L’oeil du chat – Tome II

Chapitre 6ÉPILOGUE

Dans la vie, comme sur la mer, il n’est siviolente tempête qui ne finisse par s’apaiser, et lorsque le calmea succédé à l’orage, les survivants oublient vite les dangersqu’ils ont courus.

Ils oublient même les naufragés qu’ils ont vusombrer à côté d’eux.

Quelques mois ont passé sur le drame que nousvenons de raconter et les acteurs qui y ont joué les premiers rôlessont si heureux, qu’ils pensent beaucoup plus à leur bonheurprésent qu’à leurs périlleuses aventures de cet hiver.

Leur rêve est réalisé. Maxime et Lucien sesont mariés le même jour.

Odette n’avait rien à redouter, mais Octaviede Pommeuse ne pouvait guère espérer que son union ne serait pasretardée par des incidents judiciaires.

Le sort s’est lassé de la persécuter et, aprèstant de traverses, elle a eu la chance suprême d’échapper auxconséquences presque forcées de la situation que la fatalité luiavait faite.

Il n’y a pas eu de procès criminel.

Les morts ne parlent pas et, après le suicidede Maubert, Tévenec s’est empoisonné dans la voiture qui l’emmenaitau Dépôt de la préfecture.

Tévenec avait prévu le cas. Depuis qu’il enétait réduit à se cacher, il portait toujours sur lui une bonnedose de strychnine et il a eu soin de l’avaler avant qu’on lefouillât pour l’écrouer.

M. Pigache a été blâmé, mais au fond, seschefs n’ont pas été trop fâchés que l’affaire si compliquée dupavillon en restât là.

La victime n’intéressait personne et lesfraudeurs ne pouvaient plus continuer leur industrie depuis qu’onavait découvert les souterrains dont ils se servaient depuis tantd’années pour voler l’octroi.

On les a cherchés partout et on ne les a pastrouvés, car les compagnons de l’œil-de-chat se sontretirés du commerce après fortune faite.

En dehors des magistrats et de quelques hautsfonctionnaires de la police, peu de gens ont connu les dessous decette affaire.

Les journaux les mieux informés n’y ont vuqu’un crime vulgaire commis par des bandits sur un autrebandit.

Personne, dans le public, n’a su d’une façoncertaine que Maubert avait été le chef d’une association demalfaiteurs, et son suicide a été attribué à de désastreusesopérations financières qui l’auraient ruiné.

Sa maison de banque n’avait jamais étéhonorablement cotée sur la place de Paris, et elle n’était guèrecommanditée que par des capitalistes véreux qui n’ont pas réclaméleur part dans la liquidation après la mise en faillite.

Le changement d’existence de la comtesse dePommeuse a fait plus de bruit dans un certain monde. On s’est unpeu étonné de son mariage avec un petit employé sans fortune et dela vente de son hôtel de l’avenue Marceau ; mais on a suvaguement qu’elle s’était dépouillée de ses biens, par scrupule deconscience, et ceux qui ont été mieux renseignés n’ont puqu’admirer ce sacrifice, inspiré par un sentiment presque exagéréde délicatesse.

Parfaitement édifié sur la cause de cerenoncement héroïque, l’oncle d’Argental rend pleine justice àmadame de Pommeuse, sans regretter pourtant que son neveu ne l’aitpas épousée.

Le commandant a eu le malheur de tuer le frèrede la pauvre Octavie, et, quoiqu’il lui ait rendu service en ladélivrant de ce frère indigne, ce tragique événement a élevé commeune barrière entre elle et lui.

Il voit avec plaisir Lucien Croze qu’il estimefort, mais il évite de rencontrer sa femme.

Il a eu de la chance aussi, ce chercommandant, d’avoir eu à s’expliquer avec un magistrat intelligentqui ne l’a pas poursuivi pour ce duel suivi de mort d’homme.

Goudal l’a bien soutenu, par un témoignagetrès net ; Cabardos aussi, et il n’est pas jusqu’au voisin dela rue d’Édimbourg qui n’ait contribué à l’innocenter, en jurantque le combat a été loyal.

Goudal, de plus, a été discret, ce qui étaittrès méritoire de la part d’un boulevardier de sa trempe. Il s’estabstenu de raconter l’affaire et la disparition du faux Atkins apassé presque inaperçue au cercle et ailleurs.

Les pontes auxquels il gagnait de l’argenttous les soirs sont les seuls qui le regrettent.

Et ceux qui connaissent bien les joueurs nes’étonneront pas de cette bizarrerie.

Pierre d’Argental a repris ses habitudes, saufqu’il a donné sa démission du cercle, et s’il se tient sur laréserve avec madame Croze, ci-devant comtesse de Pommeuse, il adoresa nièce qui le mérite bien, d’abord parce qu’elle est pleined’attention pour lui et surtout parce qu’elle a converti ce grandfou de Maxime de Chalandrey.

