L’oeil du chat – Tome II

Chapitre 5

 

La nuit est noire. Le vent souffle de l’Ouest,chassant de gros nuages chargés de pluie, et balaie la tristeplaine de Montrouge, toute crevassée de carrières.

Sur l’ancienne route d’Orléans qui latraverse, pas un piéton, pas une charrette.

Pas de maisons en bordure. Rien que des mursde jardins maraîchers et, de loin en loin, un hangar en bois ou unemasure abandonnée.

C’est le désert aux portes de Paris.

Pourtant, à deux cents pas du chemin, sur lagauche, en tournant le dos aux fortifications, un point lumineuxbrille dans les ténèbres, presque au ras du sol, comme un verluisant au pied d’une haie.

Et, vers cette faible clarté, à travers unchamp caillouteux, s’avancent lentement trois ombres, qu’onpourrait prendre pour des fantômes, quoiqu’elles aient formehumaine.

Ces promeneurs nocturnes ne sont certes pasvenus là pour leur agrément, à pareille heure et par un tempspareil, un temps à bourrasques de la fin de l’hiver.

Ils savent où ils vont et ce qu’ils viennentfaire dans ces solitudes.

On les attend là-bas, dans une espèce degrange, dont une fenêtre éclairée leur sert de phare.

Deux des trois sont grands et minces. Letroisième n’est pas petit, mais il est gros et il a quelque peine àtenir sur ce terrain inégal.

Il marche au milieu de ses compagnons, qui leflanquent des deux côtés et le soutiennent quand il butte contreune pierre, en jurant comme un païen.

Sous le caban qui le couvre et dont il arelevé le capuchon par-dessus son chapeau ciré, on ne devineraitpas que ce hardi camarade est une femme.

Mais quelle femme ! Virginie Crochard,affublée comme un vieux troupier ; la mère Caspienne, armée enguerre, un revolver d’ordonnance en bandoulière et une trique à lamain.

Son voisin de droite, c’est Cabardos, enpetite tenue de brigadier de sergents de ville, le képi en tête etl’épée au côté.

Son voisin de gauche, c’est Maxime deChalandrey qui, pour cette expédition, s’est habillé comme pour unechasse à courre, toque en tête, dague passée dans le ceinturon,culotte de peau et bottes molles, sans éperons, car c’est à piedqu’on va forcer le gibier.

Minuit vient de sonner au clocher deMontrouge, et voilà une heure que, sortis de Paris par la ported’Arcueil, ils cheminent sans s’arrêter.

Aussi sont-ils tous les trois d’assez mauvaisehumeur.

– Mon vieux Cabardos, êtes-vous bien sûrde ne pas nous avoir égarés ? demanda tout à coupChalandrey.

– Absolument sûr, mon lieutenant,répondit le brigadier, qui avait la manie de donner des grades àtous ceux qu’il considérait comme des supérieurs.

Le neveu d’un chef d’escadron devait être aumoins lieutenant, et Cabardos le classait comme tel dans lahiérarchie qu’il inventait.

– La Grange Rouge est devant nous et lalumière que vous voyez est le signal convenu avec le patron. Cen’est pas la première fois que j’y viens, à la Grange Rouge… j’y aiarrêté des rôdeurs dans le temps… et je vous y mènerais les yeuxfermés.

– Du diable si je devine pourquoi tonPigache nous y a donnés rendez-vous ! grommela Maxime.

– Moi, je m’en doute. Mais je ne discutepas la consigne. On va en finir cette nuit, comme je vous le disaistantôt, quand je suis venu vous chercher pour vous ramener rue deNaples. Le patron compte sur une rafle… c’est vous qui avez demandéà en être.

– Et Pigache ne s’est pas fait prier pourm’en mettre. Il m’a même dit qu’il aurait peut-être besoin de moi…et je n’ai pas pu refuser. Il a été si bien pour nous, là-haut,dans le jardin ! Sans lui, je crois bien que le juged’instruction nous aurait tous fait coffrer, y compris ce pauvreGoudal, qui a passé là un mauvais quart d’heure.

– Tandis que l’affaire est arrangée. Cesoir, à la préfecture, le patron m’a dit qu’on ne poursuivraitpersonne pour le duel. Et, en me donnant ses instructions pourcette nuit, il m’a commandé de vous conduire à la Grange Rouge,avec Madame Crochard, ici présente.

– Il a oublié de vous dire pourquoi,s’écria la ci-devant cantinière du 3e régiment dechasseurs d’Afrique. Je n’ai pas demandé à marcher, moi. Et jecommence à croire qu’ils ont tous perdu la boule. Hier, ils m’ontfait venir au Palais de Justice où j’ai posé deux heures pour desprunes. Le juge n’a seulement pas voulu me voir. Je croyais quej’en étais quitte… Ah ! ouiche !… Ce soir, àhuit heures, v’là qu’un roussin tombe dans mon garni de larue des Épinettes… Ordre de le suivre au bureau de la Sûreté… Là,on me garde encore deux heures, et après on me fait monter enfiacre avec vous… en route, pour la porte d’Arcueil !… C’estvrai que nous y avons rencontré monsieur, qui est le neveu de moncommandant… mais, enfin, qu’est-ce qu’ils me veulent ?

» J’en ai assez de trimer commeça… ils ont fait fermer ma cambuse de la cité du Bastion… ilspeuvent bien me laisser tranquille…

– J’ai dans l’idée qu’on vous permettrade la rouvrir, un de ces jours. Et pour ce qui est de la marche denuit, je crois que le patron va vous parler d’un particulier quevous ne portez pas dans votre cœur… celui qui venait tous les troismois, toucher le loyer du Lapin qui Saute.

