Nouvelles Mille et une nuits

Histoire du Jeune Clergyman

Le Révérend Mr. Simon Rolles s’était fort distingué dans lessciences morales et spécialement dans l’étude de la théologie. Sonessai sur « la doctrine chrétienne des devoirs sociaux »lui acquit, au moment de sa publication, une certaine célébrité àl’Université d’Oxford, et c’était chose connue dans les cerclescléricaux que le jeune Mr. Rolles avait en préparation un ouvrageimportant, un in-folio disait-on, traitant de l’autorité des Pèresde l’Église. Ces hautes capacités, ces travaux ambitieux, ne luivalaient cependant aucun avancement ; il attendait sa premièrecure, quand la promenade fortuite qui le conduisit dans une partiepeu fréquentée de Londres, l’aspect paisible et solitaire d’unjardin délicieux, le bas prix, en outre, du logement qui s’offrait,l’amenèrent à fixer sa résidence chez Mr. Raeburn, le pépiniéristede Stockdove Lane.

Ce studieux personnage, Simon Rolles, avait coutume, chaqueaprès-midi, après avoir travaillé sept ou huit heures sur saintAmbroise ou saint Jean Chrysostome, de se promener un peu en rêvantau milieu des roses, et c’était là d’ordinaire un des moments lesplus féconds de sa journée. Mais l’amour même de la méditation etl’intérêt des plus graves problèmes ne suffisent pas toujours àpréserver l’esprit d’un philosophe des menus chocs et des contactsmalsains du monde. Aussi, quand Mr. Rolles trouva le secrétaire dugénéral Vandeleur dans une si étrange situation, les vêtementsdéchirés, le visage sanglant, en compagnie de son propriétaire,quand il vit ces deux hommes, si peu faits pour être réunis,changer de couleur et s’efforcer d’éluder ses questions, surtout,lorsque le premier nia sa propre identité avec une assuranceinqualifiable, oublia-t-il complètement et les Saints et les Pèresde l’Église pour céder à un très vulgaire sentiment decuriosité.

« Je ne puis me tromper, pensa-t-il, c’est Mr. Hartley,cela est hors de doute. Comment s’est-il mis dans cet état ?Pourquoi cache-t-il son nom ? Que peut-il avoir à faire avecun Raeburn ? »

Pendant qu’il réfléchissait, une autre particularité attiral’attention de Rolles. La tête du pépiniériste apparut à unefenêtre de la maison, et, par hasard, ses yeux rencontrèrent ceuxde l’ecclésiastique. Il parut déconcerté, voire même inquiet, etaussitôt la jalousie fut violemment baissée.

« Tout cela peut être fort innocent, se dit SimonRolles ; mais j’en doute. Pour craindre autant d’êtreobservés, pour mentir avec cet aplomb, il faut que ces deuxindividus étrangement accouplés complotent quelque action peuhonorable. »

L’inquisiteur qui existe au fond de chacun de nous s’éveillachez Mr. Rolles et éleva la voix très haut ; d’un pas vif etimpatient, qui ne ressemblait guère à sa démarche habituelle, lejeune homme se mit à faire le tour du jardin. Lorsqu’il arriva surle théâtre de l’escalade de Hartley, ses yeux remarquèrent aussitôtles branches rompues d’un rosier et sur le sol des traces depiétinements. Il regarda en l’air et vit des briques endommagées,même un lambeau de pantalon qui flottait, accroché à un tesson debouteille. C’était donc là, vraiment, le mode d’introduction choisipar l’intime ami de Mr. Raeburn ! C’était de cette façon quele secrétaire du général Vandeleur venait admirer un parterre deroses ! Le jeune clergyman sifflota doucement entre ses dents,pendant qu’il se baissait pour examiner les lieux. Il putfacilement retrouver l’endroit où Harry était tombé après sonescalade ; il reconnut le large pied de Raeburn là où ils’était profondément enfoncé, alors qu’il relevait le malencontreuxsecrétaire par le collet de son habit ; même, après uneinspection plus minutieuse, il crut distinguer des marques dedoigts tâtonnants, comme si quelque chose avait été répandu etramassé à la hâte.

