Louis Lambert

Chapitre 3

 

« Pauline ! dis-moi si j’ai pu te déplaire en quelquechose, hier ? Abjure cette fierté de coeur qui fait endurersecrètement les peines causées par un être aimé. Gronde-moi !Depuis hier je ne sais quelle crainte vague de t’avoir offenséerépand de la tristesse sur cette vie du coeur que tu m’as faite sidouce et si riche. Souvent le plus léger voile qui s’interposeentre deux âmes devient un mur d’airain. Il n’est pas de légerscrimes en amour ! Si vous avez tout le génie de ce beausentiment, vous devez en ressentir toutes les souffrances, et nousdevons veiller sans cesse à ne pas vous froisser par quelque paroleétourdie. Aussi, mon cher trésor, sans doute la faute vient-elle demoi, s’il y a faute. Je n’ai pas l’orgueil de comprendre un coeurde femme dans toute l’étendue de sa tendresse, dans toutes lesgrâces de ses dévouements ; seulement, je tâcherai de toujoursdeviner le prix de ce que tu voudras me révéler dans les secrets dutien. Parle-moi, réponds-moi promptement ? La mélancolie danslaquelle nous jette le sentiment d’un tort est bien affreuse, elleenveloppe la vie et fait douter de tout. Je suis resté pendantcette matinée assis sur le bord du chemin creux, voyant lestourelles de Villenoix, et n’osant aller jusqu’à notre haie. Si tusavais tout ce que j’ai vu dans mon âme ! quels tristesfantômes ont passé devant moi, sous ce ciel gris dont le froidaspect aug-

mentait encore mes sombres dispositions. J’ai eu de sinistrespressentiments. J’ai eu peur de ne pas te rendre heureuse. Il fauttout le dire, ma chère Pauline. Il se rencontre des moments oùl’esprit qui m’anime semble se retirer de moi. Je suis commeabandonné par ma force. Tout me pèse alors, chaque fibre de moncorps devient inerte, chaque sens se détend, mon regard s’amollit,ma langue est glacée, l’imagination s’éteint, les désirs meurent,et ma force humaine subsiste seule. Tu serais alors là dans toutela gloire de ta beauté, tu me prodiguerais tes plus fins sourireset tes plus tendres paroles, il s’élèverait une puissance mauvaisequi m’aveuglerait, et me traduirait en sons discords la plusravissante des mélodies. En ces moments, du moins je le crois, sedresse devant moi je ne sais quel génie raisonneur qui me fait voirle néant au fond des plus certaines richesses. Ce démon impitoyablefauche toutes les fleurs, ricane des sentiments les plus doux, enme disant : « Eh ! bien, après ? » Il flétrit la plusbelle oeuvre en m’en montrant le principe, et me dévoile lemécanisme des choses en m’en cachant les résultats harmonieux. Ences moments terribles où le mauvais ange s’empare de mon être, oùla lumière divine s’obscurcit en mon âme sans que j’en sache lacause, je reste triste et je souffre, je voudrais être sourd etmuet, je souhaite la mort en y voyant un repos. Ces heures de douteet d’inquiétude sont peut-être nécessaires ; ellesm’apprennent du moins à ne pas avoir d’orgueil, après les élans quim’ont porté dans les cieux où je moissonne les idées à pleinesmains ; car c’est toujours après avoir longtemps parcouru lesvastes campagnes de l’intelligence, après des méditationslumineuses que, lassé, fatigué, je roule en ces limbes. En cemoment, mon ange, une femme devrait douter de ma tendresse, elle lepourrait du moins. Souvent capricieuse, maladive ou triste, elleréclamera les caressants trésors d’une ingénieuse tendresse, et jen’aurai pas un regard pour la consoler ! J’ai la honte,Pauline, de t’avouer qu’alors je pourrais pleurer avec toi, maisque rien ne m’arracherait un sourire. Et cependant, une femmetrouve dans son amour la force de taire ses douleurs ! Pourson enfant, comme pour celui qu’elle aime, elle sait rire ensouffrant. Pour toi, Pauline, ne pourrai-je donc imiter la femmedans ses sublimes délicatesses ? Depuis hier je doute demoi-même. Si j’ai pu te déplaire une fois, si je ne t’ai pascomprise, je tremble d’être emporté souvent ainsi par mon fataldémon hors de notre