– Tévenec !… ah ! legueux !… en voilà un que je voudrais voir aux galères !…mais si ce n’est que pour me parler de lui, ce n’était pas la peinede me faire courir la plaine de Montrouge.

– C’est pour mieux que ça. Vous leconnaissez, ce Tévenec… que le patron n’a jamais vu… et si on vousle montre, vous pourrez dire que c’est bien lui.

– Ah ! oui, que je le dirai !et du moment que c’est pour aider à le faire pincer, je n’en veuxplus à votre patron de m’avoir dérangée.

– Moi aussi, je connais Tévenec, ditChalandrey, et nous serons deux pour constater l’identité… maisvotre patron le tient donc ?

– Pas encore, mais ça ne tardera pas. Lepatron va vous expliquer ce qu’il attend de vous.

» Maintenant, attention ! ajoutaCabardos, en baissant la voix. Nous tombons dans lesavant-postes.

Un homme venait de se dresser à dix pas devanteux, un homme qui se tenait couché dans un sillon.

– Ami ! lui cria Cabardos. Avance àl’ordre que je te donne le mot de passe.

Le brigadier fit la moitié du chemin etconféra un instant avec cette sentinelle qui gardait les abords dela Grange Rouge.

Puis, revenant à Maxime et à la mèreCaspienne.

– Venez, leur dit-il ; le patronnous attend.

Ils marchèrent vers la lumière qui brillaittoujours à la fenêtre et le brigadier frappa doucement auxcarreaux.

Une porte basse s’ouvrit et M. Pigache semontra sur le seuil, portant à la main une lanterne sourde dont iltourna vers le groupe la face éclairée.

– Bonsoir, monsieur de Chalandrey,dit-il, le plus poliment du monde. Je vous remercie d’être venu.Vous allez m’être fort utile. J’ai d’abord à causer avec vous et jevous prie d’entrer.

» Vous, la mère, je vous airéquisitionnée, parce que j’aurai besoin de vous, tout à l’heure…et je puis vous dire, dès à présent, que si vous me servez bien, jevous ferai rendre l’autorisation qu’on vous a retirée.

– Ça ne sera pas trop tôt, grommelaVirginie.

Maxime, de plus en plus étonné, se laissaconduire dans l’intérieur de la Grange Rouge, ainsi nommée parcequ’elle était construite en briques.

Elle avait dû servir autrefois de logement àdes carriers ou d’abri pour emmagasiner leurs outils, mais elleétait abandonnée depuis longtemps, car elle tombait en ruines et, àl’intérieur comme à l’extérieur, on n’y voyait que les quatre murs,sauf une cloison en planches mal rabotées qui la partageait endeux.

M. Pigache l’emmena dans un coin etreprit à demi-voix, comme s’il eût craint d’être entendu :

– Vous vous doutez bien que nous allonspincer, cette nuit, Maubert, Tévenec et peut-être le reste de labande. Le juge d’instruction tenait à les avoir tous. J’ai pris mesmesures et je suis sûr d’arrêter au moins les chefs.

– Dans la plaine de Montrouge ?demanda Chalandrey, presque incrédule.

– À trois cents mètres de cette masure.Vous le croirez quand vous l’aurez vu. Je veux que vous assistiez àla capture. Mais il faut d’abord que vous sachiez comment je suisarrivé à un si prompt résultat. C’est un des leurs qui les adénoncés.

– Naturellement.

– Et le dénonciateur est là, derrièrecette cloison. Deux de mes plus solides agents le surveillent… etcontinueront à le serrer de près jusqu’à la fin de l’opération, caril va servir de guide. Mais je voudrais d’abord vous aboucher aveclui.

– Je n’y tiens pas du tout. Etd’ailleurs, à quoi bon ?

– Il vous connaît et il affirme que vousle connaissez. Il fait partie de votre cercle.

– Comme Maubert. C’est possible, mais cen’est pas une raison pour que je le connaisse. Il compte six centsmembres, ce cercle de malheur, et les coquins y foisonnent. Celuiqu’ils ont étranglé dans le pavillon en était… le malheureux quemon oncle a tué aussi…

– Parfaitement… mais je tiens àm’assurer, dès à présent, que mon homme ne ment pas. Il a étél’ami… le bras droit de Tévenec qui, paraît-il, n’avait pas desecrets pour lui… Il a été fortement mêlé à l’enlèvement de madamede Pommeuse… et en le confrontant avec vous, j’éviterai de leconfronter avec cette dame.

– Quel homme est-ce ?

– Il a l’air d’un homme du monde et ilest certainement très intelligent. Il sait toute l’histoire de labande dont il a été très longtemps. Il a compris que c’en étaitfait de l’association fondée par feu Grelin, et il a pris le partide passer à l’ennemi.

» Il m’a demandé carrément de l’employerdans la police de sûreté.

» Nous n’y admettons plus les gens de sonespèce ; mais, comme indicateur auxiliaire, il rendra desservices… et on pourra fermer les yeux sur sa complicité… d’autantqu’il n’a pris aucune part à l’assassinat du boulevardBessières.

» Il s’est présenté tantôt à mon cabinetet m’a offert de me livrer cette nuit Maubert et Tévenec. J’aiaccepté, bien entendu. Tout est prêt. Je n’attends plus que lemoment d’opérer à coup sûr. Ce sera dans vingt minutes. J’ai doncle temps d’interroger devant vous ce gredin qui livre ses amis.Vous m’aiderez et nous en tirerons des renseignements qui vousintéresseront.

» Venez avec moi.