Maxime ne joue plus, Maxime ne dilapide plussa fortune, Maxime est devenu le meilleur des maris, en attendantqu’il soit le meilleur des pères. Il chérit sa femme et, à sonexemple, il s’est passionné pour les arts, surtout pour la peinturequ’elle continue à cultiver avec ardeur et avec succès.

Ils vont fort peu dans le monde et ils nereçoivent que quelques intimes, mais les deux jeunes ménages ne sequittent guère, quoiqu’ils ne vivent pas tout à fait de la mêmefaçon.

Le train de monsieur et de madame Croze estplus modeste, quoique Lucien occupe dans une grande administrationfinancière un emploi largement rétribué.

Octavie, qui n’a rien voulu garder del’héritage paternel, s’accommode à merveille de la médiocrité et neregrette ni le luxe, ni les fêtes.

Être aimée lui suffit.

Ils habitent, tous, la maisonnette de la ruedes Dames, qui leur rappelle de dramatiques souvenirs. C’est là quel’interrogatoire subi par la comtesse, en présence de Lucien, afailli les séparer pour jamais. C’est là aussi que leur amournaissant a résisté à cette épreuve, et ils savent presque gré àM. Pigache de la leur avoir infligée.

Octavie, en renonçant à l’opulence, n’a pasrenoncé à faire l’aumône. Elle a toujours ses pauvres et ceux-là nese sont presque pas aperçus du changement de fortune de leurbienfaitrice.

Julie Granger ne connaîtra pas la gêne tantque madame Croze vivra. Virginie Crochard n’a pas repris possessionde son cabaret. Le Lapin qui Saute est et restera fermé.Mais, avec l’argent qu’elle y a gagné, elle a pu ouvrir dansl’avenue de Clichy un restaurant qui prospère.

Le commandant y va déjeuner de temps en tempsavec de vieux camarades de Crimée, mais il n’y amène plus sonneveu, parce que Maxime ne pourrait pas y amener sa femme.

Cabardos, rentré en grâce auprès de ses chefs,est en passe d’obtenir de l’avancement, et il aspire à quitter leservice de la Sûreté pour entrer dans les commissariats.

Son rêve, c’est de porter un uniforme, et ilest si bien noté qu’il y arrivera peut-être.

En attendant, il est fier d’avoir conquisl’amitié de son ancien supérieur, qui n’a pas de sots préjugés etqui lui doit, en grande partie, de n’avoir pas été inquiété aprèsle duel.

Pierre d’Argental ne dédaigne pas d’inviterCabardos et il s’amuse quelquefois à le taquiner en lui conseillantd’épouser la mère Caspienne, qui n’a pas la moindre envie deconvoler en secondes noces.

Cabardos restera célibataire comme soncommandant.

En revanche, le général Bourgas, éconduit parla comtesse, vient d’épouser une riche veuve.

On n’a plus entendu parler de M. Caxton,Américain de contrebande, comme son ami, le soi-disant Atkins,qu’il avait connu jadis à Vincennes, au bal d’Idalie.

La mort tragique de ce camarade de fredainel’a effarouché et il est retourné à Chicago.

Le pavillon du boulevard Bessières tombe enruines.

On a mis le séquestre sur les immeubles quiappartenaient à l’association fondée par feu Grelin et ils serontprobablement vendus au profit de la Ville de Paris que lesfraudeurs ont volée si longtemps.

La maison de la rue Gazan et la villa de laplaine de Montrouge y passeront.

Les billets de banque saisis ont été versés àla caisse municipale.

Les souterrains sont comblés et il ne setrouvera pas de sitôt des capitalistes pour en creuserd’autres.

Les Grelin sont très rares.

Plus rares que les sociétés de malfaiteurs quiexploitent Paris, comme on exploite les mines en Californie.

Tant qu’il y aura des cercles, il y aura destricheurs et il arrivera qu’au lieu d’opérer isolément, les grecsse coaliseront et se soutiendront entre eux.

Et les voleurs feront de même, toutes les foisqu’il se trouvera un Maubert pour diriger et centraliser leursopérations.

L’armée du crime est toujours sur le pied deguerre et, lorsqu’elle est commandée par un général intelligent, lapolice a fort à faire pour lui tenir tête.

Les bandes se dispersent quand les chefsdisparaissent, mais elles se réorganisent peu à peu, et contre lesmalandrins la partie n’est jamais gagnée.

Il y a pourtant des trêves, et depuis la mortde Tévenec et de Sylvain Maubert, les compagnons del’œil-de-chat n’agissent plus qu’isolément.

La comtesse a gardé la bague qui fut leursigne de ralliement et qui lui venait de son père, mais elle ne lamet plus à son doigt.

Elle se demande quelquefois sil’œil-de-chat, qui passe pour porter bonheur, mérite laréputation qu’on lui a faite et elle est tentée de le croire, caraprès de cruelles épreuves, elle est parfaitement heureuse.

Elle bénit Dieu qui l’a protégée et ellepense, comme Lucien Croze, que « tout est bien qui finitbien. »

FIN

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