L’oeil du chat – Tome II

Chapitre 3

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Pendant que se jouait, au Palais de Justice etailleurs, un drame à beaucoup de personnages, le commandantd’Argental commençait à se désintéresser de toutes les histoiresqui l’avaient tant passionné depuis une quinzaine.

Son neveu, Maxime de Chalandrey, la comtessede Pommeuse, Lucien Croze et sa sœur, passaient tous dedésagréables moments.

Virginie Crochard, elle-même, avait perdu lerepos dont elle jouissait avant l’injustice fermeture de soncabaret.

En un mot, c’était la grande crise pour tousceux et toutes celles qui avaient été mêlés à la sinistre affairedu pavillon du boulevard Bessières.

Le commandant, au contraire, redevenaitphilosophe et ne demandait qu’à reprendre son train de viehabituel, fortement troublé par les derniers événements.

Il en avait bien le droit et on ne pouvait pasl’accuser d’égoïsme, après ce qu’il avait fait pour tous cesgens-là. Que lui importaient, après tout, les secrets de madame dePommeuse, les amours de Lucien, les amours d’Odette et lesimpressions de Maxime&|160;?

Il n’était pas chargé de les conseiller&|160;;encore moins de les diriger. Pourquoi se serait-il affligé outremesure des fautes qu’ils commettaient et des tristes conséquencesque ces fautes avaient eues pour ces affolés des deuxsexes&|160;?

Il avait tenté de les aider à les réparer et,s’il n’y avait pas réussi, c’est qu’ils l’avaient fort malsecondé.

Il était donc quitte envers eux et il pouvaitrentrer sous sa tente après une campagne accidentée.

La dernière journée surtout l’avait découragé.Sa visite à l’hôtel de l’avenue Marceau n’était pas faite pouréchauffer son zèle et il en était revenu fort désillusionné sur lacomtesse, dont l’inexplicable absence donnait prise à toute sortede suppositions plus fâcheuses les unes que les autres.

Le bon d’Argental n’avait cependant pasrenoncé à la défendre si, en sortant de chez elle, il lui eût étépossible de s’aboucher avec son neveu.

Par malheur, ce neveu, qui ne bougeait pasdepuis son accident, était devenu tout à coup absolumentintrouvable.

Il n’était pas rentré à dix heures du soir, eton ne l’avait pas vu au cercle.

Le commandant, ne pouvant pas passer la nuit àcourir après lui, était allé se coucher, en maugréant contre Maximeet contre la comtesse.

Il se réveilla, décidé à ne plus se mêler deleurs affaires, à moins qu’ils ne l’en priassent, en lui donnant debonnes raisons pour le faire revenir sur sa résolution.

Il y avait pourtant un côté de la situation deMaxime qu’il aurait voulu éclaircir, non pas seulement poursatisfaire sa curiosité, mais parce qu’il avait à cœur de venger lamort de son beau-frère, tué jadis au bois de Vincennes.

Il jugeait que c’était à lui, personnellement,que ce devoir incombait, attendu qu’un fils ne doit pas se battreavec le meurtrier de son père et il avait manœuvré enconséquence.

Il s’était efforcé de démontrer à Chalandreyqu’il ne retrouverait jamais l’homme qui avait donné le coup d’épéedéloyal et que l’Américain du Bois de Boulogne n’y était pourrien.

Il pensait tout le contraire et il seréservait de poursuivre seul une enquête sur les antécédents dusoi-disant Atkins.

Le hasard d’une station au café du Helderl’avait mis sur la piste.

Les souvenirs incomplets dont l’avaitentretenu le général Bourgas et les fragments qu’il avait pu saisird’une conversation entre deux étrangers assis devant luil’excitaient à persévérer dans une entreprise qui lui tenait fortau cœur.

Et il n’avait pas perdu de temps pour semettre à l’œuvre.

Il était allé immédiatement au cercle où ilcomptait rencontrer M.&|160;Atkins, qui y dînait souvent.

M.&|160;Atkins, par extraordinaire, n’y avaitpas paru et, pour comble de malchance, le commandant n’y avaittrouvé personne à qui parler de ce personnage.

C’était une expédition à recommencer.

Atkins, qui posait tous les soirs des banquesheureuses, ne manquerait pas de revenir.

Le baccarat, c’était sa carrière, à lui, etcertes il n’allait pas se retirer en pleine veine.

Il ne s’agissait donc que d’attendre uneoccasion qui se présenterait bientôt.

Le commandant n’avait plus l’âge où on cherchequerelle aux gens à propos de bottes.

C’était bon pour Maxime de provoquer unmonsieur au hasard et au risque de se tromper.

L’oncle avait la main aussi leste que leneveu, mais il tenait à bien placer ses gifles.

Oui, ses gifles, car il se proposait desupprimer les explications préalables et de prendre un prétextequelconque pour en arriver tout de suite aux voies de fait quiforcent l’homme le plus pacifique à accepter un duel.

Seulement, le vieux soldat ne voulaits’aligner qu’à bon escient, c’est-à-dire après avoir pris desinformations supplémentaires.

Et, pour ce faire, il lui fallait serenseigner auprès des membres du Cercle qui connaissaient ceYankee, plus ou mois authentique.

Ceux-là n’étaient pas nombreux, car il ne semontrait guère qu’à la grosse partie et, quand il avait assezgagné, il disparaissait sans s’attarder à causer avec les pontesqu’il venait de dépouiller.

Cependant, il ne dédaignait pas de répondrequelquefois aux questions que lui posait le boulevardier Goudal,qui n’en était pas chiche et qui, grâce à ce procédé, savaittoujours tout avant tout le monde.

Pierre d’Argental fréquentait peu ce Goudal.Il le tenait même à distance, parce qu’il n’aimait pas lesdésœuvrés qui n’avaient jamais servi dans l’armée, mais quand il letrouvait au cercle, il échangeait volontiers avec lui despolitesses banales et des propos insignifiants.

Goudal, d’ailleurs, était presque lié avecMaxime de Chalandrey, et, avant la conversion de Maxime, il leurarrivait souvent de souper ensemble en joyeuse compagnie.

Le commandant était donc en situationd’aborder Goudal et de le faire causer sur le sujet quil’intéressait.

Le difficile, c’était de le rencontrer, car ceviveur à tous crins n’avait pas d’habitudes régulières et iln’apparaissait au cercle que par intermittences.

Mais, avec de la patience, on arrive à bout detout et le commandant n’était pas très pressé.

Il supposait que son étourdi de neveu,embarqué dans de nouvelles amours, allait le laisser tranquillependant quelques jours, et il n’était pas fâché de ce répit, parcequ’il méditait d’en finir avec l’Américain suspect, sans mettre aucourant de ses projets Maxime qui aurait probablement réclamé pourlui-même le privilège de croiser le fer avec l’individu qu’ilsoupçonnait d’avoir assassiné son père.

Le commandant voulait lui servir sa vengeancetoute faite.

Il comprenait cependant qu’il n’avait pas detemps à perdre, car Atkins pouvait, d’un moment à l’autre,traverser l’Atlantique, et il lui vint une idée qui était d’allerau cercle, aux heures où on n’y voyait jamais Atkins et où on yvoyait quelquefois Goudal.

On y déjeunait à ce cercle, et les déjeuneursy étaient assez nombreux.

Les uns y étaient attirés par la bonne chèreet le bon marché, – la cagnotte faisait les frais de cette tableexceptionnelle&|160;; – les autres y montaient volontiers, enrentrant d’une chevauchée matinale au bois de Boulogne.

Goudal, qui hantait assidûment l’allée desPoteaux, de dix heures à midi, Goudal était de la deuxièmecatégorie.

Pierre d’Argental n’était d’aucune.

Depuis qu’il avait planté sa tente rue duHelder, à l’entresol, il mangeait, le matin, une côtelette et lesœufs traditionnels que lui préparait sa femme de ménage, cuisinièresans prétentions, et il se trouvait fort bien de ce système qui luipermettait de ne sortir que l’après-midi.

Il aimait, maintenant, à s’attarder chez lui,ce vieux soldat que la diane, autrefois, réveillait avant l’aube etil ne dérogeait à ses habitudes que pour aller parfois demander àdéjeuner à son neveu, rue de Naples.

C’était le cas où jamais d’y déroger pour unmotif moins agréable, et s’étant levé une heure plus tôt que decoutume, il s’habilla à seule fin de se transporter au cercle où ilespérait se renseigner avant d’agir.

Il venait d’achever sa toilette, lorsqu’onsonna à la porte de son appartement.

Sa bonne à tout faire n’étant pas là, il allaouvrir lui-même, quoiqu’il n’attendît personne, et il fut assezagréablement surpris de voir son ci-devant subordonné Cabardos.

Il n’avait plus entendu parler de ce bravegarçon depuis la fameuse scène qui s’était passée dans le jardin dupavillon, et il s’était reproché plus d’une fois de ne pas s’êtreenquis de ce qu’il était devenu, après l’orageuse explication avecM.&|160;Pigache.

–&|160;Je ne vous dérange pas, moncommandant&|160;? demanda timidement le brigadier de la sûreté.

–&|160;Pas du tout, tu me fais plaisir, aucontraire, répondit M.&|160;d’Argental. Entre. J’ai à teparler.

Cabardos ne se fit pas prier, mais ce n’étaitplus le même homme. Il avait perdu son aplomb d’ancien troupier quise souvient d’avoir porté les galons et il paraissait tout honteuxdu métier qu’il faisait.

–&|160;Qu’est-ce que tu as, mon vieux&|160;?lui demanda son ancien capitaine. On dirait qu’il t’est arrivémalheur. Est-ce que ces pékins de la préfecture t’ont cassé de tongrade&|160;?

–&|160;Non, mon commandant. Je suis encorebrigadier. Ils n’ont pas osé me renvoyer, à cause de vous… mais ilsm’ont mis au rancart.

–&|160;Comment cela&|160;?

–&|160;Oui. Je suis en disgrâce. Le patron neme parle plus.

–&|160;Si ce n’est que ça&|160;!…

–&|160;Je pourrais m’en consoler, mais il nem’emploie plus&|160;; avant l’histoire de la mère Crochard, on meconfiait toutes les affaires un peu difficiles… maintenant, on melaisse moisir au poste.

–&|160;Parce qu’il ne s’est pas présentéd’occasion d’utiliser tes talents. Ce sont les meilleures troupes,celles qu’on réserve pour un coup de chien.

–&|160;Pardon, mon commandant&|160;! lesoccasions n’ont pas manqué depuis que le patron m’aattrapé dans l’enclos du boulevard Bessières.

»&|160;Hier, encore, il y a eu une descente depolice, à l’autre bout de Paris… dans une maison de la rue Gazan,tout près du parc de Montsouris… une maison qui appartient à un desgros bonnets de la bande… on a découvert un souterrain qui servaità faire la fraude… eh bien, je n’y étais pas.

–&|160;A-t-on arrêté les fraudeurs, aumoins&|160;?

–&|160;Ni les fraudeurs, ni les assassins dupavillon, mon commandant. On n’a arrêté qu’une dame.

–&|160;Une dame&|160;?… qu’est-ce que tu mechantes là&|160;?

–&|160;Je vous dis la vérité, mon commandant.On a trouvé dans la maison une dame… et le patron l’a menée toutdroit au palais, chez le juge d’instruction.

–&|160;Elle faisait donc partie de labande&|160;?

–&|160;Faut croire. Elle n’était certainementpas venue là pour son agrément.

–&|160;Comment sais-tu tout cela&|160;? Tu n’yétais pas.

–&|160;Les camarades m’ont raconté l’affaire.Ils disent que la dame est une comtesse, très riche.

–&|160;Une comtesse&|160;! répéta Pierred’Argental, mordu par un soupçon.

–&|160;Oui… une vraie… et elle était avec unjeune homme que le patron a lâché après l’avoir interrogé.

»&|160;Je me suis demandé si ce n’était pas lamême que votre neveu, M.&|160;de&|160;Chalandrey, a conduite unmatin aux fortifications, près de la porte de Clichy.

Le commandant ne répondit pas. Il ne doutaitpresque plus que Cabardos eût deviné, et il n’avait garde de le luidire.

Ainsi s’expliquait la disparition de madame dePommeuse, sortie l’avant-veille de son hôtel où elle n’était pasencore rentrée vingt-quatre heures après.

Et le commandant se reprenait à penser que legénéral Bourgas pouvait bien avoir raison d’accuser la comtesse demener une vie interlope.

Elle était déjà assez mal cotée dans sonesprit et il ne s’affligeait pas outre mesure d’apprendre quedécidément elle n’avait pas la conscience nette.

Maxime ne pensait plus à elle, fortheureusement. Pourquoi l’oncle se serait-il préoccupé desmésaventures d’une personne qui n’intéressait plus sonneveu&|160;?

Pierre d’Argental avait maintenant autre choseen tête et ce fut uniquement par curiosité qu’il demanda àCabardos&|160;:

–&|160;Sais-tu si l’arrestation a étémaintenue&|160;?

–&|160;Je ne pourrais pas vous dire, moncommandant… et je crois bien que mes camarades n’en savent pas pluslong que moi. Il n’y a que le patron qui serait à même de vousrenseigner là-dessus.