Placée perpendiculairement à la porte de lagrange, la cloison n’avait pas d’ouverture. Il en résultait quepour passer d’un compartiment dans l’autre, il fallait sortir, puisrentrer.

Ce bizarre aménagement intérieur n’étaitassurément pas du fait de M. Pigache.

Sans doute, les ouvriers avaient placé làcette cloison pour diviser la bâtisse en deux pièces, dont l’uneleur servait de magasin et l’autre d’habitation, au temps où ilsexploitaient une carrière dans les environs de la Grange-Rouge.

La porte extérieure était restée ouverte etChalandrey put voir, en passant, que Cabardos et la mère Caspiennen’étaient pas loin.

La pièce où il entra après le sous-chef de lasûreté était un peu mieux éclairée que l’autre, qui ne l’était pasdu tout.

Deux chandelles, posées sur l’appui de lafenêtre, achevaient de se consumer, les deux chandelles qui avaientservi de phare au brigadier.

Le dénonciateur, gardé par deux agents,attendait debout et adossé à la muraille.

Pigache lui mit, sans cérémonie, sa lanternesous le nez et dit à Maxime :

– Voilà le monsieur qui prétend vousavoir vu à votre cercle.

Le monsieur était un homme d’une quarantained’années, très soigné dans sa mise et porteur d’une figureavenante.

– Il se peut queM. de Chalandrey ne se souvienne pas de moi, dit-il avecun calme parfait. J’ai eu cependant assez souvent l’occasion de lerencontrer au cercle. J’ai même eu deux fois l’honneur de jouer aubillard avec lui.

Maxime le reconnut parfaitement. C’était unhabitué de la salle de billard et il ne mentait pas en disant qu’ilavait fait la partie de Maxime.

Il aurait pu ajouter qu’il avait fait souventcelle du commandant d’Argental et, qu’étant de première force, ilavait toujours battu l’oncle et le neveu.

– En effet… je me rappelle, murmuraChalandrey, stupéfait de retrouver là un ancien partnerqu’il avait toujours pris pour un homme comme il faut.

– Je m’empresse d’ajouter que je neremettrai plus les pieds à ce cercle, continua ce singulierpersonnage. Je viens de m’en exclure moi-même en me mettant à ladisposition de monsieur le chef de la police de sûreté. Vousn’aurez donc plus, monsieur, le désagrément de m’y voir.

– Pas tant de phrases ! ditbrusquement Pigache. J’ai reçu vos déclarations et j’ai pris mesmesures en conséquence. Nous saurons tout à l’heure si ellesétaient exactes. Si vous m’avez trompé, il vous en cuira. Vouspaierez pour les autres. Mais, en attendant que nous marchions,répondez aux questions que monsieur et moi nous allons vousposer.

» Monsieur a intérêt à savoir quel rôleont joué certaines personnes, et je l’autorise à vous questionner…quand j’aurai fini.

– Je suis prêt à répondre.

– À quelle époque êtes-vous entré dansl’association ?

– Presque à l’origine… mais je n’aijamais été qu’affilié très subalterne.

– Qui l’a organisée ?

– Un homme qui avait gagné de l’argentdans des entreprises de terrassement et qui a eu l’idée de creuserdes souterrains pour introduire des alcools dans Paris, sans payerles droits.

– Oui… feu Grelin, dit Pigache.

– Alors, il était déjà riche, quand il acommencé à frauder l’octroi ? demanda Maxime.

– Certainement. Les travaux préparatoiresont coûté beaucoup d’argent qu’il a fourni en grande partie. Et,dès le début, il s’est associé avec Tévenec… qui était agentd’affaires et qui a apporté aussi des capitaux.

» Personnellement, je n’ai pas connuGrelin… mais j’avais travaillé chez Tévenec et c’est lui qui m’ainitié.

– Les opérations n’avaient pas d’autrebut que la fraude ?

– Pas d’autre… du moins tant que Grelinles a dirigées… et elles ont produit des bénéfices énormes. Moi, jene connaissais que Tévenec et j’étais employé à placer lesmarchandises qu’on emmagasinait dans des locaux que vous avezdécouverts… boulevard Bessières, autrefois… et plus tard, rueGazan. Je touchais de fort belles commissions, mais, après la mortde Grelin, les affaires sont devenues beaucoup moins productives,parce qu’elles ont été mal conduites… et l’association a changé debut.

» Maubert y a introduit des gens capablesde tout. On a commandité des voleurs de toute espèce… des escrocsqui trichaient au jeu dans les cercles et dans les villes d’eaux.Maubert s’est fait receleur et il a fini, avec d’autres bandits deson espèce, par assassiner un complice qu’il soupçonnait de l’avoirdénoncé… Ce qu’il y a de joli, c’est que ce n’était pas vrai… je leconnaissais, ce malheureux… il était du cercle, lui aussi.

– Si nous les manquons ce soir, gare àvous ! ils ne vous manqueront pas, dit avec mépris lesous-chef de la sûreté.

– Oh ! ils ne me font pas peur. Dureste, je ne les aurais jamais livrés, s’ils ne m’avaient pas voléindignement. Maubert était dépositaire de mes fonds… je les luiavais confiés sans exiger un reçu… Hier, quand je les lui airéclamés, il a nié le dépôt, en me mettant au défi de porterplainte. J’aurais peut-être hésité à le dénoncer, parce que je nevoulais pas perdre Tévenec qui, jusqu’alors, ne m’avait pas fait demal… mais Tévenec vient de se conduire avec moi de telle sorte queje suis dispensé de le ménager.

» Il a refusé de me payer vingt-cinqmille francs qu’il m’avait promis pour arranger l’enlèvement demadame de Pommeuse.

