Les Mille et une nuits

Les Mille et une nuits

d’ anonymous

 

CONTES ARABES.

Les chroniques des Sassanides, anciens rois de Perse, qui avaient étendu leur empire dans les Indes, dans les grandes et petites îles qui en dépendent, et bien loin au delà du Gange, jusqu’à la Chine, rapportent qu’il y avait autrefois un roide cette puissante maison, qui était le plus excellent prince de son temps. Il se faisait autant aimer de ses sujets par sa sagesse et sa prudence, qu’il s’était rendu redoutable à ses voisins par le bruit de sa valeur et par la réputation de ses troupes belliqueuses et bien disciplinées. Il avait deux fils : l’aîné, appelé Schahriar, digne héritier de son père, en possédait toutes les vertus ; et le cadet, nommé Schahzenan, n’avait pas moins de mérite que son frère.

Après un règne aussi long que glorieux, ce roi mourut, et Schahriar monta sur le trône. Schahzenan, exclu de tout partage par les lois de l’empire, et obligé de vivre comme un particulier, au lieu de souffrir impatiemment le bonheur de son aîné, mit toute son attention à lui plaire. Il eut peu de peine à y réussir. Schahriar, qui avait naturellement de l’inclination pour ce prince, fut charmé de sa complaisance ; et par un excèsd’amitié, voulant partager avec lui ses états, il lui donna leroyaume de la Grande Tartarie. Schahzenan en alla bientôt prendrepossession, et il établit son séjour à Samarcande, qui en était lacapitale.

Il y avait déjà dix ans que ces deux roisétaient séparés, lorsque Schahriar, souhaitant passionnément derevoir son frère, résolut de lui envoyer un ambassadeur pourl’inviter à venir à sa cour. Il choisit pour cette ambassade sonpremier vizir[1], qui partit avec une suite conforme àsa dignité, et fit toute la diligence possible. Quand il fut prèsde Samarcande, Schahzenan, averti de son arrivée, alla au-devant delui avec les principaux seigneurs de sa cour, qui, pour faire plusd’honneur au ministre du sultan, s’étaient tous habillésmagnifiquement. Le roi de Tartarie le reçut avec de grandesdémonstrations de joie, et lui demanda d’abord des nouvelles dusultan son frère. Le vizir satisfit sa curiosité ; après quoiil exposa le sujet de son ambassade. Schahzenan en futtouché : « Sage vizir, dit-il, le sultan mon frère mefait trop d’honneur, et il ne pouvait rien me proposer qui me fûtplus agréable. S’il souhaite de me voir, je suis pressé de la mêmeenvie : le temps, qui n’a point diminué son amitié, n’a pointaffaibli la mienne. Mon royaume est tranquille, et je ne veux quedix jours pour me mettre en état de partir avec vous. Ainsi iln’est pas nécessaire que vous entriez dans la ville pour si peu detemps. Je vous prie de vous arrêter dans cet endroit et d’y fairedresser vos tentes. Je vais ordonner qu’on vous apporte desrafraîchissements en abondance, pour vous et pour toutes lespersonnes de votre suite. » Cela fut exécutésur-le-champ : le roi fut à peine rentré dans Samarcande, quele vizir vit arriver une prodigieuse quantité de toutes sortes deprovisions, accompagnées de régals et de présents d’un très-grandprix.

Cependant Schahzenan, se disposant à partir,régla les affaires les plus pressantes, établit un conseil pourgouverner son royaume pendant son absence, et mit à la tête de ceconseil un ministre dont la sagesse lui était connue et en qui ilavait une entière confiance. Au bout de dix jours, ses équipagesétant prêts, il dit adieu à la reine sa femme, sortit sur le soirde Samarcande, et, suivi des officiers qui devaient être du voyage,il se rendit au pavillon royal qu’il avait fait dresser auprès destentes du vizir. Il s’entretint avec cet ambassadeur jusqu’àminuit. Alors, voulant encore une fois embrasser la reine, qu’ilaimait beaucoup, il retourna seul dans son palais. Il alla droit àl’appartement de cette princesse, qui, ne s’attendant pas à lerevoir, avait reçu dans son lit un des derniers officiers de samaison. Il y avait déjà longtemps qu’ils étaient couchés et ilsdormaient d’un profond sommeil.