–&|160;Oh&|160;! je n’y tiens pas. N’enparlons plus… et maintenant, j’ai un service à te demander.

–&|160;Tout ce que vous voudrez, moncommandant. Vous savez bien que je me jetterais au feu pourvous.

–&|160;Au feu, c’était bon dans le temps oùnous étions soldats tous les deux, dit en riant d’Argental. Je n’yvais plus, au feu, ni toi non plus. Mais il se trouve que tu peuxm’être utile, sans sortir de ta spécialité actuelle. Il s’agit deme fournir des renseignements sur un individu dont les faits etgestes m’intéressent.

–&|160;J’en prendrai, mon commandant.

–&|160;Je voudrais savoir d’abord quelle vieil a menée autrefois.

–&|160;S’il a un dossier à la Préfecture, cesera facile. Seulement, nous n’y mettons pas le nez, nous autres,dans les dossiers. Il vaudrait mieux vous adresser au patron. Ilpourrait vous communiquer celui de votre homme.

–&|160;Je ne veux rien avoir à démêler avecM.&|160;Pigache… et d’ailleurs, il est plus que probable qu’il neme communiquerait rien du tout. Mais je n’ai pas besoin de voir ledossier. Une enquête bien faite suffira. Peux-tu t’encharger&|160;?

–&|160;Ça nous est défendu de travailler pourles particuliers, mais du moment que c’est pour vous, moncommandant, je suis prêt à marcher.

–&|160;Oh&|160;! tu ne te compromettras pas.L’enquête portera sur des faits qui se sont passés, il y a dixans.

–&|160;Alors, l’affaire doit être classée.

–&|160;Comment classée&|160;?

–&|160;Ça veut dire qu’on a remisé les piècesdans les cartons de la Préfecture et qu’on ne s’en occupe plus.

–&|160;C’est bien ce que je pensais… et c’estpour cela que je ne peux plus compter que sur toi.

»&|160;Je sais qu’il existe à Paris desagences qui font de la police clandestine, mais je n’ai pasconfiance…

–&|160;Et vous avez joliment raison, moncommandant. Ce sont des boutiques de chantage.

–&|160;Étais-tu déjà dans le service desûreté, il y a dix ans&|160;?

–&|160;Je venais d’y entrer.

–&|160;Alors, tu as peut-être entendu parlerd’une bande de mauvais garnements qui faisaient les cent coups dansla banlieue… à Vincennes, à Nogent-sur-Marne, àJoinville-le-Pont.

–&|160;Des voleurs&|160;?

–&|160;Non… des chenapans qui cassaient toutdans les cabarets et qui cherchaient querelle aux bourgeois.

–&|160;C’est ce que font encore les canotiersquand ils ont trop bu… et ces pays-là en sont pleins de canotiers.Mais ça regarde la gendarmerie départementale… nous autres, nous netravaillons que dans Paris, à moins qu’il ne s’agisse d’arrêter uncriminel…

–&|160;Il y a eu un crime. On a trouvé, dansune allée du bois de Vincennes un homme tué d’un coup d’épée… et onn’a jamais su par qui.

–&|160;J’ai comme une idée de ça… attendezdonc&|160;!… Est-ce que le mort n’était pas un officier&|160;?

–&|160;Justement. On a pensé qu’il avait étéassassiné par un individu de la bande en question. La justice afait des recherches qui n’ont abouti à rien.

–&|160;Bon&|160;! je me rappelle maintenantque j’ai été envoyé en surveillance dans les cafés et dans lesbastringues de Vincennes et de Saint-Mandé… pour écouter ce quedisaient les habitués… ils parlaient beaucoup d’un particulier quiavait des batailles avec tout le monde… un nommé Henri… le nomm’est resté dans la tête… j’ai fait mon rapport à mes chefs, maisil n’en a été que ça… on n’a empoigné personne… il paraît que cen’était pas lui qui avait fait le coup.

–&|160;Henri… c’est bien cela, murmuraM.&|160;d’Argental, qui n’avait pas oublié le récit du généralBourgas.

»&|160;Tu ne l’as jamais vu, ceHenri&|160;?

–&|160;Si. Je l’ai vu une fois… au bald’Italie… où il faisait, comme on dit, la pluie et le beau temps.Il accaparait toutes les danseuses et, ce soir-là, il s’est cognéavec des artilleurs… mais ce n’était pas un voyou… ilétait bien mis et il dépensait de l’argent… un fils de famille quis’amusait, quoi&|160;!

–&|160;Le reconnaîtrais-tu&|160;?

–&|160;Ça, je n’en répondrais pas. J’aipourtant la mémoire des figures… mais au bout de dix ans…dame&|160;! un homme change en dix ans… enfin, si on me lemontrait…

–&|160;Je ne peux pas te le montrer, attenduque je ne le connais pas. Mais je vais te signaler un individu surlequel je voudrais être renseigné et, si tu trouvais qu’ilressemble au Henri de Vincennes, ce serait un indice dont je feraismon profit.

–&|160;Indiquez-moi le particulier, moncommandant.

–&|160;C’est un monsieur qui loge auGrand-Hôtel. Il y est arrivé tout récemment et il s’est faitinscrire sous le nom de William Atkins.

–&|160;Un Anglais, alors&|160;?

–&|160;Non, un Américain, ou soi-disant tel.Je le soupçonne fort d’être Français et même Parisien.

–&|160;Et, à votre idée, ce serait le Henriqui aurait changé de peau&|160;?

–&|160;C’est-à-dire de nom et de nationalité.Voilà ce que je voudrais savoir.

–&|160;On tâchera, mon commandant… seulementsi vous pouviez me donner quelques indications de plus…

–&|160;Il s’est faufilé dans un cercle dont jefais partie. Il y joue très gros jeu et il gagne toujours.

–&|160;S’il triche, il doit être surveillé parla brigade des jeux.

–&|160;Je ne crois pas. Il est ici depuis troppeu de temps et, d’ailleurs, il n’est pas prouvé qu’il triche.

»&|160;Autre renseignement&|160;: il a un ami,qui loge aussi au Grand-Hôtel, qui s’intitule&|160;:M.&|160;Caxton, de Chicago, et qui, j’en suis convaincu, n’est pasplus Américain que lui.

»&|160;Ils ne sont pas arrivés ensemble àParis. Ils se sont rencontrés hier, au café du Helder, où j’étais…mais, d’après ce que j’ai entendu de leur conversation, ils ont ététrès liés autrefois et ils se verront souvent.

–&|160;Vous connaissent-ils&|160;?

–&|160;Atkins me connaît de nom. L’autre ne meconnaissait pas du tout. Seulement, je suppose que, hier, Atkinslui a parlé de moi. Donc, il est probable qu’ils se défient et jete conseille de procéder prudemment.

–&|160;Soyez tranquille, mon commandant, jesais mon métier. Si j’ai bien compris, vous tenez surtout à êtrerenseigné sur les antécédents de ces messieurs.

–&|160;Oui… et si tu acquérais la certitudequ’ils ont appartenu jadis à la bande de Vincennes, tu viendraism’avertir immédiatement. Quand vas-tu te mettre à labesogne&|160;?

–&|160;En sortant d’ici, mon commandant. Jen’ai rien à faire… malheureusement. Le patron vient de me dire queje pouvais disposer de ma journée.

–&|160;Eh bien, si, par hasard, tu avais dunouveau à m’apprendre, ce matin, tu me trouverais à mon cercle… surle boulevard des Capucines… tout près de l’Opéra…

–&|160;Je sais… j’y ai déjà filé,dans le temps, un boursier qui a levé le pied.

–&|160;Ça ne m’étonne pas… il est très malcomposé ce cercle, et je donnerai ma démission un de ces jours…mais ce matin, j’ai des raisons pour y aller déjeuner et j’y seraijusqu’à trois heures…

–&|160;D’ici là, je saurai peut-être quelquechose.

–&|160;Si je n’étais pas obligé de sortir, jet’aurais invité à casser une croûte avec moi… ici. Ce sera pour uneautre fois.

–&|160;Merci, mon commandant. Voulez-vous mepermettre de vous demander des nouvelles de votre neveu&|160;?J’espère que le patron ne l’a pas inquiété.

–&|160;Non… mais il est tombé de cheval et ila failli se rompre le cou… il va très bien maintenant.

–&|160;À propos… as-tu revuVirginie&|160;?

–&|160;La vieille du Lapin quiSaute&|160;?… non, mon commandant, mais je sais qu’elle estsur le pavé. On a fait fermer sa cambuse… et elle a dû êtreinterrogée, hier, par le juge d’instruction. Encore une bêtise, carelle n’a jamais mis les pieds dans le pavillon… ni même dans lesouterrain… j’en suis sûr.

–&|160;Bah&|160;! elle s’en tirera. Elle n’apas froid aux yeux, la mère Caspienne, et si les juges l’embêtent,elle les remettra à leur place. Du reste, moi, j’en ai assez decette affaire du pavillon et je ne veux plus en entendre parler.J’ai bien d’autres chiens à fouetter.

»&|160;Au revoir, mon vieux Cabardos… àbientôt&|160;!

–&|160;Comptez sur moi, mon commandant.

M.&|160;d’Argental conduisit jusqu’à la portele brigadier de la sûreté et ne tarda guère à prendre le mêmechemin.

Le cercle était à cinq minutes de la rue duHelder et il y arriva tout à point pour rencontrer dans l’escalierGoudal qui venait de descendre de cheval sur le boulevard.

–&|160;Vous déjeunez&|160;?… moi aussi, luidit le commandant. Ça se trouve à merveille, car j’ai un tas dechoses à vous demander.

–&|160;A la disposición de usted,répondit en espagnol le facétieux Goudal. Je parie qu’il s’agit dece gredin que ses complices ont étranglé et qui était, comme vouset moi, membre de ce joli cercle. J’ai eu la lâcheté de ne pasdonner ma démission… Que voulez-vous&|160;!… je tiens à meshabitudes… mais je la donnerai… un de ces jours.

–&|160;Il est probable que j’en ferai autant…et que Maxime suivra notre exemple… en attendant, je suis fort aisede vous y rencontrer… vous allez me renseigner sur un étranger quien est depuis huit jours et qui a déjà gagné beaucoup d’argent àmon neveu.

–&|160;M.&|160;Atkins, citoyen des États-Unis.Il en a gagné à beaucoup d’autres.

–&|160;Croyez-vous qu’il l’ait gagnéloyalement&|160;?

–&|160;Je n’en mettrais pas ma main au feu,parce que je me défie toujours un peu des étrangers&|160;; mais,s’il a triché, personne n’y a rien vu… et jusqu’à preuve ducontraire, je le tiens tout simplement pour un veinard étonnant.C’est encore pis, car les filous vous laissent gagner quelquefois,de peur de trop vous faire crier, tandis que les veinards n’ontaucune raison pour épargner les pontes.

»&|160;Aussi, me suis-je bien juré de nejamais jouer contre ce gentleman d’outre-mer.

–&|160;Mais d’où sort-il&|160;?

–&|160;C’est une question que je me suis déjàposée plus d’une fois et que je ne suis pas en état derésoudre.

»&|160;Chalandrey me l’a posée aussi… et jen’ai su que lui dire.

–&|160;Je croyais que vous étiez en relationssuivies avec ce M.&|160;Atkins.

–&|160;Suivies, c’est beaucoup trop dire. Jelui parle, quand je le rencontre au cercle, comme je parle à toutle monde… et encore depuis très peu de temps, car j’ai commencé parlui battre froid. L’autre jour, au bois de Boulogne, où il était àcheval et moi aussi, il a essayé de marcher botte à botte avec moi…je l’ai planté là pour aller rejoindre votre neveu qui montait unebête assez difficile…

–&|160;Et encore plus ombrageuse, puisqu’ellel’a emballé…

–&|160;Oui, j’ai su cela… elle s’est tuée etelle a failli le tuer… heureusement, il est sur pied… je l’aiaperçu hier, boulevard du Palais… j’étais en voiture et il ne m’apas vu… je me suis même demandé ce qu’il allait faire dans cesparages où siègent les juges d’instruction… car je suppose qu’iln’a rien à démêler avec la justice…

L’oncle d’Argental ne fut pas peu surprisd’apprendre, incidemment, que Maxime qu’il avait tant cherché, laveille, était allé se promener dans la Cité. Mais il garda pour luiles réflexions que lui suggéra cette information inattendue.

–&|160;Pour en revenir à M.&|160;Atkins,reprit Goudal, je dois confesser que je me suis un peu relâché dema raideur. Il n’y a pas moyen de se fâcher contre ce diabled’homme. Il est d’une politesse et d’une obligeance&|160;!… il vousaccable d’offres de service… et avec ça, pas ennuyeux du tout… il abeaucoup vu, beaucoup voyagé… il raconte à merveille et il nemanque pas d’esprit… il m’a dit qu’il avait été élevé en France, etje ne serais pas très surpris qu’il y fût né… car il n’a ni lecaractère, ni les façons d’un Yankee.

–&|160;Il n’en est que plus suspect.

–&|160;D’accord… et je vous prie de croire queje n’ai pas l’intention d’entrer dans son intimité. Mais dans uncercle comme celui-ci, il ne faut pas être trop difficile.

