L’oeil du chat – Tome II

Chapitre 4

 

En sortant du Palais de Justice, la comtessede Pommeuse était rentrée chez elle directement et elle y étaitrentrée seule.

Elle n’avait pas voulu que Maxime deChalandrey l’accompagnât, quoiqu’il eût beaucoup insisté pour lareconduire, et ils s’étaient séparés à la porte du cabinet dujuge.

Elle supposait, non sans motif, qu’on allaitla surveiller, et elle tenait à ne compromettre personne.

Peut-être aussi gardait-elle rancune à Maximequi l’avait assez mal secondée devant le juge. Elle comptait surMaxime pour confondre le chef des assassins, et Maxime, qui nel’avait pas reconnu, s’était borné à reprocher violemment aubanquier Maubert de calomnier Lucien Croze.

Maxime était cependant plus excusable qu’ellequi n’avait pas eu assez d’énergie pour persister dans sa premièredéclaration contre un scélérat qui l’avait épargnée après le crimedu pavillon.

L’affreux Maubert devait à la faiblesse de lapauvre comtesse d’avoir pu se retirer librement, alors que lemagistrat qui l’interrogeait aurait dû l’envoyer tout droit audépôt de la préfecture.

Il se pouvait qu’il ne perdît rien pourattendre, mais il était encore en état de nuire et de se venger deLucien qui lui avait valu d’être appelé devant la justice.

Il aurait mieux fait de s’en prendre àlui-même qui s’était mal à propos avisé de le chasser et de ledénoncer pour complaire à Tévenec, dont les imprudences n’avaientpas peu contribué à le mettre dans l’embarras.

Mais les coquins ne raisonnent pas toujoursjuste.

Madame de Pommeuse était fondée à tremblerpour le généreux garçon qu’elle aimait, qui l’aimait et qui étaitvenu la délivrer rue Gazan.

Ce n’était pas sa faute, à lui, si Pigache etses agents avaient envahi la maison avant que la comtesse eût letemps de fuir.

Elle aspirait à le revoir et elle n’osait pasaller rue des Dames, de peur d’être suivie.

Elle n’osait plus rien.

Elle se croyait perdue, alors qu’elle auraitdû se féliciter du résultat de son entrevue avec le juged’instruction, puisque ce magistrat la mettait hors de cause dansl’affaire du crime du pavillon, et cela après avoir entendu saconfession complète.

Il semblait même disposé à ne pas s’occuper dece frère contumace dont elle avait avoué la présence à Paris.

De sorte que, par le fait, la situationd’Octavie de Pommeuse, née Grelin, était plus nette et moinsinquiétante, depuis qu’elle avait comparu devant la justice.

Elle n’avait plus rien à cacher, pas mêmel’origine de sa fortune, puisqu’elle était décidée à se dépouillerd’un bien mal acquis par son père.

Et, malgré tout, elle était la plusmalheureuse des femmes.

Le passé l’accablait, l’avenir l’effrayait, etle présent n’était qu’un supplice.

Elle avait eu, en arrivant à son hôtel, lecrève-cœur de s’apercevoir que ses gens la soupçonnaient.

Julie Granger s’était sincèrement réjouie dela revoir ; mais Julie Granger s’était abstenue de laquestionner et la comtesse n’avait pas eu le courage de luiraconter son aventure.

La comtesse s’était enfermée dans sa chambreet elle y avait passé une nuit horrible, une nuit d’insomnie et decauchemars, une de ces nuits qui vieillissent une femme en quelquesheures.

Le matin seulement elle avait pu prendre unpeu de repos ; elle se leva très tard et elle s’habillalentement, comme on s’habille quand on n’attend rien de bon de lajournée qui commence.

Et elle n’eut qu’à se regarder dans une glacepour constater que son charmant visage se ressentait cruellementdes fatigues et des émotions de la veille.

– Lucien ne m’aimera plus,murmura-t-elle.

Au fond, elle espérait bien que l’amour de cebrave et généreux garçon survivrait à cette nouvelle épreuve ;mais, dans la situation d’esprit où elle était, elle ne prévoyaitque des malheurs.

Elle s’étonnait qu’il ne fût pas encore venula rassurer et elle se demandait si le juge, se ravisant, n’avaitpas fait appeler, pour l’interroger aussi, Lucien Croze, queM. Pigache avait pris sur lui de laisser en liberté, aprèsl’avoir presque arrêté dans la maison de la rue Gazan.

Et elle n’avait là personne à qui parler deses inquiétudes.

Julie Granger, après l’avoir revue, s’étaitempressée de regagner les hauteurs de la rue du Rocher, et lapauvre comtesse ne pouvait pas confier ses chagrins à sa femme dechambre.

C’est le supplice des riches d’être entourésde serviteurs indifférents ou suspects qui ne s’associent pas àleurs douleurs et qui ne songent qu’à surprendre leurs secrets.

Madame de Pommeuse ne se sentait pas lecourage de rester dans cette incertitude qui la tuait, et aprèsavoir longtemps hésité, elle résolut d’écrire à Odette, pour luidemander des nouvelles de Lucien.

Lucien avait dû raconter à sa sœur, sinon toutce qui s’était passé, du moins une partie de ses aventures, et s’illui avait dit qu’il s’était fiancé à la comtesse, Odette nemanquerait pas de répondre.

Peut-être même viendrait-elle à l’hôtel del’avenue Marceau.

Et entre la jeune veuve et la jeune fille,l’accord serait bientôt fait.

Il ne s’agissait que de trouver quelqu’un desûr pour porter la lettre qui n’arriverait pas assez vite par laposte, et madame de Pommeuse, qui se défiait maintenant de tous sesdomestiques, pensa que le mieux serait d’envoyer tout simplement uncommissionnaire en lui recommandant d’attendre la réponse.