Le roi entra sans bruit, se faisant un plaisirde surprendre par son retour une épouse dont il se croyaittendrement aimé. Mais quelle fut sa surprise, lorsqu’à la clartédes flambeaux, qui ne s’éteignent jamais la nuit dans lesappartements des princes et des princesses, il aperçut un hommedans ses bras ! Il demeura immobile durant quelques moments,ne sachant s’il devait croire ce qu’il voyait. Mais n’en pouvantdouter : « Quoi ! dit-il en lui-même, je suis àpeine hors de mon palais, je suis encore sous les murs deSamarcande, et l’on m’ose outrager ! Ah ! perfide, votrecrime ne sera pas impuni ! Comme roi, je dois punir lesforfaits qui se commettent dans mes états ; comme épouxoffensé, il faut que je vous immole à mon justeressentiment. » Enfin ce malheureux prince, cédant à sonpremier transport, tira son sabre, s’approcha du lit, et d’un seulcoup fit passer les coupables du sommeil à la mort. Ensuite, lesprenant l’un après l’autre, il les jeta par une fenêtre, dans lefossé dont le palais était environné.

S’étant vengé de cette sorte, il sortit de laville, comme il y était venu, et se retira sous son pavillon. Iln’y fut pas plus tôt arrivé, que, sans parler à personne de cequ’il venait de faire, il ordonna de plier les tentes et de partir.Tout fut bientôt prêt, et il n’était pas jour encore, qu’on se miten marche au son des timbales et de plusieurs autres instrumentsqui inspiraient de la joie à tout le monde, hormis au roi. Ceprince, toujours occupé de l’infidélité de la reine, était en proieà une affreuse mélancolie, qui ne le quitta point pendant tout levoyage.

Lorsqu’il fut près de la capitale des Indes,il vit venir au-devant de lui le sultan[2] Schahriaravec toute sa cour. Quelle joie pour ces princes de serevoir ! Ils mirent tous deux pied à terre pours’embrasser ; et, après s’être donné mille marques detendresse, ils remontèrent à cheval, et entrèrent dans la ville auxacclamations d’une foule innombrable de peuple. Le sultan conduisitle roi son frère jusqu’au palais qu’il lui avait faitpréparer : ce palais communiquait au sien par un mêmejardin ; il était d’autant plus magnifique, qu’il étaitconsacré aux fêtes et aux divertissements de la cour ; et onen avait encore augmenté la magnificence par de nouveauxameublements.

Schahriar quitta d’abord le roi de Tartarie,pour lui donner le temps d’entrer au bain et de changerd’habit ; mais dès qu’il sut qu’il en était sorti, il vint leretrouver. Ils s’assirent sur un sofa, et comme les courtisans setenaient éloignés par respect, ces deux princes commencèrent às’entretenir de tout ce que deux frères, encore plus unis parl’amitié que par le sang, ont à se dire après une longue absence.L’heure du souper étant venue, ils mangèrent ensemble ; etaprès le repas, ils reprirent leur entretien, qui dura jusqu’à ceque Schahriar, s’apercevant que la nuit était fort avancée, seretira pour laisser reposer son frère.

L’infortuné Schahzenan se coucha ; maissi la présence du sultan son frère avait été capable de suspendrepour quelque temps ses chagrins, ils se réveillèrent alors avecviolence ; au lieu de goûter le repos dont il avait besoin, ilne fit que rappeler dans sa mémoire les plus cruellesréflexions ; toutes les circonstances de l’infidélité de lareine se présentaient si vivement à son imagination, qu’il en étaithors de lui-même. Enfin, ne pouvant dormir, il se leva ; et selivrant tout entier à des pensées si affligeantes, il parut sur sonvisage une impression de tristesse que le sultan ne manqua pas deremarquer : « Qu’a donc le roi de Tartarie ?disait-il ; qui peut causer ce chagrin que je lui vois ?Aurait-il sujet de se plaindre de la réception que je lui aifaite ? Non : je l’ai reçu comme un frère que j’aime, etje n’ai rien là-dessus à me reprocher. Peut-être se voit-il àregret éloigné de ses états ou de la reine sa femme. Ah ! sic’est cela qui l’afflige, il faut que je lui fasse incessamment lesprésents que je lui destine, afin qu’il puisse partir quand il luiplaira, pour s’en retourner à Samarcande. » Effectivement, dèsle lendemain il lui envoya une partie de ces présents, qui étaientcomposés de tout ce que les Indes produisent de plus rare, de plusriche et de plus singulier. Il ne laissait pas néanmoins d’essayerde le divertir tous les jours par de nouveaux plaisirs ; maisles fêtes les plus agréables, au lieu de le réjouir, ne faisaientqu’irriter ses chagrins.