»&|160;Du reste, il n’y est pas venu, hier,contre sa coutume. Il va peut-être disparaître un de ces jourscomme un météore. Je m’en consolerai sans peine, puisqu’il ne m’arien gagné, mais les pontes qu’il a dépouillés feront unetête&|160;!… pas Chalandrey… il est beau joueur, votre neveu…et il ne pleure pas son argent.

–&|160;Il a raison… mais c’est dur de leperdre contre un aventurier de l’espèce de cet Atkins.

–&|160;Vous ne paraissez pas le porter dansvotre cœur&|160;? dit Goudal en riant. Auriez-vous eu à vousplaindre de lui personnellement&|160;?

–&|160;Peut-être, grommela le commandant.

–&|160;Oh&|160;! alors, je comprends que vousl’ayez pris en grippe.

–&|160;Je vous avouerai même qu’il me seraitagréable de lui donner une leçon… l’épée à la main.

–&|160;Diable&|160;! comme vous y allez&|160;!que vous a-t-il donc fait&|160;?

–&|160;À moi, rien,… mais je le soupçonned’avoir été autrefois la cause… directe… de la mort de quelqu’un…qui me touchait de très près.

–&|160;La cause directe&|160;?… est-ce uneuphémisme pour dire qu’il a tué ce… cette personne&|160;?

–&|160;Dispensez-moi, cher monsieur, de vousrépondre maintenant. Je ne suis pas encore sûr de ne pas metromper… et c’est parce que je n’en suis pas sûr que je vous aiprié tout à l’heure de me renseigner sur cet homme… je pensais quevous étiez mieux informé que moi de son passé…

–&|160;Et je ne le suis pas du tout. Si voustenez à être fixé, que ne vous adressez-vous tout bonnement à lapréfecture de police&|160;?

–&|160;J’y ai songé… et je m’y décideraipeut-être. Excusez-moi de vous avoir ennuyé de cette histoire etallons déjeuner.

Goudal et le commandant, après avoir montélentement l’escalier, s’étaient arrêtés pour causer dans unegalerie qui précédait les salons du cercle et ils avaient fini parse cantonner dans l’embrasure d’une fenêtre où ils tournaient ledos aux gens qui passaient, se dirigeant vers la salle àmanger.

Les deux causeurs allaient en faire autant,lorsque Goudal poussa le coude à M.&|160;d’Argental, en lui disanttout bas&|160;:

–&|160;Parbleu&|160;! le proverbe a raison…quand on parle du loup… ce monsieur, là-bas…

–&|160;Eh bien&|160;?

–&|160;C’est l’Atkins en question. Il ne nousa pas vus, mais je suis sûr que c’est lui… je le reconnais à satournure.

–&|160;Et vous croyez qu’il vientdéjeuner&|160;?

–&|160;Je n’en doute pas. C’est la premièrefois que ça lui arrive, je suppose, car je ne l’ai jamais vu, ici,qu’aux lumières. Mais ce n’est pas une raison pour que vous mepriviez de votre compagnie. La table est immense et on se placecomme on veut. Nous nous mettrons à l’autre bout et l’Amérique nenous gênera pas.

Le commandant, perplexe, se demandait si cen’était pas trop tôt de se trouver face à face avec Atkins, avantde savoir à quoi s’en tenir sur les antécédents du personnage.

Pendant qu’il hésitait, un valet de pieds’approcha, tenant à la main un plateau sur lequel était posée unecarte de visite.

M.&|160;d’Argental la prit et lut, au-dessousdu nom, imprimé, de Cabardos, ces mots écrits au crayon&|160;:

«&|160;C’est bien l’homme de Vincennes. Ilvient d’entrer à votre cercle. Si vous avez besoin de moi, je suissur le boulevard, au café Américain.&|160;»

Le commandant tombait de son haut.

Il lui fallut quelques secondes pourcomprendre que Cabardos était allé tout droit au Grand-Hôtel, qu’ilavait vu Atkins en sortir, qu’il l’avait reconnu, qu’il l’avaitfilé jusqu’à la porte du cercle et, qu’en policierintelligent, il n’avait pas perdu une minute pour avertir sonancien supérieur.

Mais quand le commandant eut compris, il futprompt à se décider.

–&|160;J’ai les renseignements qui memanquaient, dit-il à Goudal.

–&|160;Sur qui&|160;?… interrogea Goudal, toutétonné.

–&|160;Sur Atkins. Je n’avais pas tort de lesoupçonner.

–&|160;Alors, qu’allez-vous faire&|160;?

–&|160;Je n’en sais rien encore. Si j’engageune affaire, puis-je compter sur vous pour me servir detémoin&|160;?

–&|160;Absolument, mon cher commandant.

–&|160;Quelles que soient les conditions ducombat&|160;?

–&|160;À un autre, je répondrais&|160;: non.Mais je puis m’en rapporter à vous.

–&|160;Je vous remercie. Il est possible, dureste, que je ne sois pas obligé d’en venir là, immédiatement… ilse peut aussi que je tienne à vider la querelle, aujourd’huimême.

–&|160;Ce sera comme il vous plaira. Je n’airien à faire jusqu’à sept heures… je dois dîner avec Blanche Poréeau café Anglais.

–&|160;J’ai encore à vous demander de melaisser diriger, comme je l’entendrai, la conversation que je mepropose d’entamer avec M.&|160;Atkins.

–&|160;Je me garderai bien d’intervenir.

–&|160;Vous pouvez croire, du reste, que je neferai pas d’esclandre. Tout se passera convenablement.

–&|160;Je n’en doute pas et je suis à vosordres. Atkins doit être à table depuis cinq minutes et ces Yankeesmangent si vite que, si nous nous attardions ici, il pourrait bienavoir fini quand nous arriverons.

–&|160;Diable&|160;! je serais désolé de lemanquer.

–&|160;Alors, venez, mon cher commandant,conclut Goudal en passant familièrement son bras sous le bras del’ancien chef d’escadron.

Lequel était le plus fou des deux, de ceboulevardier qui se jetait les yeux fermés dans une querelle dontil ne connaissait pas l’origine et dont il ne pouvait pas prévoirles conséquences, ou de ce vieux guerrier qui, sur l’attestation deCabardos, ne doutait pas d’avoir retrouvé le meurtrier de sonbeau-frère et se disposait tranquillement à se couper la gorge avecun homme qu’il méprisait autant qu’il le haïssait&|160;?

Goudal y allait par insouciance, parcuriosité, pour son plaisir, et il se promettait de passer unejournée amusante.

On n’est pas plus Parisien.

Pierre d’Argental, qui était avant tout unsoldat, y allait comme il serait allé à la charge en tête de sesescadrons, sans réfléchir et sans regarder en arrière.

Il faut ajouter, pour sa justification, qu’ilavait plus d’une raison de croire que Cabardos ne s’était pastrompé.

Quoiqu’il en fût, il était résolu à en finiren parfaite connaissance de cause, et il avait une idée qui nepouvait venir qu’à lui.

Il entra avec Goudal dans la salle à manger oùM.&|160;Atkins déjeunait à peu près seul.

L’heure des habitués était passée et il n’yavait plus d’attablés que deux ou trois retardataires qui sefaisaient servir séparément et qui mettaient les morceaux doublespour ne pas manquer l’ouverture de la Bourse.

Il y avait dix places à choisir, mais au grandétonnement de Goudal, le commandant alla s’asseoir tout à côté del’Américain, qui commença par reculer instinctivement son couvert,comme s’il eût pressenti que ce nouveau voisin de table arrivaitavec des intentions hostiles.

Il fit néanmoins assez bonne contenance et ilsouhaita le bonjour à Goudal qui lui répondit assez froidement,mais en l’appelant&|160;: Atkins tout court.

À ce nom, Pierre d’Argental, jouant lasurprise, se pencha à l’oreille du boulevardier et lui demandaassez haut pour être entendu, si M.&|160;Atkins était la personnedont il venait de lui parler.

Et sur la réponse affirmative de Goudal, il semit à regarder à la dérobée l’Américain, qui prit aussitôt l’aird’un homme qui s’attend à une attaque.

Il avait reconnu d’Argental pour l’avoir vu,la veille, au café du Helder, et il regrettait évidemment de seretrouver à côté de lui.

Goudal, lui, redoutait une explosion de lacolère du commandant, et pour faire diversion, il dit à Atkins,dont il était séparé par l’oncle de Maxime&|160;:

–&|160;C’est un événement de vous voir ici, lematin.

–&|160;J’ai l’habitude de déjeuner chez moi,répondit l’Américain, tout en surveillant du coin de l’œil sondangereux voisin&|160;; mais je vais m’absenter, et avant departir, j’ai voulu régler un compte que j’ai à la caisse ducercle.

–&|160;Un compte créditeur, je suppose.

–&|160;Une dizaine de mille francs à toucher…des jetons qui me sont restés de la partie d’avant-hier et que j’ainégligé de convertir en argent.

–&|160;Bon&|160;! je comprends. Alors vousquittez Paris&|160;?

–&|160;Oh&|160;! pour quelques joursseulement. Je m’y trouve si bien que j’ai le projet de m’y fixerdéfinitivement. Mais une affaire importante m’appelle à Londres, etil faut que je parte ce soir.

–&|160;Alors, bon voyage&|160;! dit Goudal quin’était pas fâché d’être débarrassé de ce compromettant citoyen dela libre Amérique.

Goudal se disait&|160;: il ne reviendra pas desi tôt, si tant est qu’il revienne jamais, et le duel avec cetenragé de commandant tombera dans l’eau.

Goudal comptait, comme on dit, sans sonhôte.

–&|160;Mon cher, lui dit Pierre d’Argental,vous venez d’engager une conversation qui passe par-dessus ma tête.C’est très gênant pour vous… et pour monsieur. Je demande à enêtre… et afin que je puisse y prendre part, faites-moi donc leplaisir de me présenter à M.&|160;Atkins.

–&|160;Qu’à cela ne tienne&|160;! réponditGoudal, très surpris de cette ouverture.

–&|160;Mon cher Atkins, je vous présenteM.&|160;le commandant d’Argental.

Atkins, stupéfait, s’inclina poliment, mais ilresta sur la défensive. Cette prévenance inattendue ne lui disaitrien qui vaille et on voyait bien qu’il attendait uneexplication.

–&|160;Monsieur, lui dit l’ancien chefd’escadron, je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous, mais monneveu… plus heureux que moi… vous connaît… mon neveu, Maxime deChalandrey.

–&|160;En effet, monsieur, balbutial’Américain&|160;; j’ai vu M.&|160;de&|160;Chalandrey à une partieoù je tenais les cartes… et j’ai eu le regret de lui gagner unesomme assez forte.

–&|160;Oh&|160;! il ne vous en veut pas… etmoi je vous sais gré de lui avoir donné une leçon… dont il avaitgrand besoin… mon neveu joue comme un fou, et si la perte qu’il asubie en pontant contre vous pouvait le corriger, vous lui auriezrendu un immense service.

»&|160;Je me hâte d’ajouter que je ne comptepas sur sa conversion.

–&|160;Et vous faites bien de n’y pas compter,ricana Goudal. Pour un joueur comme Chalandrey, la perte est unexcitant.

–&|160;Je le crains, répliqua l’oncle ensouriant, mais Maxime a, vis-à-vis de monsieur, d’autresobligations… plus sérieuses.

–&|160;Vraiment&|160;?…, je ne m’en doutaispas, dit Atkins, toujours en défiance.

–&|160;Vous ne voulez pas en convenir, mais jesuis sûr de mon fait. Mon neveu est tombé de cheval, l’autre jourdans le Bois de Boulogne… tout près de la Cascade… Vous avez ététémoin de l’accident et vous l’avez secouru… vous, seul… les gensqui se trouvaient là allaient le faire porter à l’hôpital… vousêtes intervenu… vous l’avez relevé et vous avez pris la peine del’accompagner jusque chez lui… vous êtes monté dans le fiacre quile ramenait…

Et comme Atkins protestait du geste&|160;:

–&|160;Oh&|160;! ne niez pas. Je me suisinformé et je suis certain que c’était vous. Maxime vous doitprobablement la vie.

»&|160;Vous ne vous êtes pas borné à lereconduire à son domicile. Vous lui avez donné les premiers soinsdont il avait besoin, et vous avez envoyé son valet de chambrechercher le médecin qui l’a tiré d’affaire.

»&|160;Il vous a plu de vous dérober à notrereconnaissance en quittant la maison sans laisser votre nom, maisvous n’y échapperez pas, puisque j’ai le bonheur de vousrencontrer.

–&|160;J’ai fait ce que tout autre aurait faità ma place.

–&|160;Vous avez fait bien davantage et monneveu vous en sait un gré infini.

–&|160;C’est plus que je ne mérite… mais jesuis ravi d’apprendre que l’accident n’a pas eu de suitesfâcheuses. M.&|160;de&|160;Chalandrey est complètement guéri,m’a-t-on dit.

–&|160;Complètement, non… Il va beaucoupmieux, mais il garde encore la chambre.

Goudal allait se récrier et dire qu’il avait,la veille, aperçu Maxime sur le boulevard du Palais.

Un coup de genou qu’il reçut du commandantl’avertit de se taire.