La question était de savoir si ce messagermédaillé trouverait mademoiselle Croze chez elle.

Assurément, elle ne travaillait plus auportrait de Maxime de Chalandrey, qu’un accident avait mis dansl’impossibilité de poser, depuis bien des jours.

Avait-elle repris la copie qu’elle exécutaitau musée du Louvre ?

Madame de Pommeuse en était aux conjectures,mais pour se rappeler au souvenir d’Odette, elle n’avait pas lechoix des moyens.

Elle écrivit donc, et elle y mit du temps, carla rédaction de ce billet ne laissait pas que de l’embarrasser,dans l’ignorance où elle était des intentions de la sœur, et mêmede celles du frère, car elle ne comptait plus qu’à demi sur lesserments des hommes.

Elle en vint à bout cependant et vers troisheures, elle se décida à se mettre en quête elle-même ducommissionnaire qu’elle voulait charger de la lettre.

Ce dérangement aurait pour effet d’empêcherses gens de commenter sa façon de correspondre, et pour la réponse,elle donnerait à son messager l’ordre de la lui rapporter à unendroit désigné sur la place de l’Étoile, par exemple, à quatreheures et demie.

En attendant, la comtesse se proposait depasser chez son notaire, afin de s’entendre avec lui sur l’emploiqu’elle voulait faire de sa fortune… cette fortune qui lui venaitde son père et qui lui pesait comme un remords.

Elle jugeait les sentiments de Lucien Crozed’après les siens, et elle ne doutait pas qu’il ne l’approuvât depréférer la pauvreté à la richesse venue d’une source impure.

Après avoir dit à sa femme de chambre qu’ellene rentrerait qu’à l’heure du dîner, elle sortit de son hôtel etelle s’achemina vers l’angle de l’avenue Marceau où elle pensaittrouver l’homme qu’elle cherchait.

Elle n’avait pas fait vingt pas qu’elle croisaune voiture de place qui venait en sens inverse et qui s’arrêta,aussitôt après l’avoir dépassée.

Madame de Pommeuse se retourna instinctivementet fut très étonnée de voir dans ce fiacre Maxime deChalandrey.

Elle aurait certainement préféré voir LucienCroze, mais Maxime n’était pas un ennemi et il apportait peut-êtredes nouvelles de la rue des Dames.

Elle l’attendit de pied ferme, quoique cetteapparition l’eût beaucoup troublée.

– J’allais chez vous, lui dit Maxime, enl’abordant.

– Vous auriez pu venir plus tôt, murmurala comtesse.

– Vous me l’aviez presque défendu, etvous ne me reprocheriez pas d’avoir tardé, si vous saviez à quoij’ai employé mon temps.

– Vous n’avez pas de compte à me rendre.Dites-moi seulement pourquoi vous venez maintenant.

– Pour vous remettre une lettre.

– De votre ami, Lucien ?… donnez…donnez vite !

– La lettre n’est pas de Lucien.

– De qui donc, alors ?

– La voici, dit Maxime en présentant à lacomtesse le pli cacheté qu’il avait retiré du portefeuille. Elleest à votre adresse. Reconnaissez-vous l’écriture ?

Madame de Pommeuse pâlit en la regardant.

– Oui… je vois que vous la reconnaissez…je ne m’étais pas trompé… maintenant, lisez la lettre.

La comtesse la décacheta d’une main fiévreuseet la lut d’un coup d’œil.

– Enfin ! murmura-t-elle, je n’aiplus à trembler pour lui. Il m’annonce qu’il va quitter Paris, cesoir, et qu’il ne reviendra jamais en France.

– De qui parlez-vous ? demandaMaxime.

– Vous le savez bien.

– Je le devine peut-être… mais j’attendsque vous me l’appreniez.

– Si vous ne le savez pas, comment sefait-il que vous m’apportiez cette lettre ? ce n’est donc paslui qui vous l’a remise ?

– Lui… c’est votre frère, n’est-cepas ?

– Oui… et vous devriez vous réjouir avecmoi, car il m’apprend que demain, il sera en Angleterre. Il avaitmanqué à la promesse qu’il m’avait faite dans le pavillon… il étaitresté à Paris sous un faux nom, mais il a compris qu’il allait seperdre… c’est un miracle qu’on ne l’ait pas arrêté… et il s’estdécidé à retourner en Amérique.

– Il aurait mieux fait de partirhier.

– Il aurait dû partir, le jour de monentrevue avec lui. Il a joué, le malheureux, avec l’argent que jelui ai donné… il a gagné… beaucoup gagné, m’écrit-il… puis, ils’est aperçu qu’on le soupçonnait… et il s’est décidé à se mettre àl’abri… Dieu soit loué ! je n’aurai pas la douleur de le voirsur le banc d’infamie… et puisqu’il se repent, il s’amenderapeut-être… il est encore jeune… et à l’étranger, il rachètera sonpassé.

– Il n’est plus temps.

– Pourquoi ?

– Il l’a expié, son passé.

– Que voulez-vous dire ?… serait-iltombé entre les mains des agents qui le cherchaient ?

– Il est mort ! répondit brusquementChalandrey.

– Mort ! murmura la comtesse,suffoquée par l’émotion.

– De mort violente. Ne devait-il pasfinir ainsi ?

– Il s’est tué, le malheureux !

Chalandrey fit signe que non.

– Ah ! Je vous comprends !… ilsl’ont assassiné.

– De qui parlez-vous ?

– Des bandits du pavillon.

– Ils ne se sont jamais occupés de votrefrère… ils ne le connaissaient pas…

– Tévenec le connaissait… Tévenec lehaïssait… Tévenec savait qu’il était revenu à Paris et il m’avaitmenacée de le dénoncer…

– Pour vous effrayer, sans doute, car iln’avait aucun intérêt à le supprimer… Au contraire.