« Ma foi, se dit-il, la chose devient extrêmementintéressante. »

Et, au même instant, il aperçut un objet, aux trois quartsenfoui. Il eut vite fait de le déterrer ; c’était un élégantécrin en maroquin, avec des ornements et des fermoirs dorés. Cetécrin avait été foulé aux pieds jusqu’à disparaître dans le terreauépais, – de sorte qu’il avait échappé aux recherches précipitées deMr. Raeburn. Simon Rolles ouvrit l’écrin, et, saisi d’étonnement,presque de terreur, il étouffa un cri. Là, devant lui, sur un litde velours vert, gisait un diamant d’une grosseur prodigieuse et dela plus belle eau. Il était de la dimension d’un œuf de canard,magnifiquement taillé, sans un défaut ; lorsque le soleildonna dessus, il renvoya une lumière semblable à celle del’électricité et parut brûler de mille feux intérieurs dans la mainqui le tenait.

Mr. Rolles se connaissait peu en pierres précieuses, mais lediamant du Rajah était une de ces merveilles célèbres quis’expliquent d’elles-mêmes ; un sauvage, s’il l’eût trouvé, seserait prosterné devant lui en adoration comme devant un fétiche.La beauté de la pierre charma les yeux du jeune clergyman ; lapensée de son incalculable valeur accabla son esprit. Il compritque ce qu’il tenait là dépassait de beaucoup les revenus longuementaccumulés d’un siège archiépiscopal, que cela suffisait pour bâtirdes cathédrales plus splendides que celle de Cologne, que l’hommequi possédait un tel objet était à jamais délivré de la malédictionde la gêne et pouvait suivre ses propres inclinations, sansinquiétude ni obstacle. Comme il le retournait avec vivacité, lesrayons jaillirent plus éblouissants encore et semblèrent pénétrerjusqu’au fond de son cœur.

Nos actions décisives sont souvent résolues en un moment et sansque notre raison y consente. Il en fut ainsi pour Mr. Rolles. Ilregarda autour de lui et, de même que Raeburn auparavant, ne vitque le jardin en fleur, éclairé par le soleil, les hautes cimes desarbres, et la maison avec ses fenêtres aux jalousiesbaissées ; en un clin d’œil, il eut refermé l’écrin, le fitdisparaître dans sa poche et courut vers son cabinet de travailavec la précipitation d’un criminel. C’en était fait. Le RévérendSimon Rolles avait volé le diamant du Rajah.

De bonne heure, dans l’après-midi, la police arriva avec HarryHartley. Le pépiniériste, éperdu de terreur, apporta aussitôt sonbutin ; les joyaux furent reconnus et inventoriés en présencedu secrétaire. Quant à Mr. Rolles, il montra la plus parfaiteobligeance et sembla communiquer franchement ce qu’il savait, enexprimant son regret de ne pouvoir faire davantage pour aider lesagents dans l’accomplissement de leur devoir.

« Du reste, ajouta-t-il, je suppose que votre tâche estpresque terminée ?

– Pas du tout », répondit le policier.

Il raconta le second vol dont Harry avait été victime, endécrivant les bijoux les plus importants parmi ceux qui n’étaientpas encore retrouvés, et en s’étendant particulièrement sur lefameux diamant du Rajah.

« Ce diamant doit valoir une fortune, fit observer Mr.Rolles.

– Dix fortunes, vingt fortunes, monsieur.

– Plus il a de prix, insinua finement Simon, plus il doit êtredifficile de le vendre. De tels objets ont une physionomieimpossible à déguiser, et je me figure que le voleur pourrait aussifacilement mettre en vente la cathédrale de Saint-Paul.

– Oh ! sûrement ! lui répondit-on ; mais, s’ilest intelligent, il le coupera en trois ou en quatre, et il y enaura encore assez pour le rendre riche.

– Merci, dit le clergyman ; vous ne pouvezimaginer combien votre conversation m’intéresse. »

Là-dessus, l’agent, visiblement flatté, reconnut que, dans saprofession, on savait en effet bien des chosesextraordinaires ; il prit congé ensuite.

Mr. Rolles regagna son appartement, qu’il trouva plus petit etplus nu que d’habitude ; jamais les matériaux de son grandouvrage ne lui avaient offert aussi peu d’intérêt, et il regarda sabibliothèque d’un œil de mépris. Il prit, volume par volume,plusieurs Pères de l’Église, et les parcourut ; mais ils necontenaient rien qui pût convenir à sa disposition d’espritactuelle.

« Ces vénérables personnages, pensa-t-il, sont, sans aucundoute, des écrivains de grande valeur, mais ils me semblentabsolument ignorants de la vie. Me voici assez savant pour êtreévêque, et incapable néanmoins d’imaginer ce qu’il faut faire d’undiamant volé. J’ai recueilli une indication de la bouche d’unsimple policeman qui en sait plus long que moi, et, avec tous mesin-folios, je ne puis arriver à me servir de son idée. Cecim’inspire une bien faible estime pour l’éducationuniversitaire. »

Là-dessus, il bouscula sa tablette de livres ; et, prenantson chapeau, sortit à grands pas de la maison, pour courir vers leclub dont il faisait partie. Dans un lieu de réunion mondaine, ilespérait trouver de bons conseils, réussir à causer avec un membrequelconque qui eût cette grande expérience de la vie dont les Pèresde l’Église étaient dépourvus. Mais non, la salle de lecturen’abritait que beaucoup de prêtres de campagne et un doyen. Troisjournalistes et un auteur qui avait écrit sur les Métaphysiquessupérieures jouaient au pool ; rien à faire avecceux-ci ! À dîner, les plus vulgaires seulement des habituésdu club montrèrent leurs figures banales et effacées. Aucun d’entreeux non plus, pensa Mr. Rolles, n’en saurait plus long que lui,aucun ne serait capable de le tirer des difficultés présentes.

À la fin, dans le fumoir, il découvrit un gentleman du port leplus majestueux et vêtu avec une affectation de simplicité. Ilfumait un cigare et lisait la Fortnightly Review ; safigure était extraordinairement libre de tout indice depréoccupation ou de fatigue ; il y avait quelque chose dansson air qui semblait inviter à la confiance et commander lasoumission. Plus le jeune clergyman scrutait ses traits, plus ilétait convaincu qu’il venait de tomber sur celui qui pouvait, entretous, offrir un avis utile.

« Monsieur, commença-t-il, vous excuserez ma hardiesse.Mais sans préambules, d’après votre apparence, je juge que vousdevez être avant tout, un homme du monde.

– J’ai en effet de grandes prétentions à ce titre, réponditl’étranger en déposant sa revue avec un regard mélange de surpriseet d’amusement.

– Moi, monsieur, continua le clergyman, je suis un reclus, unétudiant, un compulseur de bouquins. Les événements m’ont faitreconnaître ma sottise depuis peu et je désire apprendre la vie.Quand je dis la vie, ajouta-t-il, je n’entends pas ce qu’on entrouve dans les romans de Thackeray, mais les crimes, les aventuressecrètes de notre société, et les principes de sage conduite àtenir dans des circonstances exceptionnelles. Je suis untravailleur, monsieur ; la chose peut-elle être apprise dansles livres ?

– Vous me mettez dans l’embarras, dit l’étranger ; j’avouen’avoir pas grande idée de l’utilité des livres, sauf commeamusement pendant un voyage en chemin de fer. Il existe toutefois,je suppose, quelques traités très exacts sur l’astronomie,l’agriculture et l’art de faire des fleurs en papier. Sur lesemplois secondaires de la vie, je crains que vous ne trouviez riende véridique. Cependant, attendez, ajouta-t-il ; avez-vous luGaboriau ? »

Mr. Rolles avoua qu’il n’avait même jamais entendu ce nom.

« Vous pouvez recueillir quelques renseignements dansGaboriau ; il est du moins suggestif ; et, comme c’est unauteur très étudié par le prince de Bismarck, au pire, vous perdrezvotre temps en bonne compagnie.

– Monsieur, dit le clergyman, je vous suis infinimentreconnaissant de votre obligeance.

– Vous m’avez déjà plus que payé, répondit l’autre.

– Comment cela ? demanda le naïf Simon.

– Par l’originalité de votre requête », riposta l’étranger.Et, avec un geste poli, comme pour en demander la permission, ilreprit la lecture de la Fortnightly Review.

Avant de rentrer chez lui, Mr. Rolles acheta un ouvrage sur lespierres précieuses et plusieurs romans de Gaboriau. Il parcourutavidement ces derniers, jusqu’à une heure avancée de la nuit ;mais, bien qu’ils lui ouvrissent plusieurs horizons nouveaux, il neput y découvrir, nulle part, ce qu’on devait faire d’un diamantvolé. Il fut du reste fort ennuyé de trouver ces informations peucomplètes, répandues au milieu d’histoires romanesques, au lieud’être présentées sobrement, comme dans un manuel ; et il enconclut que si l’auteur avait beaucoup réfléchi sur ces sujets, ilmanquait totalement de méthode. Cependant, il accorda sonadmiration au caractère et aux talents de M. Lecoq.