Et il se tut, quoiqu’il ne devinât pas oùvoulait en venir le commandant, qui reprit gaiement&|160;:

–&|160;La meilleure preuve qu’il n’est pasguéri, c’est qu’il a des fantaisies de malade…

–&|160;Que certainement vous vous empressez desatisfaire, interrompit en souriant Atkins, à peu près rassuré parle ton de bonhomie qu’avait pris M.&|160;d’Argental.

–&|160;Autant que je le puis… mais il nedépend pas de moi seul de réaliser un désir qui s’est emparé de luiet qui prime tous les autres.

–&|160;De quoi s’agit-il donc&|160;?… il nevous demande pas de décrocher les étoiles, je suppose. C’est bonpour une jolie femme, ces fantaisies-là.

–&|160;La sienne est moins extravagante… maisquand il faut l’accord de deux volontés, tout devientdifficile.

–&|160;Personne ne refusera d’être agréable àun malade.

–&|160;Si je vous disais qu’il veut à touteforce…

–&|160;Quoi donc&|160;?

–&|160;Vous voir, monsieur… vous voir pourvous remercier lui-même… il ne pense qu’à cela.

–&|160;Mais… je serai très heureux derencontrer M.&|160;de&|160;Chalandrey, et j’en aurai l’occasion si,comme je l’espère, il revient au cercle, lorsqu’il sera tout à faitremis, c’est-à-dire très prochainement, je pense.

–&|160;Il y reviendrait, tout exprès pour vousvoir… mais vous allez vous absenter.

–&|160;Trois ou quatre jours, au plus. Letemps d’aller à Londres, d’y voir un de mes correspondants et derevenir.

–&|160;Maxime n’aura jamais la patienced’attendre quatre jours.

–&|160;Vraiment&|160;?… je suis très flatté detant d’empressement… et si j’en avait été informé plus tôt, je meserais bien volontiers présenté chez M.&|160;de&|160;Chalandrey…mais aujourd’hui, je me trouve pris de si court…

–&|160;Bah&|160;! la rue de Naples n’est pasloin d’ici… un cheval marchant un peu nous y mènerait en dixminutes.

»&|160;Excusez-moi d’insister pour vous yconduire… Si vous saviez le plaisir que vous feriez à mon pauvreneveu… et pour que la fête fût complète, ce cher Goudal nerefuserait pas de venir avec nous.

–&|160;Pardon, objecta Goudal, je…

–&|160;Vous venez de me dire que vous n’aviezrien à faire jusqu’à sept heures, cher ami… et je suis sûr que vousallez vous joindre à moi pour tâcher de décider M.&|160;Atkins àentreprendre ce petit voyage.

Goudal ne répondit pas à cette invite etd’Argental s’aperçut qu’il aurait en lui un auxiliaire asseztiède.

Atkins se taisait aussi.

La proposition lui souriait peu, maisassurément il n’apercevait pas le plan qu’elle cachait et ilcroyait l’oncle et le neveu assez niais pour s’imaginer qu’ils luidevaient en effet de la reconnaissance. Ils avaient bien pu croirequ’il avait relevé Maxime par humanité et qu’après l’avoir ramenéchez lui, il s’était dérobé par modestie. Comment auraient-ilsdeviné qu’il avait fait tout cela pour s’assurer que Maxime étaitbien le fils de M.&|160;de&|160;Chalandrey, officier aux guides dela garde impériale, tué en duel dans le bois deVincennes&|160;?

Atkins ne se doutait pas non plus que, laveille, au café du Helder, le commandant avait entendu une partiede la conversation des deux soi-disant Américains, assis devantlui. Le commandant ne le connaissait même pas de vue avant cedéjeuner où ils venaient de prendre place à côté l’un del’autre.

Atkins s’était effarouché à tort et il auraitpu se dispenser de déguerpir comme il l’avait fait, au moment où legénéral Bourgas avait appelé, par son nom, M.&|160;d’Argental.

Quant à Maxime, Atkins mettait sur le comptede la mauvaise humeur causée par une forte perte au jeu lesrebuffades qu’il en avait reçues le soir de leur première rencontreau cercle et le refus de lui rendre son salut au bois deBoulogne.

Maxime pouvait s’être laissé toucher par lagénéreuse conduite d’un homme qui lui avait déplu au premier abord,mais contre lequel il n’avait pas de griefs sérieux.

Ainsi raisonnait Atkins et il commençait à sedemander pourquoi il manquerait une occasion de gagner les bonnesgrâces de ces messieurs.

Atkins s’était mis en mesure de quitter laFrance à la première alerte, mais il s’y trouvait bien et il netenait pas du tout à partir.

S’il y restait, il avait tout intérêt à s’yfaire des amis, surtout des amis bien posés, des amis d’une autrecatégorie que M.&|160;Caxton, de Chicago.

Et, en ce genre, il ne pouvait pas trouvermieux que le commandant Pierre d’Argental et son neveu, Maxime deChalandrey.

Il en était donc à délibérer, lorsque lecommandant lui dit&|160;:

–&|160;Monsieur, je vous demande pardond’insister, et je reconnais que je n’aurai pas le droit de vous envouloir si vos occupations vous empêchent de vous prêter au désirexprimé par un blessé… mais si vous voulez bien y céder, je vous enserai infiniment reconnaissant…

–&|160;Cela suffit, monsieur, interrompitAtkins. Je ferai ce que vous désirez. Je vous demanderai seulementd’aller voir M.&|160;de&|160;Chalandrey, en sortant d’ici. Jen’aurai guère aujourd’hui que ce moment de libre.

C’était précisément ce que voulait d’Argental,qui s’écria&|160;:

–&|160;Je suis à vos ordres. C’est bien lemoins que vous choisissiez une heure à votre convenance. Nouspartirons quand il vous plaira.

»&|160;Voulez-vous que je fasse servir le cafédans le salon&|160;?

–&|160;Parfaitement. Pendant que vous leprendrez, je passerai à la caisse du cercle.

–&|160;Et vous ferez bien. Quand on a cinqcent louis à toucher, il ne faut jamais remettre l’opération aulendemain, dit joyeusement le commandant.

Le déjeuner s’acheva sans incident. On parlafemmes, on parla théâtres, on parla chevaux, et Pierre d’Argentalput s’apercevoir que le prétendu Américain s’entendait fort bienaux choses qui constituent le fond de la vie parisienne.

Goudal prit peu de part à cette conversationgaie. Il était tout à coup devenu soucieux et le commandant devinapourquoi.

Atkins, quand on se leva de table, passa à lacaisse, comme il l’avait annoncé, et, dès qu’il eût tourné lestalons, Goudal commença&|160;:

–&|160;Mon cher commandant, je n’y comprendsplus rien du tout. Vous m’aviez parlé d’un duel à engager avec cegentleman transatlantique et vous venez de l’inviter avec forcepolitesses à vous accompagner chez votre neveu…

–&|160;Je suis sûr que vous vous demandez sije me propose de l’attirer dans un guet-apens, dit en riant Pierred’Argental.

–&|160;Non… mais.

–&|160;Rassurez-vous, mon cher. Le duel, s’ila lieu, sera loyal et régulier. Seulement, avant d’en venir là, ilfaut que je sache à quoi m’en tenir sur un fait, et je ne puis êtrefixé qu’en amenant cet homme dans l’hôtel de mon neveu… rue deNaples. S’il vous répugne d’assister à l’éclaircissement, soyezlibre. Mais je vous serais très obligé de ne pas m’abandonner dansune occasion où j’ai besoin de la présence d’un témoin dontl’honorabilité ne puisse pas être contestée.

–&|160;Je ne doute pas de la vôtre, mon chercommandant… mais permettez-moi de vous demander pourquoi vous avezparlé au nom de votre neveu… malade.

»&|160;Vous savez aussi bien que moi qu’il estguéri. Vous a-t-il vraiment chargé de lui amener Atkins&|160;?

–&|160;Non, mon cher Goudal. Je pourraiséquivoquer en vous disant que mon neveu, s’il savait ce qui sepasse ici, m’approuverait pleinement de le mettre en scène et delui prêter un langage qu’il n’a pas tenu. J’aime mieux vousdéclarer franchement que j’ai pris sur moi d’inventer cettehistoire. Je n’avais pas d’autre moyen d’atteindre le but sacré queje poursuis… et il est des cas où le devoir d’un homme d’honneurest de… de dire le contraire de la vérité.

–&|160;En d’autres termes, la fin justifie lesmoyens… C’est une doctrine… contestée. Je ne prends parti ni pour,ni contre, mais…

–&|160;Je vous demande de ne me juger qu’aprèsl’événement. Avant une heure, la question sera tranchée&|160;; vouspouvez bien me faire crédit d’une heure.

»&|160;Je vous donne ma parole que, dans aucuncas, votre responsabilité ne sera engagée.

–&|160;Soit&|160;! je m’en rapporte à vous,mon cher commandant, et je vais vous accompagner.

»&|160;Une seule question encore… votre neveuest-il chez lui, en ce moment&|160;?

–&|160;Je n’en sais rien du tout. Je l’aicherché, hier, toute la soirée, sans le rencontrer. Mais qu’il ysoit ou qu’il n’y soit pas, l’affaire se dénouera à peu près de lamême façon. Ne m’en demandez pas davantage.

»&|160;Voici notre homme.

Atkins, en effet, entrait dans le salon, del’air satisfait d’un joueur heureux qui vient d’encaisser une joliesomme.

–&|160;Je vois, messieurs, que vous avez prisvotre café, dit-il&|160;; moi, je n’en prendrai pas. Donc, si vousle voulez bien, nous pouvons partir… et je ne vous cacherai pas queje suis pressé… j’ai tant de choses à faire aujourd’hui.

»&|160;Êtes-vous des nôtres, mon cherGoudal&|160;?

–&|160;Ma foi&|160;! oui. Je n’avais pas bienenvie de me déplacer, pendant ma digestion, mais le commandant m’ena tant prié que je me suis laissé persuader.

–&|160;Bon&|160;! pensa d’Argental, il prendses précautions pour le cas où l’affaire tournerait mal. Atkinssait maintenant que c’est moi qui ai entraîné M.&|160;Goudal.

–&|160;Maintenant, messieurs, reprit leboulevardier, la question est de dénicher un fiacre assez largepour nous contenir tous les trois. Je ne suis pas gros, ni Atkinsnon plus, mais le commandant tient de la place.

–&|160;Je me charge de trouver ce qu’il nousfaut… devant le café américain… à deux pas du cercle, ditd’Argental qui avait ses raisons pour parler ainsi.

Ils sortirent tous les trois et quand ilsdébouchèrent sur le boulevard, le commandant obliqua vivement àgauche, en faisant des signes au cocher d’un quatre places arrêtéen face du café où Cabardos, assis à une table du premier rang,sirotait un grog aussi américain que l’établissement.

D’un coup d’œil, le commandant lui intimal’ordre de ne pas bouger et, se plantant tout près de lui, sanscesser d’appeler le cocher, il lui dit d’un ton bref&|160;:

–&|160;Je tiens mon homme et je l’emmène.Reste ici cinq minutes et, après, viens en voiture, chez mon neveu,rue de Naples, 29. J’y serai. Tu me demanderas au groom qui viendrat’ouvrir. Il sera prévenu et il te fera entrer dans une pièce où tum’attendras.

–&|160;C’est compris, mon commandant, murmuraCabardos, sans broncher.

Pendant ce dialogue en sourdine, le cocheravait aperçu les signaux et il dirigeait son attelage vers la portedu cercle où Atkins et Goudal étaient restés.

Pierre d’Argental le connaissait, ce cocher degrande remise, pour s’être servi quelquefois de sa voiture, lessoirs où il allait dans le monde et il se félicitait de l’avoirtrouvé à son poste habituel.

Cabardos était averti et Atkins n’avait rienvu.

L’Américain avait retrouvé tout son aplomb etil était fort gai.

Il fit des façons pour accepter une place surla banquette du fond, à côté du commandant, et Goudal fut obligé delui rappeler qu’il était leur cadet à tous les deux.

On roula et la conversation ne languitpas.

–&|160;M.&|160;de&|160;Chalandrey va être unpeu surpris de me voir, dit Atkins, car je n’ai pas l’honneur de leconnaître beaucoup et, sans cet incident, je crois bien que je neserais jamais allé chez lui.

»&|160;Oserai-je vous demander, moncommandant, comment il a pu tomber&|160;? je l’ai vu à cheval et jedéclare qu’il monte admirablement.

–&|160;Il n’y a que les mauvais cavaliers quine tombent pas, dit ironiquement d’Argental. Et puis, quand unebête manque des quatre pieds, il n’y a pas d’équitation qui tienne…on est lancé en avant et on se casse le cou.

–&|160;Pas toujours… fort heureusement, carc’est ce qui est arrivé à monsieur votre neveu. J’étais là aumoment où son cheval s’est abattu.

–&|160;Alors, vous avez dû vous apercevoir quecette maudite bête l’avait gagné à la main et qu’il n’en était plusle maître.

–&|160;Et c’est un miracle qu’il en ait étéquitte pour si peu. Il aurait dû se tuer dix fois.

–&|160;Quand je pense, dit Goudal, que jevenais de le rencontrer, près des lacs, et que je l’ai quitté pourcourir après Blanche Porée que je n’ai pas pu rejoindre&|160;!… Sij’étais resté, son cheval ne se serait peut-être pasemballé… ou du moins, j’aurais pu l’arrêter…

–&|160;Mon cher, répliqua le commandant, onn’arrête pas un cheval emballé, quand on n’est pas sur sondos.

