Nouvelles Mille et une nuits

II

Quelques lenteurs, il faut en convenir, embarrassent le début.Peu nous importent, par exemple, les idées et les habitudes deM. Utterson, un personnage d’arrière-plan, dépositaire dutestament bizarre qui fait passer tous les biens de Henry Jekyllentre les mains de son ami Edward Hyde, dans le cas de ladisparition du testateur. Cette clause insolite blesse le bon senset les traditions professionnelles du notaire Utterson ; ellesemble cacher quelque secret ténébreux, d’autant plus que leditEdward Hyde, prétendu « bienfaiteur » du docteur Jekyllet son légataire universel, n’est connu de personne. JamaisUtterson n’en avait entendu parler avant que le singulier documentlui eût été confié, avec mille précautions minutieuses ;pourtant il est le plus ancien ami de Jekyll, après le docteurLanyon toutefois, qui, intimement lié jadis avec son collègue,s’est peu à peu éloigné de lui, sous prétexte qu’il donnait à corpsperdu dans des hérésies scientifiques. Lanyon, lui non plus, nesait rien du mystérieux Hyde. Le seul renseignement queM. Utterson ait jamais pu recueillir sur celui-ci est denature à augmenter sa perplexité ; c’est le hasard qui le luifournit.

Un soir qu’il se promène dans un quartier populeux de Londres,avec son jeune parent, M. Enfield, ce dernier lui faitremarquer, presque à l’extrémité d’une petite rue commerçante,l’entrée d’une cour qui interrompt la ligne régulière des maisons.Juste à cet endroit, un pignon délabré avance sur la rue ses deuxétages sans fenêtres, au-dessus de la porte dépourvue, de marteau,une porte de derrière apparemment.

« Cette porte que voici, dit M. Enfield, se rattachedans ma pensée à une singulière histoire. »

Et il raconte l’acte de brutalité commis sous ses yeux, danscette rue même, contre un enfant, une petite fille, par un individud’apparence plus que désagréable, une espèce de gnome. Indigné, ila saisi le coupable au collet, appelé au secours ; unrassemblement s’est formé, et M. Hyde, pour éviter unscandale, a payé une forte somme aux parents de sa victime. Ils’est rendu sous bonne escorte à son domicile, la maison délabréeen question, et est redescendu bientôt avec un chèque sur la banqueCoutts, signé du nom le plus honorable, un nom qu’Utterson devinesans que son cousin ait besoin de le prononcer.

« Et quelle figure a-t-il, ce Hyde ?

– Il n’est pas aisé de le peindre. Je n’ai jamais vu d’homme quim’ait inspiré autant de dégoût, sans que je puisse expliquerpourquoi. Il vous donne l’impression d’un être difforme, etcependant je ne saurais spécifier sa difformité. Il estextraordinaire, voilà le fait, il est anormal. Je crois le voirencore, tant je l’ai peu oublié, et cependant je ne trouve pas deparoles pour peindre l’effet que produit cette infernalephysionomie. »

M. Utterson est plus ému qu’il ne veut le laisserparaître.

« Sur la maison elle-même, demande-t-il, vous ne savezrien ?

– Si fait, j’ai observé que personne n’y entre jamais, sauf lehéros très repoussant de mon aventure. Elle n’est pas habitée, lestrois fenêtres grillées, sur la cour, restent toujours closes, maisles vitres en sont propres, et, au-dessus, il y a une cheminée quifume parfois, ce qui donnerait l’idée que quelqu’un y vientaccidentellement. »

Le notaire Utterson voit que M. Enfield ne se doute pas quecette vilaine bâtisse dépend de la maison de son ami Jekyll. Aprèsavoir soupçonné celui-ci de folie toute pure, il craint qu’il nes’agisse plutôt de quelque complicité honteuse. L’idée fixe lepoursuit de s’éclairer là-dessus. Il se met à guetter les secretsnocturnes du quartier que fréquente l’odieux Hyde. Longtemps ilattend en vain ; mais, certain soir, vers dix heures, lesboutiques étant closes et la rue silencieuse, au milieu du sourdmugissement de Londres, un pas retentit rapide, un homme de petitetaille apparaît, tire une clé de sa poche et se dirige vers lamaison indiquée.

« M. Hyde ? » lui dit le notaire en posantla main sur son épaule.

L’homme tressaille et recule, mais sa terreur n’est quemomentanée. Reprenant aussitôt de l’empire sur lui-même, ilrépond :

« C’est mon nom, en effet ; que mevoulez-vous ?

– Je suis un vieil ami du docteur Jekyll ; on a dû vousparler de moi : M. Utterson. Faites-moi une grâce,laissez-moi voir votre visage. »

L’autre hésite, puis, après réflexion, se tourne d’un air dedéfi.

« Maintenant je vous reconnaîtrai, dit Utterson. Cela peutêtre utile.

– Oui, répond Hyde, il vaut mieux que nous nous soyonsrencontrés…propos,vous avez besoin de savoir mon adresse. »

Et il lui indique une rue, un numéro.

« Mon Dieu ! se dit le notaire, est-il possible qu’ilait, lui aussi, songé au testament ?…

– Comment, ne m’ayant jamais vu, avez-vous pu me deviner ?reprend Hyde.

– D’après une description. Nous avons des amis communs.

– Lesquels ? balbutie Hyde.

– Jekyll, par exemple.

– Il ne vous a jamais parlé de moi, s’écrie l’autre enrougissant de colère. Vous mentez. »

Là-dessus, il a poussé la porte et disparu dans la maison,laissant Utterson stupéfait.

« Ce nain blême, au sourire timide et cynique à la fois,est certainement fort laid, pense le notaire, mais sa laideur nesuffit pas à expliquer la répulsion insurmontable que suscite saprésence. Il faut qu’il y ait quelque chose en outre. Serait-cequ’une âme noire peut transparaître ainsi à travers son enveloppede chair ? Pauvre Jekyll ! Si jamais j’ai lu la signaturede Satan sur un visage, c’est sur celui de ton nouvelami. »

En tournant la rue, on arrive devant un square bordé de bellesmaisons, dont plusieurs sont déchues de leur rang d’autrefois,divisées en appartements, en bureaux, en magasins. L’une d’elles,cependant, devant laquelle s’arrête Utterson, a gardé un grand aird’opulence. Un vieux domestique vient ouvrir.

« Poole, lui dit Utterson, le docteur Jekyll est-il chezlui ? »

Sur sa réponse négative :

« Je viens de voir M. Hyde s’introduire par la portede l’ancienne salle d’anatomie. Cela est-il permis en l’absence devotre maître ?

– Sans doute, car M. Hyde a une clé.

– Je ne crois pas cependant avoir jamais rencontré ici ce jeunehomme.

– Oh ! monsieur, on ne l’invite pas à dîner et il ne paraîtguère de ce côté-ci de la maison. Il entre et sort toujours par lelaboratoire. »

Utterson conclut de ces renseignements que le docteur, enouvrant sa maison à Hyde, subit la conséquence de quelque faute dejeunesse. Ce doit être un supplice que de recevoir ainsi, bon gré,mal gré, inopinément, cet être atroce, qui entre et sortfurtivement, qui peut-être est impatient d’hériter… Il se promet deprotéger Jekyll contre l’influence équivoque qui s’est glissée àson foyer. Il profitera pour cela du premier tête-à-tête.

« Vous savez que je n’ai jamais approuvé votre testament,lui dit-il avec hardiesse, et je l’approuve moins que jamais, carj’ai appris des choses révoltantes sur ce jeune Hyde. »

La belle figure intelligente du docteur s’assombrit à cesmots.

