Notre Dame de Paris – 1482 de Victor Hugo

II – FAITES-VOUS TRUAND
L’archidiacre, en rentrant au cloître, trouva à la porte de sa cellule son frère Jehan du Moulin qui l’attendait et qui avait charmé les ennuis de l’attente en dessinant avec un charbon sur le mur un profil de son frère aîné enrichi d’un nez démesuré.
Dom Claude regarda à peine son frère. Il avait d’autres songes. Ce joyeux visage de vaurien dont le rayonnement avait tant de fois rasséréné la sombre physionomie du prêtre était maintenant impuissant à fondre la brume qui s’épaississait chaque jour davantage sur cette âme corrompue, méphitique et stagnante.
« Mon frère, dit timidement Jehan, je viens vous voir. »
L’archidiacre ne leva seulement pas les yeux sur lui.
« Après ?
– Mon frère, reprit l’hypocrite, vous êtes si bon pour moi, et vous me donnez de si bons conseils que je reviens toujours à vous.
– Ensuite ?
– Hélas ! mon frère, c’est que vous aviez bien raison quand vous me disiez : « Jehan ! Jehan ! cessat doctorum doctrina, discipulorum disciplina{120}. Jehan, soyez sage, Jehan, docte, Jehan, ne pernoctez pas hors le collège sans légitime et congé du maître. Ne battez pas les Picards, noli, Joannes, verberare picardos. Ne pourrissez pas comme un âne illettré, quasi asinus illitteratus, sur le feurre de l’école. Jehan, laissez-vous punir à la discrétion du maître. Jehan, allez tous les soirs à la chapelle et chantez-y une antienne avec verset et oraison à madame la glorieuse Vierge Marie. » Hélas ! que c’étaient là de très excellents avis !
– Et puis ?
– Mon frère, vous voyez un coupable, un criminel, un misérable, un libertin, un homme énorme ! Mon cher frère, Jehan a fait de vos gracieux conseils paille et fumier à fouler aux pieds. J’en suis bien châtié, et le bon Dieu est extraordinairement juste. Tant que j’ai eu de l’argent, j’ai fait ripaille, folie et vie joyeuse. Oh ! que la débauche, si charmante de face, est laide et rechignée par derrière ! Maintenant je n’ai plus un blanc, j’ai vendu ma nappe, ma chemise et ma touaille, plus de joyeuse vie ! la belle chandelle est éteinte, et je n’ai plus que la vilaine mèche de suif qui me fume dans le nez. Les filles se moquent de moi. Je bois de l’eau. Je suis bourrelé de remords et de créanciers.
– Le reste ? dit l’archidiacre.
– Hélas ! très cher frère, je voudrais bien me ranger à une meilleure vie. Je viens à vous, plein de contrition. Je suis pénitent. Je me confesse. Je me frappe la poitrine à grands coups de poing. Vous avez bien raison de vouloir que je devienne un jour licencié et sous-moniteur du collège de Torchi. Voici que je me sens à présent une vocation magnifique pour cet état. Mais je n’ai plus d’encre, il faut que j’en rachète ; je n’ai plus de plumes, il faut que j’en rachète ; je n’ai plus de papier, je n’ai plus de livres, il faut que j’en rachète. J’ai grand besoin pour cela d’un peu de finance. Et je viens à vous, mon frère, le cœur plein de contrition.
– Est-ce tout ?
– Oui, dit l’écolier. Un peu d’argent.
– Je n’en ai pas. »
L’écolier dit alors d’un air grave et résolu en même temps : « Eh bien, mon frère, je suis fâché d’avoir à vous dire qu’on me fait d’autre part de très belles offres et propositions. Vous ne voulez pas me donner d’argent ? Non ? – En ce cas, je vais me faire truand. »
En prononçant ce mot monstrueux, il prit une mine d’Ajax, s’attendant à voir tomber la foudre sur sa tête.
L’archidiacre lui dit froidement :
« Faites-vous truand. »
Jehan le salua profondément et redescendit l’escalier du cloître en sifflant.
Au moment où il passait dans la cour du cloître sous la fenêtre de la cellule de son frère, il entendit cette fenêtre s’ouvrir, leva le nez et vit passer par l’ouverture la tête sévère de l’archidiacre. « Va-t’en au diable ! disait dom Claude ; voici le dernier argent que tu auras de moi. »

En même temps, le prêtre jeta à Jehan une bourse qui fit à l’écolier une grosse bosse au front, et dont Jehan s’en alla à la fois fâché et content, comme un chien qu’on lapiderait avec des os à moelle.