» Votre frère n’a pas été assassiné…votre frère ne s’est pas suicidé… Votre frère a été tué enduel.

– En duel !

– Oui… d’un coup d’épée dans la poitrine.Ne pensez-vous pas qu’il ne pouvait rien lui arriver de plusheureux ?

– C’était mon frère !

– Pleurez-le, si vous voulez, mais ne leregrettez pas, dit presque durement Chalandrey. S’il vivait, vousl’auriez vu sur le banc des accusés… à la cour d’assises…

– Non, puisqu’il allait partir.

– Il serait revenu… il s’était résigné às’éloigner, parce qu’il craignait d’être signalé à la police. Maisil aurait reparu… ses pareils ne peuvent vivre qu’à Paris… et ilaurait fini au bagne… ne vaut-il pas mieux qu’il soit tombé, l’épéeà la main, comme un galant homme ?… Il s’est bravement battuet il a eu l’honneur d’avoir pour adversaire un ancien officiersupérieur.

– Et… cet adversaire sait que je suis lasœur de…

– Il ne le savait pas quand l’affaires’est engagée.

– Mais il le sait maintenant ?

– Il l’a appris en lisant votre nom surcette lettre…

– Et il vous a chargé de me laremettre.

– Il vous l’aurait remise lui-même s’iln’était pas blessé.

– Vous avez donc assisté aucombat ?

– Non. Il était terminé quand je suisarrivé.

– Et vous avez reconnu mon malheureuxfrère…

– Il était mort quand je l’ai reconnu. Jel’avais si mal vu dans le pavillon que, depuis, je me suis trouvéplusieurs fois en contact avec lui, sans me douter que c’étaitl’homme qui, sous mes yeux, avait reçu de l’argent de votremain.

» Il était au bois de Boulogne, le jouroù je vous y ai rencontrée.

– Ne vous l’ai-je pas dit, qu’il yétait ?

– C’est vrai… il y était à cheval… il m’asalué… et je l’ai pris pour ce qu’il prétendait être… pour unAméricain, récemment arrivé en France, qui s’était fait recevoir àmon cercle, où il jouait très gros jeu et qui m’a gagné beaucoupd’argent… il faut dire qu’après son entrevue avec vous, il avaitcoupé sa barbe et qu’il était méconnaissable.

– Je ne m’y étais pas trompée… et je nem’explique pas que vous l’ayez reconnu mort… vous qui ne l’aviezpas reconnu vivant.

– Quand on m’a montré son cadavre, jevenais de lire votre adresse sur la lettre… c’était un trait delumière… la mémoire m’est revenue, tout à coup… et j’aicompris…

– Moi, je ne comprends pas encore, ditamèrement la comtesse.

– C’est cependant très simple. Avec lasomme que vous lui avez donnée pour partir, votre frère a fait peauneuve. Il est allé se loger au Grand-Hôtel, sous le faux nom deWilliam Atkins.

» Il a réussi à s’introduire au cercle etle jeu lui a réussi. Il était en passe d’y faire fortune etpersonne ne se doutait qu’il eût été jadis condamné parcontumace.

» Ce n’est pas cet antécédent judiciairequi l’a perdu. Son adversaire ignorait qu’il eût été poursuivi etjugé pour un faux. S’il l’avait su, il ne se serait peut-être pasbattu avec lui.

– Apprenez-moi donc quelle a été la causedu duel ?

– Un autre méfait, imputable à votrefrère.

– Quel méfait ?

– Il y a dix ans, votre frère a tué unhomme… un proche parent de l’homme tué cherchait le meurtrier quiétait resté un inconnu… il a acquis la certitude que ce meurtrier,c’était le soi-disant Américain et il l’a forcé à se battre…

– Une vengeance, alors…

– Une vengeance légitime. Votre frère n’apas nié… et s’il a succombé, c’est que Dieu est juste… celui qui afrappé par l’épée périra par l’épée.

» Le combat a été loyal, je l’atteste. Jen’y étais pas, mais je connais assez l’adversaire pour répondre delui… comme je répondrais de moi-même.

» Si je vous le nommais, vous nedouteriez pas un seul instant de son honorabilité.

– Je le connais donc ?

– Oui… et s’il avait su avoir à faire aufrère de madame de Pommeuse, je crois bien qu’il n’aurait pasprovoqué M. Atkins.

– Nommez-le moi !

– À quoi bon ?… vous êtes destinée àle revoir. Mieux vaut que vous ignoriez ce qu’il a fait.

– Dites-moi au moins qui mon frère avaittué.

– Si je vous le disais, vous ne mecroiriez pas…

– Si vous ne me le dites pas, je croiraique rien de ce que vous venez de me raconter n’est vrai… je croiraique mon frère a été assassiné… je croirai que vous vous êtes alliéà mes ennemis.

– Il faudrait que vous eussiez perdul’esprit. C’est déjà trop que vous me soupçonniez de mentir. Sachezdonc ce que j’aurais voulu vous cacher.

» L’homme que votre frère a tué, il y adix ans, était officier et s’appelait Roger de Chalandrey.

» Je suis son fils.

– Ah ! s’écria la comtesse, jecomprends maintenant… c’est vous qui avez vengé votre père… c’estvous qui…

– Non, madame, interrompit Maxime. Jel’aurais vengé si j’avais pu. Je cherchais son meurtrier… j’étaissur sa trace et si je m’étais trouvé face à face avec lui, je nel’aurais pas épargné. Quelqu’un m’a devancé…

– Votre oncle !

– Oui… le commandant Pierre d’Argental aexposé sa vie pour venger son beau-frère et peu s’en est falluqu’il ne la perdît, car il a été sérieusement blessé.