bonne sphère. Si j’avais beaucoup de ces moments affreux, si monamour sans bornes ne savait pas racheter les heures mauvaises de mavie, si j’étais destiné à demeurer tel que je suis ?… Fatalesquestions ! la puissance est un bien fatal présent, sitoutefois ce que je sens en moi est la puissance. Pauline,éloigne-toi de moi, abandonne-moi ! je préfère souffrir tousles maux de la vie à la douleur de te savoir malheureuse par moi.Mais peut-être le démon n’a-t-il pris autant d’empire sur mon âmeque parce qu’il ne s’est point encore trouvé près de moi de mainsdouces et blanches pour le chasser. Jamais une femme ne m’a verséle baume de ses consolations, et j’ignore si, lorsqu’en ces momentsde lassitude, l’amour agitera ses ailes au-dessus de ma tête, il nerépandra pas dans mon coeur de nouvelles forces. Peut-être cescruelles mélancolies sont-elles un fruit de ma solitude, une dessouffrances de l’âme abandonnée qui gémit et paie ses trésors pardes douleurs inconnues. Aux légers plaisirs, les légèressouffrances ; aux immenses bonheurs, des maux inouïs. Quelarrêt ! S’il était vrai, ne devons-nous pas frissonner pournous, qui sommes surhumainement heureux. Si la nature nous vend leschoses selon leur valeur, dans quel abîme allons-nous donctomber ? Ah ! les amants les plus richement partagés sontceux qui meurent ensemble au milieu de leur jeunesse et de leuramour ! Quelle tristesse ! Mon âme pressent-elle unméchant avenir ? Je m’examine, et me demande s’il se trouvequelque chose en moi qui doive t’apporter le plus légersouci ? Je t’aime peut-être en égoïste ? Je mettraipeut-être sur ta chère tête un fardeau plus pesant que ma tendressene sera douce à ton coeur. S’il existe en moi quelque puissanceinexorable à laquelle j’obéis, si je dois maudire quand tu joindrasles mains pour prier, si quelque triste pensée me domine lorsque jevoudrai me mettre à tes pieds pour jouer avec toi comme un enfant,ne seras-tu pas jalouse de cet exigeant et fantasque génie ?Comprends-tu bien, coeur à moi, que j’ai peur de n’être pas tout àtoi, que j’abdiquerais volontiers tous les sceptres, toutes lespalmes du monde pour faire de toi mon éternelle pensée ; pourvoir, dans notre délicieux amour, une belle vie et un beaupoème ; pour y jeter mon âme, y engloutir mes forces, etdemander à chaque heure les joies qu’elle nous doit ? Maisvoilà que reviennent en foule mes souvenirs d’amour, les nuages dema tristesse vont se dissiper. Adieu. Je te quitte pour être mieuxà toi. Mon âme chérie, j’attends un mot, une pa-

role qui me rende la paix du coeur. Que je sache si j’aicontristé ma Pauline, ou si quelque douteuse expression de tonvisage m’a trompé. Je ne voudrais pas avoir à me reprocher, aprèstoute une vie heureuse, d’être venu vers toi sans un sourire pleind’amour, sans une parole de miel. Affliger la femme que l’onaime ! pour moi, Pauline, c’est un crime. Dis-moi la vérité,ne me fais pas quelque généreux mensonge, mais désarme ton pardonde toute cruauté. »

FRAGMENT.

« Un attachement si complet est-il un bonheur ? Oui, cardes années de souffrance ne paieraient pas une heure d’amour. Hier,ton apparente tristesse a passé dans mon âme avec la rapidité d’uneombre qui se projette. Etais-tu triste ou souffrais-tu ? J’aisouffert. D’où venait ce chagrin ? Ecris-moi vite. Pourquoi nel’ai-je pas deviné ? Nous ne sommes donc pas encorecomplétement unis par la pensée ? Je devrais, à deux lieues detoi comme à mille, ressentir tes peines et tes douleurs. Je necroirai pas t’aimer tant que ma vie ne sera pas assez intimementliée à la tienne pour que nous ayons la même vie, le même coeur, lamême idée. Je dois être où tu es, voir ce que tu vois, ressentir ceque tu ressens, et te suivre par la pensée. N’ai-je pas déjà su, lepremier, que ta voiture avait versé, que tu étais meurtrie ?Mais aussi ce jour-là, ne t’avais-je pas quittée, je te voyais.Quand mon oncle m’a demandé pourquoi je pâlissais, je lui ai dit :« Mademoiselle de Villenoix vient de tomber ! » Pourquoi doncn’ai-je pas lu dans ton âme, hier ? Voulais-tu me cacher lacause de ce chagrin ? Cependant j’ai cru deviner que tu avaisfait en ma faveur quelques efforts malheureux auprès de ceredoutable Salomon qui me glace. Cet homme n’est pas de notre ciel.Pourquoi veux-tu que notre bonheur, qui ne ressemble en rien àcelui des autres, se conforme aux lois du monde ? Mais j’aimetrop tes mille pudeurs, ta religion, tes superstitions, pour ne pasobéir à tes moindres caprices. Ce que tu fais doit être bien ;rien n’est plus pur que ta pensée, comme rien n’est plus beau queton visage où se réfléchit ton âme divine. J’attendrai ta lettreavant d’aller par les chemins chercher le doux moment que tum’accordes. Ah ! si tu savais combien l’aspect des tourellesme fait palpiter, quand enfin je les vois bordées de lueur par lalune, notre amie, notre seule confidente. »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer