Louis Lambert

Chapitre 4

 

« Adieu la gloire, adieu l’avenir, adieu la vie que jerêvais ! Maintenant, ma tant aimée, ma gloire est d’être àtoi, digne de toi ; mon avenir est tout entier dansl’espérance de te voir ; et ma vie ? n’est-ce pas derester à tes pieds, de me coucher sous tes regards, de respirer enplein dans les cieux que tu m’as créés ? Toutes mes forces,toutes mes pensées doivent t’appartenir, à toi qui m’as dit cesenivrantes paroles : « Je veux tes peines ! » Ne serait-ce pasdérober des joies à l’amour, des moments au bonheur, des sentimentsà ton âme divine, que de donner des heures à l’étude, des idées aumonde, des poésies aux poètes ? Non, non, chère vie à moi, jeveux tout te réserver, je veux t’apporter toutes les fleurs de monâme. Existe-t-il rien d’assez beau, d’assez splendide dans lestrésors de la terre et de l’intelligence pour fêter un coeur aussiriche, un coeur aussi pur que le tien, et auquel j’ose allier lemien, parfois ? Oui, parfois j’ai l’orgueil de croire que jesais aimer autant que tu aimes. Mais non, tu es un ange-femme : ilse rencontrera toujours plus de charme dans l’expression de tessentiments, plus d’harmonie dans ta voir, plus de grâce dans tessourires, plus de pureté dans tes regards que dans les miens. Oui,laisse-moi penser que tu es une création d’une sphère plus élevéeque celle où je vis ; tu auras l’orgueil d’en être descendue,j’aurai celui de t’avoir méritée, et tu ne seras peut-être pasdéchue en venant à moi, pauvre et malheureux. Oui, si le plus belasile d’une femme est un coeur tout à elle, tu seras toujourssouveraine dans le mien. Aucune pensée, aucune action ne ternirajamais ce coeur, riche sanctuaire, tant que tu voudras yrésider ; mais n’y demeuras-tu pas sens cesse ? Nem’as-tu pas dit ce mot délicieux : Maintenant et toujours ! ETNUNC ET SEMPER ! J’ai gravé sous ton portrait ces paroles duRituel, dignes de toi, comme elles sont dignes de Dieu. Il est etmaintenant et toujours, comme sera mon amour. Non, non, jen’épuiserai jamais ce qui est immense, infini, sans bornes ;et tel est le sentiment que je sens en moi pour toi, j’en ai devinél’incommensurable étendue, comme nous devinons l’espace, par lamesure d’une de ses parties. Ainsi, j’ai eu des jouissancesineffables, des heures entières pleines de méditations

voluptueuses en me rappelant un seul de tes gestes, ou l’accentd’une phrase. Il naîtra donc des souvenirs sous le poids desquelsje succomberai, si déjà la souvenance d’une heure douce etfamilière me fait pleurer de joie, attendrit, pénètre mon âme, etdevient une intarissable source de bonheur. Aimer, c’est la vie del’ange ! Il me semble que je n’épuiserai jamais le plaisir quej’éprouve à le voir. Ce plaisir, le plus modeste de tous, maisauquel le temps manque toujours, m’a fait connaître les éternellescontemplations dans lesquelles restent les Séraphins et les Espritsdevant Dieu : rien n’est plus naturel, s’il émane de son essenceune lumière aussi fertile en sentiments nouveaux que l’est celle detes yeux, de ton front imposant, de ta belle physionomie, célesteimage de ton âme ; l’âme, cet autre nous-mêmes dont la formepure, ne périssant jamais, rend alors notre amour immortel. Jevoudrais qu’il existât un langage autre que celui dont je me sers,pour t’exprimer les renaissantes délices, de mon amour ; maiss’il en est un que nous avons créé, si nos regards sont de vivantesparoles, ne faut-il pas nous voir pour entendre par les yeux cesinterrogations et ces réponses du coeur si vives, si pénétrantes,que tu m’as dit un soir : — » Taisez-vous ! » quand je neparlais pas. T’en souviens-tu, ma chère vie ? De loin, quandje suis dans les ténèbres de l’absence, ne suis-je pas forcéd’employer des mots humains trop faibles pour rendre des sensationsdivines ? les mots accusent au moins les sillons qu’elles,tracent dans mon âme, comme le mot Dieu résume imparfaitement lesidées que nous avons de ce mystérieux principe. Encore, malgré lascience et l’infini du langage, n’ai-je jamais rien trouvé dans sesexpressions qui pût te peindre la délicieuse étreinte par laquellema vie se fond dans la tienne quand je pense à toi. Puis, par quelmot finir, lorsque je cesse de t’écrire sans pour cela tequitter ? Que signifie adieu, à moins de mourir ? Mais lamort serait-elle un adieu ? Mon âme ne se réunirait-elle pasalors plus intimement à la tienne ? O mon éternellepensée ! naguère je t’offris à genoux mon coeur et mavie ; maintenant, quelles nouvelles fleurs de sentimenttrouverai-je donc en mon âme, que je ne t’aie données ? Neserait-ce pas t’envoyer une parcelle du bien que tu possèdesentièrement ? N’es-tu pas mon avenir ? Combien jeregrette le passé ! Ces années qui ne nous appartiennent plus,je voudrais te les rendre toutes, et t’y faire régner comme turègnes sur ma vie actuelle. Mais qu’est-ce que le temps de monexistence