»&|160;Demandez plutôt à M.&|160;Atkins quimonte mieux que vous et moi.

–&|160;Vous me flattez, dit modestementAtkins&|160;; la vérité est que j’en ai la grande habitude… j’aihabité si longtemps le pays des Peaux-Rouges…

–&|160;Oh&|160;! cher monsieur, vous ne meferez pas croire que vous avez appris chez les sauvages. Convenezque vous avez eu, étant jeune, un bon professeur.

–&|160;Je ne le nie pas… on m’a mis en selle àdouze ans et j’ai beaucoup monté au manège.

–&|160;À Paris, n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Oui… j’y ai fait une partie de mesétudes.

–&|160;Ça se voit, à la façon dont vous parlezle français.

–&|160;J’ai une aptitude particulière pour leslangues… je parle tout aussi bien l’anglais et l’espagnol… et jecomprends un peu l’allemand.

–&|160;Vous êtes bien heureux. Moi, je n’aijamais pu me mettre dans la tête un mot de latin, ni de grec, lesseules langues qu’on ait essayé de m’apprendre quand j’était aucollège… et depuis que j’en suis sorti, je n’ai guère étudié que lathéorie.

Pierre d’Argental se vantait. Il avait aucontraire beaucoup lu et il ne manquait pas de littérature&|160;;mais il convenait à ses projets du moment de se faire passer pourun soudard grossier, incapable de combiner quoi que ce fût.

Il y réussit parfaitement et Atkins n’eut pasle moindre soupçon.

Goudal, qui savait à quoi s’en tenir sur lavaleur intellectuelle de M.&|160;d’Argental et un peu sur sesdesseins secrets, Goudal commençait à trouver que l’oncle de Maximeétait très fort.

Il craignait même qu’il ne le fût de trop etqu’il ne préparât à l’Américain un tour indigne d’un gentleman.

Et il se réservait de se retirer sil’expédition prenait une tournure fâcheuse.

Le quatre places de remise était attelé dedeux bons chevaux qui montèrent au grand trot la rue du Rocher etle voyage ne dura pas un quart d’heure.

M.&|160;d’Argental descendit le premier et sehâta de sonner à la porte de l’hôtel, pendant que Goudal et Atkinsachevaient une causerie commencée et échangeaient despolitesses.

Au valet de chambre qui vint ouvrir, lecommandant eut le temps d’adresser deux ou trois questions à voixbasse, et même de donner de très brèves instructions, avant que cesmessieurs fussent à portée de les entendre.

–&|160;Maxime va beaucoup mieux, ce matin,leur dit-il gaiement. Il est levé et, en attendant qu’il puissesortir, il se promène du haut en bas de sa maisonnette. Nous allonsnous mettre à sa recherche et, comme j’ai défendu à son domestiquede nous annoncer, il aura, en nous voyant, une surpriseagréable.

Atkins entra, le sourire aux lèvres, et Goudalle suivit, un peu à contre cœur.

Les a-partés de M.&|160;d’Argentall’inquiétaient et ses propos ne le rassuraient pas.

–&|160;Si vous le voulez bien, messieurs,reprit le commandant, nous monterons d’abord au fumoir.

»&|160;Je connais les manies de monsieur monneveu et je parierais bien que nous le trouverons, le cigare aubec, quoique son médecin lui ait interdit le tabac, jusqu’à nouvelordre.

–&|160;Décidément, pensa Goudal, qui la veilleavait rencontré Chalandrey dans la rue, ce gentilhomme ment commeun arracheur de dents. Il prétend que la fin justifie les moyens…nous verrons bien.

L’hôtel, le minuscule hôtel de Maxime n’avaitque deux étages, en comptant un rez-de-chaussée surélevé, et unseul corps de logis, en façade sur la rue de Naples.

Pas de remises, pas d’écurie – Maxime logeaitses chevaux ailleurs – et au lieu de cour, un jardinet, grand commeun mouchoir de poche, où il ne poussait guère que du gazon.

La chambre à coucher et le fumoir étaient ausecond&|160;; la salle à manger et le salon étaient au premier.

Un même escalier desservait les deuxétages.

M.&|160;d’Argental conduisit tout droit lesdeux visiteurs à ce fameux fumoir où ils devaient trouver sonneveu.

Le neveu n’y était pas et il n’y paraissaitpas qu’il s’y fût livré, ce jour-là, à son plaisir favori, car onne sentait aucune odeur de tabac.

–&|160;Eh&|160;! bien&|160;? demandaGoudal&|160;; l’oiseau s’est donc envolé&|160;?

Le commandant ouvrit, pour la forme, la portede la chambre à coucher et ces messieurs purent voir que la chambreà coucher était vide.

–&|160;Il sera descendu au jardin, dit-il. Sondomestique va nous l’envoyer. Asseyez-vous, messieurs, et puisezdans ces boîtes… c’est le dernier envoi qu’il a reçu de la Havaneet ils sont excellents. Il ne se refuse rien, mon cher neveu… ilfait venir ses cigares de Cuba, directement… moi, j’achète lesmiens à la Régie, hélas&|160;!

Goudal en prit un et l’alluma. Atkins refusapoliment.

Depuis qu’il était entré dans cette piècemeublée à l’orientale, Atkins semblait être mal à son aise. Ilregardait le commandant à la dérobée et il ne faisait pas mine des’asseoir.

–&|160;À la bonne heure&|160;! dit Goudal,voilà un fumoir admirablement installé… rien que des divans et unassortiment des meilleures marques de la Havane, rangées sur desétagères, en guise de bibliothèque. C’est compris. J’en ferai moncompliment à Chalandrey.

»&|160;Il n’y a qu’une chose de trop… c’est ceportrait… il me semble qu’il n’est pas à sa place, ici… lesportraits d’ancêtres, c’est bon dans un grand salon.

–&|160;C’est le portrait d’un ancêtre bienrécent, dit en souriant M.&|160;d’Argental.

–&|160;En effet, murmura Goudal&|160;; ilporte un uniforme qui certainement ne figurait pas auxcroisades.

–&|160;L’uniforme des guides… le régiment oùmon beau-frère a été capitaine.

–&|160;Votre beau-frère&|160;?… alors, cetofficier, c’est…

–&|160;Le père de Maxime. Je m’étonne que vousne l’ayez pas reconnu, à la ressemblance.

–&|160;Je ne l’avais pas bien regardé… maisc’est vrai… il ressemble étonnamment à Chalandrey.

»&|160;Ne trouvez-vous pas, monsieurAtkins&|160;?

–&|160;Oui, balbutia l’Américain, il y aquelque chose…

–&|160;Dites donc que c’est Maxime toutcraché… les mêmes traits, la même physionomie… et le père a l’airpresque aussi jeune que le fils.

–&|160;Il était encore jeune quand il a ététué.

–&|160;Comment, tué&|160;?… à quellebataille&|160;?

–&|160;Il n’a pas eu le bonheur de mourir à laguerre, il a été tué en duel.

–&|160;Excusez-moi, mon cher commandant…j’ignorais…

–&|160;C’est tout naturel… il y a dix ans quece malheur est arrivé.

–&|160;Il y a dix ans, je venais de sortir ducollège…

–&|160;Et vous ne lisiez pas beaucoup lesjournaux.

–&|160;Je ne lisais rien du tout. Je nepensais qu’à m’amuser et je m’amusais ferme.

–&|160;La mort de mon beau-frère a faitbeaucoup de bruit dans le temps…

–&|160;Vous allez me trouver bien curieux… etbien indiscret… mais avec qui s’est-il donc battu&|160;?

–&|160;On ne sait pas.

–&|160;Comment, on ne sait pas&|160;!

–&|160;Non. C’est une tragique histoire.Voulez-vous que je vous la raconte&|160;?

–&|160;Je vous en prie. Et je suis sûr qu’elleintéressera aussi M.&|160;Atkins.

–&|160;Je serais très aise de l’entendre, ditAtkins, peu flatté d’être mis en cause&|160;; mais j’ai si peu detemps à moi que je serai bien obligé à M.&|160;d’Argental de meprésenter le plus tôt possible à M.&|160;de&|160;Chalandrey.

–&|160;Mon neveu sera ici dans un instant,monsieur, répliqua le commandant, et mon histoire sera finie, quandil arrivera, car elle n’est pas longue.

»&|160;Croiriez-vous, mon cher Goudal, que monmalheureux beau-frère a été trouvé dans une allée du bois deVincennes, la poitrine trouée d’un coup d’épée. Avait-il étéassassiné&|160;?… tout l’indiquait, mais on n’a pas pu leprouver.

–&|160;Alors, son adversaire… je veux dire sonmeurtrier… avait disparu…

–&|160;Oui, et il est resté introuvable,quoique la justice ait fait des recherches…

–&|160;Ah&|160;! la justice s’en estmêlée&|160;?

–&|160;Certainement, il y a eu une très longueinstruction qui n’a pas abouti. Vincennes et ses environs étaient àcette époque infestés de vauriens. C’est sans doute l’un d’eux quia fait le coup.

–&|160;Et on n’a arrêté personne&|160;?

–&|160;Non… quoiqu’on ait soupçonné plusieursindividus… un entre autres qui passait pour être le chef de labande… celui-là était un batailleur qui cherchait querelle auxgens, à propos de rien… et particulièrement aux militaires… mais iln’y avait aucune preuve contre lui… on s’est contenté de lesurveiller… et la surveillance a été en pure perte… il a cessé defréquenter les cafés et les bals de l’endroit.

–&|160;Parce qu’il n’avait pas la consciencenette, parbleu&|160;!

–&|160;C’est probable, mais la bande privée deson chef s’est dispersée et l’enquête en est restée là.

–&|160;Votre neveu sait tout cela&|160;?

–&|160;Parfaitement… grâce à moi qui l’airenseigné… tout récemment. Il n’avait que quinze ans, lorsque sonpère a été tué et je lui ai caché la véritable cause de cette mortsubite… je lui ai parlé de la rupture d’un anévrisme… et il y acru.

–&|160;Mais, plus tard, vous lui avez dit lavérité&|160;?

–&|160;Oh&|160;! beaucoup plus tard… il n’y apas quinze jours.

–&|160;Ma foi&|160;! mon cher commandant, jene sais pas trop si vous avez bien fait de la lui dire.

–&|160;Oui… j’ai peut-être eu tort… c’est lehasard d’une conversation qui m’a amené à lui faire cette tristeconfidence… et elle l’a mis hors de lui… il a juré de venger sonpère et de retrouver le meurtrier… chose fort difficile au bout dedix ans. La chute qu’il a faite a eu cela de bon qu’elle l’acalmé.

–&|160;Alors, il a renoncé àchercher&|160;?

–&|160;Non… mais il y pense moins… j’y pensepour lui.

–&|160;Vous&|160;!… quoi&|160;!… vousvoulez.

–&|160;Je veux faire tout ce que je pourrai etje ne désespère pas de mettre la main sur cet homme… je crois mêmeque je suis sur sa piste.

–&|160;Mais quand vous le tiendriez, je nevois pas…

–&|160;Je le livrerais à la justice.

–&|160;Bah&|160;! il y a prescription.

–&|160;Pas encore. Il s’en faut de deuxmois.

–&|160;Messieurs, dit tout à coup Atkins, quipiétinait d’impatience, la question que vous traitez en ce momentest fort intéressante sans doute, mais je ne suis pas à même de latrancher. M.&|160;de&|160;Chalandrey, qui était si pressé de mevoir, n’arrive pas, et j’ai déjà perdu beaucoup de temps.Permettez-moi de vous quitter.

–&|160;Encore un instant, je vous prie, ditPierre d’Argental. On monte l’escalier. C’est peut-être monneveu.

La porte s’ouvrit et ce ne fut pas Maxime quientra.

–&|160;Comment, c’est toi, mon vieuxCabardos&|160;! s’écria l’oncle. Tu viens prendre des nouvelles dublessé. Nous t’attendons… et tu n’es pas de trop.

»&|160;Messieurs, je vous présente un bravequi a autrefois servi sous mes ordres.

Atkins lançait des regards furieux à cetintrus dont l’apparition retardait son départ et il paraissait fortpeu disposé à entrer en communication avec lui.

M.&|160;d’Argental se passa de sonautorisation.

–&|160;Mon cher Cabardos, dit-il, voiciM.&|160;Goudal, un de mes amis… et voici M.&|160;Atkins, citoyendes États-Unis d’Amérique.

Après avoir échangé un salut avec Goudal, lebrigadier de la sûreté se mit à dévisager Atkins ets’écria&|160;:

–&|160;Il y a longtemps que je connais cemonsieur.

–&|160;Vous vous trompez, dit dédaigneusementAtkins. Je ne vous ai jamais vu.

–&|160;Mais, moi, je vous ai vu souvent. Vousn’êtes pas changé du tout. Seulement, à l’époque où je vousrencontrais, vous ne vous appeliez pas Atkins… et vous étiezFrançais. Vous vous êtes donc fait naturaliser Américain&|160;?

–&|160;Cet homme est fou.