» Je ne voulais pas le quitter, maisquand j’ai vu votre nom sur cette lettre…

– C’est donc maintenant seulementque…

– Je n’ai pris que le temps de me jeterdans une voiture. Cette lettre aurait pu tomber en d’autres mainsque les vôtres. Il importait qu’elle vous fût remise immédiatement.Brûlez-la. Nul ne saura que vous étiez la sœur de l’aventurier quise faisait appeler William Atkins.

– Votre oncle et les témoins l’ont vue,cette lettre.

– Mon oncle n’en parlera pas… lestémoins ?… ils n’étaient que deux et l’un des deux ne l’a pasvue… il était déjà parti quand nous l’avons trouvée dans unportefeuille que votre frère avait placé sur un banc, avant lecombat… un portefeuille qui contient une somme importante et quevotre frère a prié ces messieurs de porter à la même adresse que lalettre, s’il lui arrivait malheur.

» L’autre témoin est un homme sûr… unancien militaire qui a servi sous les ordres de mon oncle. Il setaira. Quant aux billets de banque…

– Je n’en veux pas, dit vivement lacomtesse.

– Je les garde pour les remettre aumagistrat qui dirigera l’enquête… le portefeuille où ils sont logésne renferme aucun papier… je m’en suis assuré… rien que des cartesde visite au nom de William Atkins…

– Le magistrat ? l’enquête ?répéta madame de Pommeuse.

– Mais, oui. Il y a eu mort d’homme etd’ailleurs on s’est battu chez moi… dans mon jardin. Tout s’estpassé régulièrement, mais la justice s’occupera de cette affaire.Mon oncle, qui s’y attend, a pris les devants. Il s’est faitimmédiatement conduire chez le préfet de police. Il va tout luidire, excepté ce qui vous concerne.

» Je l’aurais accompagné, si je n’avaispensé que mon premier devoir était de vous avertir.

» Je serai interrogé, mais vous ne leserez pas, puisqu’il ne peut pas être question de vous à propos dece duel.

– Vous oubliez que, hier, à pareilleheure, j’étais dans le cabinet du juge d’instruction et qu’en melaissant partir, il m’a dit que je restais à sa disposition.

– Il m’a, parbleu ! bien dit la mêmechose… et j’ai compris ce langage. Il signifie que si je faisaismine de quitter Paris, on m’inviterait poliment à y rester jusqu’ànouvel avis.

» Je suis dans le même cas que vous… etnous sommes certainement surveillés, tous les deux… moi surtout. Onsaura donc que vous m’avez vue…

– Peut-être ; mais j’ai bien ledroit de vous faire une visite. Et je défie l’agent le plus habilede deviner que je suis venu vous apprendre la mort de votre frère.Vous allez me dire qu’on a pu me voir vous remettre une lettre… jevous répondrai qu’au moment où je vous l’ai remise, il ne passaitpersonne dans l’avenue Marceau.

– Mais la voiture où vous étiez nous asuivis jusqu’ici ?

– Et tous les cochers sont de la police,à ce qu’on prétend, dit en souriant Maxime. Eh bien, je crois qu’ons’exagère beaucoup la puissance de la préfecture. Si elle faisaitsuivre tous ceux qui ont eu à faire à un juge d’instruction, lepersonnel de la Sûreté n’y suffirait pas. Ces gens qui vont et quiviennent sous les arbres de la place de l’Étoile où nous sommesarrivés, ne sont pas des espions, je vous l’affirme.

– J’envie votre assurance, mais je ne lapartage pas. Depuis que je suis rentrée chez moi, après vous avoirquitté au Palais, je n’ai pas osé sortir, tant je craignais d’êtresuivie.

– Vous vous y êtes décidée,cependant.

– Si vous saviez pourquoi…

– Je ne vous le demande pas.

– Je n’ai aucune nouvelle deM. Lucien Croze…

– Et vous alliez chez lui ?

– Non… j’ai écrit à sa sœur et, comme jeme défie de mes domestiques, j’allais lui faire porter ma lettrepar un commissionnaire…

– Lucien aimerait beaucoup mieux vousvoir.

– Il vous l’a dit ?

– Plutôt vingt fois qu’une. J’ai passé,hier, toute ma soirée avec lui.

– Que n’est-il donc venu merassurer !

– Vous ne connaissez pas encore Lucien.Il est timide comme une jeune fille. S’il n’est pas venu, c’estqu’il n’a pas osé…

– Après ce qui s’est passé hier danscette affreuse maison où j’étais enfermée !…

– Je sais. Il m’a tout raconté. Il a eul’audace de se déclarer et vous n’avez pas mal accueilli sadéclaration. Vous avez même échangé avec lui une promesse.

– L’a-t-il donc déjà oubliée ?

– Oh ! non… mais il n’a pas eu lecourage de venir vous la rappeler. Sa sœur et moi, nous lui avonsfait honte de sa timidité… nous n’en sommes pas venus à bout.

– Sa sœur !… elle aurait pu venir,elle !

– Elle en avait bonne envie. C’est moiqui l’en ai empêchée.

– Vous, monsieur !… vous que jecroyais mon ami !…

– Je suis votre ami… je crois vousl’avoir prouvé… et je vous le prouverai encore… mais je suisamoureux d’une jeune fille que vous connaissez bien…

– Odette.

– Oui, chère madame ; et lesamoureux sont égoïstes. J’ai dîné, hier, avec elle et son frère, aurestaurant. J’étais arrivé rue des Dames, au moment où Lucienrentrait, après les aventures que vous savez. J’ai quitté mafiancée à minuit.

– Votre fiancée !

– Oui, madame. J’ai demandé à Lucien lamain de sa sœur et il me l’a accordée. Odette n’a pas dit non, etil ne nous reste plus qu’à publier les bans. Nous nous marieronsdans un mois.