« Inutile de me les dire, cela ne changerait rien ;vous ne comprenez pas ma position, répond-il avec une certaineincohérence. Je suis dans une passe difficile, trèsdifficile… »

Et comme le notaire, espérant pouvoir le tirer de peine, presseJekyll de s’ouvrir à lui, il refuse, affirmant sur l’honneur qu’ilest tout à fait libre de se débarrasser, quand il voudra, de cetEdward Hyde, que, par conséquent, ses amis doivent lui laisser lesoin d’apprécier ce qui convient. Assurément, il est attaché à cegarçon, il a pour cela des raisons sérieuses… Même il conjureUtterson de vaincre, quand il ne sera plus, l’antipathie que luiinspire son héritier.

« Je ne pourrai jamais le souffrir, dit le notaire.

– Soit ! répond Jekyll. Je vous prie seulement de l’aiderau besoin, pour l’amour de moi. »

À une année de là, Londres tout entier est ému par un crime querend plus frappant la haute situation de la victime, sir DanversCarew. Il y a maintes preuves contre Hyde, et les circonstancesfont que M. Utterson est amené à seconder la police dans sesrecherches. La connaissance qu’il a de l’adresse du meurtrierprésumé permet de faire les perquisitions nécessaires. Hyde habite,dans le quartier mal fréquenté de Soho, une rue étroite et sombre,garnie de cabarets où l’on boit du gin, de restaurants français duplus bas étage, de boutiques borgnes où s’approvisionnent desfemmes de mauvaise mine appartenant à toutes les nationalités.C’est dans un pareil milieu que le protégé de Jekyll, héritier d’unquart de million sterling, a élu domicile.

Une vieille femme, aux allures louches, vient ouvrir laporte.

« M. Hyde est, dit-elle, rentré très tard dans lanuit, mais pour ressortir ensuite ; il a des habitudes fortirrégulières, et disparaît parfois un mois ou deux desuite. »

Au nom de la loi, la maison est visitée en détail. Elle est àpeu près vide. Hyde n’habite que deux chambres meublées avecluxe ; un grand désordre toutefois y règne pour le moment,comme si l’on y avait fait à la hâte des préparatifs defuite : les vêtements traînent sur le tapis, les tiroirs sontouverts. Des cendres grises dans l’âtre indiquent que l’on a brûlédes papiers ; mais, derrière une porte, les agents découvrentla moitié d’un bâton dont l’autre moitié est restée sanglante surle lieu du crime. Cette canne, d’un bois très rare, a été donnéebien des années auparavant à son ami Jekyll parM. Utterson.

Naturellement, la première impulsion de ce dernier est de courirchez le docteur. Poole, le vieux domestique, l’introduit, en luifaisant traverser la cour qui a été jadis un jardin, dans l’espècede pavillon que l’on appelle indistinctement le laboratoire ou lasalle d’anatomie. Le docteur a autrefois acheté la maison auxhéritiers d’un chirurgien, et s’occupe de chimie là où sonprédécesseur s’occupait à disséquer. Pour la première fois, lenotaire est admis à visiter cette partie de la maison, qui donnesur la petite rue, théâtre de sa première rencontre avec Hyde. Iltrouve le docteur, dans une vaste chambre garnie d’armoiresvitrées, d’un grand bureau et d’une psyché, meuble assez déplacédans un lieu pareil.

« Savez-vous les nouvelles ? lui demande Utterson.

– On les a criées sur la place, répond Jekyll très pâle etfrissonnant.

– Un mot : j’espère que vous n’avez pas été assez fou pourcacher ce misérable ?

– Utterson, s’écrie le docteur, je vous donne ma paroled’honneur que tout est fini entre lui et moi ! D’ailleurs, iln’a pas besoin de mon secours, il est en sûreté. Personnen’entendra plus parler de Hyde. »

L’homme de loi est étonné de ces façons véhémentes, presquefiévreuses :

« Vous paraissez bien sûr de lui !

– Sûr… absolument. Mais j’aurais besoin de votre conseil. J’aireçu une lettre, et je me demande si je dois la communiquer à lajustice. Décidez… j’ai perdu toute confiance en moi-même.