Un jour Schahriar ayant ordonné une grandechasse à deux journées de sa capitale, dans un pays où il y avaitparticulièrement beaucoup de cerfs, Schahzenan le pria de ledispenser de l’accompagner, en lui disant que l’état de sa santé nelui permettait pas d’être de la partie. Le sultan ne voulut pas lecontraindre, le laissa en liberté et partit avec toute sa cour pouraller prendre ce divertissement. Après son départ, le roi de laGrande Tartarie, se voyant seul, s’enferma dans son appartement. Ils’assit à une fenêtre qui avait vue sur le jardin. Ce beau lieu etle ramage d’une infinité d’oiseaux qui y faisaient leur retraite,lui auraient donné du plaisir, s’il eût été capable d’enressentir ; mais, toujours déchiré par le souvenir funeste del’action infâme de la reine, il arrêtait moins souvent ses yeux surle jardin, qu’il ne les levait au ciel pour se plaindre de sonmalheureux sort.

Néanmoins, quelque occupé qu’il fût de sesennuis, il ne laissa pas d’apercevoir un objet qui attira toute sonattention. Une porte secrète du palais du sultan s’ouvrit tout àcoup, et il en sortit vingt femmes, au milieu desquelles marchaitla sultane[3] d’un air qui la faisait aisémentdistinguer. Cette princesse, croyant que le roi de la GrandeTartarie était aussi à la chasse, s’avança avec fermeté jusque sousles fenêtres de l’appartement de ce prince, qui, voulant parcuriosité l’observer, se plaça de manière qu’il pouvait tout voirsans être vu. Il remarqua que les personnes qui accompagnaient lasultane, pour bannir toute contrainte, se découvrirent le visagequ’elles avaient eu couvert jusqu’alors, et quittèrent de longshabits qu’elles portaient par-dessus d’autres plus courts. Mais ilfut dans un extrême étonnement de voir que dans cette compagnie,qui lui avait semblé toute composée de femmes, il y avait dixnoirs, qui prirent chacun leur maîtresse. La sultane, de son côté,ne demeura pas longtemps sans amant ; elle frappa des mains encriant : Masoud ! Masoud ! et aussitôt un autre noirdescendit du haut d’un arbre, et courut à elle avec beaucoupd’empressement.

La pudeur ne me permet pas de raconter tout cequi se passa entre ces femmes et ces noirs, et c’est un détailqu’il n’est pas besoin de faire ; il suffit de dire queSchahzenan en vit assez pour juger que son frère n’était pas moinsà plaindre que lui. Les plaisirs de cette troupe amoureuse durèrentjusqu’à minuit. Ils se baignèrent tous ensemble dans une grandepièce d’eau qui faisait un des plus beaux ornements dujardin ; après quoi, ayant repris leurs habits, ils rentrèrentpar la porte secrète dans le palais du sultan ; et Masoud, quiétait venu de dehors par-dessus la muraille du jardin, s’enretourna par le même endroit.

Comme toutes ces choses s’étaient passées sousles yeux du roi de la Grande Tartarie, elles lui donnèrent lieu defaire une infinité de réflexions : « Que j’avais peuraison, disait-il, de croire que mon malheur était sisingulier ! C’est sans doute l’inévitable destinée de tous lesmaris, puisque le sultan mon frère, le souverain de tant d’états,le plus grand prince du monde, n’a pu l’éviter. Cela étant, quellefaiblesse de me laisser consumer de chagrin ! C’en estfait : le souvenir d’un malheur si commun ne troublera plusdésormais le repos de ma vie. » En effet, dès ce moment ilcessa de s’affliger ; et comme il n’avait pas voulu souperqu’il n’eût vu toute la scène qui venait de se jouer sous sesfenêtres, il fit servir alors, mangea de meilleur appétit qu’iln’avait fait depuis son départ de Samarcande, et entendit même avecquelque plaisir un concert agréable de voix et d’instruments donton accompagna le repas.

