussez pas trop de ce côté-là. Tantmieux s’il va se faire pendre ailleurs.

–&|160;Très bien&|160;! Je ne m’occuperai plusque de Maubert. Avez-vous entendu la cabaretière de la rue desÉpinettes&|160;?

–&|160;À quoi bon&|160;? Je lui ai fait direde partir. Et je vous engage à ne plus surveiller que Maubert et sabande. Nous aurons assez à faire avec les coquins. Laissez en reposles honnêtes gens.

»&|160;À demain matin, votrerapport&|160;!

Sur cette conclusion, le juge rentra dans soncabinet où l’attendaient la comtesse et Maxime de Chalandrey, aussisurpris l’un que l’autre de la tournure que l’instruction venait deprendre.

Ils n’avaient pas échangé une parole, depuisqu’ils étaient seuls, et ils furent encore plus étonnés d’entendrele sévère magistrat, qui venait de les interroger vertement, lestraiter comme il l’aurait fait dans le monde et s’excuser presquede les avoir dérangés.

–&|160;Tout est bien qui finit bien, se disaitjoyeusement Maxime.

Il oubliait qu’entre un jour heureux et lesjours à venir, il y a place pour des catastrophes.

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