III – VIVE LA JOIE !
Le lecteur n’a peut-être pas oublié qu’une partie de la Cour des Miracles était enclose par l’ancien mur d’enceinte de la ville, dont bon nombre de tours commençaient dès cette époque à tomber en ruine. L’une de ces tours avait été convertie en lieu de plaisir par les truands. Il y avait cabaret dans la salle basse, et le reste dans les étages supérieurs. Cette tour était le point le plus vivant et par conséquent le plus hideux de la truanderie. C’était une sorte de ruche monstrueuse qui y bourdonnait nuit et jour. La nuit, quand tout le surplus de la gueuserie dormait, quand il n’y avait plus une fenêtre allumée sur les façades terreuses de la place, quand on n’entendait plus sortir un cri de ces innombrables maisonnées, de ces fourmilières de voleurs, de filles et d’enfants volés ou bâtards, on reconnaissait toujours la joyeuse tour au bruit qu’elle faisait, à la lumière écarlate qui, rayonnant à la fois aux soupiraux, aux fenêtres, aux fissures des murs lézardés, s’échappait pour ainsi dire de tous ses pores.
La cave était donc le cabaret. On y descendait par une porte basse et par un escalier aussi roide qu’un alexandrin classique. Sur la porte il y avait en guise d’enseigne un merveilleux barbouillage représentant des sols neufs et des poulets tués, avec ce calembour au-dessous : Aux sonneurs pour les trépassés.
Un soir, au moment où le couvre-feu sonnait à tous les beffrois de Paris, les sergents du guet, s’il leur eût été donné d’entrer dans la redoutable Cour des Miracles, auraient pu remarquer qu’il se faisait dans la taverne des truands plus de tumulte encore qu’à l’ordinaire, qu’on y buvait plus et qu’on y jurait mieux. Au dehors, il y avait dans la place force groupes qui s’entretenaient à voix basse, comme lorsqu’il se trame un grand dessein, et çà et là un drôle accroupi qui aiguisait une méchante lame de fer sur un pavé.
Cependant dans la taverne même, le vin et le jeu étaient une si puissante diversion aux idées qui occupaient ce soir-là la truanderie, qu’il eût été difficile de deviner aux propos des buveurs de quoi il s’agissait. Seulement ils avaient l’air plus gai que de coutume, et on leur voyait à tous reluire quelque arme entre les jambes, une serpe, une cognée, un gros estramaçon, ou le croc d’une vieille hacquebute.
La salle, de forme ronde, était très vaste, mais les tables étaient si pressées et les buveurs si nombreux, que tout ce que contenait la taverne, hommes, femmes, bancs, cruches à bière, ce qui buvait, ce qui dormait, ce qui jouait, les bien portants, les éclopés, semblaient entassés pêle-mêle avec autant d’ordre et d’harmonie qu’un tas d’écailles d’huîtres. Il y avait quelques suifs allumés sur les tables ; mais le véritable luminaire de la taverne, ce qui remplissait dans le cabaret le rôle du lustre dans une salle d’opéra, c’était le feu. Cette cave était si humide qu’on n’y laissait jamais éteindre la cheminée, même en plein été ; une cheminée immense à manteau sculpté, toute hérissée de lourds chenets de fer et d’appareils de cuisine, avec un de ces gros feux mêlés de bois et de tourbe qui, la nuit, dans les rues de village, font saillir si rouge sur les murs d’en face le spectre des fenêtres de forge. Un grand chien, gravement assis dans la cendre, tournait devant la braise une broche chargée de viandes.
Quelle que fût la confusion, après le premier coup d’œil, on pouvait distinguer dans cette multitude trois groupes principaux, qui se pressaient autour de trois personnages que le lecteur connaît déjà. L’un de ces personnages, bizarrement accoutré de maint oripeau oriental, était Mathias Hungadi Spicali, duc d’Égypte et de Bohême. Le maraud était assis sur une table, les jambes croisées, le doigt en l’air et faisait d’une voix haute distribution de sa science en magie blanche et noire à mainte face béante qui l’entourait.
Une autre cohue s’épaississait autour de notre ancien ami, le vaillant roi de Thunes, armé jusqu’aux dents. Clopin Trouillefou, d’un air très sérieux et à voix basse, réglait le pillage d’une énorme futaille pleine d’armes, largement défoncée devant lui, d’où se dégorgeaient en foule haches, épées, bassinets, cottes de mailles, platers, fers de lance et d’archegayes, sagettes et viretons, comme pommes et raisins d’une corne d’abondance. Chacun prenait au tas, qui le morion, qui l’estoc, qui la miséricorde à poignée en croix. Les enfants eux-mêmes s’armaient, et il y avait jusqu’à des culs-de-jatte qui, bardés et cuirassés, passaient entre les jambes des buveurs comme de gros scarabées.