« Celui-là, se dit-il, était vraiment un grand homme,connaissant le monde comme je connais la théologie. Il n’y avaitrien ici-bas qu’il ne pût mener à bien de sa propre main, envers etcontre tous. Ciel ! s’écria soudainement Mr. Rolles, n’est-cepas une leçon ? Ne dois-je pas apprendre à tailler desdiamants moi-même ?… »

Cette idée le tirait de ses perplexités ; il se souvintqu’il connaissait un joaillier à Édimbourg. Ce Mr. Mac-Culoch nedemanderait pas mieux que de lui procurer l’apprentissagenécessaire. Quelques mois, quelques années, peut-être, de travailpénible, et il serait assez expérimenté pour pouvoir diviser lediamant du Rajah, assez adroit pour s’en débarrasseravantageusement. Cela fait, il pourrait reprendre à loisir sessavantes recherches, devenir un étudiant riche, élégant, envié etrespecté de tous. Des visions dorées accompagnèrent son repos et ilse leva avec le soleil, rafraîchi, le cœur léger.

La maison de Mr. Raeburn devait, ce jour-là, être fermée par lapolice ; il profita de ce prétexte pour hâter son départ.Préparant gaiement ses bagages, il les transporta à la gare deKing’s Cross, laissa tout à la consigne et retourna au club pour ypasser l’après-midi.

« Si vous dînez ici ce soir, Rolles, lui dit un de sesamis, vous pourrez voir deux célébrités : le prince Florizelde Bohême et le vieux John Vandeleur.

– J’ai entendu parler du prince, répondit Mr. Rolles, et j’airencontré dans le monde le général Vandeleur.

– Le général Vandeleur est un âne ! repartit l’autre.Celui-ci est son frère, l’aventurier le plus hardi, le plus grandconnaisseur en pierres précieuses, et l’un des plus fins diplomatesde l’Europe. Ignorez-vous son duel avec le duc de Val d’Orge, sesexploits et ses cruautés quand il était dictateur au Paraguay, sonhabileté pour retrouver les bijoux de sir Samuel Levi, ses servicespendant la rébellion des Indes, services dont le gouvernementprofita, mais que le gouvernement n’osa pas reconnaître ? Envérité votre étonnement me confond ! Qu’est-ce donc que larenommée ou même l’infamie ? John Vandeleur a des droitsexceptionnels à l’une et à l’autre. Descendez vite, prenez unetable auprès d’eux et ouvrez vos oreilles. Vous entendrez quelqueamusante conversation, ou je me trompe fort.

– Mais comment les reconnaîtrai-je ? demanda leclergyman…

– Les reconnaître ! Mais le prince est le plus beaugentilhomme de toute l’Europe, le seul être vivant qui ait l’aird’un roi ; quant à John Vandeleur, si vous pouvez vousreprésenter Ulysse à soixante-dix ans et avec un coup de sabre àtravers la figure, vous voyez l’homme. Les reconnaître, envérité ! Mais, vous pourriez les distinguer l’un et l’autredans la foule, un jour de Derby ! »

Rolles se précipita dans la salle à manger. Son ami avait ditvrai. Il était impossible de méconnaître les deux personnages enquestion. Le vieux John Vandeleur était d’une force physiqueremarquable et visiblement usé par une vie agitée. Il n’avait latenue ni d’un militaire, ni d’un marin, ni même d’un cavalier, maisc’était un composé de tout cela, le résultat et l’expression demaintes habitudes, de maintes capacités diverses. Ses traitsétaient hardis et aquilins ; sa physionomie arrogante etrapace ; son air était celui d’un oiseau de proie, d’un hommed’action, violent et sans scrupules ; son abondante chevelureblanche, la profonde cicatrice qui sillonnait son visage, du nez àla tempe, ajoutaient une note de sauvagerie à cette tête déjàmenaçante par elle-même.

Dans son noble compagnon, Simon Rolles fut surpris de retrouverle gentleman qui lui avait recommandé d’étudier Gaboriau. Sansdoute le prince de Bohême, qui fréquentait rarement le club, dont,comme beaucoup d’autres, il était membre honoraire, attendait JohnVandeleur, quand Simon l’avait abordé le soir précédent.

