Nouvelles Mille et une nuits

L’aventure des Cabs

Le lieutenant Brackenbury Rich s’était singulièrement distinguéaux Indes, dans une guerre de montagnes ; il avait, de sapropre main, fait un chef prisonnier. Sa bravoure étaituniversellement reconnue ; aussi, quand, affaibli par unaffreux coup de sabre et par la fièvre des jungles, il revint enAngleterre, la société se montra-t-elle disposée à le fêter commeune célébrité au moins de second ordre. Mais la marque distinctivedu caractère de Brackenbury Rich était une sincère modestie ;si les aventures lui étaient chères, il se souciait fort peu descompliments ; il alla donc attendre tantôt sur le continent,dans des villes d’eaux, tantôt à Alger, que le bruit de sesexploits se fût éteint. L’oubli vient toujours vite en pareil caset, dès le commencement de la saison, un homme sage put rentrer àLondres incognito. Comme il n’avait que des parents éloignés,demeurant tous en province, ce fut presque à la façon d’un étrangerqu’il s’installa dans la capitale du pays pour lequel il avaitversé son sang.

Le lendemain de son arrivée, il dîna seul au cercle militaire,donna des poignées de main à quelques vieux camarades et reçutleurs chaleureuses félicitations, mais tous avaient des engagementsd’un genre ou d’un autre, et il fut bientôt laissé complètement àlui-même. Brackenbury était en tenue du soir, ayant formé le projetd’aller au théâtre : il ne savait cependant de quel côtédiriger ses pas. La grande ville lui était peu familière ; ilavait passé d’un collège de province à l’école militaire et, de là,était parti directement pour l’Orient. Du reste, les hasards d’unnouveau genre ne l’effrayaient pas ; il se promettait nombrede jouissances variées dans l’exploration de ce monde inconnu.

Il se dirigea donc, en balançant sa canne, vers la partie ouestde Londres. La soirée était tiède, déjà sombre, et, de temps entemps, la pluie menaçait. Cette multitude de figures, se succédantà la lumière du gaz, excitait l’imagination du lieutenant, il luisemblait qu’il pourrait marcher éternellement dans cette atmosphèretroublante et environné par le mystère de quatre millionsd’existences. Regardant les maisons, il se demanda ce qui sedéroulait derrière ces fenêtres vivement éclairées ; ilexaminait chaque passant et les voyait tous tendre vers un butquelconque, soit criminel, soit généreux, qu’il eût vouludeviner.

« On parle de la guerre, pensa-t-il, mais ceci est le grandchamp de bataille de l’humanité. »

Et alors il s’étonna d’avoir marché si longtemps déjà sur unescène aussi compliquée, sans rencontrer l’ombre d’une aventure pourson propre compte.

« Tout vient à son heure, se dit-il enfin. Je seraiforcément entraîné dans le tourbillon, avant peu. »

La nuit était assez avancée, lorsqu’une grosse averse trèsfroide, tomba soudain. Brackenbury s’arrêta sous quelques arbreset, pendant qu’il cherchait à se garantir, il aperçut le cocherd’un de ces fiacres qu’on appelle hansom-cabs, lui faisant signequ’il était libre. L’offre tombait à propos ; il leva sa cannepour toute réponse et eut vite fait de se mettre à l’abri.

« Où faut-il aller, monsieur ? demanda le cocher.

– Où vous voudrez », répondit Brackenbury.

Immédiatement, à une allure vertigineuse, le cab partit àtravers la pluie et un dédale de villas. Chaque villa, avec sonjardin en façade, était tellement semblable à l’autre, il était sidifficile de distinguer les rues désertes et faiblement éclairées,les places, les tournants par lesquels le cab précipitait sacourse, que Brackenbury perdit bientôt toute idée de la directionqu’il suivait. Un instant il lui sembla que le cocher s’amusait àle faire tourner dans un même quartier ; mais non, l’hommeavait un but ; il se hâtait vers un endroit déterminé, commesi quelque affaire pressante l’eut attendu. Brackenbury, étonné deson habileté à se reconnaître au milieu d’un tel labyrinthe, un peuinquiet aussi, se demandait la raison de cette extraordinairevitesse. Il avait entendu raconter des histoires sinistresd’étrangers, auxquels il était arrivé malheur dans Londres. Sonconducteur faisait-il partie de quelque associationsanguinaire ? Et lui-même était-il entraîné vers une mortviolente ?

Ce soupçon s’était à peine présenté à son esprit que le cabtourna un angle et s’arrêta net sur une large avenue, devant lagrille de certaine villa brillamment illuminée. Un autre fiacres’éloignait à l’instant, et Brackenbury put voir un gentleman, reçuà la porte d’entrée par plusieurs laquais en livrée. Il s’étonnaque le cocher se fût justement arrêté devant une maison où il yavait réception, mais il ne douta pas que ce ne fût par suite d’unaccident et continua de fumer tranquillement jusqu’à ce qu’ilentendît le vasistas se relever au-dessus de sa tête :

« Nous voici arrivés, monsieur.

– Arrivés ? répéta Brackenbury, arrivés où ?

– Vous m’avez dit de vous conduire où il me plairait, réponditle cocher en riant, et nous y voici. »

Brackenbury fut frappé du ton singulièrement doux et poli de cethomme d’une classe inférieure ; il se rappela la vitesse aveclaquelle il avait été mené et remarqua que le cab était plusélégant que la majorité des voitures publiques.

« Il faut que je vous demande une petite explication,dit-il. Comptez-vous me mettre dehors par cette pluie ? Monbrave, je pense que c’est à moi que le choix appartient.

– Certainement, le choix vous appartient, répondit lecocher ; mais, quand j’aurai tout dit, je crois savoir dequelle façon se décidera un gentleman de votre sorte. Il y a là uneréunion de messieurs ; je ne sais si le propriétaire est unétranger qui n’a dans Londres aucunes connaissances, ou si c’estsimplement un original, mais, ce qu’il y a de certain, c’est quej’ai été loué, pour lui amener, aussi nombreux que possible, desmessieurs seuls, en tenue de soirée, et de préférence des officiersde l’armée. Vous n’avez qu’à entrer et à dire que Mr. Morris vous ainvité.

– Êtes-vous ce Mr. Morris ? demanda le lieutenant.

– Oh non ! répondit le cocher. Mr. Morris est le maître dela maison.

– Ce n’est pas une manière banale de rassembler des convives,dit Brackenbury ; mais un homme excentrique peut fort bien sepasser cette fantaisie sans aucune mauvaise intention. Supposez queje refuse l’invitation de Mr. Morris, qu’arrivera-t-ilalors ?

– Mes ordres sont de vous ramener là où je vous ai pris,monsieur, et de continuer à chercher d’autres voyageurs jusqu’àminuit : – Ceux qui ne sont pas tentés par une telle partie deplaisir, a dit Mr. Morris, ne sont pas les hôtes qu’il mefaut. »

Ces paroles décidèrent le lieutenant.

« Après tout, se dit-il, en mettant pied à terre, je n’aipas attendu longtemps mon aventure. »

Il avait à peine touché le trottoir et il était encore en trainde chercher de l’argent dans sa poche quand le cab fit demi-touret, reprenant le chemin par lequel il était venu, s’éloigna à lamême allure de casse-cou. Brackenbury appela le cocher, qui n’y fitaucune attention et continua de filer ; mais le son de sa voixfut entendu de la maison ; de nouveau la porte s’ouvrit,projetant un flot de lumière sur le jardin, et un domestiqueaccourut, tenant un parapluie.

« Le cab a été payé », fit observer cet homme d’un tonobséquieux.

Après quoi il se mit à escorter Brackenbury le long de l’alléeet sur les marches du perron.

Dans le vestibule, plusieurs autres laquais le débarrassèrent deson chapeau, de sa canne et de son pardessus, lui remirent uncarton portant un numéro, et très poliment le firent monter par unescalier orné de fleurs tropicales, jusqu’à la porte d’unappartement au premier étage. Là, un majestueux maître d’hôtel, luidemanda son nom puis, annonçant le lieutenant Brackenbury Rich, lefit entrer dans le salon, où un jeune homme, grand, mince etsingulièrement beau, l’accueillit d’un air noble et affable tout àla fois.

Des centaines de bougies éclairaient cette pièce, qui, ainsi quel’escalier, était parfumée de plantes rares et superbes, en pleinefloraison. Dans un coin, une table s’offrait, chargée de viandesappétissantes. Plusieurs domestiques passaient des fruits et descoupes de champagne. Il y avait dans le salon à peu près seizepersonnes, rien que des hommes, dont un petit nombre seulementavaient dépassé la première jeunesse ; presque tous avaientl’air hardi et intelligent. Ils étaient divisés en deux groupes, lepremier devant une roulette, l’autre entourant une table debaccarat.

« Je comprends, pensa Brackenbury. Je suis dans une maisonde jeu clandestine et le cocher était un racoleur. »

Son regard, ayant embrassé tous les détails qui motivaient cetteconclusion, se reporta sur l’hôte qui l’avait reçu avec tant debonne grâce et qui le tenait encore par la main. L’élégancenaturelle de ses manières, la distinction, l’amabilité qui selisaient sur ses traits, ne convenaient pas pourtant aupropriétaire d’un tripot, son langage semblait indiquer un hommebien né. Brackenbury ressentit une sympathie instinctive pour sonamphitryon, bien qu’il se blâmât lui-même de cette faiblesse.

« J’ai entendu parler de vous, lieutenant Rich, dit Mr.Morris en baissant la voix, et, croyez-moi, je suis charmé de vousconnaître. Votre apparence est bien d’accord avec la réputation quivous a précédé : on sait votre belle conduite dans l’Inde, et,si vous consentez à oublier l’irrégularité de votre présentation,je regarderai non seulement comme un honneur de vous avoir chezmoi, mais encore j’en éprouverai un très sincère plaisir. L’hommequi ne fait qu’une bouchée d’une troupe de cavaliers barbares,ajouta-t-il en riant, ne doit pas être scandalisé par uneinfraction, même sérieuse, à l’étiquette. »

Il le mena vers le buffet et insista pour lui faire prendrequelques rafraîchissements.

« Ma parole, pensa le lieutenant, voilà l’un des pluscharmants compagnons que j’aie rencontré jamais, et, je n’en doutepas, l’une des plus agréables sociétés de Londres. »

Il but un peu de vin de Champagne qu’il trouva excellent, et,remarquant que plusieurs personnes étaient en train de fumer,alluma un manille, avant de se diriger vers la table de roulette,où il risqua son enjeu. Ce fut alors qu’il s’aperçut que tous lesinvités étaient soumis à un examen très serré. Mr. Morris allaitde-ci de-là, occupé en apparence de ses devoirs d’hospitalité,mais, cependant, il jetait tout autour de lui des regardsscrutateurs. Personne n’échappait à son œil perçant ; ilobservait la tenue de ceux qui perdaient de grosses sommes, ilévaluait le montant des mises, il écoutait les conversations ;en un mot il semblait guetter le moindre indice de caractère et enprendre note. Brackenbury sentit renaître ses soupçons. Était-ilvraiment dans une maison de jeu ? Que signifiait cetteenquête ? Il épia Mr. Morris dans tous ses mouvements, et,quoique celui-ci eût un sourire toujours prêt, il crut distinguer,sous ce masque, une expression soucieuse et préoccupée. Tous,autour de lui, riaient, causaient et faisaient leurs jeux ;mais les invités n’inspiraient plus aucun intérêt àBrackenbury.