Enfin un troisième auditoire, le plus bruyant, le plus jovial et le plus nombreux, encombrait les bancs et les tables au milieu desquels pérorait et jurait une voix en flûte qui s’échappait de dessous une pesante armure complète du casque aux éperons. L’individu qui s’était ainsi vissé une panoplie sur le corps disparaissait tellement sous l’habit de guerre qu’on ne voyait plus de sa personne qu’un nez effronté, rouge, retroussé, une boucle de cheveux blonds, une bouche rose et des yeux hardis. Il avait la ceinture pleine de dagues et de poignards, une grande épée au flanc, une arbalète rouillée à sa gauche, et un vaste broc de vin devant lui, sans compter à sa droite une épaisse fille débraillée. Toutes les bouches à l’entour de lui riaient, sacraient et buvaient.
Qu’on ajoute vingt groupes secondaires, les filles et les garçons de service courant avec des brocs en tête, les joueurs accroupis sur les billes, sur les merelles, sur les dés, sur les vachettes, sur le jeu passionné du tringlet, les querelles dans un coin, les baisers dans l’autre, et l’on aura quelque idée de cet ensemble, sur lequel vacillait la clarté d’un grand feu flambant qui faisait danser sur les murs du cabaret mille ombres démesurées et grotesques.
Quant au bruit, c’était l’intérieur d’une cloche en grande volée.
La lèchefrite, où pétillait une pluie de graisse, emplissait de son glapissement continu les intervalles de ces mille dialogues qui se croisaient d’un bout à l’autre de la salle.

Il y avait parmi ce vacarme, au fond de la taverne, sur le banc intérieur de la cheminée, un philosophe qui méditait, les pieds dans la cendre et l’œil sur les tisons. C’était Pierre Gringoire.
« Allons, vite ! dépêchons, armez-vous ! on se met en marche dans une heure ! » disait Clopin Trouillefou à ses argotiers.
Une fille fredonnait :
Bonsoir, mon père et ma mère ! Les derniers couvrent le feu.
Deux joueurs de cartes se disputaient. « Valet ! criait le plus empourpré des deux, en montrant le poing à l’autre, je vais te marquer au trèfle. Tu pourras remplacer Mistigri dans le jeu de cartes de monseigneur le roi. »
« Ouf ! hurlait un normand, reconnaissable à son accent nasillard, on est ici tassé comme les saints de Caillouville ! »
« Fils, disait à son auditoire le duc d’Égypte parlant en fausset, les sorcières de France vont au sabbat sans balai, ni graisse, ni monture, seulement avec quelques paroles magiques. Les sorcières d’Italie ont toujours un bouc qui les attend à leur porte. Toutes sont tenues de sortir par la cheminée. »
La voix du jeune drôle armé de pied en cap dominait le brouhaha.
« Noël ! Noël ! criait-il. Mes première armes aujourd’hui ! Truand ! je suis truand, ventre de Christ ! versez-moi à boire ! – Mes amis, je m’appelle Jehan Frollo du Moulin, et je suis gentilhomme. Je suis d’avis que, si Dieu était gendarme, il se ferait pillard. Frères, nous allons faire une belle expédition. Nous sommes des vaillants. Assiéger l’église, enfoncer les portes, en tirer la belle fille, la sauver des juges, la sauver des prêtres, démanteler le cloître, brûler l’évêque dans l’évêché, nous ferons cela en moins de temps qu’il n’en faut à un bourgmestre pour manger une cuillerée de soupe. Notre cause est juste, nous pillerons Notre-Dame, et tout sera dit. Nous pendrons Quasimodo. Connaissez-vous Quasimodo, mesdamoiselles ? L’avez-vous vu s’essouffler sur le bourdon un jour de grande Pentecôte ? Corne du Père ! c’est très beau ! on dirait un diable à cheval sur une gueule. – Mes amis, écoutez-moi, je suis truand au fond du cœur, je suis argotier dans l’âme, je suis né cagou. J’ai été très riche, et j’ai mangé mon bien. Ma mère voulait me faire officier, mon père sous-diacre, ma tante conseiller aux enquêtes, ma grand-mère protonotaire du roi, ma grand-tante trésorier de robe courte. Moi, je me suis fait truand. J’ai dit cela à mon père qui m’a craché sa malédiction au visage, à ma mère qui s’est mise, la vieille dame, à pleurer et à baver comme cette bûche sur ce chenet. Vive la joie ! je suis un vrai Bicêtre ! Tavernière ma mie, d’autre vin ! j’ai encore de quoi payer. Je ne veux plus de vin de Suresnes. Il me chagrine le gosier. J’aimerais autant, corbœuf ! me gargariser d’un panier ! »