Les autres convives s’étaient discrètement retirés dans lescoins de la salle, à distance respectueuse du prince ; maisRolles ne se laissa retenir par aucun sentiment de déférence ;avec hardiesse il s’installa tranquillement à la table la plusproche. La conversation était neuve pour les oreilles d’un étudianten théologie. L’ex-dictateur du Paraguay racontait nombre de chosesextraordinaires qui lui étaient arrivées dans les différentesparties du monde, et le prince y ajoutait des commentaires plusintéressants encore que les événements eux-mêmes. Un double sujetd’observation était ainsi offert au jeune clergyman, et il ne sutlequel admirer davantage de l’acteur capable de tout ou de l’experthabile qui jugeait si finement la vie, de l’aventurier qui parlaitavec audace de ses risques et de ses épreuves ou de l’homme qui, àl’égal d’un dieu, semblait tout savoir et n’avoir rien souffert. Lamanière d’être de chacun des deux interlocuteurs s’accordaitparfaitement avec ses discours. Le vieux despote se laissait allerà des brutalités de geste aussi bien que de langage ; sa mains’ouvrait, se refermait et retombait rudement sur la table ;sa voix était forte et impérieuse. Le prince, au contraire,semblait le type même de la distinction placide ; mais lemoindre mouvement, la moindre inflexion, chez lui, avait unesignification beaucoup plus grande que la pantomime passionnée deson compagnon. Même lorsque, comme cela devait souvent arriver, ilfaisait allusion à quelque expérience personnelle, la chose étaitsi adroitement dissimulée qu’elle passait inaperçue.

À la fin, cette curieuse conversation tomba sur les derniersvols commis et sur le diamant du Rajah.

« Ce diamant serait mieux au fond de la mer, fit observerle prince Florizel.

– Comme je suis un Vandeleur, répliqua le dictateur du Paraguay,Votre Altesse doit comprendre que j’exprime un avis contraire.

– Je parle au point de vue de la morale publique, poursuivit leprince. Des joyaux d’un tel prix devraient être réservés pour lacollection d’un prince ou le Trésor d’une grande nation. Les fairepasser dans les mains du commun des mortels, c’est mettre à prix lavertu elle-même. Si le rajah de Kashgar, dont j’ai entendu vanterles lumières, désirait exercer une vengeance éclatante contre sesennemis d’Europe, il aurait difficilement pu imaginer mieux, pourarriver à l’accomplissement de son projet, que l’envoi de cettepomme de discorde. Il n’est pas d’honnêteté assez robuste pourrésister à pareille épreuve. Moi-même, qui ai de grands devoirs etde grands privilèges, moi-même, Mr. Vandeleur, je pourrais à peinemanier avec sécurité ce morceau de cristal affolant. Quant à vous,qui êtes un chercheur de diamants, par goût et par profession, jene crois pas qu’il y ait un seul crime au monde que vous ne soyezprêt à commettre, un ami sur la terre que vous ne soyez disposé àtrahir sur-le-champ ; je ne sais si vous avez une famille,mais, en admettant que vous en ayez une, je certifie que voussacrifieriez même vos enfants, – et tout cela pourquoi ? Nonpas pour être plus riche, non pas pour avoir plus de bien-être etplus d’honneurs, mais simplement pour appeler le diamant« vôtre », pendant une année ou deux, jusqu’à votre mort,pour pouvoir, toujours et sans cesse, ouvrir un coffre-fort et lecontempler comme on contemple un tableau !

– C’est vrai, répondit Vandeleur. J’ai fait bien des chasses,depuis la chasse à l’homme et à la femme jusqu’à la chasse auxmoustiques. J’ai plongé pour avoir du corail, j’ai poursuivi desbaleines et des tigres, et je déclare qu’un diamant est la plusbelle de toutes les proies. Il a la beauté et la valeur ; luiseul nous récompense réellement des fatigues de la chasse. Àl’heure qu’il est, ainsi que Votre Altesse peut l’imaginer, je suisune piste. J’ai un flair sûr, une grande expérience ; jeconnais chacune des pierres que renferme la collection de monfrère, comme un berger connaît son troupeau. Et que je meure, si jene les retrouve pas toutes sans exception.

– Sir Thomas Vandeleur vous devra une grande reconnaissance, ditle prince.

– Je n’en suis pas très sûr, riposta le vieux brigand. Un desVandeleur m’en devra, Thomas ou John, – Pierre ou Paul, nous sommestous des apôtres.

– Je ne comprends pas bien… » dit le prince avec quelquedégoût.

Au même instant un domestique vint informer Mr. Vandeleur que savoiture était à la porte.

Mr. Rolles regarda la pendule et vit que, lui aussi, devait s’enaller. Cette coïncidence le frappa d’une façon désagréable, car ildésirait ne plus revoir jamais le terrible chercheur dediamants.

Un travail excessif ayant un peu ébranlé ses nerfs, le jeuneclergyman avait pris l’habitude de voyager de la façon la plusluxueuse ; cette fois, il avait retenu une place dans lesleeping-car.

« Vous serez à votre aise, dit le conducteur ; il n’ya personne dans le compartiment, seulement un vieux gentleman àl’autre bout. »

L’heure approchant, on examinait les billets, quand Mr. Rollesaperçut son compagnon de voyage, que plusieurs facteurs aidèrent àmonter ; certes il n’y avait pas un homme sur la terre dont iln’eût préféré le voisinage, car c’était le vieux John Vandeleur,l’ex-dictateur du Paraguay.

Les sleeping-cars, sur la ligne, étaient divisés entrois compartiments, un à chaque bout pour les voyageurs, et un aucentre, muni de tous les aménagements d’un cabinet de toilette. Uneporte roulant sur des coulisses séparait chacun des deux premiersdu lavabo ; mais, comme il n’y avait ni verrous, ni serrures,on se trouvait, en somme, sur un terrain commun.

Quand Mr. Rolles eut étudié sa position, il se reconnut sansdéfense. S’il prenait envie au dictateur de lui rendre visitependant la nuit, il ne pouvait faire autrement que de lerecevoir ; il n’avait aucune possibilité de barricade etrestait découvert devant l’attaque comme s’il eût été couché aumilieu des champs. Cette situation lui causa une véritableangoisse. Il se souvint avec inquiétude des propos cyniques qu’ilavait surpris à table, pendant le dîner, de la profession de foiimmorale qu’il lui avait entendu faire au prince scandalisé. Il serappela aussi avoir lu que certaines personnes étaient douées d’unesingulière vivacité de perception pour sentir le voisinage demétaux précieux : à travers les murs et même à une distanceconsidérable, dit-on, elles devinent la présence de l’or. Nepouvait-il en être de même pour les pierreries ? Et, s’il enétait ainsi, qui donc était plus apte à posséder ce senstranscendant que celui qui se glorifiait du nom de Chasseur dediamants ? D’un tel homme, il avait tout à craindre ;aussi fit-il des vœux ardents pour l’arrivée du jour.

En même temps, il ne négligea aucune précaution, cacha sondiamant dans la poche la plus intime de tout un système compliquéde pardessus, et dévotement se mit sous la garde de laProvidence.

Le train poursuivait vers le nord sa course habituelle, égale etrapide ; la moitié du trajet fut parcourue avant que lesommeil ne commençât à l’emporter sur l’inquiétude dans l’esprit deMr. Rolles. Pendant quelque temps il résista à son influence ;mais, de plus en plus, la fatigue s’imposait ; un peu avantYork il fut contraint de s’étendre sur un des lits de repos et delaisser ses yeux se fermer ; presque aussitôt le jeuneclergyman perdit conscience de la réalité. Sa dernière pensée futpour son terrible voisin.

Lorsqu’il s’éveilla, il eût fait encore nuit noire sans laflamme vacillante de la lampe voilée, et le grondement, latrépidation continus prouvaient que le train ne ralentissait pas samarche. Saisi d’une sorte de panique, Simon se dressa brusquement,car il venait d’être tourmenté par les rêves les plus pénibles.Quelques secondes se passèrent avant qu’il ne redevînt maître delui, et même quand il eut repris l’attitude horizontale, le sommeilcontinua de le fuir. Il restait étendu, tout éveillé, le cerveaudans un état de violente agitation, les yeux fixés sur la porte ducabinet de toilette. Enfonçant son feutre ecclésiastique sur sonfront, pour se protéger contre la lumière, il eut recours auxexpédients habituels, tels que compter jusqu’à mille, sans penser àrien, par lesquels les malades d’expérience ont l’habituded’appeler le sommeil. Dans le cas de Mr. Rolles tous les moyensfurent sans efficacité ; il était harassé par une douzained’inquiétudes différentes. Ce vieillard, à l’autre bout de lavoiture, le hantait sous les formes les plus sinistres ; et,quelque position qu’il prit, le diamant dans sa poche lui causaitune sensible souffrance physique. Il brûlait, il était trop gros,il lui meurtrissait les côtes, et il y avait d’infinitésimalesfractions de secondes, pendant lesquelles il avait presque envie dele jeter par la fenêtre.

Pendant qu’il gisait ainsi, un singulier accident arriva.

La porte à coulisses remua un peu, puis davantage ; ellefut finalement entrouverte. La lampe du cabinet de toilette n’étaitpas voilée et à sa lumière, par l’ouverture éclairée, Simon Rollesput voir la tête attentive de Mr. John Vandeleur. Il sentit que leregard de ce dernier s’arrêtait avec insistance sur sa proprefigure ; l’instinct de la conservation le poussa aussitôt àretenir son souffle et à réprimer le moindre mouvement ; lesyeux baissés, il surveilla en dessous l’indiscret. Un moment aprèsla tête disparut et la porte du cabinet de toilette futrefermée.

Le dictateur n’était pas venu pour attaquer, mais pourobserver ; son action n’était pas celle d’un homme qui enmenace un autre, mais celle d’un homme menacé lui-même. Si Mr.Rolles avait peur de lui, il semblait que, lui, de son côté, ne fûtpas très tranquille sur le compte de Mr. Rolles. Il était venu,probablement, pour se convaincre que son unique compagnon de routedormait ; rassuré sur ce point, il s’était aussitôtretiré.

Le clergyman sauta sur ses pieds ; l’extrême terreur avaitfait place à une réaction de témérité. Il réfléchit que le bruit dutrain filant à toute vapeur étouffait tout autre bruit, et ilrésolut, coûte que coûte, de rendre la visite qu’il venait derecevoir. Se dépouillant de son manteau, qui eût pu entraver laliberté de ses mouvements, il entra dans le cabinet de toilette ets’arrêta pour écouter. Comme il l’avait pressenti, on ne pouvaitrien entendre, sauf ce fracas du train en marche ; posant samain sur la porte du côté le plus éloigné, il se mit, avecprécaution, à l’ouvrir d’environ six pouces. Alors il s’arrêta etne put retenir une exclamation de surprise.

John Vandeleur portait un bonnet de voyage en fourrure, avec despans pour protéger les oreilles ; et ceci, joint au bruit del’express, expliquait son ignorance de ce qui se passait. Il estcertain, du moins, qu’il ne leva pas la tête, et poursuivit sonétrange occupation. Entre ses jambes était une boîte à chapeauouverte. D’une main il tenait la manche de son pardessus de loutre,de l’autre, un énorme couteau, avec lequel il venait de couper ladoublure de cette manche. Mr. Rolles avait lu que quelquespersonnes portaient leur argent dans une ceinture, et comme il neconnaissait que les ceintures en usage au jeu de cricket, iln’avait jamais bien compris comment cela pouvait se faire. Mais là,devant ses yeux, se produisait une chose beaucoup plusoriginale ; car John Vandeleur portait des diamants dans ladoublure de sa manche ; et même, pendant que le jeuneclergyman continuait d’épier, il put voir les pierres tomber enétincelant, l’une après l’autre, au fond de la boîte à chapeau.

Rivé au sol, il suivit des yeux cette extraordinaire besogne.Les diamants étaient pour la plupart petits et difficiles àdistinguer. Soudain le dictateur parut rencontrer unobstacle ; le dos courbé sur sa tâche, il employa les deuxmains, mais ce ne fut qu’après un effort considérable, qu’il tirade la doublure une grande couronne de diamants ; pendantquelques secondes il la tint en l’air, pour la mieux examiner,avant de la placer avec le reste, dans la boîte à chapeau. Cettecouronne fut un trait de lumière pour Mr. Rolles ; il lareconnut immédiatement, comme ayant fait partie du trésor volé àHarry Hartley par le vagabond. Il n’y avait pas moyen de setromper ; elle était exactement telle que l’agent de policel’avait décrite ; il y avait les étoiles de rubis avec unegrosse émeraude au centre ; il y avait les croissantsentrelacés, il y avait les pendants taillés en poire, chacun forméd’une seule pierre, qui donnaient une valeur singulière à lacouronne de lady Vandeleur.

Mr. Rolles fut immensément soulagé ; le dictateur étaitimpliqué dans l’affaire autant que lui-même ; aucun des deuxne pourrait rien dire contre l’autre. Dans le premier moment desatisfaction, il laissa échapper un soupir ; et, comme sapoitrine avait souffert de l’arrêt de sa respiration, comme sagorge était sèche, le soupir fut involontairement suivi d’unepetite toux.

Mr. Vandeleur leva la tête ; une sombre et implacablecolère contracta ses sourcils ; ses yeux s’ouvrirentdémesurément et sa mâchoire inférieure s’abaissa avec uneexpression d’étonnement qui approchait de la fureur. D’un gesteinstinctif, il avait couvert la boîte avec son manteau. Pendant unedemi-minute, les deux hommes se regardèrent en silence. Ce momentne fut pas long, mais il suffit à Mr. Rolles ; ce noviceétait, nous l’avons dit, de ceux qui prennent rapidement unedécision dans les occasions graves ; il résolut d’agir d’unemanière singulièrement audacieuse, et, tout en comprenant qu’iljouait sa vie sur un hasard, il parla le premier :

« Excusez-moi », dit-il.

Le dictateur frissonna légèrement, et, lorsqu’il répondit, savoix était rauque.

« Que cherchez-vous ici, monsieur ?