« Ce Morris, se dit-il, n’est pas ici pour s’amuser. Ilpoursuit quelque dessein profond ; pourvu qu’il me soit donnéde le découvrir ! »

De temps en temps, Mr. Morris entraînait à l’écart un desvisiteurs ; et, après un bref colloque dans l’antichambre, ilrevenait seul, l’autre ne reparaissait plus… Ce manège, plusieursfois répété, excita au plus haut degré la curiosité de Brackenbury.Il résolut d’aller immédiatement au fond de ce petit mystère, et,sortant d’un air de flânerie dans l’antichambre, découvrit uneembrasure de fenêtre très profonde, cachée par des rideaux d’unvert à la mode. Là, il se dissimula à la hâte ; il n’eut pas àattendre longtemps : un bruit de pas et de voix serapprochait, venant du salon principal. Regardant entre lesrideaux, il vit Mr. Morris qui escortait un personnage épais etcoloré, ayant un peu la mine d’un commis voyageur et queBrackenbury avait déjà remarqué à cause de son air commun. Tousdeux s’arrêtèrent juste devant la fenêtre, de sorte que celui quiécoutait ne perdit pas un mot du discours suivant :

« Je vous demande mille pardons, disait Mr. Morris ;avec une exquise politesse, vous me voyez fort embarrassé ;mais dans une grande ville comme Londres, des erreurs surviennentcontinuellement, et le mieux est d’y remédier au plus vite. Je nevous le cacherai donc pas, monsieur : je crains que vous nevous soyez trompé et que vous n’ayez honoré ma modeste demeure parmégarde ; car, pour parler net, je ne puis nullement merappeler votre figure. Laissez-moi vous poser la question sanscirconlocutions inutiles, un mot suffira : – Chez quipensez-vous être ?

– Chez Mr. Morris, balbutia l’autre, en manifestant laprodigieuse confusion qui s’était visiblement emparée de luipendant les dernières minutes.

– John ou James Morris ? demanda le maître de lamaison.

– Je ne puis réellement le dire, repartit le malheureuxinvité ; je ne suis pas en relations personnelles avec cegentleman, pas plus que je ne le suis avec vous-même.

– Je comprends, dit Mr. Morris ; il y a quelqu’un du mêmenom dans le bas de la rue et sans doute le policeman pourra vousindiquer son adresse. Croyez que je me félicite du malentendu quim’a pendant quelques instants procuré le plaisir de votrecompagnie, et laissez-moi vous exprimer l’espoir que nous nousrencontrerons de nouveau d’une manière plus régulière. D’ici là, jene voudrais, pour rien au monde, vous retenir plus longtemps loinde vos amis. John, ajouta-t-il en élevant la voix, voulez-vousaider monsieur à retrouver son pardessus ? »

Et, d’un air aimable, Mr. Morris accompagna son hôte jusqu’à laporte de l’antichambre, où il le laissa aux soins du maîtred’hôtel. Comme il passait devant la fenêtre, en retournant dans lesalon, Brackenbury put l’entendre pousser un profond soupir, commesi son esprit était chargé d’une grande anxiété et ses nerfs déjàlassés par la tâche qu’il poursuivait.

Pendant près d’une heure, les cabs continuèrent à arriver avecune telle fréquence, que Mr. Morris eut à recevoir un nouvel hôtepour chacun des anciens qu’il renvoyait, de sorte que le nombre desjoueurs resta toujours à peu près le même. Mais au bout de cetemps, les arrivées s’espacèrent de plus en plus, pour cesser enfintout à fait, tandis que les éliminations continuaient tout aussiactivement. Le salon commença donc à se vider ; le baccaratcessa, faute de banquier ; plus d’un invité prit de lui-mêmecongé, sans qu’on essayât de le retenir ; en même temps Mr.Morris redoublait d’attentions empressées auprès de ceux quidemeuraient encore. Il allait de groupe en groupe et de l’un àl’autre, prodiguant les regards sympathiques et les parolesgracieuses ; il était moins hôte qu’hôtesse, pour ainsi dire,car il y avait, dans sa manière d’être, une sorte de coquetterie,de condescendance féminine qui prenait le cœur de tous.

Comme l’assemblée se réduisait de plus en plus, le lieutenantRich, en quête d’un peu d’air, sortit du salon et alla jusque dansle vestibule ; mais il n’en eut pas plus tôt franchi le seuil,qu’il fut subitement arrêté par une découverte fort extraordinaire.Les plantes fleuries avaient disparu de l’escalier ; troisgrands fourgons de mobilier stationnaient devant la porte dujardin ; les domestiques étaient occupés à déménager la maisonde tous les côtés ; même quelques-uns d’entre eux avaient déjàquitté leur livrée et se préparaient à s’en aller. C’était comme lafin d’un bal à la campagne, où tout a été fourni en location.Certes Brackenbury avait lieu de réfléchir. D’abord les invités,qui, en somme, n’étaient pas réellement des invités, avaient étérenvoyés ; et maintenant les serviteurs, qui évidemmentn’étaient pas de vrais serviteurs, se dispersaient en toutehâte.

« N’était-ce donc qu’un rêve ? se demanda-t-il, unefantasmagorie qui doit s’évanouir avant le jour ? »

Saisissant une occasion favorable, Brackenbury gagna l’escalieret monta jusqu’aux étages supérieurs de la maison. C’était biencomme il l’avait pressenti. Il courut de chambre en chambre et nevit pas le moindre meuble, pas même un tableau accroché aux murs.Bien que les peintures fussent fraîches et les papiers nouvellementposés, la maison était non seulement inhabitée pour l’instant, maisn’avait certainement jamais été habitée du tout. Le jeune officierse rappela avec étonnement l’air élégant, confortable ethospitalier qu’elle affectait lors de son arrivée. Ce n’était qu’àforce de prodigieuses dépenses que l’imposture avait pu êtreorganisée sur une si grande échelle.

Qui donc était Mr. Morris ? Quel était son but pour jouerainsi, pendant une nuit, le rôle d’un maître de maison dans ce coinreculé de Londres ? Et pourquoi rassemblait-il ses hôtes auhasard de la rue ? Brackenbury se souvint qu’il avait déjàtardé trop longtemps et se hâta de redescendre. Pendant sonabsence, beaucoup de monde était parti, et, en comptant lelieutenant, il n’y avait plus que cinq personnes dans le salon,tout à l’heure si rempli. Comme il rentrait, Mr. Morrisl’accueillit avec un sourire et se leva :

« Il est temps maintenant, messieurs, dit-il, de vousexpliquer quel était mon projet en vous enlevant ainsi. J’espèreque la soirée ne vous aura pas paru ennuyeuse ; je le confessetoutefois, mon dessein n’était pas d’amuser vos loisirs, mais de meprocurer du secours dans une circonstance critique. Vous êtes tousdes gentlemen, continua-t-il, votre apparence le prouvesuffisamment et je ne demande pas de meilleure garantie. Donc, jele dis sans aucun détour, je viens vous demander de me rendre unservice à la fois dangereux et délicat ; dangereux, car vous yrisquerez votre vie ; délicat, parce qu’il me faut exiger devous la plus absolue discrétion sur tout ce qu’il vous arrivera devoir et d’entendre. De la part de quelqu’un qui vous est absolumentétranger, la requête est presque ridiculement extravagante, je lesens ; si l’un d’entre vous recule devant une périlleuseconfidence et un acte de dévouement digne de Don Quichotte, je suisdonc prêt à lui tendre la main avec toute la sincérité possible, enlui souhaitant une bonne nuit, à la garde de Dieu. »

Un homme très grand et très brun, au dos voûté, réponditimmédiatement à cet appel.

« J’approuve votre franchise, monsieur, et pour ma part, jem’en vais. Je ne fais pas de réflexions, mais je ne puis nier quevous ne m’inspiriez quelque méfiance. Je m’en vais, je le répète,et peut-être trouverez-vous que je n’ai aucun droit d’ajouter desparoles à l’exemple que je donne.

– Au contraire, répliqua Mr. Morris ; je vous remercie dece que vous dites. Il serait impossible d’exagérer la gravité demon dessein.

– Eh bien, messieurs, qu’en pensez-vous ? reprit l’hommebrun en s’adressant aux autres. Nous avons mené assez loin cettefredaine nocturne. Rentrerons-nous au logis, paisiblement et tousensemble ? Vous approuverez ma proposition demain matin,quand, sans peur et sans reproche, vous reverrez lesoleil. »

Celui qui parlait prononça ces derniers mots avec une intonationqui ajoutait à leur force, et sa figure portait une singulièreexpression de gravité. Un des assistants se leva précipitamment et,d’un air alarmé, se prépara aussitôt à prendre congé. Deuxseulement restèrent fermes à leur place : Brackenbury et unvieux major de cavalerie au nez rubicond ; ces deux derniersgardaient une attitude nonchalante, et, sauf un regardd’intelligence rapidement échangé entre eux, semblaient absolumentétrangers à la discussion qui venait de finir.

Mr. Morris conduisit les déserteurs jusqu’à la porte, qu’ilferma sur leurs talons ; puis il se retourna en laissant voirune expression de soulagement. S’adressant aux deuxofficiers :

« J’ai choisi mes hommes comme le Josué de la Bible,dit-il, et je crois maintenant avoir l’élite de Londres. Votrephysionomie séduisit mes cochers ; elle me plut encoredavantage ; j’ai surveillé votre conduite au milieu d’uneétrange société et dans les circonstances les plussingulières ; j’ai remarqué comment vous jouiez et de quellefaçon vous supportiez vos pertes ; enfin, tout à l’heure, jevous ai mis à l’épreuve d’une annonce stupéfiante et vous l’avezreçue comme une invitation à dîner. Ce n’est pas pour rien,ajouta-t-il, que j’ai été pendant des années le compagnon etl’élève du prince le plus courageux et le plus sage de toutel’Europe.

– À l’affaire de Bunderchang, fit observer le major, je demandaidouze volontaires, et, répondant à mon appel, tous les troupierssortirent du rang. Mais une société de joueurs n’est pas la mêmechose qu’un régiment sous le feu. Vous pouvez vous féliciter, jesuppose, d’en avoir trouvé deux, et deux qui ne vous manqueront pasà l’assaut. Quant aux animaux qui viennent de se sauver, je lesplace parmi les chiens les plus piteux que j’aie jamais rencontrés.Lieutenant Rich, ajouta-t-il, s’adressant à Brackenbury, j’aibeaucoup entendu parler de vous en ces derniers temps, et je nedoute pas que vous ne connaissiez également mon nom. Je suis lemajor O’Rooke. »

Et le vétéran tendit sa main, qui était rouge et tremblante, aujeune lieutenant.