Les jours suivants il fut de très-bonnehumeur ; et lorsqu’il sut que le sultan était de retour, ilalla au-devant de lui, et lui fit son compliment d’un air enjoué.Schahriar d’abord ne prit pas garde à ce changement ; il nesongea qu’à se plaindre obligeamment de ce que ce prince avaitrefusé de l’accompagner à la chasse ; et sans lui donner letemps de répondre à ses reproches, il lui parla du grand nombre decerfs et d’autres animaux qu’il avait pris, et enfin du plaisirqu’il avait eu. Schahzenan, après l’avoir écouté avec attention,prit la parole à son tour. Comme il n’avait plus de chagrin quil’empêchât de faire paraître combien il avait d’esprit, il ditmille choses agréables et plaisantes.

Le sultan, qui s’était attendu à le retrouverdans le même état où il l’avait laissé, fut ravi de le voir sigai : « Mon frère, lui dit-il, je rends grâces au ciel del’heureux changement qu’il a produit en vous pendant monabsence : j’en ai une véritable joie ; mais j’ai uneprière à vous faire, et je vous conjure de m’accorder ce que jevais vous demander. – Que pourrais-je vous refuser ? réponditle roi de Tartarie. Vous pouvez tout sur Schahzenan. Parlez ;je suis dans l’impatience de savoir ce que vous souhaitez de moi. –Depuis que vous êtes dans ma cour, reprit Schahriar, je vous ai vuplongé dans une noire mélancolie, que j’ai vainement tenté dedissiper par toutes sortes de divertissements. Je me suis imaginéque votre chagrin venait de ce que vous étiez éloigné de vosétats ; j’ai cru même que l’amour y avait beaucoup de part, etque la reine de Samarcande, que vous avez dû choisir d’une beautéachevée, en était peut-être la cause. Je ne sais si je me suistrompé dans ma conjecture ; mais je vous avoue que c’estparticulièrement pour cette raison que je n’ai pas voulu vousimportuner là-dessus, de peur de vous déplaire. Cependant, sans quej’y aie contribué en aucune manière, je vous trouve à mon retour dela meilleure humeur du monde et l’esprit entièrement dégagé decette noire vapeur qui en troublait tout l’enjouement :dites-moi, de grâce, pourquoi vous étiez si triste, et pourquoivous ne l’êtes plus. »

À ce discours, le roi de la Grande Tartariedemeura quelque temps rêveur, comme s’il eût cherché ce qu’il avaità y répondre. Enfin il repartit dans ces termes : « Vousêtes mon sultan et mon maître ; mais dispensez-moi, je voussupplie, de vous donner la satisfaction que vous me demandez. –Non, mon frère, répliqua le sultan ; il faut que vous mel’accordiez : je la souhaite, ne me la refusez pas. »Schahzenan ne put résister aux instances de Schahriar :« Hé bien ! mon frère, lui dit-il, je vais voussatisfaire, puisque vous me le commandez. » Alors il luiraconta l’infidélité de la reine de Samarcande ; et lorsqu’ilen eut achevé le récit : « Voilà, poursuivit-il, le sujetde ma tristesse ; jugez si j’avais tort de m’y abandonner. – Ômon frère ! s’écria le sultan d’un ton qui marquait combien ilentrait dans le ressentiment du roi de Tartarie, quelle horriblehistoire venez-vous de me raconter ! Avec quelle impatience jel’ai écoutée jusqu’au bout ! Je vous loue d’avoir puni lestraîtres qui vous ont fait un outrage si sensible. On ne sauraitvous reprocher cette action : elle est juste ; et pourmoi, j’avouerai qu’à votre place j’aurais eu peut-être moins demodération que vous : je ne me serais pas contenté d’ôter lavie à une seule femme ; je crois que j’en aurais sacrifié plusde mille à ma rage. Je ne suis pas étonné de vos chagrins : lacause en était trop vive et trop mortifiante pour n’y passuccomber. Ô ciel, quelle aventure ! Non, je crois qu’il n’enest jamais arrivé de semblable à personne qu’à vous. Mais enfin ilfaut louer Dieu de ce qu’il vous a donné de la consolation ;et comme je ne doute pas qu’elle ne soit bien fondée, ayez encorela complaisance de m’en instruire, et faites-moi la confidenceentière. »