– J’aurai donc cette joie de vous voirheureux ! Votre bonheur me consolera d’avoir tantsouffert.

– Il ne tient qu’à vous d’être aussiheureuse que vos amis. Pourquoi ne nous marierions-nous pas tousles quatre, le même jour ?

– M. Croze m’épouserait !

– C’est son vœu le plus cher et c’est lerêve de sa sœur. Oserai-je ajouter que c’est le mien ? Ildépend de vous de le réaliser. Vous êtes libre de disposer de votrecœur et de votre main.

– Libre !… quand je puis, d’uninstant à l’autre, être appelée devant le juge d’instruction… quandmes ennemis me guettent… quand Tévenec, caché dans Paris, n’attendqu’une occasion de se venger de moi et de ceux quim’aiment !

– Encore une fois, chère madame, vousvous exagérez les dangers qui vous menacent. Votre situation estcertainement meilleure qu’elle ne l’était il y a trois jours. Lemagistrat qui vous a interrogée ne vous soupçonne plus d’avoir prispart au crime du pavillon. Tévenec est en fuite et… permettez-moide vous le dire… la mort de votre malheureux frère vous a délivréed’une grosse inquiétude.

» Rien ne vous empêche donc d’épouserLucien.

» Il n’a rien à redouter non plus,puisque cet odieux Maubert a retiré la plainte qu’il avait portéecontre lui.

» Je me flatte d’avoir contribué à cerésultat en lui disant son fait dans le cabinet du juged’instruction.

– Maubert ?… vous l’avezsauvé ! murmura la comtesse.

– Sauvé de quoi ? demanda Chalandreystupéfait.

– Il tremblait d’être arrêtéimmédiatement… et le juge l’a laissé partir. Maubert vous a béni…c’est à vous qu’il doit d’avoir pu rentrer tranquillement chezlui…

– À moi !

– Oui, car si vous l’aviez reconnu… commeje l’ai reconnu… votre déclaration aurait confirmé la mienne… et lejuge n’aurait pas hésité à l’envoyer en prison.

» Vous l’aviez vu pourtant donnant desordres à ses complices, ce chef des assassins du pavillon…

– Comment ! c’était lui !

– J’en suis certaine. Je l’ai vu d’assezprès pour ne pas me tromper. C’est son visage… c’est sa voix…

– Que ne l’avez-vous doncdénoncé ?

– Je l’ai dénoncé… je l’ai appeléassassin !… j’ai raconté la scène du meurtre à ce juge…

– Et il a refusé de vouscroire !

– Je ne sais ce qu’il a pensé. Maubert,bien entendu, a nié énergiquement. Il a prétendu que j’avais étéabusée par une ressemblance… il a osé parler de Lesurques. Le jugea écouté ses protestations et m’a demandé si je persistais àl’accuser.

» Alors, je l’avoue, j’ai faibli…

– Vous vous êtes rétractée ?

– Non… je me suis tue…

– Et pourquoi, grand Dieu !

– Je me suis souvenue tout à coup que cethomme m’a sauvé la vie… vous le savez bien… les autres banditsvoulaient me tuer… il a exigé qu’on m’épargnât… et là, dans lecabinet où je l’ai revu pour la première fois depuis le crime, il acompris pourquoi j’hésitais… il a payé d’audace et il m’adit : Regardez-moi bien, madame !… Est-ce moi ?… Jelisais dans ses yeux… ils me disaient : oseras-tu m’envoyer àl’échafaud, moi qui t’ai fait grâce.

– Et le juge a pris votre silence pour undésaveu de votre première déclaration ?

– Je vous répète qu’il ne s’est pasprononcé. À ce moment, on est venu annoncer que vous étiez là. Il aordonné qu’on vous fît entrer. Il voulait vous entendre avant deprendre une décision. Moi, j’espérais que vous alliez désignerl’assassin. Je m’abusais. Il était là… vous l’avez vu… et vous nevous êtes pas récrié… mais j’espérais encore que vous ne l’aviezpas regardé avec assez d’attention… mon cœur a battu quand vousavez dit : moi aussi, j’ai assisté à l’assassinat… et Mauberta pâli… Hélas ! la mémoire ne vous est pas revenue… à unequestion du juge, vous avez répondu que, depuis le crime, vousn’aviez rencontré aucun de ceux qui l’ont commis sous vos yeux.

» Et pour comble de malheur, vous avezviolemment apostrophé Maubert à propos de la plainte calomnieusequ’il a portée contre M. Croze.

» C’est cette diversion qui l’asauvé.

» Vous savez le reste. Le juge l’acongédié…

– Pas définitivement, je l’affirme.Souvenez-vous qu’après l’avoir renvoyé, il nous a quittés uninstant… pour donner un ordre, a-t-il dit.

– Je m’en souviens, mais qu’enconcluez-vous ?

– Pigache était dans le cabinet où lejuge est entré… j’en suis sûr, parce que je venais de le rencontrerdans l’antichambre… c’est avec lui que le juge est alléconférer.

– Pour lui recommander de noussurveiller.

– Non… pour lui recommander de surveillerMaubert.

– Qui vous fait croire ?…

– Rappelez-vous qu’en rentrant ses façonsavec nous n’étaient plus les mêmes. Il nous avait traitésjusqu’alors plutôt comme des accusés que comme des témoins. Aprèsl’entretien de cinq minutes qu’il a eu avec le sous-chef de lasûreté, il vous a parlé comme il l’aurait fait dans le monde àmadame la comtesse de Pommeuse… et il a été pour moi d’une parfaitecourtoisie.

» Il avait l’air de nous exprimer sesregrets de nous avoir soupçonnés.