– Les diamants ont pour moi un intérêt tout particulier,répondit Mr. Rolles d’un air aussi calme que s’il eût été en pleinepossession de lui-même. Deux connaisseurs doivent entrer enrapport. J’ai là une bagatelle qui m’appartient et qui pourrapeut-être me servir d’introduction. »

Ce disant il tira tout naturellement l’écrin de sa poche, fitétinceler, l’espace d’une seconde, le diamant du Rajah, puis leremit aussitôt en sûreté.

« Il était jadis à votre frère », ajouta-t-il.

John Vandeleur continuait à le considérer d’un air ahuri, maisil ne parla ni ne bougea.

« J’ai été charmé de constater, reprit le jeune homme, quenous avions des pierres de la même collection. »

L’autre se taisait, anéanti par la surprise.

« Pardon, dit-il enfin, je commence à m’apercevoir que jedeviens vieux ! Je ne suis positivement pas préparé à decertains petits incidents comme celui-ci. Mais éclairez-moi sur unpoint ; mes yeux me trompent-ils, ou êtes-vous tout de bon unecclésiastique ?

– Je suis dans les ordres, répondit Mr. Rolles.

– Bien ! s’écria l’autre ; tant que je vivrai, je neveux plus entendre jamais prononcer un seul mot contre ceux devotre habit.

– Vous me comblez, dit Mr. Rolles.

– Oui, pardonnez-moi, répéta Vandeleur, pardonnez-moi, jeunehomme. Vous n’êtes pas un lâche, il me reste cependant à savoir sivous n’êtes pas le dernier des fous. Peut-être, continua-t-il en serenversant sur son siège, peut-être consentirez-vous à me donnerquelques détails. Je dois supposer que vous aviez un but, pour agiravec une impudence aussi stupéfiante, et j’avoue que je suiscurieux de le connaître.

– C’est très simple, répondit le clergyman ; cela vient dema grande inexpérience de la vie.

– J’aimerais à en être persuadé », riposta Vandeleur.

Alors Simon lui raconta toute l’histoire, depuis l’heure où ilavait trouvé le diamant du Rajah dans le jardin d’un pépiniériste,jusqu’au moment où il avait quitté Londres par le train express. Ily ajouta un rapide aperçu de ses sentiments et de ses penséesdurant le voyage et conclut par ces mots :

« Quand je reconnus la couronne, je sus que nous étionsdans une situation identique vis-à-vis de la société, et celam’inspira une idée que, j’espère, vous ne trouverez pas mal fondée.Je me dis que vous pourriez devenir en quelque sorte mon associédans les difficultés et dans les profits de mon entreprise. Àquelqu’un de votre savoir spécial et de votre incontestableexpérience, la vente du diamant donnerait peu d’embarras, tandisque pour moi, c’est une chose de toute impossibilité. D’autre part,j’ai réfléchi que la somme que je perdrais en coupant le diamant,et cela probablement d’une main maladroite, me permettrait de vouspayer très généreusement votre aide. Le sujet était délicat àentamer et je manque peut-être de tact. Mais je dois vous prier devous souvenir que, pour moi, la situation est absolument nouvelleet que je suis entièrement ignorant de l’étiquette en usage. Jecrois, sans vanité, que j’eusse pu vous marier ou vous baptiserd’une manière très acceptable ; mais chacun a ses aptitudes ence monde, cette sorte de marché ne figurait pas sur la liste de mestalents.

– Je n’ai pas l’intention de vous flatter, répondit Vandeleur,mais, sur ma foi, vous montrez des dispositions extraordinairespour la vie criminelle… Vous possédez plus de talents que vous nepouvez l’imaginer, et, quoique j’aie vu nombre de coquins dans lesdifférentes parties du monde, je n’en ai jamais rencontré un quifût aussi cynique que vous. Réjouissez-vous, monsieur, vous êtesenfin dans votre véritable voie ! Quant à vous aider, vouspouvez me commander à votre volonté. Je dois simplement passer unejournée à Édimburg, pour des affaires qui concernent monfrère ; ceci terminé, je retourne à Paris, où je résidehabituellement. Libre à vous de m’accompagner. Et, avant un mois,j’aurai amené, je pense, notre petite besogne à une conclusionsatisfaisante. »

Ici, contrairement à toutes les règles de son art, notre auteurarabe arrête l’HISTOIRE DU JEUNE CLERGYMAN. Je regrette et jecondamne de tels procédés ; mais je dois suivre mon original,et renvoyer le lecteur, pour la fin des aventures de Mr. SimonRolles, au prochain numéro de la série, l’HISTOIRE DE LA MAISON AUXPERSIENNES VERTES.

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