Schahzenan fit plus de difficulté sur ce pointque sur le précédent, à cause de l’intérêt que son frère yavait ; mais il fallut céder à ses nouvelles instances :« Je vais donc vous obéir, lui dit-il, puisque vous le voulezabsolument. Je crains que mon obéissance ne vous cause plus dechagrins que je n’en ai eu ; mais vous ne devez vous enprendre qu’à vous-même, puisque c’est vous qui me forcez à vousrévéler une chose que je voudrais ensevelir dans un éternel oubli.– Ce que vous me dites, interrompit Schahriar, ne fait qu’irriterma curiosité ; hâtez-vous de me découvrir ce secret, dequelque nature qu’il puisse être. » Le roi de Tartarie, nepouvant plus s’en défendre, fit alors le détail de tout ce qu’ilavait vu du déguisement des noirs, de l’emportement de la sultaneet de ses femmes, et il n’oublia pas Masoud : « Aprèsavoir été témoin de ces infamies, continua-t-il, je pensai quetoutes les femmes y étaient naturellement portées, et qu’elles nepouvaient résister à leur penchant. Prévenu de cette opinion, il meparut que c’était une grande faiblesse à un homme d’attacher sonrepos à leur fidélité. Cette réflexion m’en fit faire beaucoupd’autres ; et enfin je jugeai que je ne pouvais prendre unmeilleur parti que de me consoler. Il m’en a coûté quelquesefforts ; mais j’en suis venu à bout ; et si vous m’encroyez, vous suivrez mon exemple. »

Quoique ce conseil fût judicieux, le sultan neput le goûter. Il entra même en fureur : « Quoi !dit-il, la sultane des Indes est capable de se prostituer d’unemanière si indigne ! Non, mon frère, ajouta-t-il, je ne puiscroire ce que vous me dites, si je ne le vois de mes propres yeux.Il faut que les vôtres vous aient trompé ; la chose est assezimportante pour mériter que j’en sois assuré par moi-même. – Monfrère, répondit Schahzenan, si vous voulez en être témoin, celan’est pas fort difficile : vous n’avez qu’à faire une nouvellepartie de chasse ; quand nous serons hors de la ville avecvotre cour et la mienne, nous nous arrêterons sous nos pavillons,et la nuit nous reviendrons tous deux seuls dans mon appartement.Je suis assuré que le lendemain vous verrez ce que j’ai vu. »Le sultan approuva le stratagème, et ordonna aussitôt une nouvellechasse ; de sorte que dès le même jour, les pavillons furentdressés au lieu désigné.

Le jour suivant les deux princes partirentavec toute leur suite. Ils arrivèrent où ils devaient camper, etils y demeurèrent jusqu’à la nuit. Alors Schahriar appela son grandvizir, et, sans lui découvrir son dessein, lui commanda de tenir saplace pendant son absence, et de ne pas permettre que personnesortît du camp, pour quelque sujet que ce pût être. D’abord qu’ileut donné cet ordre, le roi de la Grande Tartarie et lui montèrentà cheval, passèrent incognito au travers du camp, rentrèrent dansla ville et se rendirent au palais qu’occupait Schahzenan. Ils secouchèrent ; et le lendemain, de bon matin, ils s’allèrentplacer à la fenêtre d’où le roi de Tartarie avait vu la scène desnoirs. Ils jouirent quelque temps de la fraîcheur ; car lesoleil n’était pas encore levé ; et en s’entretenant, ilsjetaient souvent les yeux du côté de la porte secrète. Elles’ouvrit enfin ; et, pour dire le reste en peu de mots, lasultane parut avec ses femmes et les dix noirs déguisés ; elleappela Masoud ; et le sultan en vit plus qu’il n’en fallaitpour être pleinement convaincu de sa honte et de son malheur :« Ô Dieu ! s’écria-t-il, quelle indignité ! quellehorreur ! L’épouse d’un souverain tel que moi peut-elle êtrecapable de cette infamie ? Après cela quel prince osera sevanter d’être parfaitement heureux ? Ah ! mon frère,poursuivit-il en embrassant le roi de Tartarie, renonçons tous deuxau monde ; la bonne foi en est bannie : s’il flatte d’uncôté, il trahit de l’autre. Abandonnons nos états et tout l’éclatqui nous environne. Allons dans des royaumes étrangers traîner unevie obscure et cacher notre infortune. » Schahzenann’approuvait pas cette résolution ; mais il n’osa la combattredans l’emportement où il voyait Schahriar. « Mon frère, luidit-il, je n’ai pas d’autre volonté que la vôtre ; je suisprêt à vous suivre partout où il vous plaira ; maispromettez-moi que nous reviendrons, si nous pouvons rencontrerquelqu’un qui soit plus malheureux que nous. – Je vous le promets,répondit le sultan ; mais je doute fort que nous trouvionspersonne qui le puisse être. – Je ne suis pas de votre sentimentlà-dessus, répliqua le roi de Tartarie ; peut-être même nevoyagerons-nous pas longtemps. » En disant cela, ils sortirentsecrètement du palais, et prirent un autre chemin que celui par oùils étaient venus. Ils marchèrent tant qu’ils eurent du jour assezpour se conduire, et passèrent la première nuit sous des arbres.S’étant levés dès le point du jour, ils continuèrent leur marchejusqu’à ce qu’ils arrivèrent à une belle prairie sur le bord de lamer, où il y avait, d’espace en espace, de grands arbres forttouffus. Ils s’assirent sous un de ces arbres pour se délasser etpour y prendre le frais. L’infidélité des princesses leurs femmesfit le sujet de leur conversation.