où je ne te connaissais pas ? Ce serait le néant, si jen’avais pas été si malheureux. »

FRAGMENT.

« Ange aimé, quelle douce soirée que celle d’hier ! Combiende richesses dans ton cher coeur ? ton amour est doncinépuisable, comme le mien. Chaque mot m’apportait de nouvellesjoies, et chaque regard en étendait la profondeur. L’expressioncalme de ta physionomie donnait un horizon sans bornes à nospensées. Oui, tout était alors infini comme le ciel, et doux commeson azur. La délicatesse de tes traits adorés se reproduisait, jene sais par quelle magie, dans tes gentils mouvements, dans tesgestes menus. Je savais bien que tu étais tout grâce et tout amour,mais j’ignorais combien tu étais diversement gracieuse. Touts’accordait à me conseiller ces voluptueuses sollicitations, à mefaire demander ces premières grâces qu’une femme refuse toujours,sans doute pour se les laisser ravir. Mais non, toi, chère âme dema vie, tu ne sauras jamais d’avance ce que tu pourras accorder àmon amour, et tu te donneras sans le vouloir peut-être ! Tu esvraie, et n’obéis qu’à ton coeur. Comme la douceur de ta voixs’alliait aux tendres harmonies de l’air pur et des cieuxtranquilles ! Pas un cri d’oiseau, pas une brise ; lasolitude et nous ! Les feuillages immobiles ne tremblaientmême pas dans ces admirables couleurs du couchant qui sont tout àla fois ombre et lumière. Tu as senti ces poésies célestes, toi quiunissais tant de sentiments divers, et reportais si souvent tesyeux vers le ciel pour ne pas me répondre ! Toi, fière etrieuse, humble et despotique, te donnant tout entière en âme, enpensée, et te dérobant à la plus timide des caresses ! Chèrescoquetteries du coeur ! elles vibrent toujours dans monoreille, elles s’y roulent et s’y jouent encore, ces délicieusesparoles à demi bégayées comme celles des enfants, et qui n’étaientni des promesses, ni des aveux, mais qui laissaient à l’amour sesbelles espérances sans craintes et sans tourments ! Quelchaste souvenir dans la vie ! Quel épanouissement de toutesles fleurs qui naissent au fond de l’âme, et qu’un rien peutflétrir, mais qu’alors tout animait et fécondait ! Ce seratoujours ainsi, n’est-ce pas, mon aimée ? En me rappelant, aumatin, les vives et fraîches douceurs qui sourdirent en ce moment,je me sens dans l’âme un bonheur qui me fait con-

cevoir le véritable amour comme un océan de sensationséternelles et toujours neuves, où l’on se plonge avec decroissantes délices. Chaque jour, chaque parole, chaque caresse,chaque regard doit y ajouter le tribut de sa joie écoulée. Oui, lescoeurs assez grands pour ne rien oublier doivent vivre, à chaquebattement, de toutes leurs félicités passées, comme de toutescelles que promet l’avenir. Voilà ce que je rêvais autrefois, et cen’est plus un rêve aujourd’hui. N’ai-je pas rencontré sur cetteterre un ange qui m’en a fait connaître toutes les joies pour merécompenser peut-être d’en avoir supporté toutes lesdouleurs ? Ange du ciel, je te salue par un baiser.

Je t’envoie cette hymne échappée à mon coeur, je te ladevais ; mais elle te peindra difficilement ma reconnaissanceet ces prières matinales que mon coeur adresse chaque jour à cellequi m’a dit tout l’évangile du coeur dans ce mot divin : «CROYEZ ! »

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