–&|160;Mais non… mais non… je ne suis pas fouet je vous remets parfaitement. Vous rappelez-vous le bal d’Italie,à Vincennes&|160;?… Ah&|160;! vous en faisiez des farces avec voscamarades&|160;!… on ne parlait que du capitaine Henri.

Atkins fit un mouvement vers la porte, maisM.&|160;d’Argental lui barra le passage et demanda à son ancienmaréchal des logis&|160;:

–&|160;Tu es sûr que c’est monsieur qui étaitconnu sous le nom du capitaine Henri&|160;?

–&|160;Tout à fait sûr, mon commandant. Et simonsieur allait se promener à Vincennes, bien d’autres que moi lereconnaîtraient.

–&|160;Je vous répète que vous êtes fou et jeprie M.&|160;d’Argental de me laisser sortir.

–&|160;Pas avant que vous ayez répondu auxquestions que je vais vous poser, répliqua froidement lecommandant.

–&|160;Je ne vous reconnais pas le droit dem’interroger.

–&|160;Peu importe. Je le prends. Et si vousrefusez de me répondre, vous répondrez au commissaire de police queje vais envoyer chercher.

–&|160;Alors, vous prétendez me retenir ici deforce&|160;?

–&|160;Jusqu’à ce que vous m’ayez prouvé quece n’est pas vous qui avez tué M.&|160;de&|160;Chalandrey, monbeau-frère.

–&|160;Ah&|160;! voilà donc le mot del’énigme&|160;!… vous osez m’accuser de ce meurtre sur la foi d’unpropos tenu par ce drôle&|160;!

–&|160;Dites donc, vous&|160;! s’écriaCabardos&|160;: pas de gros mots ou je vous empoigne et je voustraîne au poste.

–&|160;Monsieur, dit le commandant, vous venezd’insulter un homme qui vaut mieux que vous. Cela sera compté avecle reste. Maintenant, c’est moi qui vous accuse. Justifiez-vous, sivous pouvez.

–&|160;De quoi m’accusez-vous, s’il vousplaît&|160;?

–&|160;Vous le savez fort bien. Le garnementque d’autres garnements nommaient le capitaine Henri a étésoupçonné de s’être battu sans témoins avecM.&|160;de&|160;Chalandrey, et si on ne l’a pas arrêté, c’est qu’ila disparu tout à coup.

»&|160;Le capitaine Henri, c’est vous.

–&|160;Non, ce n’est pas moi. Je suis WilliamAtkins, de Baltimore.

–&|160;Je croirai cela, quand j’aurai entreles mains la preuve de votre nationalité… et je suis en mesure deme renseigner à la légation des États-Unis, dont j’ai l’honneur deconnaître le premier secrétaire. En attendant, je puis, si vousvoulez, vous mettre en présence d’un de mes vieux amis, le généralBourgas, qui a vu plusieurs fois le capitaine Henri, avant le duel,et qui vous reconnaîtra, je n’en doute pas.

–&|160;Et vous vous imaginez que je meprêterai à ces confrontations ridicules&|160;!

–&|160;Si vous vous y refusez, je vousremettrai entre les mains de la justice, qui se chargerad’éclaircir vos antécédents.

Atkins s’agitait comme un loup pris au piègeet son attitude n’était certes pas celle d’un innocent.

Goudal, qui regrettait fort de s’être embarquédans cette aventure, le croyait coupable et s’abstenait de prendresa défense, tout en se demandant comment allait se dénouer cettesituation bizarre.

–&|160;Et quand ce serait moi&|160;? dit toutà coup Atkins, emporté par la colère&|160;; quand il serait prouvémême que je me suis battu autrefois avec votre beau-frère et quej’ai eu le malheur de le tuer&|160;? Serait-ce à dire que je l’aiassassiné&|160;?… et vous figurez-vous qu’il se trouverait desjuges pour me poursuivre, après dix ans, et des jurés pour mecondamner&|160;?

–&|160;Nous verrons bien. Et dans tous lescas, je ne laisserai pas le meurtrier de M.&|160;de&|160;Chalandreyse promener tranquillement sur le pavé de Paris.

–&|160;Est-ce à dire que vous essaierez de luiappliquer la peine du talion&|160;? ricana M.&|160;Atkins, quisemblait prendre plaisir à exaspérer le commandant.

–&|160;Ce serait peut-être lui faire beaucoupd’honneur… mais je m’y résignerais plutôt que de laisser le crimeimpuni.

–&|160;Le crime&|160;?… vous parlez comme unjuge d’instruction… mais concluez, je vous prie. C’est un duel quevous me proposez&|160;?

–&|160;Je ne vous le propose pas. Je vouslaisse libre de choisir entre une explication avec le commissairede police et une rencontre avec moi.

–&|160;Mon choix est fait. Je loge auGrand-Hôtel. J’y attendrai vos témoins.

»&|160;Et maintenant, laissez-moi sortir…cette scène ridicule a assez duré… je ne partirai pas ce soir… nousnous battrons demain matin, si vous voulez.

–&|160;Ce n’est pas ainsi que jel’entends.

–&|160;Auriez-vous l’intention dem’assassiner&|160;?

–&|160;Vous savez bien que non. Je consens àme battre avec vous, mais je veux me battre à l’instant. Si je vouslaissais sortir d’ici, je ne vous reverrais plus.

–&|160;Nous battre… où&|160;?… dans cettechambre&|160;?

–&|160;Ce serait la vraie place… devant leportrait du brave soldat que vous avez tué… mais l’espacemanquerait… nous descendrons dans le jardin.

–&|160;Et des témoins&|160;?

–&|160;En aviez-vous, le jour où vous avezattaqué M.&|160;de&|160;Chalandrey dans le bois deVincennes&|160;?

–&|160;Les choses ne se sont pas passées commevous paraissez le croire… c’est mon adversaire qui m’a provoqué etqui a exigé une rencontre immédiate… il s’agissait d’une femme…

–&|160;Je n’ai que faire de vos explications.Moi aussi, je veux une rencontre immédiate. Ces messieurs yassisteront.

–&|160;Permettez&|160;! dit Goudal, je…

–&|160;Mon cher Goudal, vous ne pouvez pas merefuser ce service et je compte absolument sur vous. Du reste,M.&|160;Atkins vous saura gré de rester, car si vous vous retiriez,je n’aurais plus qu’à le remettre entre les mains de la justice, etil vient de vous dire lui-même qu’il préfère se battre.

»&|160;Or, je ne puis lui accorder cettesatisfaction qu’en votre présence. Vous parti, il ne resterait queCabardos, qui a servi sous mes ordres, et le valet de chambre demon neveu… M.&|160;Atkins pourrait les récuser comme témoins…tandis que vous…

–&|160;Lui, comme les autres, dit Atkinsfurieux. Vous m’avez attiré dans un guet-apens et votre Goudal vousy a aidé.

–&|160;Alors, je reste, s’écria Goudal, rougede colère. Et si vous ne vous battiez pas, mon cher commandant,c’est moi qui me battrais. Monsieur vient de m’insulter.

–&|160;Vous êtes tous des misérables&|160;!vociféra le soi-disant Américain&|160;; mais vous ne me faites paspeur. Battons-nous… je vous tuerai les uns après les autres… commej’ai tué ce Chalandrey…

–&|160;Fort bien&|160;! dit froidementd’Argental, je vois que nous sommes d’accord. Il ne nous reste plusqu’à en découdre. Nous n’avons pas à discuter sur le choix desarmes… le jardin de mon neveu est si petit qu’on ne pourrait s’ybattre au pistolet qu’à bout portant… mais il a à peu près lesdimensions d’une salle d’escrime… et voici une paire d’épées decombat qui feront parfaitement notre affaire.

–&|160;Autant celles-là que d’autres, ditAtkins.

La colère n’empêchait pas Goudal deraisonner.

Après avoir regretté d’être venu, Goudal,blessé au vif par un mot de ce Yankee suspect, avait tout à couppris parti pour le commandant et il commençait à être d’avis que lafin justifie les moyens&|160;; que cet équivoque étranger était ungredin de la pire espèce et qu’il était permis de l’exterminercomme une bête féroce, sans se préoccuper des règles ordinaires duduel.

Goudal comprenait que si Atkins acceptait larencontre dans les conditions qu’on lui imposait, c’est qu’ilredoutait par dessus tout d’être livré à la justice.

Mais Goudal devinait aussi que cet hommetirait de première force et qu’il comptait bien coucher sur lecarreau tous ceux qui croiseraient le fer avec lui.

Atkins, depuis que le commandant l’avait mis,comme on dit, au pied du mur, n’était plus le même homme.

Les façons doucereuses qu’il affectait audébut de cette aventure avaient fait place à un air résolu.

Le renard s’était changé en loup&|160;; pas enloup qui fuit, au lieu de ruser&|160;; mais en loup qui fait têteaux chiens et qui se prépare à vendre chèrement sa vie.

Évidemment, cet homme était brave et un duelne l’effrayait pas&|160;; peut-être parce qu’il se croyait sûr des’en tirer sans accroc.

Évidemment aussi, il était coupable, sinond’assassinat, du moins de quelques méfaits graves, car s’il avaiteu la conscience nette, il n’aurait pas pris au sérieux les parolesdu commandant qui le menaçait de le livrer à la justice.

Goudal ne risquait donc pas grand’chose àservir de témoin dans cette rencontre improvisée et, en vraiboulevardier qu’il était, il trouvait l’affaire amusante.

Cabardos, lui, se serait battu contre lediable, et même contre le préfet de police, sur un ordre de soncommandant, et il n’avait garde de récriminer ou de prêcher laconcorde.

–&|160;Alors, vous êtes prêt à vousaligner&|160;? demanda Pierre d’Argental, en décrochant les épéesd’une panoplie qui figurait justement sous le portrait du père deMaxime.

–&|160;Oui, répondit Atkins, à deuxconditions.

–&|160;Lesquelles&|160;?

–&|160;La première, c’est que, si je vous tue…ou si seulement je vous mets hors de combat, je pourrai sortird’ici, sans être inquiété… ni suivi.

–&|160;Accordé. Vous pourrez même filer surLondres, dès ce soir, comme vous en avez l’intention, je n’en doutepas.

»&|160;Vous entendez, messieurs. Vouslaisserez partir M.&|160;Atkins et vous ne vous occuperez plus delui.

»&|160;Voyons l’autre condition.

–&|160;L’autre, c’est que si je suis tué… oublessé grièvement… vous me ferez porter cette nuit dans la rue etvous m’y laisserez sur le pavé… ceux qui me ramasseront croiront cequ’ils voudront… je ne veux pas qu’on sache comment je suis mort…vous n’y tenez pas non plus, je suppose… et la police ne s’eninquiètera guère… on m’enverra à l’hôpital ou à la Morgue… etpersonne ne me réclamera.

–&|160;Pas même M.&|160;Caxton, deChicago&|160;?

–&|160;Pas même lui. Caxton n’est à Parisqu’en passant et il a une foule de raisons pour s’abstenir de semêler de ce qui ne le regarde pas.

»&|160;Si on vient à découvrir que j’étaislogé au Grand-Hôtel, on n’en sera pas mieux renseigné pour cela,car personne ne m’y connaît… et ma mort ne troublera personne.

»&|160;Ce sera un étranger de moins, voilàtout.

–&|160;Je ne puis pas m’engager à faire ce quevous me demandez là, dit vivement d’Argental. Je ne veux pas qu’onm’accuse de vous avoir assassiné… Mais je puis vous promettre enmon nom et au nom de ces messieurs de ne pas dire pourquoi nousnous sommes battus. J’inventerai une histoire… Je trouverai unprétexte… je dirai, si vous voulez, que nous étant pris d’unequerelle après boire, nous avons échangé des voies de fait et quele combat s’est engagé, à la chaude… comme cela arrivait jadisentre gentilshommes qui portaient l’épée au côté et qui dégainaientsur place.

Atkins réfléchit un instant.

–&|160;C’est bien, dit-il en se redressant. Ilme suffit d’être assuré de m’en aller d’ici librement, au cas oùj’aurais le… le malheur de vous tuer.

–&|160;Je vous ai donné ma parole, dit lecommandant.

–&|160;Je m’en contenterai… mais finissons-en…Je suis pressé, je vous l’ai déjà dit et je vous le répète.

–&|160;Toi, pensa Goudal, qui n’avait pascessé de l’observer, tu acceptes parce que tu te crois sûrd’expédier ton homme. Ce faux Américain qui monte à cheval comme unécuyer de profession doit avoir été maître d’armes ou prévôt desalle… mais je sais que d’Argental tire à merveille… et puis, jeserai là pour arrêter les coups dangereux… j’ai bien fait de gardermon stick en descendant de cheval, d’autant que je ne saispas trop ce que vaut l’autre témoin de ce cher commandant… ilmanque complètement d’élégance… et même de distinction, ceM.&|160;Cabardos… un vieux troupier, je suppose… mais il doit avoirl’habitude des armes et j’espère qu’il me seconderaconvenablement.

–&|160;Venez, messieurs, dit l’oncle quitenait les épées sous le bras.

Il passa le premier. Atkins suivit. Les deuxtémoins formaient l’arrière-garde.

Le valet de chambre de Maxime montait la gardedans le vestibule qui allait de la porte cochère au jardin.