– C’est vrai… j’ai été, comme vous,frappée de ce revirement… mais je n’en tire pas les mêmesconséquences… Plusieurs fois, pendant le cours du longinterrogatoire que j’ai subi avant votre arrivée, il a changé demanière et de ton… Il s’est montré tantôt rogue et cassant, tantôtpoli et presque affectueux.

» Sa douceur n’était qu’habileté.

– Au commencement, peut-être ; maispas maintenant. La ruse est permise à un juge d’instruction, tantqu’il lutte contre un prévenu qui se défend adroitement. C’estcomme les feintes dans un duel. Après, elle ne l’est plus. Unmagistrat, digne de ce nom, ne s’abaisse pas jusqu’à faire semblantde marquer de la sympathie à des témoins qu’il soupçonne d’avoirdéguisé la vérité.

» Or, je me suis renseigné sur celui quinous a interrogés. Il est très fort, et la preuve, c’est qu’on luiconfie les affaires les plus difficiles, mais c’est un galanthomme, dans toute l’acception du mot.

– Je ne demande qu’à croire ce que vousme dites… et pourtant je ne me sens pas complètement rassurée… etje reste sous le coup de douleurs que rien ne peut calmer.

– La mort de votre frère ?… jen’essaierai pas de vous démontrer que cette mort est pour vous unedélivrance. Le moment serait mal choisi. Vous reconnaîtrez plustard que Dieu nous a protégés, tous, et que le duel où cemalheureux a succombé a été providentiel, quoique mon oncle y aitrécolté un coup d’épée. Les suites ne regardent que lui et moi. Jevous supplie de nous laisser faire et je vous jure que vous neserez pas inquiétée.

» En revanche, chère madame, je vousdemande d’en finir avec un homme qui vous aime et qui souffre de nepas vous voir.

– En finir ?… que voulez-vousdire ?

– Je veux dire que je sais où sont, en cemoment, Lucien Croze et sa sœur, qu’ils m’attendent et que je suisprêt à vous conduire…

– Chez eux ?

– Non, madame, pas chez eux. Ils n’y sontpas… et je m’en réjouis, car je me figure qu’il vous en coûteraitun peu d’aller les chercher dans cette maison de la rue des Damesoù M. Pigache nous a surpris tous.

» Vous devez avoir gardé un mauvaissouvenir de cette première visite.

» Mais nous pouvons les rencontrer sur unterrain neutre.

Et comme la comtesse l’interrogeait d’unregard, Maxime reprit gaiement :

– N’est-ce pas l’usage, lorsqu’il s’agitdes préliminaires d’un mariage, d’aboucher les futurs époux authéâtre ou à une exposition de peinture ?… Eh ! bien,nous nous conformerons à l’usage, car nous trouverons le frère etla sœur au musée du Louvre… dans la grande galerie où mademoiselleCroze achève une copie qu’on lui a commandée et qu’elle avaitabandonnée pour commencer mon portrait… elle le finira quand nousserons mariés, mon portrait… et elle tient à exécuter sa commande.Lucien, aujourd’hui, l’a accompagnée au Louvre. Nous sommescertains de les y trouver tous les deux… pourvu que nous neperdions pas de temps. Le musée ferme à quatre heures.

– Mais,… ils ne nous attendent pas.

– Ils m’attendent, moi, et la surpriseque vous leur ferez les comblera de joie.

» J’ajoute, pour vous décider, que lagalerie du bord de l’eau porte bonheur. C’est là que j’ai vu Odettepour la première fois.

Madame de Pommeuse ne put s’empêcher desourire à ce souvenir. Les propos alertes de ce vivace amoureux luiremontaient le moral et son pauvre cœur meurtri se reprenait àespérer. Elle sentait que ce brave Maxime avait raison sur tous lespoints : que son frère ne méritait pas qu’elle lepleurât ; que la partie contre Maubert et Tévenec n’était pasperdue ; que Lucien l’adorait et qu’un avenir heureux pouvaitencore s’ouvrir pour elle après tant de douloureusescatastrophes.

– Au Louvre ! murmura-t-elle.N’est-il pas trop tard ?

Maxime comprit qu’elle abritait sous unprétexte le désir qu’elle n’osait pas avouer de revoir Lucien.

– Nous arriverons avant la fermeture,dit-il vivement. Je suis tombé par hasard sur un fiacre qui marche.Il n’est pas beaucoup plus de trois heures et quart… Nous serons auLouvre dans vingt minutes… et, d’ailleurs, si on ne nous laissaitpas entrer, nous attendrions Lucien et sa sœur dans le square quiest devant la porte du musée.

» C’est convenu avec eux. J’y ai mêmedonné un rendez-vous éventuel à… à quelqu’un qui m’y apporterapeut-être des nouvelles de mon oncle.

– S’il en est ainsi, je me reprocheraisde vous retenir…

La comtesse allait peut-être ajouter :« Partez sans moi », mais Maxime fit un signe au cocherqui s’était arrêté, tout près du trottoir de la rue de Presbourg etqui s’empressa d’ouvrir lui-même la portière de sa voiture.

Il croyait son bourgeois en bonne fortune etil flairait un généreux pourboire.

Madame de Pommeuse se laissa conduire et montala première, suivie de près par Maxime.

Le cheval fila par l’avenue des Champs-Élyséeset ils roulèrent quelque temps sans se parler.

Ils avaient eu en même temps la mêmepensée.

Ils songeaient à ce voyage commencé rue duRocher et terminé à la porte de Clichy, ce voyage qui avait décidéde leurs destinées.

Chalandrey ne le regrettait pas. Il touchaitau port, puisqu’il allait épouser Odette.

La comtesse en était encore à se demander sielle ne devait pas maudire ce point de départ de tant d’aventuresqui n’étaient pas finies.

Les fiacres et les cochers avaient joué ungrand rôle dans leur histoire, et Maxime ne put s’empêcher de ledire.