– Vous craignez que cela n’aide à découvrir ?…

– Non, peu m’importe ce que deviendra Hyde. Je pensais à mapropre réputation, que cette triste affaire met enpéril. »

Utterson, surpris de ce soudain accès d’égoïsme, demande à voirla lettre ; elle est d’une écriture renversée très singulièreet conçue dans des termes respectueux. Hyde exprime brièvement sonrepentir, en s’excusant auprès du protecteur dont il a si malreconnu les bontés ; il lui annonce qu’il a des moyens defuite tout prêts.

L’enveloppe manque ; Jekyll prétend l’avoir brûlée parmégarde.

« Encore une question, reprend Utterson : c’est Hyde,n’est-ce pas, qui vous avait dicté ce passage de votre testament ausujet d’une disparition possible ? »

Le docteur, défaillant, fait un signe affirmatif.

« Je m’en doutais, dit Utterson. Le scélérat avaitl’intention de vous assassiner ! Vous l’avez échappébelle !

– Oh ! j’ai reçu une terrible leçon ! » s’écrieJekyll, ensevelissant sa tête entre ses deux mains. « Quelleleçon, mon Dieu ! »

Et cependant il tente, au moment même, de tromper son ami. Enétudiant l’autographe de Hyde, Utterson acquiert la preuve que laprétendue lettre de l’assassin est de la main même de Jekyll, qui achangé l’aspect des caractères en les renversant. Le docteur s’estdonc fait faussaire pour sauver un meurtrier !

Cependant le temps s’écoule et l’assassin reste introuvable. Onrecueille des détails sur le passé de l’homme, sur ses vices, sacruauté, ses relations ignobles et la haine qu’il a partoutinspirée ; mais sur sa famille, sur ses origines, rien ne peutêtre découvert, encore moins sur le lieu où il se cache. Unenouvelle vie semble avoir commencé pour le docteur Jekyll ; ilne s’occupe plus que de bonnes œuvres. Charitable, il l’a toujoursété, mais il devient religieux en outre ; il fréquente plusassidûment ses anciens amis, renoue des relations très affectueusesavec le docteur Lanyon, et paraît heureux comme il ne l’était pasdepuis longtemps.

Deux mois se passent ainsi ; tout à coup, les amis deJekyll trouvent sa porte fermée. Il garde la chambre, ne reçoitpersonne. Utterson se décide enfin à faire part de son inquiétudeau docteur Lanyon. En entrant chez celui-ci, il est stupéfait de letrouver changé, affaibli, presque mourant :

« Un coup terrible m’a frappé, explique Lanyon, je ne m’enrelèverai jamais ; ce n’est plus qu’une question de semaines.Eh bien, je ne me plains pas de la vie… je l’ai trouvée bonne…mais… si nous savions tout, nous serions plus satisfaits de nous enaller.

– Jekyll est malade, lui aussi », commence Utterson.

À ce nom, la figure de Lanyon s’altère davantage encore ;il lève une main tremblante :

« Que je n’entende plus parler du docteur Jekyll, dit-ilavec emportement. Il est mort pour moi.

– Vous lui en voulez encore ? s’écrie Utterson étonné.Songez que nous sommes trois bien vieux amis, Lanyon, et que lesintimités de jeunesse ne se remplacent pas.

– Inutile d’insister. Demandez-lui plutôt à lui-même…

– Mais il ne veut pas me recevoir…

– Cela ne m’étonne pas ! Un jour ou l’autre, quand je neserai plus, vous apprendrez la vérité. Jusque-là, qu’il ne soitjamais question entre nous d’un sujet que j’abhorre. »

Utterson demande par écrit des explications à Jekyll ; uneréponse très embrouillée lui parvient, dans laquelle le docteurexprime son intention de se condamner désormais à une retraiteabsolue.