« Qui ne le connaît ? répondit Brackenbury.

– Lorsque cette petite affaire sera réglée, dit Mr. Morris, vousjugerez que je vous ai suffisamment récompensés ; car à aucunde vous deux je n’aurais pu rendre un service plus précieux que delui faire faire la connaissance de l’autre.

– Et maintenant, demanda le major O’Rooke, s’agit-il d’unduel ?

– C’est un duel d’une certaine sorte, répondit Mr. Morris, unduel avec des ennemis inconnus et dangereux et, je le crains, unduel à mort. Je dois vous prier, continua-t-il, de ne plusm’appeler Morris ; nommez-moi, s’il vous plaît, Hammersmith.Pour ce qui est de mon vrai nom et de celui d’une personne à quij’espère vous présenter avant peu, vous me ferez plaisir en ne lesdemandant pas et en ne cherchant pas à les découvrir vous-mêmes. Ily a trois jours, celui dont je vous parle disparut soudain de chezlui, et jusqu’à ce matin je n’ai pas reçu le moindre renseignementsur son compte. Vous imaginerez mon inquiétude, quand je vous auraidit qu’il est engagé dans une œuvre de justice privée. Lié par unmalheureux serment, trop légèrement prononcé, il croit nécessairede purger la terre du dernier des misérables, traître, meurtrier,etc…, sans le secours de la loi. Déjà deux de nos amis (l’un d’euxmon propre frère) ont péri dans cette entreprise. Lui-même, ou jeme trompe fort, – est pris dans les mêmes trames fatales. Mais dumoins il vit encore, il espère toujours, comme le prouvesuffisamment ce billet. »

Là-dessus, l’homme qui parlait ainsi et qui n’était autre que lecolonel Geraldine, montra une lettre conçue en cestermes :

« Major Hammersmith, – Mercredi, à trois heures du matin,vous serez introduit par la petite porte dans le jardin deRochester-House, Regent’s Park, par un homme qui est entièrement àma dévotion. Je vous prie de ne pas me faire attendre, fût-ce uneseconde. Apportez, s’il vous plaît, ma boîte d’épées, et, si vouspouvez les trouver, amenez un ou deux hommes d’honneur et d’unediscrétion absolue, à qui ma personne soit inconnue. Mon nom nedoit pas paraître dans cette affaire.

T. GODALL. »

– Ne fût-ce que du droit que lui donne son caractère, mon amiest de ceux dont la volonté s’impose, poursuivit le colonelGéraldine ; inutile de vous dire, par conséquent, que je n’aimême pas visité les alentours de Rochester-House et que je suiscomme vous dans des ténèbres absolues, touchant la nature de cedilemme. Aussitôt que j’eus reçu ces ordres, je me rendis chez unentrepreneur de locations ; en quelques heures la maison danslaquelle nous sommes, eut pris un air de fête. Mon plan était aumoins original et je suis loin de le regretter, puisqu’il m’a valules services du major O’Rooke et du lieutenant Brackenbury Rich.Mais les habitants de cette rue auront un étrange réveil. Ilstrouveront demain matin, déserte et à vendre, la maison qui cettenuit était pleine de lumières et de monde. C’est ainsi, reprit lecolonel, que les affaires les plus graves ont un côté plaisant.

– Et, permettez-moi d’ajouter, une heureuse issue, fit observerBrackenbury. »

Le colonel consulta sa montre.

« Il est maintenant près de deux heures, dit-il ; nousavons une heure devant nous, et un cab bien attelé est à la porte.Puis-je compter sur votre aide, messieurs ?

– De toute ma vie, déjà longue, répondit le major O’Rooke, jen’ai jamais reculé devant quoi que ce fût, ni seulement refusé unegageure. »

Brackenbury se déclara prêt, dans les termes les plus corrects,et après qu’ils eurent bu un verre ou deux de champagne, le colonelleur remit à chacun un revolver chargé. Tous trois montèrentensuite dans le cab et partirent pour l’endroit en question.

Rochester-House était une magnifique résidence sur les bords ducanal ; la vaste étendue des jardins l’isolait d’une façonexceptionnelle de tout ennui de voisinage ; on eût dit le Parcaux Cerfs de quelque grand seigneur ou de quelque millionnaire.Autant qu’on pouvait en juger de la rue, aucune lumière ne brillaitaux fenêtres de la maison, qui avait un aspect délaissé comme si lemaître en eût été depuis longtemps absent.

Le cab fut congédié et les trois compagnons ne tardèrent pas àdécouvrir la petite porte, une sorte de poterne plutôt, ouvrant surun sentier entre deux murs de jardin. Il s’en fallait encore de dixou quinze minutes que l’heure fixée ne sonnât. La pluie tombaitlentement et nos aventuriers, à l’abri sous un grand lierre,parlaient à voix basse de l’épreuve si proche. Soudain Geraldineleva le doigt pour imposer silence, et tous trois écoutèrent avecattention. Au milieu du bruit continu de la pluie, on distinguaitde l’autre côté du mur le pas et la voix de deux hommes. Comme ilsapprochaient, Brackenbury, dont l’ouïe était remarquablement fine,put même saisir quelques fragments de leur conversation.

« La fosse est-elle creusée ? demandait l’un.

– Elle l’est, répondit l’autre, derrière la haie de lauriers.Lorsque notre besogne sera terminée, nous pourrons la recouvriravec un tas de bois. »

L’individu qui avait parlé le premier se mit à rire et cettegaieté parut horrible à ceux qui écoutaient derrière le mur.

« Dans une heure d’ici », reprit-il.

D’après le bruit des pas, il fut évident que les deuxinterlocuteurs se séparaient et continuaient leur marche dans unedirection opposée. Presque aussitôt, la porte secrète s’entr’ouvritavec précaution, une figure pâle se montra, une main fit signed’avancer. Dans un silence de mort les trois hommes suivirent leurguide à travers plusieurs allées de jardin, jusqu’à l’entrée de lamaison du côté des cuisines. Une seule bougie brûlait dans la vastecuisine dallée, qui manquait absolument de tous les ustensileshabituels ; et, comme la petite troupe commençait à monter lesétages d’un escalier tournant, des bruits prodigieux, causés parles rats, témoignèrent plus sûrement encore de l’abandon dulogis.

Le guide, qui marchait en avant, avec la lumière, était unvieillard maigre, très courbé, mais encore agile ; il seretournait de temps en temps, et, par gestes, recommandait lesilence, la prudence. Le colonel Geraldine suivait sur ses talons,la boîte d’épées sous le bras et un revolver tout prêt dans lamain. Le cœur de Brackenbury battait violemment. Il vit qu’ilsarrivaient assez tôt, mais jugea, d’après la hâte de leurconducteur, que le moment de l’action devait être proche. Lespéripéties de cette aventure étaient si obscures et si menaçantes,le lieu semblait si bien choisi pour les actions les plus sombres,qu’un homme, même plus âgé que Brackenbury, eût été excusable deressentir quelque émotion, tandis qu’il fermait la marche enmontant l’escalier tournant.

Arrivés en haut, les trois officiers furent introduits dans unepetite pièce éclairée seulement par une lampe fumeuse et un modestefeu. Au coin de la cheminée était assis un homme, jeune, d’uneapparence robuste mais en même temps élégante et altière. Sonattitude et sa physionomie témoignaient du sang-froid le plusimpassible ; il fumait tranquillement un cigare, et, sur unetable à portée de sa main était posé un grand verre contenantquelque boisson gazeuse qui répandait une odeur agréable dans lachambre.

« Soyez le bienvenu, dit-il en tendant la main au colonelGeraldine ; je savais que je pouvais compter sur votreexactitude.

– Sur mon dévouement, répondit le colonel en s’inclinant.

– Présentez-moi à vos amis », continua le prétenduGodall.

Quand cette cérémonie fut accomplie :

« Je voudrais, messieurs, dit-il, pouvoir vous offrir unprogramme plus attrayant. Les affaires sérieuses ne sont point àleur place au début de relations nouvelles, mais la force desévénements l’emporte parfois sur les conventions du monde. J’espèreet je crois que vous me pardonnerez cette soirée désagréable ;pour des hommes de votre sorte il suffit de savoir qu’ils rendentun service considérable.

– Votre Altesse, dit O’Rooke, me pardonnera ma brusquerie. Jesuis incapable de dissimulation. Depuis quelque temps, jesoupçonnais le major Hammersmith ; mais pour M. Godall,il est impossible de se tromper. Trouver dans Londres deux hommesqui ne connaissent pas le prince Florizel de Bohême, c’est tropréclamer de la fortune.

– Le prince Florizel ! » s’écria Brackenburystupéfait.

Et avec l’intérêt le plus profond il contempla les traits ducélèbre personnage qui était devant lui.

« Je ne regrette pas la perte de mon incognito, répondit leprince, car cela me permet de vous remercier avec d’autant plusd’autorité. Vous eussiez fait, j’en suis sûr, pour Mr. Godall ceque vous ferez pour le prince de Bohême, mais ce dernier pourrapeut-être, en retour, faire davantage pour vous. J’y gagne donc,ajouta-t-il avec grâce.

L’instant d’après, il entretenait les deux officiers de l’arméedes Indes et des troupes d’indigènes, – prouvant que, sur ce sujetcomme sur tous les autres, il possédait un fonds remarquabled’information avec les idées les plus justes.

Il y avait quelque chose de si frappant dans l’attitude de cethomme, impassible à l’heure d’un péril mortel, que Brackenbury sesentit pénétré d’une admiration respectueuse ; il n’était pasmoins sensible au charme de sa parole et à la surprenante amabilitéde son accueil. Chaque intonation, chaque geste, était nonseulement noble en lui-même, mais encore semblait ennoblirl’heureux mortel auquel il s’adressait ; Brackenburyenthousiasmé s’avoua dans son cœur que celui-là était un souverainpour lequel on eût donné sa vie avec ivresse.

Quelques minutes s’étaient écoulées, quand l’individu qui avaitintroduit le trio, et qui depuis lors était resté assis dans uncoin, sa montre à la main, se leva et murmura un mot à l’oreille duprince.

« C’est bien, docteur Noël, répondit celui-ci à hautevoix. » – Puis, s’adressant aux autres : « Vousm’excuserez, messieurs, s’il me faut vous laisser dans l’obscurité.Le moment approche. »

Le docteur Noël éteignit la lampe. Un jour faible et blafard,précurseur de l’aurore, effleura les vitres, mais ne suffit paspour éclairer la chambre ; quand le prince se leva, il étaitimpossible de distinguer ses traits, ni de deviner la nature del’émotion qui évidemment l’étreignait. Il se dirigea vers la porteet se plaça tout contre, dans une attitude défensive.