– Ne trouvez-vous pas, demanda-t-il enriant, que nous sommes prédestinés aux événements qui commencent envoiture ?

– C’est vrai, murmura la comtesse.

– La première fois que vous y êtes montéeavec moi, vous ne vous doutiez guère, ni moi non plus, que nousnous en souviendrions toute notre vie.

» Et le fiacre qui, peu de jours après,vous a menée rue de Naples où des agents vous guettaient… desagents qui vous ont suivie jusqu’à la rue des Dames…

– Vous oubliez la berline à glaces debois où les valets de Tévenec m’ont enfermée…

– Je ne l’oublie pas… et j’espère encoreque ce coquin sera traité selon ses mérites. Que vous en a dit lejuge d’instruction ?

– Il m’a dit qu’on le recherchaitactivement, mais que sans doute Tévenec avait eu le temps de passeren Angleterre.

– Je suis persuadé du contraire. Il n’apas dû abandonner la partie, tant qu’il lui restait une chance dela gagner… et de plus, il doit avoir des comptes à régler avec sesassociés… oui, ses associés, car je ne doute pas qu’il ne fût l’âmede la bande du pavillon… cette bande dont Maubert était le chefmilitant… Tévenec ne mettait pas la main aux grosses besognes, maisil dirigeait les opérations… et si on arrête Maubert, je ne seraispas étonné qu’on prît Tévenec.

– Ils sont sur leurs gardes… etd’ailleurs, où se réuniraient-ils ?… Tévenec, s’il est restécaché dans Paris, ne commettra pas l’imprudence d’aller voir soncomplice.

– Il est certain qu’il ne se montrera pasdans les bureaux de la maison de banque de la rue desPetites-Écuries. Mais ces coquins ont tant de locaux à leurdisposition !

» On en a découvert deux. Je parieraisbien qu’ils en ont trois ou quatre et qu’ils se rencontrerontquelque part avant de se séparer. Le juge d’instruction n’apeut-être laissé partir Maubert que pour avoir les autres.

» Si Pigache les ramassait tous du mêmecoup de filet, Pigache serait le roi des policiers passés, présentset futurs.

» Mais je m’amuse à raisonner sur deshypothèses et je ferais beaucoup mieux de vous parler deLucien.

» J’aurais dû commencer par vous dire queje lui ai trouvé une place… dans une administration dont ledirecteur est un de mes amis… une place beaucoup mieux rétribuéeque celle qu’il a perdue… c’est l’indépendance assurée… et Lucientient, avant tout, à pouvoir se suffire à lui-même… il me le disaitencore hier… et il ne se mariera qu’à cette condition de travaillerpour gagner sa vie, comme par le passé… épousât-il une femme richeà millions.

– Je n’ai jamais douté de sondésintéressement, murmura la comtesse, plus résolue que jamais àrenoncer à l’héritage de son père.

– C’est dans le sang des Croze, cessentiments-là, reprit en riant Chalandrey. Mademoiselle Odette m’adéclaré qu’elle entendait continuer à tirer profit de son talentd’artiste. Je ne l’empêcherai pas de vendre sa peinture, mais ellea compris que ma femme ne pouvait pas chanter pour de l’argent.Vous ne l’aurez plus à vos samedis, chère madame.

– Mes samedis sont finis, dit vivementmadame de Pommeuse. Quoi qu’il arrive, je quitterai mon hôtel… etquant à ma fortune…

– J’ai deviné que vous vouliez y renonceret, sur ce point, je n’ai pas de conseils à vous donner ; maisje puis vous dire que Lucien, qui vous adore, vous aimera encoreplus quand il saura que vous êtes pauvre.

» Ah ! nous arrivons !… quatreheures moins un quart !… diable !… je crains fort qu’onne nous laisse pas entrer.

Après avoir descendu l’avenue desChamps-Élysées, le fiacre avait suivi les quais et débouchait surla place du Carrousel, pour tourner à droite entre le musée et lesquare.

Il y a là un coin d’aspect mélancolique où lespassants n’abondent pas et où l’arrivée d’une voiture est presqueun événement.

Maxime fit arrêter la sienne assez loin del’entrée des galeries et vit tout de suite que l’heure étaitpassée.

Les visiteurs et les artistes sortaient à lafile.

Mais, presque aussitôt, il aperçut LucienCroze montant la garde devant la grille du jardin carré qui occupele fond de cette espèce de cour que bordent de trois côtés lesbâtiments du nouveau Louvre.

Évidemment, Odette n’était pas loin.

Son frère reconnut de loin madame de Pommeuseet vint à sa rencontre.

Ils s’abordèrent, aussi émus l’un que l’autre,émus au point de ne pas trouver une parole et il fallut que Maximeentamât la conversation en disant à son ami :

– Ta sœur est là, n’est-ce pas ?

– Assise sur un des bancs du square,balbutia Lucien.

– Allons la rejoindre… nous ne pouvonsrien faire sans elle… et madame de Pommeuse a hâte de la voir,reprit malicieusement Chalandrey, qui trouvait amusant de laissercroire à l’amoureux Lucien que la comtesse ne venait que pourOdette.

L’explication ne tarda guère, car Odette,ennuyée d’attendre, sortit du square, les vit et accourut.

Elle n’en était plus, comme son frère, auxcruelles incertitudes qui tourmentent les cœurs épris. Elle étaitsûre d’être aimée et l’apparition de la comtesse ne la troubla pasdu tout, car elle devina tout de suite pourquoi elle était venueavec Maxime de Chalandrey.

Au lieu de faire des phrases, elle prit lesmains de sa future belle-sœur et elle l’embrassa sur les deuxjoues, sans lui demander la permission.

La glace était rompue et Maxime ne perdit pasde temps pour mettre à profit l’heureuse intervention de la jeunefille qui venait de supprimer hardiment les préambulesembarrassants.