Que faut-il supposer ? Quelle catastrophe a donc pusurvenir ? L’idée de la folie se présente de nouveau àl’esprit du notaire ; les paroles de Lanyon impliqueraientcependant tout autre chose. Il voudrait interroger de nouveau levieux savant, mais il n’en a pas l’occasion, car, en une quinzainede jours, cet homme d’une si haute valeur morale et intellectuellesuccombe. Il laisse à Utterson un paquet scellé qui ne doit êtreouvert par lui qu’après la disparition du docteur Jekyll. Pour laseconde fois, ce mot de disparition, déjà tracé dans le testament,se trouve accouplé au nom de Jekyll. Utterson contient àgrand-peine sa curiosité, mais le respect qu’il doit à la volontéexpresse d’un mourant le décide à laisser dormir les papiers dansun tiroir…

Souvent il va prendre des nouvelles du docteur. Le fidèle Poolelui dit toujours que son maître ne sort plus de ce cabinetmystérieux, au-dessus du laboratoire, qu’il ne parle guère, ne litplus et paraît absorbé dans de tristes pensées. Un jour, Uttersons’avise de pénétrer dans la cour sur laquelle donnent les troisfenêtres grillées, afin d’entrevoir au moins le prisonniervolontaire. L’une de ces fenêtres est ouverte ; le docteur,assis auprès, l’air souffrant, accablé, aperçoit son ami et consentà échanger de loin quelques mots avec lui. Mais, tout à coup, uneexpression de terreur et de désespoir, une expression qui glace lesang dans les veines du notaire, passe sur son visage, et lafenêtre se reforme brusquement.

À peu de temps de là, M. Utterson reçoit la visite de Pooleépouvanté. Le vieux serviteur le conjure de venir s’assurer parlui-même de ce qui se passe. Il ne peut plus porter seul le poidsd’une pareille responsabilité. Tout le monde a peur dans lamaison.

En effet, quand Utterson pénètre chez le docteur, les autresdomestiques sont réunis tremblants, effarés, dans le vestibule, eton lui fait de sinistres rapports. À la suite de Poole, il sedirige vers le pavillon où s’est retranché Jekyll et montel’escalier qui conduit au fameux cabinet.

« Marchez aussi doucement que possible et puisécoutez ; mais qu’il ne vous entende pas », dit Poole,sans que le notaire puisse rien comprendre à cette étrangerecommandation.

Il annonce, par le trou de la serrure, M. Utterson.

Une voix plaintive répond du dedans :

« Je ne peux voir personne. »

Et Poole, d’un air triomphant, reprend tout bas :

« Eh bien, monsieur, dites si c’est vraiment la voix de monmaître ?

– Elle est bien changée, en effet.

– Changée ? On n’a pas été vingt ans dans la maison d’unhomme pour ne pas reconnaître sa voix. Non, monsieur, mon maître adisparu ; dites-moi maintenant qui est là, à saplace ? »

En parlant, il a entraîné M. Utterson dans une chambreécartée où nul ne peut épier leur conciliabule.

« Toute cette dernière semaine, celui qui hante le cabineta demandé je ne sais quel médicament. Mon maître faisait celaquelquefois. Il écrivait son ordonnance, puis jetait la feuille depapier sur l’escalier. Depuis huit jours nous n’avons vu de lui quecela… des papiers. Il était enfermé ; les repas mêmes devaientêtre laissés à la porte. Eh bien, tous les jours, deux ou troisfois par jour, il y avait des ordonnances sur l’escalier, et jedevais courir chez tous les chimistes de la ville ; et chaquefois que j’avais apporté la drogue, un nouveau papier me commandaitde la rendre, parce qu’elle n’était pas pure, et de chercherailleurs. On a terriblement besoin de cette drogue-là,monsieur… »

L’un des papiers est resté dans la poche de Poole. Jekyll y atracé les lignes suivantes :

« Le docteur Jekyll affirme à MM. *** que leur dernierenvoi n’a pu servir. En 18… il leur avait acheté une quantitéconsidérable de cette même poudre. Il les prie de chercher avec unsoin extrême et de lui en envoyer de la même qualité, à toutprix. »

Jusque-là, l’écriture est assez régulière ; mais, à la fin,la plume a craché, comme si une émotion trop forte brisait toutesles digues.

« Pour l’amour de Dieu, trouvez-m’en del’ancienne ! »

« Ceci est assurément l’écriture du docteur, ditUtterson.

