Louis Lambert

Chapitre 1

 

« Mademoiselle, quand vous aurez lu cette lettre, si toutefoisvous la lisez, ma vie sera entre vos mains, car je vous aime ;et, pour moi, espérer d’être aimé, c’est la vie. Je ne sais sid’autres n’ont point, en vous parlant d’eux, abusé déjà des motsque j’emploie ici pour vous peindre l’état de mon âme ; croyezcependant à la vérité de mes expressions, elles sont faibles maissincères. Peut-être est-ce mal d’avouer ainsi son amour ? Oui,la voix de mon coeur me conseillait d’attendre en silence que mapassion vous eût touchée, afin de la dévorer, si ses muetstémoignages vous déplaisaient ; ou pour l’exprimer pluschastement encore que par des paroles, si je trouvais grâce à vosyeux. Mais après avoir longtemps écouté les délicatesses desquelless’effraie un jeune coeur,

j’ai obéi, en vous écrivant, à l’instinct qui arrache des crisinutiles aux mourants. J’ai eu besoin de tout mon courage pourimposer silence à la fierté du malheur et pour franchir lesbarrières que les préjugés mettent entre vous et moi. J’ai dûcomprimer bien des pensées pour vous aimer malgré votrefortune ! Pour vous écrire, ne fallait-il pas affronter cemépris que les femmes réservent souvent à des amours dont l’aveu nes’accepte que comme une flatterie de plus. Aussi faut-il s’élancerde toutes ses forces vers le bonheur, être attiré vers la vie del’amour comme l’est une plante vers la lumière, avoir été bienmalheureux pour vaincre les tortures, les angoisses de cesdélibérations secrètes où la raison nous démontre de mille manièresla stérilité des voeux cachés au fond du coeur, et où cependantl’espérance nous fait tout braver. J’étais si heureux de vousadmirer en silence, j’étais si complétement abîmé dans lacontemplation de votre belle âme, qu’en vous voyant je n’imaginaispresque rien au delà. Non, je n’aurais pas encore osé vous parler,si je n’avais entendu annoncer votre départ. A quel supplice unseul mot m’a livré ! Enfin mon chagrin m’a fait apprécierl’étendue de mon attachement pour vous, il est sans bornes.Mademoiselle, vous ne connaîtrez jamais, du moins je désire quejamais vous n’éprouviez la douleur causée par la crainte de perdrele seul bonheur qui soit éclos pour nous sur cette terre, le seulqui nous ait jeté quelque lueur dans l’obscurité de la misère.Hier, j’ai senti que ma vie n’était plus en moi, mais en vous. Iln’est plus pour moi qu’une femme dans le monde, comme il n’est plusqu’une seule pensée dans mon âme. Je n’ose vous dire à quellealternative me réduit l’amour que j’ai pour vous. Ne voulant vousdevoir qu’à vous-même, je dois éviter de me présenter accompagné detous les prestiges du malheur : ne sont-ils pas plus actifs queceux de la fortune sur de nobles âmes ? Je vous tairai doncbien des choses. Oui, j’ai une idée trop belle de l’amour pour lecorrompre par des pensées étrangères à sa nature. Si mon âme estdigne de la vôtre, si ma vie est pure, votre coeur en aura quelquegénéreux pressentiment, et vous me comprendrez ! Il est dansla destinée de l’homme de s’offrir à celle qui le fait croire aubonheur ; mais votre droit est de refuser le sentiment le plusvrai, s’il ne s’accorde pas avec les voix confuses de votre coeur :je le sais. Si le sort que vous me ferez doit être contraire à mesespérances, mademoiselle, j’invoque les délicatesses de votreâme

vierge, aussi bien que l’ingénieuse pitié de la femme. Ah !je vous en supplie à genoux, brûlez ma lettre, oubliez tout. Neplaisantez pas d’un sentiment respectueux et trop profondémentempreint dans l’âme pour pouvoir s’en effacer. Brisez mon coeur,mais ne le déchirez pas ! Que l’expression de mon premieramour, d’un amour jeune et pur, n’ait retenti que dans un coeurjeune et pur ! qu’il y meure comme une prière va se perdredans le sein de Dieu ! Je vous dois de la reconnaissance :j’ai passé des heures délicieuses occupé à vous voir enm’abandonnant aux rêveries les plus douces de ma vie ; necouronnez donc pas cette longue et passagère félicité par quelquemoquerie de jeune fille. Contentez-vous de ne pas me répondre. Jesaurai bien interpréter votre silence, et vous ne me verrez plus.Si je dois être condamné à toujours comprendre le bonheur et à leperdre toujours ; si je suis, comme l’ange exilé, conservantle sentiment des délices célestes, mais sans cesse attaché dans unmonde de douleur ; eh ! bien, je garderai le secret demon amour, comme celui de mes misères. Et, adieu ! Oui, jevous confie à Dieu, que j’implorerai pour vous, à qui je demanderaide vous faire une belle vie ; car, fussé-je chassé de votrecoeur, où je suis entré furtivement à votre insu, je ne vousquitterai jamais. Autrement, quelle valeur auraient les parolessaintes de cette lettre, ma première et ma dernière prièrepeut-être ? Si je cessais un jour de penser à vous, de vousaimer, heureux ou malheureux ! ne mériterais-je pas mesangoisses ?

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