Il les entraîna tous les trois dans le square,plus propice aux tendres causeries qu’un chemin où passaient desrapins chevelus, et là, dans une allée solitaire, au milieu desverdures nouvelles, ils s’apprêtait à mettre les amoureux sur lavoie d’une explication décisive, lorsqu’il avisa Cabardos quiarrivait tout essoufflé.

Cabardos apportait certainement des nouvellesde l’oncle d’Argental et de son entrevue avec le préfet de police.C’était convenu entre Chalandrey et lui.

Mais ces nouvelles, qui auraient fortintéressé la comtesse, ne regardaient ni Lucien, ni sa sœur, etMaxime n’avait garde de les mettre dans la confidence du drameauquel il venait d’assister.

Il n’était pas fâché d’ailleurs de laisserOdette achever sans lui ce qu’elle avait si bien commencé.

– Voilà un monsieur qui me cherche,dit-il, et je sais pourquoi… c’est un ami de mon oncle… il fautabsolument que je lui parle… ce ne sera pas long.

Et il courut à Cabardos qui s’était arrêté aubout de l’allée et qui lui dit :

– Ah ! monsieur, quel homme que lecommandant ! En moins d’une heure, il a tout arrangé.

– Il a vu le préfet ? demandaChalandrey.

– Le préfet… le chef de la Sûreté… lejuge d’instruction, et il a si bien parlé qu’ils l’ont écouté commeun oracle… il paraît que le préfet l’a connu autrefois…

– Oui… et mon oncle a eu l’occasion delui rendre un service assez important.

– Eh bien ! le préfet s’en estsouvenu, car il l’a reçu tout de suite… et ce qu’il y a de plusfort, c’est que j’ai été appelé, moi aussi, dans le cabinet dugrand chef… qui m’a interrogé lui-même.

– Alors mon oncle leur a raconté leduel ?

– Tout comme il s’est passé… sans rienleur cacher… il aurait voulu mentir qu’il n’aurait pas pu… ça nelui est jamais arrivé de sa vie.

– Alors, ils savent pourquoi il s’estbattu ?

– Ils savent tout… excepté que le fauxAméricain avait écrit une lettre… ça fait que si on vous interroge…et on vous interrogera…

– Je n’en parlerai pas. Elle est arrivéeà son adresse. Mais il me semble impossible que l’affaire en restelà. Il y a eu mort d’homme.

– Il y aura une instruction. Elle estdéjà commencée. Le juge est nommé. Le chef de la Sûreté est chezvous avec mon patron qui m’a chargé de vous y amener… j’ai dit queje savais où vous étiez…

– Et mon oncle ?… oùest-il ?

– Chez lui, rue du Helder… le médecin quil’a pansé à la Préfecture a dit que sa blessure n’était rien, maisqu’il fallait du repos…

– Bon ! ce juge qu’on a désigné… estcelui qui instruit l’affaire du pavillon ?

– Non pas. C’est un autre… un ancien quia été chargé dans le temps de l’affaire de Vincennes… on va lareprendre… et on trouvera bien là-bas des gens qui reconnaîtront lecapitaine Henri… comme je l’ai reconnu quand il était vivant.

– Alors, tout ira bien… pourvu qu’on nedécouvre pas comment il s’appelait de son vrai nom…

– Oui… je comprends… ça contrarierait ladame… Mais il n’y a pas de danger… on ne cherchera pas de cecôté-là. Il faut que je vous dise aussi que si le commandant n’apas parlé de la lettre, il a parlé du portefeuille…

– Naturellement… à cause des billets debanque. Je l’ai sur moi et je vais le remettre àM. Pigache.

» A-t-il été question deGoudal ?

– Ce monsieur qui a servi de témoin àl’Américain ? Oui, certes. Votre oncle a donné son nom et sonadresse. Nous le trouverons peut-être chez vous… et on doit yamener aussi le voisin qui nous regardait d’une fenêtre… Celui-làpourrait certifier que tout s’est passé régulièrement.

» Maintenant, on nous attend là-haut… etsi vous voulez bien venir avec moi, je vais vous y conduire.

– Ne bougez pas. Je suis à vous. Deuxmots à dire à mes amis.

Cabardos comprit et s’éloigna tout doucement,pendant que Maxime abordait la comtesse, assise sur un des bancs dusquare entre Odette et Lucien.

Maxime n’eut qu’à les regarder pour constaterque l’entente s’était faite et qu’il y aurait deux mariages au lieud’un.

Madame de Pommeuse avait abandonné sa main àLucien Croze qui la couvrait de baisers.

Ils pleuraient tous les deux, mais c’était dejoie, et Odette était radieuse.

Chalandrey ne perdit pas son temps à lesquestionner, ni à les renseigner.

– Bonnes nouvelles ! leur dit-ilsimplement. Ce brave homme vient de m’apprendre que tout estarrangé… oui, tout… mais il faut que je l’accompagne près de mononcle qui a besoin de moi… et qui me retiendra peut-être quelquesheures.

» Où vous retrouverai-je ?

– Chez nous, répondit vivementOdette.

Dans sa bouche et en ce moment ce « cheznous » avait une signification très claire. « Nous »s’appliquait aussi à la comtesse, qui bientôt n’aurait plus d’autredomicile que celui de Lucien Croze, son nouveau mari.

Chalandrey comprit et n’en demanda pasdavantage. Il les engagea à se servir, pour aller rue des Dames, dufiacre qui l’avait amené avec madame de Pommeuse et il allarejoindre Cabardos.

– Ah ! monsieur, s’écria l’heureuxbrigadier, si vous saviez comme je suis content ! Je ne vousai pas tout dit. On va en finir cette nuit avec les bandits dupavillon. M. Pigache commandera l’expédition et j’enserai.

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