– En effet, répond Poole ; mais, peu importe son écriture,je l’ai vu…

– Qui donc ?

– Je l’ai surpris un jour qu’il était sorti du cabinet et ne secroyait pas observé. Ce n’a été qu’une minute ; il s’est sauvéavec une espèce de cri ; mais je savais à quoi m’en tenir, etmes cheveux se sont hérissés de crainte. Pourquoi mon maîtreaurait-il eu un masque sur la figure et pourquoi aurait-il crié ens’enfuyant à ma vue ?

– Je crois que je devine, dit Utterson. Mon pauvre ami estatteint, sans doute, d’une maladie qui le défigure autant qu’ellele fait souffrir, et qu’il veut dérober à tous les yeux. De là cemasque qu’il porte pour dissimuler quelque plaie affreuse, de làl’extraordinaire altération de sa voix et l’impatience qu’il a detrouver un remède qui puisse le soulager.

– Non, monsieur, dit Poole résolument, cet être-là n’était pasmon maître ; mon maître est grand, solide, celui-là n’étaitguère qu’un nain. Parbleu ! depuis vingt ans, je le connaisassez, mon maître ! Non, l’homme au masque n’était pas ledocteur, et, si vous voulez que je vous dise ce que je crois, unmeurtre a été commis.

– Puisque vous parlez ainsi, Poole, mon devoir est de m’assurerdes faits. J’enfoncerai cette porte. »

Les deux hommes se munissent d’une hache et d’untisonnier ; ils envoient un valet de pied robuste garder laporte du laboratoire. Une dernière fois, Utterson écoute. Le bruitd’un pas léger se fait à peine entendre sur le tapis.

« Tout le jour et une bonne partie de la nuit, il marcheainsi de long en large, dit le vieux domestique ; une mauvaiseconscience ne se repose pas. Et une fois… une fois, j’ai entenduqu’il pleurait… On aurait dit une femme ou une âme en peine. Je nesais quel poids m’est tombé sur le cœur. J’aurais pleuréaussi. »

Le moment est venu d’agir.

« Jekyll, crie Utterson d’une voix forte, je demande à vousvoir. »

Pas de réponse.

« Je vous avertis ; nous avons des soupçons, je doiset je veux vous voir ; si ce n’est pas de votre plein gré, cesera de force…

– Utterson, réplique la voix, pour l’amour de Dieu, ayezpitié ! »

Ce n’est pas la voix de Jekyll décidément, c’est celle de Hyde.Quatre fois la hache s’abat sur les panneaux qui résistent ;un cri de terreur tout animal a retenti dans le cabinet. Aucinquième coup, la porte brisée livre passage aux assiégeants, qui,consternés du silence qui règne désormais, restent irrésolus sur leseuil. Une lampe éclaire paisiblement ce réduit studieux, un bonfeu brille dans l’âtre, le thé est préparé sur une petitetable ; sans les armoires vitrées remplies de produitschimiques, on se croirait dans l’intérieur les plus bourgeois.Mais, au milieu de la chambre, gît un cadavre, encore palpitant,celui d’Edward Hyde. Il est vêtu d’habits trop grands pour lui, deshabits à la taille du docteur. Sa main crispée tient encore unefiole de poison. Il s’est fait justice.

Quant au docteur, on ne le retrouve nulle part ; mais, surla table, auprès d’un ouvrage pieux pour lequel Jekyll avaitexprimé à plusieurs reprises beaucoup d’estime, et qui cependantest annoté de sa main avec force blasphèmes, auprès des soucoupesremplies de doses mesurées d’un sel blanc, que Poole reconnaît pourla drogue que son maître l’envoyait toujours demander, il y a despapiers.

En cherchant bien, Utterson découvre un testament qui lui lègue,chose étrange, tout ce qui devait appartenir à Edward Hyde, puisune lettre d’adieu et une confession dont il prend connaissance,après avoir lu le manuscrit du docteur Lanyon.