– Quoi ! s’écria Maxime, c’est vousqui…

– Oui, monsieur. Je m’étais chargé decette affaire, parce que je savais que la vie de madame de Pommeusene courait aucun danger. Si elle vous a raconté son aventure, ellea dû vous parler de la visite que je lui ai faite dans la maison dela rue Gazan… j’étais envoyé en ambassade par Tévenec… quiespérait, en l’effrayant, la décider à le suivre en Angleterre oùil aurait eu beau jeu pour la dépouiller de sa fortune.

» Vilaine mission qu’il m’avait donnéelà !… je m’en suis acquitté consciencieusement… et je suistrès content de n’avoir pas réussi. La comtesse de Pommeuse ne seplaindra pas que j’aie manqué d’égards avec elle.

– Osez-vous prétendre qu’elle vous doitde la reconnaissance ? demanda ironiquement Chalandrey.

La cynique impudence de ce drôle ledégoûtait.

– Assez d’explications là-dessus !s’écria Pigache. Vous soutenez que vous n’étiez pas de ceux qui ontétranglé un homme dans le pavillon. Il faudra le prouver. Nousverrons ce qu’en dira Maubert.

– Il est capable de m’accuser à faux…mais la meilleure preuve que je n’en étais pas, c’est que madame dePommeuse ne m’a pas vu… et elle a assisté au meurtre.

– Qu’en savez-vous ?

– Je l’ai su par Tévenec qui l’avait sude Maubert.

– Et Tévenec, en était-il ?

– Non. Tévenec n’a jamais tué personne.Tévenec est pour les moyens doux… et quand il a appris ce qu’avaitfait cette brute de Maubert, il est entré dans une colèreépouvantable.

» Du reste, quand vous les aurez pris,vous n’aurez qu’à les interroger pour savoir à quoi vous en tenir.Je vous dis la vérité, parce que, au point où j’en suis, je n’aiplus aucun intérêt à mentir. J’ai brûlé mes vaisseaux avec lescompagnons de l’œil de chat ; j’espère qu’on me sauragré de les avoir livrés… et si la police veut bien m’employer, parla suite, je tâcherai de bien la servir.

– Je ne vous promets rien, dit sévèrementPigache. C’est le juge d’instruction qui décidera si vous serezcompris dans les poursuites contre l’ancienne bande… celle qui nefaisait que de la fraude… vous en étiez, si vous n’étiez pas aupavillon, le jour de l’assassinat… et tous ceux qui en ont étéauront des comptes à rendre… Mais nous n’en sommes pas là… etl’heure avance.

– Monsieur de Chalandrey, avez-vous autrechose à demander, avant que nous nous mettions en route ?

– Deux questions à poser, réponditMaxime.

Et s’adressant au dénonciateur :

– Vous avez rencontré au cercle unAméricain, nommé Atkins. Est-ce un affilié ?

– Non, monsieur. C’est, je crois, unaventurier, mais il n’a jamais fait partie de la bande… ce qui neveut pas dire qu’il n’a pas d’autre méfaits sur la conscience.

» Tévenec, qui le détestait, je ne saispourquoi, s’est vanté devant moi d’être en mesure de le fairearrêter quand il voudrait, mais il ne m’a pas raconté l’histoire decet individu.

Cette réponse ne rassura pas tout à faitMaxime qui redoutait toujours que madame de Pommeuse ne se trouvâtcompromise. Elle lui prouva du moins que la proche parenté de lafuture femme de Lucien Croze avec le faux Américain, condamné parcontumace, n’était connue que du seul Tévenec.

Et il se hâta d’éclaircir un point quil’intéressait tout autant.

– Vous avez dû voir quelquefois lecaissier de Maubert ? demanda-t-il, sans transition.

– Le jeune homme que Maubert a chassé enl’accusant de l’avoir volé. Je l’ai vu très souvent. J’avais uncompte dans la maison… et quand je venais toucher de l’argent,c’était lui qui me payait. Encore un que Tévenec exècre et, cettefois, je sais pourquoi. Tévenec s’est figuré que ce garçon plaisaità la comtesse de Pommeuse, et pour le perdre de réputation, il aconseillé à Maubert de lui imputer un vol imaginaire.

– Alors, le caissier estinnocent ?

– Absolument. C’est Tévenec lui-même quime l’a dit. Il riait beaucoup du tour qu’il lui avait joué. Nousverrons bien s’il osera le nier devant moi.

– Je n’ai plus rien à vous demander, ditMaxime, complètement satisfait.

– Alors, marchons ! commandaPigache. Il est l’heure.

– Je suis à vos ordres, répondit ledénonciateur.

– Je vous préviens que je vais vousmettre à l’avant-garde. Si les brigands se défendent, vous recevrezles premières balles. Et les deux agents qui vont vous escorter ontl’ordre de vous tirer dessus, si vous décampez en route.

– Il faudrait que je fusse bien bête pouressayer de me sauver et je n’en ai nulle envie. Je tiens trop à mavengeance. Je ne serai content que quand je verrai mettre lesmenottes à Tévenec et à Maubert.

– En route, vous autres !… criaPigache à ses agents.

Ils sortirent à la file, emmenant l’affiliéqui n’avait rien perdu de son assurance. Maxime et leur chefsortirent après eux.

Cabardos et la mère Caspienne les attendaientdehors, sous la pluie qui commençait à tomber.

Une douzaine d’agents, dispersés autour de laGrange-Rouge, s’étaient rassemblés durant la conférence etformaient le cercle autour de l’ancienne cantinière et de l’ancienmaréchal des logis.