Il n’y avait pas longtemps qu’ilss’entretenaient, lorsqu’ils entendirent assez près d’eux un bruithorrible du côté de la mer, et des cris effroyables qui lesremplirent de crainte : alors la mer s’ouvrit, et il s’enéleva comme une grosse colonne noire qui semblait s’aller perdredans les nues. Cet objet redoubla leur frayeur ; ils selevèrent promptement, et montèrent au haut de l’arbre qui leurparut le plus propre à les cacher. Ils y furent à peine montés,que, regardant vers l’endroit d’où le bruit partait et où la mers’était entr’ouverte, ils remarquèrent que la colonne noires’avançait vers le rivage en fendant l’eau. Ils ne purent dans lemoment démêler ce que ce pouvait être ; mais ils en furentbientôt éclaircis.

C’était un de ces génies[4] quisont malins, malfaisants, et ennemis mortels des hommes : ilétait noir et hideux, avait la forme d’un géant d’une hauteurprodigieuse, et portait sur sa tête une grande caisse de verre,fermée à quatre serrures d’acier fin. Il entra dans la prairie aveccette charge, qu’il vint poser justement au pied de l’arbre oùétaient les deux princes, qui, connaissant l’extrême péril où ilsse trouvaient, se crurent perdus.

Cependant le génie s’assit auprès de lacaisse ; et l’ayant ouverte avec quatre clefs qui étaientattachées à sa ceinture, il en sortit aussitôt une dametrès-richement habillée, d’une taille majestueuse et d’une beautéparfaite. Le monstre la fit asseoir à ses côtés ; et laregardant amoureusement : « Dame, dit-il, la plusaccomplie de toutes les dames qui sont admirées pour leur beauté,charmante personne, vous que j’ai enlevée le jour de vos noces, etque j’ai toujours aimée depuis si constamment, vous voudrez bienque je dorme quelques moments près de vous ; le sommeil, dontje me sens accablé, m’a fait venir en cet endroit pour prendre unpeu de repos. » En disant cela, il laissa tomber sa grossetête sur les genoux de la dame ; ensuite, ayant allongé sespieds, qui s’étendaient jusqu’à la mer, il ne tarda pas às’endormir, et il ronfla bientôt de manière qu’il fit retentir lerivage.

La dame alors leva la vue par hasard, etapercevant les princes au haut de l’arbre, elle leur fit signe dela main de descendre sans faire de bruit. Leur frayeur fut extrêmequand ils se virent découverts. Ils supplièrent la dame, pard’autres signes, de les dispenser de lui obéir ; mais elle,après avoir ôté doucement de dessus ses genoux la tête du génie, etl’avoir posée légèrement à terre, se leva et leur dit d’un ton devoix bas, mais animé : « Descendez, il faut absolumentque vous veniez à moi. » Ils voulurent vainement lui fairecomprendre encore par leurs gestes qu’ils craignaient legénie. » Descendez donc, leur répliqua-t-elle sur le mêmeton ; si vous ne vous hâtez de m’obéir, je vais l’éveiller, etje lui demanderai moi-même votre mort. »

