Louis Lambert

Chapitre 2

 

« Vous ne partez pas ! Je suis donc aimé ! moi, pauvreêtre obscur. Ma chère Pauline, vous ne connaissez pas la puissancedu regard auquel je crois, et que vous m’avez jeté pour m’annoncerque j’avais été choisi par vous, par vous, jeune et belle, quivoyez le monde à vos pieds. Pour vous faire comprendre mon bonheur,il faudrait vous raconter ma vie. Si vous m’eussiez repoussé, pourmoi tout était fini. J’avais trop souffert. Oui, mon amour, cebienfaisant et magnifique amour était un dernier effort vers la vieheureuse à laquelle mon âme tendait, une âme déjà brisée par destravaux inutiles, consumée par des craintes qui me font douter demoi, rongée par des désespoirs qui m’ont souvent persuadé demourir. Non, personne dans le monde ne sait la terreur que mafatale imagination me cause à moi-même. Elle m’élève souvent dansles cieux, et tout

à coup me laisse tomber à terre d’une hauteur prodigieuse.D’intimes élans de force, quelques rares et secrets témoignagesd’une lucidité particulière, me disent parfois que je puisbeaucoup. J’enveloppe alors le monde par ma pensée, je le pétris,je le façonne, je le pénètre, je le comprends ou crois lecomprendre ; mais soudain je me réveille seul, et me trouvedans une nuit profonde, tout chétif ; j’oublie les lueurs queje viens d’entrevoir, je suis privé de secours, et surtout sans uncoeur où je puisse me réfugier ! Ce malheur de ma vie moraleagit également sur mon existence physique. La nature de mon espritm’y livre sans défense aux joies du bonheur comme aux affreusesclartés de la réflexion qui les détruisent en les analysant. Douéde la triste faculté de voir avec une même lucidité les obstacleset les succès ; suivant ma croyance du moment, je suis heureuxou malheureux. Ainsi, lorsque je vous rencontrai, j’eus lepressentiment d’une nature angélique, je respirai l’air favorable àma brûlante poitrine, j’entendis en moi cette voix qui ne trompejamais, et qui m’avertissait d’une vie heureuse ; maisapercevant aussi toutes les barrières qui nous séparaient, jedevinai pour la première fois les préjugés du monde, je les comprisalors dans toute l’étendue de leur petitesse, et les obstaclesm’effrayèrent encore plus que la vue du bonheur ne m’exaltait :aussitôt, je ressentis cette réaction terrible par laquelle mon âmeexpansive est refoulée sur elle-même, le sourire que vous aviezfait naître sur mes lèvres se changea tout à coup en contractionamère, et je tâchai de rester froid pendant que mon sangbouillonnait agité par mille sentiments contraires. Enfin, jereconnus cette sensation mordante à laquelle vingt-trois annéespleines de soupirs réprimés et d’expansions trahies ne m’ont pasencore habitué. Eh ! bien, Pauline, le regard par lequel vousm’avez annoncé le bonheur a tout à coup réchauffé ma vie et changémes misères en félicités. Je voudrais maintenant avoir souffertdavantage. Mon amour s’est trouvé grand tout à coup. Mon âme étaitun vaste pays auquel manquaient les bienfaits du soleil, et votreregard y a jeté soudain la lumière. Chère providence ! vousserez tout pour moi, pauvre orphelin qui n’ai d’autre parent quemon oncle. Vous serez toute ma famille, comme vous êtes déjà maseule richesse, et le monde entier pour moi. Ne m’avez-vous pasjeté toutes les fortunes de l’homme par ce chaste, par ce prodigue,par ce timide regard ? Oui, vous m’avez donné une confiance,une audace incroyables. Je puis

tout tenter maintenant. J’étais revenu à Blois, découragé. Cinqans d’études au milieu de Paris m’avaient montré le monde comme uneprison. Je concevais des sciences entières et n’osais en parler. Lagloire me semblait un charlatanisme auquel une âme vraiment grandene devait pas se prêter. Mes idées ne pouvaient donc passer quesous la protection d’un homme assez hardi pour monter sur lestréteaux de la Presse, et parler d’une voix haute aux niais qu’ilméprise. Cette intrépidité me manquait. J’allais, brisé par lesarrêts de cette foule, désespérant d’être jamais écouté par elle.J’étais et trop bas et trop haut ! Je dévorais mes penséescomme d’autres dévorent leurs humiliations. J’en étais arrivé àmépriser la science, en lui reprochant de ne rien ajouter aubonheur réel. Mais depuis hier, en moi tout est changé. Pour vousje convoite les palmes de la gloire et tous les triomphes dutalent. Je veux, en apportant ma tête sur vos genoux, y fairereposer les regards du monde, comme je veux mettre dans mon amourtoutes les idées, tous les pouvoirs ! La plus immense desrenommées est un bien que nulle puissance autre que celle du géniene saurait créer. Eh ! bien, je puis, si je le veux, vousfaire un lit de lauriers. Mais si les paisibles ovations de lascience ne vous satisfaisaient pas, je porte en moi le Glaive et laParole, je saurai courir dans la carrière des honneurs et del’ambition comme d’autres s’y traînent ! Parlez, Pauline, jeserai tout ce que vous voudrez que je sois. Ma volonté de fer peuttout. Je suis aimé ! Armé de cette pensée, un homme ne doit-ilpas faire tout plier devant lui. Tout est possible à celui qui veuttout. Soyez le prix du succès, et demain j’entre en lice. Pourobtenir un regard comme celui que vous m’avez jeté, je franchiraisle plus profond des précipices. Vous m’avez expliqué les fabuleusesentreprises de la chevalerie, et les plus capricieux récits desMille et une Nuits. Maintenant je crois aux plus fantastiquesexagérations de l’amour, et à la réussite de tout cequ’entreprennent les prisonniers pour conquérir la liberté. Vousavez réveillé mille vertus endormies dans mon être : la patience,la résignation, toutes les forces du coeur, toutes les puissancesde l’âme. Je vis par vous, et, pensée délicieuse, pour vous.Maintenant tout a un sens, pour moi, dans cette vie. Je comprendstout, même les vanités de la richesse. Je me surprends à versertoutes les perles de l’Inde à vos pieds ; je me plais à vousvoir couchée, ou parmi les plus belles fleurs, ou sur le plusmoelleux des tissus, et toutes les splen-

deurs de la terre me semblent à peine dignes de vous, en faveurde qui je voudrais pouvoir disposer des accords et des lumières queprodiguent les harpes des Séraphins et les étoiles dans les cieux.Pauvre studieux poète ! ma parole vous offre des trésors queje n’ai pas, tandis que je ne puis vous donner que mon coeur, oùvous régnerez toujours. Là sont tous mes biens. Mais n’existe-t-ildonc pas des trésors dans une éternelle reconnaissance, dans unsourire dont les expressions seront incessamment variées par unimmuable bonheur, dans l’attention constante de mon amour à devinerles voeux de votre âme aimante ? Un regard céleste ne nousa-t-il pas dit que nous pourrions toujours nous entendre. J’ai doncmaintenant une prière à faire tous les soirs à Dieu, prière pleinede vous : — » Faites que ma Pauline soit heureuse ! » Mais neremplirez-vous donc pas mes jours, comme déjà vous remplissez moncoeur ? Adieu, je ne puis vous confier qu’à Dieu ! »

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