M. Pigache partagea sa troupe en deuxpelotons, – un en tête, un en queue – et donna brièvement sesdernières instructions.

Cabardos prit le commandement du premierpeloton.

Virginie Crochard marcha avecl’arrière-garde.

Pigache et Chalandrey, au centre, entre lesdeux escouades.

– Expliquez-moi donc ce que nous allonsfaire, demanda Maxime. Arrêter Maubert et Tévenec, je le sais bien.Mais où sont-ils ?

– Pas loin d’ici, répondit Pigache.Tévenec, qui ne se refusait rien, s’est offert, il y a quelquesannées, une villa dans la plaine de Montrouge, à proximité de larue Gazan, qu’il habitait, mais qui appartient à l’association. Ill’a fait bâtir pour son usage particulier, cette villa où il necouchait que rarement et où il n’a jamais reçu que ce drôle qui l’adénoncé, après avoir été son âme damnée.

» Tévenec, en homme prudent, s’étaitménagé un refuge en cas de malheur.

» Quand les affaires de la bande ontcommencé à mal tourner, il a songé à se mettre à l’abri et il estvenu se cacher dans sa maison des champs, avant de passer enAngleterre. C’est là qu’il a organisé le guet-apens tendu à madamede Pommeuse. Il se flattait, comme vous savez, de la décider à lesuivre à l’étranger.

» Il n’y a pas réussi et il se prépare àfiler, mais avant de partir, il avait des comptes à régler avecMaubert et il lui a donné rendez-vous pour cette nuit.

» Maubert, que j’ai fait surveiller àpartir de l’instant où il est sorti du cabinet du juged’instruction, Maubert, se sentant perdu aussi, s’est décidé à voirson complice qui lui avait offert de partir avec lui.

» Il est sorti de Paris, en omnibus, à latombée de la nuit. Il est descendu à Arcueil et il est venu trouverson compère, à pied, à travers champs, sans s’apercevoir que deuxde mes hommes le filaient. J’ai été averti immédiatement.Déjà, dans la journée, j’avais reçu la visite du dénonciateur quim’avait raconté le projet d’entrevue que Tévenec avait eu la bêtisede lui confier. Le rapport de mes agents m’ayant appris que lepoisson était dans la nasse, j’ai préparé le coup de filet pourcette nuit.

– Il me semble que vous auriez pu ledonner deux heures plus tôt.

– Non… je ne voulais pas les manquer etil me fallait le temps de rassembler la brigade que j’ai conduitemoi-même à la Grange Rouge… cette masure où je vous ai attendu etqui m’a déjà servi de point de ralliement pour d’autresopérations.

» Je tenais à avoir, avec moi, la femmeCrochard, pour le cas où Tévenec nierait qu’il touchait les loyersdes dépendances du pavillon légué par feu Grelin à ses associés.J’ai dû l’envoyer chercher au quartier des Épinettes.

» Je tenais aussi, à vous amener et jevous ai dépêché Cabardos. Vous m’aiderez à confondre Tévenec, s’ilessaie d’équivoquer sur des faits que vous connaissez.

» Et j’ai eu encore un autre motif pourretarder l’expédition. Il est possible que ces coquins sedéfendent, et je ne serais pas fâché de les surprendre au lit. Ilsdoivent y être maintenant, ou alors, c’est qu’ils ne se coucherontpas du tout, afin d’être prêts à filer au petit jour.

– Si les oiseaux s’étaient déjàenvolés ?…

– Je le saurais. Six de mes hommessurveillent les alentours de la villa… avec ordre d’empoigner toutindividu qui essaierait d’en sortir et de m’envoyer chercherimmédiatement à mon quartier général de la Grange Rouge. Et commepersonne n’est venu, je suis certain que Tévenec et Maubert n’ontpas bougé… mais je n’espère pas trop les trouver endormis. Jecroirais plutôt qu’ils discutent entre eux à propos du partage dufonds social… car je suppose qu’ils ne doivent pas être d’accordsur ce point ni sur d’autres.

– Est-ce qu’ils sont seuls dans cettetanière ?

– Ce n’est pas certain, mais c’estprobable. Tévenec, quand il y venait, se passait de valet dechambre et, en son absence, la villa n’était gardée que par unjardinier, affilié subalterne, comme tous les gens que Tévenecavait à son service, rue Gazan.

» J’ai de fortes raisons de croire qu’ila congédié récemment tout ce personnel de coquins. Je suppose doncque, pour la dernière nuit qu’il compte passer à la villa, il n’aamené personne avec lui.

– À moins qu’il n’ait convoqué tout sonmonde pour participer à la liquidation.

– Non. C’est déjà fait. Les inférieursont reçu de l’argent et l’ordre de se disperser. Les gros bonnetsde la bande ont été avertis d’avoir à se mettre à l’abri. Ceux-làsont riches et ils ne viendront pas réclamer leur part.

» Ils vont se terrer comme des renards,et ce n’est pas le moment de chercher leurs terriers. Quand noustiendrons les deux chefs, le juge d’instruction saura bien en tirerdes aveux. Ils tâcheront de rejeter la responsabilité sur d’autreset ils nommeront leurs complices.

» On y mettra peut-être six mois, mais onfinira par les avoir tous.

Cette perspective d’un trop long procèsn’était pas faite pour réjouir Maxime de Chalandrey, car cesmisérables ne manqueraient pas de mettre en scène la pauvrecomtesse, mais le sort en était jeté et il ne dépendait pas desamis de madame de Pommeuse d’empêcher que l’arrestation des deuxchefs eût des suites.

Maxime souhaitait qu’ils résistassent et qu’onles tuât sur place, mais il ne l’espérait pas.

– Du reste, reprit M. Pigache, alorsmême que les sept assassins du pavillon seraient rassemblés cettenuit chez Tévenec, nous sommes en force pour les mater.

– Comment comptez-vous entrer dans lavilla ? demanda Chalandrey. Par escalade ?… ou enenfonçant la porte ?

– Pas besoin. Le dénonciateur connaît lesecret pour l’ouvrir… la chose se fera sans bruit. Et ce ne serapas long. Quand j’aurai confronté Tévenec avec vous et avec lafemme Crochard, je le ferai enlever par mes hommes… Maubert aussi…j’ai commandé une voiture cellulaire qui attend sur le chemin deronde, près de la porte d’Arcueil et qui emmènera notre gibier auDépôt de la Préfecture.

» Dès que j’aurai emballé ces messieurs,je ne vous retiendrai plus, et il ne me restera qu’à vous remercierdu concours que vous m’aurez prêté.

» Mais nous approchons… et maintenant, lesilence est de rigueur.

Chalandrey avait beau regarder devant lui, ilne voyait rien, tant la nuit était sombre. Il pleuvait très fort etle vent faisait rage, de sorte que la marche devenait de plus enplus pénible.

– Tout est éteint, c’est bon signe, ditPigache.

– Où donc est la maison ? interrogeaMaxime.

– Au bas de la pente que nous descendons,depuis un instant.

» Elle a été bâtie au fond d’une espècede ravin qui coupe la plaine et on ne l’aperçoit que quand on a lenez dessus.

Chalandrey finit par distinguer une massenoire qui tranchait sur les ténèbres et presque aussitôt il seheurta contre un agent de l’avant-garde qui revenait sur ses paspour prendre les derniers ordres de son chef.

La conférence fut courte.

– Avançons, dit Pigache. Le gredin quinous a guidés n’attend que nous pour entrer.

Ils le trouvèrent, collé contre la grille dela villa où tout dormait sans doute, car on n’y voyait pas delumière et on n’entendait aucun bruit.

Le sous-chef de la sûreté prit ses dernièresdispositions, après avoir interrogé Cabardos qui affirma que lamaison était complètement cernée et que personne ne s’enéchapperait en franchissant le mur du jardin, gardé par un cordonde sentinelles.

L’arrière-garde ne tarda pas à rejoindre, etavec l’arrière-garde, Virginie Crochard que M. Pigacheinterpella en ces termes :

– J’aurai besoin de vous tout à l’heure,mais on va peut-être nous recevoir à coups de revolver et ce n’estpas la peine de vous exposer. Vous pouvez rester ici jusqu’à ce queje vous fasse appeler.

– En réserve, moi qui ai servi auxchasseurs d’Afrique ! jamais de la vie ! s’écria la mèreCaspienne. Je demande à entrer avec vous.

– Soit ! à condition que vous voustiendrez en arrière avec M. de Chalandrey. Je ne veux pasqu’on me détériore mes témoins.

» C’est à moi à passer devant… à moi et àCabardos.

Puis, s’adressant au dénonciateur, serré deprès par deux agents, Pigache reprit :

– Êtes-vous prêt à marcher ?

– Quand il vous plaira, répondit letraître. Laissez-moi seulement chercher la serrure. J’ai ce qu’ilfaut pour l’ouvrir.

En même temps, il tirait de sa poche unepetite clé. Le sous-chef de la sûreté fit un signe à ses agents quis’écartèrent, et l’ex-employé de Tévenec se mit à tâter la grille,jusqu’à ce qu’il eût trouvé le trou de cette serrure, cachée à labase d’un des barreaux.

Il y introduisit doucement sa clé, et lalourde porte de fer tourna sans bruit sur ses gonds, huilés parordre du propriétaire qui tenait à sortir et à rentrer sans qu’onl’entendît.

Pigache, comme il l’avait annoncé, passabravement le premier. Cabardos vint ensuite et fit entrer lesautres ; Chalandrey et la cantinière, les derniers.

Sept hommes en tout, dont quatre agents bienarmés.

La maison se présentait de flanc, à dix pas dela grille dont elle était séparée par une allée.

Au rez-de-chaussée, deux portes-fenêtres,garnies de persiennes et s’ouvrant au ras du sol.

À travers la claire-voie des persiennesfermées filtrait une lueur.

– Ils sont là, dit tout bas ledénonciateur, et si vous voulez me laisser faire, Tévenec vaouvrir. Il reconnaîtra ma manière de frapper.

» Rangez-vous le long du mur avec votremonde, et dès que Tévenec se montrera, sautez sur lui. Il faut leprendre avant qu’il ait le temps de se reconnaître. Après, onverra.

Pigache adopta ce plan sans hésiter. Il plaçalui-même ses hommes, deux de chaque côté de la porte-fenêtre laplus rapprochée, Maxime et la mère Caspienne, toujours enserre-file ; puis, il revint avec Cabardos prendre positionderrière son auxiliaire et il lui souffla :

– Allez, maintenant !

Le traître s’approcha de la persienne etfrappa, avec sa clé, trois coups espacés d’une certainefaçon : deux, un et deux.

Un bruit de fauteuils remués répondit del’intérieur à ce signal ; une ombre se dessina derrière laclaire-voie, et presque aussitôt, on ouvrit.

C’était bien Tévenec.

Pigache et Cabardos se précipitèrent, lesaisirent au collet et le maintinrent, pendant que les quatreagents arrivaient à la rescousse, revolver au poing.

Judas, qui l’avait vendu, ne se montra point,Maxime et Virginie non plus.