Cependant la cohue applaudissait avec des éclats de rire et, voyant que le tumulte redoublait autour de lui, l’écolier s’écria : « Oh ! le beau bruit ! Populi debacchantis populosa debacchatio{121} ! » Alors il se mit à chanter, l’œil comme noyé dans l’extase, du ton d’un chanoine qui entonne vêpres : « – Quæ cantica ! quæ organa ! quæ cantilenæ ! quæ melodiæ hic sine fine decantantur ! sonant melliflua hymnorum organa, suavissima angelorum melodia, cantica canticorum mira{122} ! » Il s’interrompit : « Buvetière du diable, donne-moi à souper. »
Il y eut un moment de quasi-silence pendant lequel s’éleva à son tour la voix aigre du duc d’Égypte, enseignant ses bohémiens… « La belette s’appelle Aduine, le renard Pied-Bleu ou le Coureur-des-Bois, le loup Pied- Gris ou Pied-Doré, l’ours le Vieux ou le Grand-Père. – Le bonnet d’un gnome rend invisible, et fait voir les choses invisibles. – Tout crapaud qu’on baptise doit être vêtu de velours rouge ou noir, une sonnette au cou, une sonnette aux pieds. Le parrain tient la tête, la marraine le derrière.
– C’est le démon Sidragasum qui a le pouvoir de faire danser les filles toutes nues.
– Par la messe ! interrompit Jehan, je voudrais être le démon Sidragasum. »
Cependant les truands continuaient de s’armer en chuchotant à l’autre bout du cabaret.
« Cette pauvre Esmeralda ! disait un bohémien. C’est notre sœur. – Il faut la tirer de là.
– Est-elle donc toujours à Notre-Dame ? reprenait un marcandier à mine de juif.
– Oui, pardieu !

– Eh bien ! camarades, s’écria le marcandier, à Notre- Dame ! D’autant mieux qu’il y a à la chapelle des saints Féréol et Ferrution deux statues, l’une de saint Jean- Baptiste, l’autre de saint Antoine, toutes d’or, pesant ensemble dix-sept marcs d’or et quinze estellins, et les sous-pieds d’argent doré dix-sept marcs cinq onces. Je sais cela. Je suis orfèvre. »
Ici on servit à Jehan son souper. Il s’écria, en s’étalant sur la gorge de la fille sa voisine :
« Par saint Voult-de-Lucques, que le peuple appelle saint Goguelu, je suis parfaitement heureux. J’ai là devant moi un imbécile qui me regarde avec la mine glabre d’un archiduc. En voici un à ma gauche qui a les dents si longues qu’elles lui cachent le menton. Et puis je suis comme le maréchal de Gié au siège de Pontoise, j’ai ma droite appuyée à un mamelon. – Ventre-Mahom ! camarade ! tu as l’air d’un marchand d’esteufs, et tu viens t’asseoir auprès de moi ! Je suis noble, l’ami. La marchandise est incompatible avec la noblesse ! Va-t’en de là. – Holàhée ! vous autres ! ne vous battez pas ! Comment, Baptiste Croque-Oison, toi qui as un si beau nez, tu vas le risquer contre les gros poings de ce butor ! Imbécile ! Non cuiquam datum est habere nasum{123}. – Tu es vraiment divine, Jacqueline Ronge-Oreille ! c’est dommage que tu n’aies pas de cheveux. – Holà ! je m’appelle Jehan Frollo, et mon frère est archidiacre. Que le diable l’emporte ! Tout ce que je vous dis est la vérité. En me faisant truand, j’ai renoncé de gaieté de cœur à la moitié d’une maison située dans le paradis que mon frère m’avait promise. Dimidiam domum in paradiso. Je cite le texte. J’ai un fief rue Tirechappe, et toutes les femmes sont amoureuses de moi, aussi vrai qu’il est vrai que saint Éloy était un excellent orfèvre, et que les cinq métiers de la bonne ville de Paris sont les tanneurs, les mégissiers, les baudroyeurs, les boursiers et les sueurs, et que saint Laurent a été brûlé avec des coquilles d’œufs. Je vous jure, camarades,
Que je ne beuvrai de piment Devant un an, si je cy ment !