« Vous aurez la bonté, dit-il, de garder un silence absoluet de vous dissimuler dans l’ombre le plus possible. »

Les trois officiers et le médecin se hâtèrent d’obéir, et,pendant dix minutes à peu près, le seul bruit dans Rochester Housefut produit par les excursions des rats derrière les boiseries. Aubout de ce temps, un grincement de gonds tournant sur eux-mêmeséclata dans le silence et, presque aussitôt, ceux qui écoutaientpurent entendre un pas lent et circonspect gravir l’escalier deservice. À chaque marche, le nouvel arrivant semblait s’arrêter etprêter l’oreille ; pendant ces longs intervalles, une angoisseprofonde étouffait ceux qui faisaient le guet. Le docteur Noël,accoutumé cependant aux pires émotions, était tombé dans uneprostration physique qui faisait pitié ; sa respirationsifflait dans ses poumons ; ses dents grinçaient l’une contrel’autre, et, lorsque nerveusement il changea de position, sesjointures craquèrent tout haut.

À la fin, une main se posa sur la porte et le pêne fut soulevéavec un léger bruit ; puis une nouvelle pause eut lieu,pendant laquelle Brackenbury put voir le prince se ramassersilencieusement sur lui-même, comme s’il se préparait à quelqueeffort extraordinaire. Alors la porte s’ouvrit, laissant entrer unpeu plus de la lumière du matin ; la silhouette d’un hommeapparut sur le seuil et s’arrêta immobile. Il était grand et tenaitun couteau à la main. Même dans le crépuscule, on pouvait voirbriller les dents de sa mâchoire supérieure, sa bouche étantouverte comme celle d’un chien prêt à s’élancer. Il sortait del’eau évidemment, car, pendant qu’il se tenait là, des gouttescontinuaient à ruisseler de ses vêtements mouillés et clapotaientsur le plancher.

Un moment après, il franchit le seuil. Il y eut un bond, un criétouffé, une lutte, et, avant que le colonel Geraldine eût trouvéle temps de voler à son aide, le prince tenait l’homme désarmé etsans défense par les épaules.

« Docteur, dit-il, veuillez rallumer la lampe. »

Abandonnant alors la garde de son prisonnier à Geraldine et àBrackenbury, il traversa la pièce et se plaça le dos à la cheminée.Aussitôt que la lampe brilla de nouveau, tous remarquèrent que lestraits du prince étaient empreints d’une sévérité extraordinaire.Ce n’était plus Florizel, le gentilhomme insouciant ; c’étaitle prince de Bohême, justement irrité, et animé d’une résolutionimplacable ; il leva la tête, et, s’adressant au captif, leprésident du Suicide Club :

« M. le président, dit-il, vous avez tendu votredernier piège, et vos pieds se sont pris dedans. Le jour selève : c’est votre dernier matin. À l’instant, vous venez detraverser à la nage le Regent’s Canal ; ce sera votre dernierbain ici-bas. Votre ancien complice, le docteur Noël, bien loin deme trahir, vous a livré entre mes mains pour être jugé, et la tombeque vous aviez creusée pour moi cette après-midi servira, avec lapermission de Dieu, à cacher aux hommes votre juste châtiment.Agenouillez-vous et priez, monsieur, si vous avez quelque intentionde cette sorte, car votre temps sera court, et Dieu est las de vosiniquités. »

Le président ne répondit ni par une parole ni par ungeste ; il continuait à tenir la tête baissée et à fixer lesol d’un air sombre, comme s’il avait eu conscience du regardopiniâtre et sans pitié du prince.

« Messieurs, continua Florizel, reprenant le ton ordinairede la conversation, voici un individu qui m’a longtemps échappé,mais qu’aujourd’hui je tiens, grâce au docteur Noël. Raconterl’histoire de ses crimes, demanderait plus de temps que nous n’enavons à notre disposition ; si le canal ne contenait rien quele sang de ses victimes, je crois que le misérable ne serait guèreplus sec que vous ne le voyez en ce moment. Même dans une affairede cette sorte, je désire conserver cependant des formalitésd’honneur. Mais je vous fais juges, messieurs, ceci est plutôt uneexécution qu’un duel, et laisser à ce coquin le choix des armesserait pousser trop loin une question d’étiquette. Je ne puisaccepter de perdre la vie dans une telle aventure, continua-t-il enouvrant la boîte qui contenait les épées, et comme une balle depistolet est trop souvent emportée sur les ailes de la chance,comme l’adresse et le courage peuvent être vaincus par le tireur leplus ignorant, j’ai décidé, et je suis sûr que vous approuverez madétermination, de vider cette question par l’épée. »

Lorsque Brackenbury et le major O’Rooke, auxquels ces parolesétaient spécialement adressées, eurent exprimé leurapprobation :

« Vite, monsieur, dit le prince à son adversaire,choisissez une lame et ne me faites pas attendre. J’ai hâte d’enavoir à tout jamais fini avec vous. »

Pour la première fois, depuis qu’il avait été saisi et désarmé,le président releva la tête ; il était clair qu’il commençaità reprendre courage.

« L’affaire, demanda-t-il, doit-elle vraiment être décidéepar les armes, entre vous et moi ?

– J’ai l’intention de vous faire cet honneur, répondit leprince.

– Allons ! s’écria l’autre avec vivacité ; en chamployal, qui sait comment les choses peuvent tourner ?J’ajouterai que j’estime que Votre Altesse agit bien ; si lepire doit m’arriver, je mourrai du moins de la main du plus galanthomme de l’Europe. »

Le président, lâché par ceux qui le retenaient, s’avança vers latable et, avec un soin minutieux, se mit en mesure de choisir uneépée. Il était fort excité et semblait ne douter nullement qu’ilsortirait victorieux de la lutte. Devant une confiance si absolue,les spectateurs alarmés conjurèrent le prince Florizel de renoncerà son projet.