Tout cela était convenu avec le sous-chef dela sûreté.

Tévenec recula en se débattant et alla tomberassis dans un fauteuil, devant une table sur laquelle étaientétalés des papiers et plusieurs gros paquets de billets de laBanque de France.

Deux lampes à abat-jour éclairaient la scène,posées sur la table qui n’était pas loin de la porte-fenêtre, etdonnaient une lumière que les envahisseurs auraient pu apercevoirdu dehors à travers les persiennes fermées, mais le salon étaittrès grand et le fond de ce salon se trouvait dans l’ombre.

Un homme s’y était réfugié, un homme quePigache fut le premier à apercevoir et à reconnaître.

Pigache alla droit à lui en disant :

– Bonsoir, M. Maubert !approchez-vous donc, je vous prie. J’ai à causer d’affaires avecvotre ami qui est là et vous ne serez pas de trop.

– Je ne vous connais pas, grommelaMaubert.

– Vous m’avez cependant rencontré hier,au Palais de Justice, dans l’antichambre du cabinet de M. lejuge d’instruction. Sans doute, vous ne m’aurez pas remarqué. Mais,moi, je vous connais parfaitement… et je savais que je voustrouverais ici, cette nuit.

– Trêve de railleries !… que mevoulez-vous ?

– Vous devez vous en douter, mais je vaisvous le dire.

» Je suis porteur d’un mandat d’amenercontre vous et je viens le mettre à exécution.

» Vous vous rendez, n’est-ce pas ?…Je serais désolé d’être obligé d’employer la force. Je vouspréviens seulement que j’ai beaucoup de monde avec moi et que lamaison est cernée.

» Je vous invite donc à ne pas chercherla porte… vous n’iriez pas loin… et à vous asseoir, comme l’a faitmonsieur qui me paraît comprendre mieux que vous la situation.

Tévenec, en effet, semblait atterré. Ilregardait alternativement les agents qui le tenaient en respect etles billets de banque étalés sur la table, ces billets quireprésentaient sans doute sa part du fonds social des bandits etqu’il n’avait pas eu le temps d’empocher.

Il n’essayait pas de résister, parce qu’il sesentait perdu.

Maubert, au contraire, grinçait des dentscomme un loup pris au piège et il avait l’air si menaçant queCabardos se rapprocha, afin d’être à portée de secourir sonchef.

– Ne me touchez pas ! dit Maubertd’une voix rauque. De quoi suis-je accusé ?

– D’assassinat, répliqua froidementPigache, et de quelques autres crimes moins graves, qui ont précédél’assassinat.

– C’est cette femme qui m’accuse, jesuppose… cette folle qui me prend pour un autre.

– Madame de Pommeuse ? elle vous areconnu devant le juge d’instruction, mais elle ne l’a pas revudepuis hier. Vous avez été dénoncé par un de vos complices… etcelui-là, vous ne pourrez pas vous en défaire… nous ne sommes pasici au pavillon du boulevard Bessières.

– Mettez-moi donc en présence de cethomme. Je veux voir s’il aura l’audace de soutenir devant moi queje suis un assassin.

– Je vous procurerai tout à l’heure cettesatisfaction. Il faut d’abord que j’interroge monsieur et que je lemette à même de s’expliquer avec des personnes de saconnaissance.

» Prenez patience. Votre tourviendra.

– J’y compte et j’attends, dit Maubert,en prenant un air de défi qui n’intimida pas du toutM. Pigache.

Ce banquier scélérat était d’une autre trempeque le cauteleux Tévenec, et Pigache aurait dû commencer par lefaire empoigner pour le mettre dans l’impossibilité de nuire.

Mais le sous-chef de la sûreté, par une sortede coquetterie professionnelle, tenait à ne pas laisser voir qu’ilse préoccupait de l’attitude de ce bandit et à en finir avecl’autre coquin, plus retors et moins redoutable.

Il lui suffisait que Maubert ne pût pas fuiret que Cabardos ne le perdît pas de vue.

Il revint donc à l’associé, toujours affaissédans le fauteuil où il l’avait poussé.

– Vous êtes bien le propriétaire de cettevilla, lui dit-il ; et vous vous appelez Tévenec.

Pigache n’obtint pour toute réponse qu’unsigne équivoque.

– Vous avez été l’ami de feuM. Grelin et après sa mort, vous avez administré la fortune desa fille…

– Non… ce n’est pas vrai, murmuraTévenec.

– Vous fréquentiez du moins son salon. Ily a ici quelqu’un qui vous y a vu souvent.

– Je ne m’occupais pas de sesaffaires.

– Vous vous occupiez, du moins, de cellede l’association fondée par son père… cette association qui avaitson siège principal, boulevard Bessières… dans un pavillon, où,dernièrement, on a étranglé un homme.

– Je n’y étais pas.

– Le jour du crime, non. Mais, vousgériez les immeubles qui en dépendent.

– C’est faux.

– Direz-vous que c’est faux à la femmeCrochard qui vous payait son terme tous les trois mois ?

» Elle est ici, la femme Crochard.Voulez-vous que je l’appelle ?

Tévenec baissa la tête et se tut.

– Je crois que c’est inutile, reprit enhaussant les épaules, le sous-chef de la sûreté. Vous la verrezdemain chez le juge d’instruction et, cette nuit, je n’ai pas detemps à perdre. Mais, dites-moi… vous étiez en train de régler voscomptes, quand je suis arrivé…

– Cet argent est à moi ! s’écriaTévenec, atteint à l’endroit sensible.