Le commandant lui avait déjà donné la consignede n’ouvrir à personne, si on sonnait, et comme c’était un garçontrès avisé, un vrai domestique parisien, il ne parut pas surpris devoir ce cortège déboucher de l’escalier.

Il reconnaissait parfaitement le monsieur quiavait rapporté son maître, après l’accident, et il lui en voulaitde s’être moqué de lui en l’envoyant chercher un médecin et enprofitant de son absence pour s’en aller à la sourdine.

Il devina tout de suite le projet ducommandant et il parut à son air qu’il l’approuvait.

–&|160;Tu sais que je t’ai défendu de bougerd’ici, jusqu’à ce que je t’appelle, lui dit M.&|160;d’Argental.Veille à ce qu’on ne nous dérange pas.

–&|160;J’ai compris, mon commandant, réponditle groom intelligent. Seulement, si M.&|160;de&|160;Chalandreyrentrait…

–&|160;Tu le laisserais sonner… comme lesautres…

–&|160;Bien, mon commandant&|160;!

–&|160;Pourquoi doncM.&|160;de&|160;Chalandrey ne serait-il pas de la fête&|160;?ricana M.&|160;Atkins. Je suis sûr qu’elle l’intéresseraitbeaucoup.

–&|160;Parce que M.&|160;de&|160;Chalandreyvoudrait prendre ma place, répondit gravementM.&|160;d’Argental.

–&|160;Il me semble qu’il en aurait bien ledroit.

–&|160;C’est possible… mais vous ne tuerez pasle fils, après avoir tué le père. C’est moi que vous tuerez… ou quivous tuerai.

–&|160;Convenez que je suis de bonnecomposition… je me prête à vos arrangements de famille… Megarantissez-vous, du moins, que si votre neveu survenait, après lecombat et qu’il me trouvât debout, il ne me forcerait pas àrecommencer.

–&|160;Ces messieurs s’y opposeraient… et jeles charge expressément de dire à Maxime que je vous ai donné maparole de vous laisser sortir.

–&|160;C’est entendu, dirent en chœur Goudalet Cabardos.

–&|160;Très bien… mais dépêchons-nous, c’estplus sûr, conclut Atkins qui semblait de plus en plus pressé d’enfinir.

Le jardin où l’affaire allait se vidersemblait avoir été aménagé tout exprès pour cet usage.

Des murs bordés de plates-bandes l’entouraientet le centre était occupé par une pelouse unie, assez étendue pourpermettre aux adversaires de rompre et limitée par une alléecirculaire qui marquait la limite du terrain où devaient évoluerles combattants.

Il ne manquait à ce champ clos que d’êtrecouvert pour qu’on pût s’y égorge sans être vu.

On était sûr de ne pas y être dérangé, mais ilétait dominé, d’assez près, par une très haute maison dont l’entréedevait se trouver dans la petite rue d’Édimbourg, voisine de la ruede Naples, et dont certaines fenêtres avaient vue sur le jardinetde l’hôtel de Chalandrey.

Une seule de ces fenêtres était ouverte, auquatrième étage et un homme s’y tenait accoudé, un homme à barbegrise qui fumait paisiblement sa pipe.

–&|160;Diable&|160;! dit Atkins, en lemontrant à ces messieurs, nous aurons un témoin de trop.

–&|160;Qui&|160;? demanda le commandant&|160;;ce bonhomme, là-haut&|160;?… il est trop loin pour nous gêner.

–&|160;Mais il nous voit.

–&|160;Eh bien&|160;! il croira que nousfaisons des armes.

–&|160;Même quand il verra tomber l’un denous.

–&|160;Il pensera que c’est un accident, commeil en arrive tous les jours dans les salles. Je réponds qu’il n’irapas chercher les gendarmes. Si, par impossible, il y allait, ilsarriveraient trop tard… et ce témoin désintéressé certifierait aubesoin que le combat était loyal.

»&|160;Du reste, je n’ai pas d’autre terrain àvous offrir et je n’ai pas le temps de faire tendre une toile pournous mettre à l’abri des regards indiscrets.

»&|160;C’est à prendre ou à laisser.Décidez-vous, monsieur.

–&|160;Vous savez à quelles conditions je mebats.

–&|160;Parfaitement. Ces messieurs lesconnaissent et veilleront à leur exécution, quelle que soit l’issuede notre rencontre.

–&|160;Reste à régler celles de l’engagement.Quand devra-t-il cesser&|160;?

–&|160;Lorsque l’un de nous sera hors d’étatde tenir son épée… et si c’est vous, je m’en rapporterai à votreappréciation. Je n’ai pas le projet de vous assassiner. Si, aucontraire, je suis touché le premier, je tâcherai de continuer…mais, en définitive, ces messieurs seront juges… et, je vous lerépète, les promesses que je vous ai faites seront tenues, quoiqu’il arrive.

–&|160;C’est bien. Je suis prêt.

–&|160;Alors, mon cher Goudal, veuillezprésenter les épées à M.&|160;Atkins. Je lui laisse le choix.

Goudal, décidé à tout, reçut les armes desmains du commandant, et les tendit par la poignée à l’adversairequi en prit une au hasard.

–&|160;La place me semble indiquée au milieude ce gazon, dit d’Argental. Croyez-vous qu’il soit indispensableque nous mettions habit bas&|160;?

–&|160;C’est l’usage, répondirent à la foisles deux témoins.

–&|160;Je le sais… mais j’entre dans les idéesde M.&|160;Atkins… si nous nous déshabillons, ce spectateur quifume sa pipe à la fenêtre comprendra qu’il s’agit d’un duel…

–&|160;Et je persiste à croire qu’il viendranous déranger, appuya l’Américain&|160;; nous n’avons pas decuirasse sous la redingote, et…

–&|160;Non, interrompit Goudal, mais vous avezun portefeuille… qui doit être bien garni…

–&|160;Et qui pourrait amortir un coup d’épée…ce serait de l’argent bien placé… mais qu’à cela ne tienne&|160;!…le voici, monsieur… vous me le rendrez après le combat… si je suisencore en état de le reprendre…

–&|160;Et dans le cas contraire&|160;?

–&|160;Vous le porterez avec tout ce qu’ilcontient à une adresse inscrite sur une lettre que vous ytrouverez… vous ne le remettrez que si je suis mort… si je n’étaisque blessé, vous le fourreriez tout bonnement dans ma poche.

–&|160;Tout ce que vous désirez sera fait, ditGoudal en prenant le portefeuille qui était en effet bourré debillets de banque et qu’il plaça sur un banc, contre le mur dujardin.

–&|160;Moi, je n’ai pas de portefeuille, ditPierre d’Argental, en ouvrant sa redingote, ni même de portemonnaie, et les quelques louis que j’ai sur moi sont dans la pochegauche de mon pantalon… mais si vous jugez que ce fourniment est detrop, je suis prêt à m’en défaire.

–&|160;C’est inutile, monsieur, interrompitAtkins. Nous perdons beaucoup de temps et je crois que nous ferionsbien de commencer.

–&|160;Vous avez raison, monsieur, dit lecommandant. Je vous attends. Placez-nous, mon cher Goudal.

Goudal les plaça, croisa les épées et prononçale mot sacramentel&|160;: allez, messieurs&|160;!

Ils étaient magnifiques tous les deux, le ferà la main, et boutonnés jusqu’au menton.

Goudal les serrait de près. Cabardos se tenaitun peu en arrière, tournant le dos au vestibule et à la portecochère, gardée par le valet de chambre.

L’engagement commença par un de cesfroissements de fer qui équivalent, sur le terrain, aux trois coupsd’avertissement qu’on frappe au théâtre pour annoncer le lever durideau.

Les avantages étaient partagés. Pierred’Argental étant plus grand, avait le bras plus long. Atkins étaitplus jeune et plus souple.

Pierre d’Argental avait beaucoup travaillél’escrime, au régiment et ailleurs. Il possédait à fond ce grandart, et il avait le jeu classique de la vieille école française quine livre rien au hasard et qui veut que chaque coup soit laconséquence, pour ainsi dire mathématique, du coup précédent.

Bien d’aplomb sur ses hanches, le corps droit,la tête haute, la main en ligne, il restait sur la défensive, afind’étudier le jeu de son adversaire.

Atkins, ramassé sur lui-même, le bras replié,semblait avoir pris des leçons d’un maître italien, et devait teniren réserve quelque botte secrète, car il ne se pressait pas nonplus d’attaquer.

Il risqua cependant deux dégagés suivis dedeux coups droits qui furent magistralement parés, et il compritqu’il avait affaire à forte partie.

Le commandant avait un bras de fer, mais iln’avait plus ses jambes d’autrefois et Atkins changea aussitôt detactique. Il se mit à ferrailler, en se déplaçant, à seule fin delasser son ennemi, et à parler pour l’étourdir.

–&|160;La prudence est la mère de la sûreté,dit-il en ricanant. Si vous continuez comme vous avez commencé,nous ne nous ferons pas de mal.

–&|160;On ne parle pas sur le terrain, ditsévèrement Goudal.

–&|160;Je me moque de la règle et je parleraitant qu’il me plaira… je n’empêche pas monsieur de me répondre… etje lui serais très obligé de m’attaquer… mais il ne daigne même pasriposter. Nous avons l’air de faire assaut dans une salled’armes.

–&|160;Un peu de patience, monsieur, répliquale commandant. Nous ne sommes pas au bois de Vincennes et je n’aipas le même jeu que ce pauvre Chalandrey. Il avait de la main et ducoup d’œil, mais il avait le tort de se découvrir beaucouptrop.

–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! vous aussi vousvous mettez à bavarder… vous n’aurez rien à me reprocher…Seulement, il s’agit de savoir à qui restera le dernier mot…

Ce propos railleur fut suivi d’un coupé surles armes, mal paré par d’Argental, qui fut piqué àl’avant-bras.

–&|160;Touché&|160;! cria le fauxAméricain.

–&|160;Ce n’est rien, dit entre ses dentsl’oncle de Maxime.

En prévoyant, sans doute, que sa main n’allaitpas tarder à s’engourdir, il chargea furieusement son ennemi.

Atkins fut obligé de rompre, tant lecommandant le serrait de près, mais il rompit en se défendant avecbeaucoup de sang-froid et d’habileté.

L’œil en feu, la bouche contractée par lacolère, le bras ruisselant de sang, le vieux soldat était superbeet terrible.

En quelques secondes, Atkins se trouva acculéau mur du jardin, et Goudal se précipita pour empêcher un corps àcorps.

Il arriva trop tard.

Un coup droit troua la poitrine d’Atkins quilâcha son épée et tomba en disant&|160;:

–&|160;J’ai mon compte.

Goudal et Cabardos le relevèrent, l’adossèrentau mur, et se mirent en devoir d’écarter ses vêtements.

Le fer avait percé la redingote à l’endroit oùavait été placé le portefeuille, traversé le gilet et la chemise etpénétré profondément dans la poitrine, un peu au dessous de laclavicule.

Le sang coulait en minces filets del’ouverture triangulaire, et la lame devait avoir atteint le poumoncar les lèvres du blessé se teignaient d’une écume rougeâtre.

Il respirait péniblement et, à chaque effortqu’il faisait, sa bouche laissait échapper un sifflementsinistre.

Le commandant s’était assis sur le banc oùGoudal avait placé le portefeuille, et de la main gauche, ilétanchait avec son mouchoir le sang qui inondait son brasdroit.

–&|160;Envoyez chercher le médecin de Maxime,cria-t-il à ses témoins&|160;; pas pour moi… je n’ai qu’uneégratignure.

–&|160;C’est inutile, dit Atkins d’une voixrauque. Je suis un homme mort… Chalandrey est vengé… je n’ai que ceque je mérite, j’aurais dû partir, hier… vous savez que vous m’avezjuré de…

Il ne put pas achever. Le souffle lui manqua,ses yeux se fermèrent et son bras, qu’il avait encore eu la forcede tendre vers le portefeuille, son bras retomba inerte.

–&|160;C’est fini&|160;! murmura Cabardos, ense relevant pour courir à M.&|160;d’Argental, qui ne l’avait pasappelé et qui lui dit brusquement&|160;:

–&|160;Serre le mouchoir&|160;!… serrefort&|160;!… ça suffira pour arrêter l’hémorragie…

–&|160;Nous voilà dans une jolie situation,dit Goudal&|160;; un duel entre quatre murs… un homme tué… Dieusait comment nous allons nous tirer de là.

–&|160;Vous, très facilement, mon cher.Partez. Prenez la voiture qui est restée à la porte. Personne nesaura que vous avez assisté au duel. Je me charge du reste.

–&|160;Je ne veux pas vous abandonner… j’yétais… tant pis pour moi&|160;!…

–&|160;Eh bien&|160;! si l’affaire a dessuites et qu’on vous interroge, vous direz la vérité… mais pour lemoment, il est inutile que vous restiez ici… pas de fausse honte…partez&|160;!… je vais dire au groom de Maxime de vous ouvrir laporte… venez avec moi…

–&|160;Laisser ce malheureux&|160;!…

–&|160;Vous voyez bien qu’il est mort. Vous nele ressusciterez pas. Rentrez chez vous, mon cher, et tenez-vouscoi, jusqu’à ce que vous receviez ma visite qui ne tardera guère.Et, si par impossible on vous tracassait avant que vous m’ayezrevu, mettez-moi tout sur le dos.