Ces paroles intimidèrent tellement lesprinces, qu’ils commencèrent à descendre avec toutes lesprécautions possibles pour ne pas éveiller le génie. Lorsqu’ilsfurent en bas, la dame les prit par la main ; et, s’étant unpeu éloignée avec eux sous les arbres, elle leur fit librement uneproposition très-vive ; ils la rejetèrent d’abord ; maiselle les obligea, par de nouvelles menaces, à l’accepter. Aprèsqu’elle eut obtenu d’eux ce qu’elle souhaitait, ayant remarquéqu’ils avaient chacun une bague au doigt, elle les leur demanda.Sitôt qu’elle les eut entre les mains, elle alla prendre une boîtedu paquet où était sa toilette ; elle en tira un fil garnid’autres bagues de toutes sortes de façons, et le leurmontrant : « Savez-vous bien, dit-elle, ce que signifientces joyaux ? – Non, répondirent-ils ; mais il ne tiendraqu’à vous de nous l’apprendre. – Ce sont, reprit-elle, les baguesde tous les hommes à qui j’ai fait part de mes faveurs ; il yen a quatre-vingt-dix-huit bien comptées, que je garde pour mesouvenir d’eux. Je vous ai demandé les vôtres pour la même raison,et afin d’avoir la centaine accomplie : voilà donc,continua-t-elle, cent amants que j’ai eus jusqu’à ce jour, malgréla vigilance et les précautions de ce vilain génie qui ne me quittepas. Il a beau m’enfermer dans cette caisse de verre, et me tenircachée au fond de la mer, je ne laisse pas de tromper ses soins.Vous voyez par là que quand une femme a formé un projet, il n’y apoint de mari ni d’amant qui puisse en empêcher l’exécution. Leshommes feraient mieux de ne pas contraindre les femmes ; ceserait le moyen de les rendre sages. » La dame, leur ayantparlé de la sorte, passa leurs bagues dans le même fil où étaientenfilées les autres. Elle s’assit ensuite comme auparavant, soulevala tête du génie, qui ne se réveilla point, la remit sur sesgenoux, et fit signe aux princes de se retirer.

Ils reprirent le chemin par où ils étaientvenus ; et lorsqu’ils eurent perdu de vue la dame et le génie,Schahriar dit à Schahzenan : « Hé bien ! mon frère,que pensez-vous de l’aventure qui vient de nous arriver ? Legénie n’a-t-il pas une maîtresse bien fidèle ? Et neconvenez-vous pas que rien n’est égal à la malice des femmes ?– Oui, mon frère, répondit le roi de la Grande Tartarie. Et vousdevez aussi demeurer d’accord que le génie est plus à plaindre etplus malheureux que nous. C’est pourquoi, puisque nous avons trouvéce que nous cherchions, retournons dans nos états, et que cela nenous empêche pas de nous marier. Pour moi, je sais par quel moyenje prétends que la foi qui m’est due me soit inviolablementconservée. Je ne veux pas m’expliquer présentement là-dessus ;mais vous en apprendrez un jour des nouvelles, et je suis sûr quevous suivrez mon exemple. » Le sultan fut de l’avis de sonfrère ; et continuant tous deux de marcher, ils arrivèrent aucamp sur la fin de la nuit du troisième jour qu’ils étaientpartis.

La nouvelle du retour du sultan s’y étantrépandue, les courtisans se rendirent de grand matin devant sonpavillon. Il les fit entrer, les reçut d’un air plus riant qu’àl’ordinaire, et leur fit à tous des gratifications. Après quoi,leur ayant déclaré qu’il ne voulait pas aller plus loin, il leurcommanda de monter à cheval, et il retourna bientôt à sonpalais.

À peine fut-il arrivé, qu’il courut àl’appartement de la sultane. Il la fit lier devant lui, et la livraà son grand vizir, avec ordre de la faire étrangler ; ce quece ministre exécuta, sans s’informer quel crime elle avait commis.Le prince irrité n’en demeura pas là : il coupa la tête de sapropre main à toutes les femmes de la sultane. Après ce rigoureuxchâtiment, persuadé qu’il n’y avait pas une femme sage, pourprévenir les infidélités de celles qu’il prendrait à l’avenir, ilrésolut d’en épouser une chaque nuit, et de la faire étrangler lelendemain. S’étant imposé cette loi cruelle, il jura qu’ill’observerait immédiatement après le départ du roi de Tartarie, quiprit bientôt congé de lui, et se mit en chemin, chargé de présentsmagnifiques.

Schahzenan étant parti, Schahriar ne manquapas d’ordonner à son grand vizir de lui amener la fille d’un de sesgénéraux d’armée. Le vizir obéit. Le sultan coucha avec elle ;et le lendemain, en la lui remettant entre les mains pour la fairemourir, il lui commanda de lui en chercher une autre pour la nuitsuivante. Quelque répugnance qu’eût le vizir à exécuter desemblables ordres, comme il devait au sultan son maître uneobéissance aveugle, il était obligé de s’y soumettre. Il lui menadonc la fille d’un officier subalterne, qu’on fit aussi mourir lelendemain. Après celle-là, ce fut la fille d’un bourgeois de lacapitale ; et enfin, chaque jour c’était une fille mariée etune femme morte.