– Qu’il soit à vous ou à M. Maubert,il importe de le mettre en lieu sûr. Levez le tapis de cette table,vous autres, commanda Pigache aux deux agents qui n’étaient pasoccupés à surveiller Tévenec ; levez-le avec tout ce qu’il y adessus et nouez-le par les quatre coins pour en faire un sac… dontje vous confie la garde, brigadier Cabardos.

L’ordre fut exécuté et son exécution arrachaun gémissement à Tévenec.

Maubert ne bougea point, mais ses yeuxlançaient des éclairs.

– Je suis à vous, maintenant, lui ditPigache, sans s’émouvoir. Vous m’avez demandé tout à l’heure devous mettre face à face avec l’individu qui vous a dénoncé.

» Y tenez-vous toujours ?

– Je l’exige, répliqua Maubert.

– Vous n’êtes pas en situation d’exiger,mais il me plaît de vous confronter avec cet homme.

Ayant dit, M. Pigache revint à laporte-fenêtre, qui était restée ouverte, avança la tête au dehors,et appela le traître par son nom.

Pigache n’avait plus de ménagements à gardervis-à-vis de personne, et Chalandrey, qui n’était pas loin, serappela avoir entendu prononcer ce nom au cercle.

Celui qui le portait ne se fit pas prier pourentrer dans le salon. Il avait voué une haine féroce à sescomplices et il lui tardait de jouir du spectacle de leurconfusion.

Il ne vit d’abord que Tévenec et il allaitl’aborder, mais Pigache lui cria :

– Laissez votre ancien patron en repos etvenez vous expliquer avec M. Maubert, qui prétend que vousl’avez dénoncé à faux.

Le drôle fit aussitôt volte-face et vint secamper en face du banquier, en lui disant :

– Ah ! vous avez de l’aplomb,vous ! Avouez donc et nommez les autres… les six qui vous ontaidé dans le pavillon… ça vaudra mieux pour vous que de nierbêtement. Vous rendrez service à la société et on vous en tiendracompte. Quand vous passerez aux assises, le jury vous accorderapeut-être les circonstances atténuantes.

– Je te les refuse, Judas ! criaMaubert en tirant de sa poche un revolver tout armé.

Le coup partit et le traître, frappé au milieudu front, tomba raide mort.

Cabardos se jeta sur le meurtrier, au risquede recevoir une balle ; mais, d’un geste plus prompt que lapensée, Maubert retourna son arme contre lui-même et se fit sauterla cervelle.

– Deux scélérats de moins, dit froidementPigache.

Ce fut leur seule oraison funèbre.

Les agents et Cabardos en avaient vu biend’autres.

Tévenec ne pouvait que se réjouir d’êtredébarrassé d’un complice qui l’avait dénoncé et d’un autre complicequi ne se serait pas privé de le charger devant les juges.

Il ne les plaignait pas et il les regrettaitencore moins.

Quant à Pigache, qui ne les plaignait pas nonplus, il aurait préféré un autre dénouement et il se reprochait dene pas avoir commencé par faire lier et fouiller ce Maubert qu’ilcroyait incapable d’une résolution énergique.

En se chargeant de diriger l’expédition,Pigache comptait bien ramener vivants les deux chefs de la bande,mais il ne lui restait que Tévenec.

Mais Tévenec payerait pour les autres,quoiqu’il n’eût pas pris part à l’assassinat du boulevardBessières, et quoique le dénonciateur ne fût plus là pourl’accuser.

Il ne s’agissait plus que de mettre en lieusûr le Persécuteur de madame de Pommeuse, et ce n’était pasdifficile, car il ne songeait guère à se défendre.

Au bruit des coups de pistolet, accoururentChalandrey, Virginie Crochard et tous les agents que Pigache avaitlaissés dehors.

Ceux-là arrivaient trop tard, comme lescarabiniers de l’opérette, et ils n’avaient plus qu’à attendre lesordres de leur chef, qui ne se pressait pas de leur en donner.

La mère Caspienne, sans se préoccuper desmorts, alla droit à Tévenec en lui montrant le poing et se mit àl’injurier avec tant de virulence que Pigache dut la faire taire,au lieu de lui poser des questions inutiles.

Ses gestes et ses objurgations disaient assezqu’elle avait reconnu du premier coup d’œil l’homme qui touchaitles loyers du cabaret de la cité du Bastion.

Chalandrey n’eut pas besoin d’interroger lesous-chef de la sûreté. Il comprit tout de suite ce qui venait dese passer et il ne s’affligea pas de la disparition de cessinistres drôles dont la comtesse aurait eu tout à craindre, s’ilsavaient vécu.

Maubert l’aurait accusée d’avoir mis la main àl’assassinat, et le dénonciateur aurait probablement essayé de lafaire chanter.

Chalandrey se surprit même à regretter queMaubert, avant de se casser la tête, n’eût pas logé dans lacervelle de Tévenec une balle de son revolver à six coups, dont ilvenait de faire un si louable usage.

Tévenec, qui survivait, était presque aussidangereux que les deux morts pour madame de Pommeuse.

Pigache ne laissa pas au neveu du commandantle temps de réfléchir sur place aux conséquences possibles de cenouveau drame.

Pigache le congédia en lui donnant rendez-vouspour le lendemain dans le cabinet du juge d’instruction, etChalandrey ne se fit pas prier pour partir avec Virginie Crochard,autorisée aussi à se retirer, aux mêmes conditions que lui…

Deux heures après, la brigade rentrait à lapréfecture de police, amenant un prisonnier et deux cadavres.

C’était le dernier acte d’une tragédie àlaquelle manquait l’unité de lieu, puisqu’elle finissait dans laplaine de Montrouge, après avoir commencée près de la porte deClichy.

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