« Bah ! ce n’est qu’un jeu, répondit-il, et je croispouvoir vous promettre, messieurs, qu’il ne durera paslongtemps. »

Le colonel essaya d’intervenir.

« Geraldine, lui dit le prince, m’avez-vous vu jamaisfaillir à une dette d’honneur ? Je vous dois la mort de cethomme, et vous l’aurez. »

Enfin le président s’était décidé à choisir sa rapière ;par un geste qui ne manquait pas d’une certaine noblesse brutale,il se déclara prêt. Même à cet odieux scélérat, l’approche du périlet un réel courage prêtaient je ne sais quelle grandeur.

Le prince prit au hasard une épée.

« Geraldine et le docteur Noël, dit-il, auront l’obligeancede m’attendre ici. Je désire qu’aucun de mes amis particuliers nesoit impliqué dans cette affaire. Major O’Rooke, vous êtes un hommerassis et d’une réputation établie ; laissez-moi recommanderle président à vos bons soins. Le lieutenant Rich sera assezaimable pour me prêter ses services. Un jeune homme ne sauraitavoir trop d’expérience en ces sortes d’affaires.

– Je tâcherai, répondit Brackenbury, d’être à jamais digne del’honneur que me fait Votre Altesse.

– Bien, répliqua le prince Florizel ; j’espère, moi, vousprouver mon amitié dans des circonstances plusimportantes. »

En prononçant ces mots, il sortit le premier de l’appartement etdescendit l’escalier de service.

Les deux hommes, ainsi laissés à eux-mêmes, ouvrirent la fenêtreet se penchèrent au dehors, en tendant toutes leurs facultés pourtâcher de saisir quelque indice des événements tragiques quiallaient se passer. La pluie avait maintenant cessé detomber ; le jour était presque venu, les oiseaux gazouillaientdans les bosquets et sur les grands arbres du jardin.

Le prince et ses compagnons restèrent visibles un moment, tandisqu’ils suivaient une allée entre deux buissons en fleur ;mais, dès le premier tournant, un groupe d’arbres au feuillageépais s’interposa, et de nouveau ils disparurent : ce fut toutce que purent voir le colonel et le médecin. Le jardin était sivaste, le lieu du duel, évidemment si éloigné de la maison, que lecliquetis même des épées n’arriva pas à leurs oreilles.

« Il l’a conduit près de la fosse, dit le docteur Noël, enfrissonnant.

– Seigneur ! murmura Geraldine, Seigneur, défendez le bondroit ! »

Silencieusement, tous deux attendirent l’issue du combat, ledocteur secoué par l’épouvante, le colonel tout baigné d’une sueurd’angoisses.

Un certain, temps s’écoula ; le jour était sensiblementplus clair et les oiseaux chantaient plus gaiement dans le jardin,quand un bruit de pas ramena les regards des deux hommes vers laporte. Ce furent le prince et les témoins qui entrèrent.

Dieu avait défendu le bon droit.

« Je suis honteux de mon émotion, dit Florizel ; c’estune faiblesse indigne de mon rang ; mais le sentiment del’existence prolongée de ce chien d’enfer commençait à me rongercomme une maladie et sa mort m’a rafraîchi plus qu’une nuit desommeil. Regardez, Geraldine, continua-t-il, en jetant son épée àterre, voici le sang de l’homme qui a tué votre frère. Ce devraitêtre un spectacle agréable ; et cependant… quel étrangecomposé nous sommes ! Ma vengeance n’est pas encore vieille decinq minutes, et déjà je commence à me demander si, sur ce précairethéâtre de la vie, la vengeance même est réalisable. Le mal qu’afait ce monstre, qui peut le défaire ? La carrière danslaquelle il amassa une énorme fortune, car la maison dans laquellenous nous trouvons lui appartenait, cette carrière fait maintenantet pour toujours partie de la destinée de l’humanité. Et jepourrais, jusqu’au jour du jugement dernier, exercer mon épée, quele frère de Geraldine n’en serait pas moins mort et qu’un millierd’autres innocents n’en seraient pas moins déshonorés,perdus ! L’existence d’un homme est une si petite chose àsupprimer, une si grande chose à employer ! Hélas ! ya-t-il rien dans la vie d’aussi désenchantant que d’atteindre unbut ?

– La justice de Dieu est satisfaite, interrompit ledocteur ; voilà ce que j’ai compris. La leçon, prince, a étécruelle pour moi ; et j’attends mon propre tour, dans unemortelle appréhension.

– Que disais-je donc ? s’écria Florizel. J’ai puni, etvoici auprès de nous, l’homme qui peut m’aider à réparer. Ah !docteur, vous et moi nous avons devant nous des jours nombreux dedur et honorable labeur ! Peut-être avant que nous n’en ayonsfini, aurez-vous plus que racheté vos anciennes fautes.

– Et maintenant, dit le docteur, permettez-moi d’aller enterrermon plus vieil ami. »

Ceci, ajoute le conteur arabe, est la conclusion du récit. Leprince, il est inutile de le dire, n’oublia aucun de ceux quil’avaient servi jusqu’à ce jour, son autorité et son influence lespoussent dans leur carrière publique, tandis que sa bienveillanteamitié remplit de charme leur vie privée. Rassembler, continue monauteur, tous les événements dans lesquels le prince a joué le rôlede la Providence, serait remplir de livres tout le globe habité…Mais les histoires qui relatent les aventures du diamant du Rajah,sont trop intéressantes, néanmoins, pour être passées soussilence.

Suivant prudemment et pas à pas cet Oriental érudit, nouscommencerons donc la série à laquelle il fait allusion parl’HISTOIRE DU CARTON À CHAPEAU.

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