Le bruit de cette inhumanité sans exemplecausa une consternation générale dans la ville. On n’y entendaitque des cris et des lamentations : ici c’était un père enpleurs qui se désespérait de la perte de sa fille ; et làc’étaient de tendres mères, qui, craignant pour les leurs la mêmedestinée, faisaient par avance retentir l’air de leursgémissements. Ainsi, au lieu des louanges et des bénédictions quele sultan s’était attirées jusqu’alors, tous ses sujets nefaisaient plus que des imprécations contre lui.

Le grand vizir, qui, comme on l’a déjà dit,était malgré lui le ministre d’une si horrible injustice, avaitdeux filles, dont l’aînée s’appelait Scheherazade, et la cadetteDinarzade.

Cette dernière ne manquait pas demérite ; mais l’autre avait un courage au-dessus de son sexe,de l’esprit infiniment, avec une pénétration admirable. Elle avaitbeaucoup de lecture et une mémoire si prodigieuse, que rien ne luiavait échappé de tout ce qu’elle avait lu. Elle s’étaitheureusement appliquée à la philosophie, à la médecine, àl’histoire et aux arts ; et elle faisait des vers mieux queles poètes les plus célèbres de son temps. Outre cela, elle étaitpourvue d’une beauté extraordinaire ; et une vertu trèssolidecouronnait toutes ses belles qualités.

Le vizir aimait passionnément une fille sidigne de sa tendresse. Un jour qu’ils s’entretenaient tous deuxensemble, elle lui dit : « Mon père, j’ai une grâce àvous demander ; je vous supplie très-humblement de mel’accorder. – Je ne vous la refuse pas, répondit-il, pourvu qu’ellesoit juste et raisonnable. – Pour juste, répliqua Scheherazade,elle ne peut l’être davantage, et vous en pouvez juger par le motifqui m’oblige à vous la demander. J’ai dessein d’arrêter le cours decette barbarie que le sultan exerce sur les familles de cetteville. Je veux dissiper la juste crainte que tant de mères ont deperdre leurs filles d’une manière si funeste. – Votre intention estfort louable, ma fille, dit le vizir ; mais le mal auquel vousvoulez remédier me paraît sans remède. Comment prétendez-vous envenir à bout ? – Mon père, repartit Scheherazade, puisque parvotre entremise le sultan célèbre chaque jour un nouveau mariage,je vous conjure, par la tendre affection que vous avez pour moi, deme procurer l’honneur de sa couche. » Le vizir ne put entendrece discours sans horreur : « Ô Dieu ! interrompit-ilavec transport. Avez-vous perdu l’esprit, ma fille ?Pouvez-vous me faire une prière si dangereuse ? Vous savez quele sultan a fait serment sur son âme de ne coucher qu’une seulenuit avec la même femme et de lui faire ôter la vie le lendemain,et vous voulez que je lui propose de vous épouser ?Songez-vous bien à quoi vous expose votre zèle indiscret ? –Oui, mon père, répondit cette vertueuse fille, je connais tout ledanger que je cours, et il ne saurait m’épouvanter. Si je péris, mamort sera glorieuse ; et si je réussis dans mon entreprise, jerendrai à ma patrie un service important. – Non, dit le vizir, quoique vous puissiez me représenter, pour m’intéresser à vouspermettre de vous jeter dans cet affreux péril, ne vous imaginezpas que j’y consente. Quand le sultan m’ordonnera de vous enfoncerle poignard dans le sein, hélas ! il faudra bien que je luiobéisse : quel triste emploi pour un père ! Ah ! sivous ne craignez point la mort, craignez du moins de me causer ladouleur mortelle de voir ma main teinte de votre sang. – Encore unefois, mon père, dit Scheherazade, accordez-moi la grâce que je vousdemande. – Votre opiniâtreté, repartit le vizir, excite ma colère.Pourquoi vouloir vous-même courir à votre perte ? Qui neprévoit pas la fin d’une entreprise dangereuse n’en saurait sortirheureusement. Je crains qu’il ne vous arrive ce qui arriva à l’âne,qui était bien, et qui ne put s’y tenir. – Quel malheur arriva-t-ilà cet âne ? reprit Scheherazade. – Je vais vous le dire,répondit le vizir ; écoutez-moi :

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