Ma charmante, il fait clair de lune, regarde donc là-bas par le soupirail comme le vent chiffonne les nuages ! Ainsi je fais ta gorgerette. – Les filles ! mouchez les enfants et les chandelles. – Christ et Mahom ! qu’est-ce que je mange là, Jupiter ! Ohé ! la matrulle ! les cheveux qu’on ne trouve pas sur la tête de tes ribaudes, on les retrouve dans tes omelettes. La vieille ! j’aime les omelettes chauves. Que le diable te fasse camuse ! – Belle hôtellerie de Belzébuth où les ribaudes se peignent avec les fourchettes ! »
Cela dit, il brisa son assiette sur le pavé et se mit à chanter à tue-tête :
Et je n’ai, moi, Par la sang-Dieu !
Ni foi, ni loi, Ni feu, ni lieu, Ni roi, Ni Dieu !
Cependant, Clopin Trouillefou avait fini sa distribution d’armes. Il s’approcha de Gringoire qui paraissait plongé dans une profonde rêverie, les pieds sur un chenet.
« L’ami Pierre, dit le roi de Thunes, à quoi diable penses-tu ? »
Gringoire se retourna vers lui avec un sourire mélancolique :
« J’aime le feu, mon cher seigneur. Non par la raison triviale que le feu réchauffe nos pieds ou cuit notre soupe, mais parce qu’il a des étincelles. Quelquefois je passe des heures à regarder les étincelles. Je découvre mille choses dans ces étoiles qui saupoudrent le fond noir de l’âtre. Ces étoiles-là aussi sont des mondes.
– Tonnerre si je te comprends ! dit le truand. Sais-tu quelle heure il est ?
– Je ne sais pas », répondit Gringoire. Clopin s’approcha alors du duc d’Égypte.
« Camarade Mathias, le quart d’heure n’est pas bon.
On dit le roi Louis onzième à Paris.
– Raison de plus pour lui tirer notre sœur des griffes, répondit le vieux bohémien.
– Tu parles en homme, Mathias, dit le roi de Thunes. D’ailleurs nous ferons lestement. Pas de résistance à craindre dans l’église. Les chanoines sont des lièvres, et nous sommes en force. Les gens du parlement seront bien attrapés demain quand ils viendront la chercher ! Boyaux du pape ! je ne veux pas qu’on pende la jolie fille ! » Clopin sortit du cabaret.
Pendant ce temps-là, Jehan s’écriait d’une voix enrouée : « Je bois, je mange, je suis ivre, je suis Jupiter !
– Eh ! Pierre l’Assommeur, si tu me regardes encore comme cela, je vais t’épousseter le nez avec des chiquenaudes. »
De son côté Gringoire, arraché de ses méditations, s’était mis à considérer la scène fougueuse et criarde qui l’environnait en murmurant entre ses dents : « Luxuriosa res vinum et tumultuosa ebrietas{124}. Hélas ! que j’ai bien raison de ne pas boire, et que saint Benoît dit excellemment : Vinum apostatare facit etiam sapientes{125}. »
En ce moment Clopin rentra et cria d’une voix de tonnerre : « Minuit ! »
À ce mot, qui fit l’effet du boute-selle sur un régiment en halte, tous les truands, hommes, femmes, enfants, se précipitèrent en foule hors de la taverne avec un grand bruit d’armes et de ferrailles.
La lune s’était voilée. La Cour des Miracles était tout à fait obscure. Il n’y avait pas une lumière. Elle était pourtant loin d’être déserte. On y distinguait une foule d’hommes et de femmes qui se parlaient bas. On les entendait bourdonner, et l’on voyait reluire toutes sortes d’armes dans les ténèbres. Clopin monta sur une grosse pierre.
« À vos rangs, l’Argot ! cria-t-il. À vos rangs, l’Égypte ! À vos rangs, Galilée ! »
Un mouvement se fit dans l’ombre. L’immense multitude parut se former en colonne. Après quelques minutes, le roi de Thunes éleva encore la voix :
« Maintenant, silence pour traverser Paris ! Le mot de passe est : Petite flambe en baguenaud ! On n’allumera les torches qu’à Notre-Dame ! En marche ! »
Dix minutes après, les cavaliers du guet s’enfuyaient épouvantés devant une longue procession d’hommes noirs et silencieux qui descendait vers le Pont-au-Change, à travers les rues tortueuses qui percent en tous sens le massif quartier des Halles.

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