Goudal, au fond, ne demandait qu’à s’en alleret il ne dit plus un mot.

–&|160;Cabardos, mon garçon, reprit lecommandant, empoche ce portefeuille et donne-moi le bras. Je ne mesens pas bien solide.

Cabardos obéit militairement, et il conduisitsous la voûte du vestibule Pierre d’Argental qui s’appuyait surlui.

Le groom n’avait pas quitté son poste, et s’yétait endormi sur un banc, tout près de la porte cochère qu’ilgardait, endormi si profondément qu’il n’avait rien vu ni rienentendu.

Goudal fut obligé de le secouer pour leréveiller.

–&|160;Ouvre à monsieur, lui cria lecommandant.

Pas n’était besoin de tirer le cordon, Maximen’ayant pas de portier à son service. Il n’y avait qu’un pêne àfaire jouer en dedans, et le groom avançait la main pour le tirer,lorsqu’on sonna du dehors.

Goudal la saisit, cette main qui allaitouvrir, et mit un doigt sur ses lèvres, en regardant Pierred’Argental pour lui recommander le silence.

Qui sonnait ainsi&|160;? ils eurent tous lamême pensée, y comprit Cabardos, tous excepté le groom, lequel, nese doutant pas qu’il y eût un homme mort dans le jardin, necomprenait rien à l’effarement de Goudal.

Le commandant, moins troublé que son témoin,maudissait néanmoins ce contretemps qui dérangeait ses projets etcroyait, comme Goudal, que le voisin de la rue d’Édimbourgarrivait, amenant des sergents de ville.

On sonna une seconde fois, mais plus fort.

Goudal tenait toujours la main du groom.

On pourrait écrire la physiologie du coup desonnette. Il y a celui du solliciteur, timide, presquehonteux&|160;; celui du visiteur discret et bien élevé, celui ducréancier exaspéré et enfin celui du commissaire de police,autoritaire et menaçant.

La cloche se mit à tinter de plus belle etd’une façon continue.

Ce n’était plus une sonnerie, c’était uncarillon.

Maxime n’avait pas de créanciers. Il n’enétait pas encore à faire attendre ses fournisseurs et aucun d’euxne se serait permis de faire un pareil vacarme à la porte de sonhôtel.

Tout indiquait donc que le commandant et sestémoins allaient avoir à s’expliquer avec des agents avertis parl’homme de la fenêtre.

Et ces messieurs n’avaient aucun moyend’éviter l’explication, car l’hôtel n’avait qu’une sortie sur larue de Naples.

Ils y étaient bloqués et les assiégeantsparaissaient décidés à entrer dans la place de gré ou de force.

–&|160;Ah&|160;! c’est trop bête, à lafin&|160;! s’écria d’Argental. Je veux savoir à qui j’ai àfaire.

»&|160;Ouvre, sacrebleu&|160;!

Le valet de chambre obéit et faillit êtrerenversé par le battant, violemment poussé du dehors.

À la stupéfaction générale, ce fut Maxime quise rua dans le vestibule en criant&|160;:

–&|160;Pourquoi me laisses-tu dans la rue,animal&|160;? Voilà un quart d’heure que je sonne à tour debras.

Il se calma aussitôt qu’il aperçut son onclequi s’avança et qui lui demanda d’un ton bref&|160;:

–&|160;Tu es seul&|160;?

–&|160;Vous le voyez bien, réponditChalandrey. Du diable si je m’attendais à vous trouver chez moi,avec…

»&|160;Tiens&|160;! c’est vous Goudal&|160;?…et monsieur… je ne me trompe pas… c’est monsieur que j’ai vu…

–&|160;Chez Virginie Crochard, interrompitl’oncle d’Argental… c’est Jean Cabardos, mon ancienmaréchal-des-logis.

–&|160;Bon&|160;! mais que se passe-t-il doncici&|160;?

–&|160;Montons chez toi, je vais te raconterça.

–&|160;Vous êtes blessé&|160;! s’écriaMaxime.

–&|160;Ce n’est rien. Viens là-haut, tedis-je. Vous, mon cher Goudal, allez-vous en, puisque la sortie estlibre et faites ce que je vous ai dit. Attendez les événements.

Goudal ne demandait pas mieux. Il serrasilencieusement la main de Chalandrey et se glissa dans la rue parl’entrebâillement de la porte cochère.

–&|160;Maintenant, dit le commandant au groom,ferme, n’ouvre plus à personne et reste ici jusqu’à ce que je terelève de faction.

»&|160;Ton bras, Cabardos, pour monterl’escalier.

»&|160;Toi, Maxime, emboîte-nous le pas.

Maxime obéit sans comprendre, et le petitgroupe s’engagea dans l’escalier.

Pierre d’Argental alla tout droit au fumoir,s’y laissa tomber sur un fauteuil et dit à son neveu, en luimontrant du doigt le portrait&|160;:

–&|160;Ne trouves-tu pas que ton père a l’airde me sourire&|160;?

Maxime crut que le commandant devenaitfou.

L’oncle, sans se préoccuper de le détromper,se mit à fredonner un couplet ridicule de feuM.&|160;Scribe&|160;:

Du haut des cieux, ta demeure dernière,

Mon colonel, tu dois être content…

Et comme son neveu le regardait, tout effaré,il ajouta&|160;:

–&|160;Content, on le serait à moins… il estvengé… Le meurtrier a été frappé à la même place… au-dessous de laclavicule.

–&|160;Que dites-vous&|160;! s’écriaChalandrey.

–&|160;La vérité… mets-toi à la fenêtre…

Chalandrey y courut et vit le corps d’Atkins,étendu au pied du mur.

–&|160;Un mort&|160;! murmura-t-il.

–&|160;C’est moi qui l’ai tué, dit lecommandant, sans s’émouvoir. Oh&|160;! en duel… tout s’est passérégulièrement… et la preuve qu’il s’est bien défendu, c’est que jen’en suis pas revenu sans accroc.

»&|160;Le reconnais-tu&|160;?

–&|160;Atkins&|160;! s’écria Maxime.

–&|160;Oui, Atkins… l’homme qui t’a ramassé aubois de Boulogne… j’ai eu assez de peine à l’amener ici… mais enfinil y est venu et justice est faite.

–&|160;Justice&|160;! êtes-vous sûr d’avoirfrappé le coupable&|160;?

–&|160;Il a avoué avant de mourir. Cabardosl’a entendu… Goudal aussi… il a dit&|160;: j’ai mérité monsort.

–&|160;C’est vrai, murmura Cabardos.

–&|160;Ce n’est pas à dire qu’il ait tué monpère.

–&|160;Mais, si. Il a prononcé son nom. Il n’apas eu le temps de dire comment ni pourquoi s’était engagé le dueloù ton père a succombé. Qu’importe&|160;?… il me suffit d’êtrecertain d’avoir puni le meurtrier.

–&|160;C’était à moi de le punir…

–&|160;Tu te serais fait embrocher. Il tiraità merveille.

–&|160;On dira que vous l’avez assassiné.

–&|160;Cabardos et Goudal sont là pourattester le contraire.

–&|160;Mais… qui était cemalheureux&|160;?

–&|160;Un aventurier, évidemment… pas plusAméricain que toi, ni moi. Cabardos l’a parfaitement reconnu pourl’avoir vu, dans le temps, à Vincennes, où il était à la tête d’unebande de vauriens… et il devait avoir à se reprocher d’autresméfaits qu’un duel sans témoins, car lorsque je l’ai menacé de lelivrer à la justice, il a préféré se battre avec moi… je lui avaislaissé le choix… Il est vrai qu’avant de se décider, il a posé desconditions… que je n’ai pas toutes acceptées.

–&|160;Quelles conditions&|160;?

–&|160;Il voulait que personne ne sût commentil avait fini, si je le tuais. Il voulait que je fisse jeter cettenuit son corps dans la rue où on l’aurait ramassé pour le porter àla Morgue… où, affirmait-il, nul ne l’aurait reconnu.

»&|160;Je ne lui ai pas promis cela… mais jelui ai promis de taire la véritable cause de notre rencontre.

–&|160;Comment l’expliquerez-vous,alors&|160;?

–&|160;Je dirai que nous nous sommes pris dequerelle et que nous nous sommes battus, séance tenante… Goudal etCabardos diront comme moi, c’est convenu avec eux.

–&|160;On ne vous croira pas.

–&|160;Peut-être… mais on découvrira, sans queje m’en mêle, ce qu’il a fait autrefois… et quand j’aurai prouvéque je ne l’ai pas tué en traître, l’enquête ne sera pas pousséebien loin, j’en suis convaincu.

»&|160;Du reste, avant de mourir, il a chargéGoudal d’une commission… qui sera faite et qui éclaircira bien deschoses.

–&|160;Une… commission&|160;?

–&|160;Oui… une lettre à remettre… qu’il alaissée dans son portefeuille… avec des paquets de billets debanque.

–&|160;Et… vous l’avez, ceportefeuille&|160;?

–&|160;Goudal l’a remis à Cabardos. Veux-tu levoir&|160;?

–&|160;Je n’y tiens pas.

–&|160;Il faut cependant que tu regardes à quila lettre est adressée. Quand nous le saurons, nous déciderons quide nous la portera à son adresse.

–&|160;Ce ne sera pas vous, j’espère… dansl’état où vous êtes… et je vais envoyer chercher mon médecin.

–&|160;Je n’en ai que faire… le sang estarrêté et je ne souffre pas… j’en serai quitte pour un peu defièvre… je connais ça… ce n’est pas la première fois que je reçoisun coup d’épée…

»&|160;Cabardos&|160;! donne le portefeuille àmon neveu.

Le brigadier s’exécuta. Il tira l’objet de lapoche où il l’avait mis et il le présenta à Chalandrey qui le pritavec répugnance.

–&|160;N’aie pas peur, lui cria lecommandant&|160;; il ne l’avait pas sur lui quand il a ététouché.

»&|160;Ouvre-le et cherche la lettre.

Maxime fit ce que voulait son oncle.

Il n’eut pas besoin d’inventorier lescompartiments, gonflés de billets de banque.

La lettre était placée en évidence&|160;; unelettre sous enveloppe cachetée, dont la suscription sauta aux yeuxde Maxime et lui arracha un cri d’étonnement.

–&|160;Quoi&|160;?… qu’est-ce que c’est&|160;?demanda Pierre d’Argental.

–&|160;Ce nom&|160;!…

–&|160;Quel nom&|160;!… tu peux parler devantCabardos.

–&|160;Vous dites que cette lettre contientles dernières volontés de cet homme&|160;?

–&|160;Je n’en sais rien du tout. Je ne l’aipas lue. Mais elle est de lui… à moins qu’il n’ait menti.

–&|160;Elle est adressée… à madame dePommeuse.

–&|160;Ce n’est pas possible&|160;!

–&|160;Voyez plutôt&|160;!… à madame lacomtesse de Pommeuse… avenue Marceau… c’est bien pour elle.

Le commandant lut et s’écria&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;! mon cher, tu auras euraison contre moi, une fois dans ta vie… je voulais te faireépouser cette femme… tu as résisté… je t’en félicite… j’avaisappris hier qu’elle découchait… j’apprends aujourd’hui qu’elleavait des accointances avec ce chenapan qui a tué ton père.

–&|160;Des accointances&|160;! répéta Maximeconfondu.

–&|160;Je me sers d’un mot poli. Il était sonamant, parbleu&|160;!

–&|160;Non… ce n’est pas… je sais où madame dePommeuse a passé la nuit, avant-hier… et quant à cet homme…

–&|160;Fais-moi donc le plaisir de me dired’où elle le connaissait… ce n’était pas son parent, jesuppose…

–&|160;Son parent&|160;? s’écria Maxime enportant sa main à son front, comme s’il eût été frappé d’un traitde lumière.

Et il courut à la fenêtre ouverte sur lejardin.

Le cadavre était couché sur le dos et le jouréclairait en plein son visage, que la mort presque foudroyanten’avait pas défiguré.

Maxime n’eut pas besoin de regarder longtempspour se rappeler où il avait vu pour la première fois ce malheureuxque tout récemment, au bois de Boulogne, il prenait pour unAméricain suspect.

–&|160;Comment ne l’avais-je pasreconnu&|160;? murmura-t-il.

En revenant à M.&|160;d’Argental, qui sedemandait si son neveu perdait l’esprit, il lui dit&|160;:

–&|160;Vous voulez savoir ce qu’il était àmadame de Pommeuse… C’était son frère… je vais lui annoncer quevous l’avez délivrée de lui… la lettre arrivera à son adresse.

Maxime se précipita dans l’escalier et lecommandant qui n’essaya point de le retenir, dit tranquillement àCabardos&|160;:

–&|160;Toutes réflexions faites, mon vieux, jeme décide à aller raconter mon aventure au préfet de police… et jevais lui dire toute la vérité… Tant pis pour cette comtesse&|160;!…il y a un mort ici… je ne veux pas qu’on accuse mon neveu… je feraiappeler Goudal en témoignage et même le bonhomme qui nous a vus desa fenêtre… Tu témoigneras aussi, car tu vas m’accompagner… Si onte révoque, cette fois, je me charge de toi.

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