Ce manuscrit atteste un fait étrange. Le 9 janvier, Lanyon areçu de son vieux camarade de collège, Henry Jekyll, une lettrechargée qui l’adjure, au nom de leur amitié ancienne, de lui rendreun service duquel dépend son honneur, sa vie. Il s’agit d’allerprendre dans son cabinet de travail, quitte à en forcer la porte,des poudres et une fiole dont il indique exactement la place. Versminuit un homme qu’il devra recevoir en secret, après avoir renvoyéses domestiques, viendra lui dire le reste. Lanyon, sans riencomprendre à cet appel, obéit exactement ; il se rend chezJekyll ; le vieux Poole, lui aussi, a été averti par lettrechargée. Un serrurier est là qui attend ; on pénètre dans lecabinet en forçant la serrure, on découvre, à l’endroit désigné,des sels quelconques, une teinture rouge qui ressemble à du sang,un cahier qui renferme nombre de dates couvrant une période debeaucoup d’années, avec quelques notes inintelligibles. Lanyon,fort intrigué, emporte le tout chez lui, et attend de pied ferme levisiteur nocturne, auquel il va ouvrir lui-même.

Ce visiteur est un petit homme dont l’aspect lui inspire unmélange inconnu de dégoût et de curiosité. Il est vêtu d’habitsbeaucoup trop grands, qui traînent par terre et flottent autour delui. Son premier mot est pour réclamer avec agitation lesmystérieux objets trouvés chez le docteur Jekyll ; à leur vue,il pousse un soupir de soulagement, puis, demandant un verregradué, compte quelques gouttes de la liqueur, et y ajoute une despoudres. Le mélange, d’abord rougeâtre, commence, tandis que lescristaux se dissolvent, à prendre une nuance plus brillante, àdevenir effervescent et à exhaler des fumées légères. Soudain,l’ébullition cesse, le liquide passe lentement du pourpre foncé auvert pâle. L’étrange visiteur a bu d’un trait… Il crie, chancelle,se retient à la table, puis reste là, les yeux injectés, la boucheentrouverte, respirant à peine. Un changement s’est produit :les traits du visage semblent se fondre et se reformer. Lanyonrecule d’un soubresaut brusque, l’âme noyée dans une épouvante sansnom. Devant lui, pâle, tremblant, les mains étendues comme pourretrouver son chemin à tâtons au sortir du sépulcre, se tient HenryJekyll !…

C’est ce qu’il a entendu, ce qu’il a vu cette nuit-là qui aébranlé la vie du docteur Lanyon dans ses fondements mêmes. Lesecret professionnel s’impose à lui, mais l’horreur le tuera, caril ne peut se le dissimuler, et cette pensée le hante jusqu’à unesuprême angoisse, lui, l’ennemi et le contempteur de la scienceocculte : l’être difforme qui s’est glissé dans sa maisoncette nuit-là est bien celui que poursuit la police comme assassinde sir Danvers Carew…

Quant à l’effrayante métamorphose, elle est expliquée par laconfession du docteur Jekyll :

« Je suis né en 18…, avec une grosse fortune, quelquesexcellentes qualités, le goût du travail et le désir de mériterl’estime des meilleurs entre mes semblables, en possession, parconséquent, de toutes les garanties qui peuvent assurer un avenirhonorable et distingué. Le plus grand de mes défauts était cettesoif de plaisir qui contribue au bonheur de bien des gens, mais quine se conciliait guère avec ma préoccupation de porter la têtehaute devant le public, de garder une contenance particulièrementgrave. Il arriva donc que je cachai mes fredaines, et que, lorsquema situation se trouva solidement établie, j’avais déjà prisl’habitude invétérée d’une vie double. Plus d’un aurait fait paradedes légères irrégularités de conduite dont je me sentaiscoupable ; mais, considérées des hauteurs où j’aimais à meplacer, elles m’apparaissaient, au contraire, comme inexcusables,et je les cachais avec un sentiment de honte presque morbide. Cefut donc beaucoup moins l’ignominie de mes fautes que l’exigence demes aspirations qui me fit ce que j’étais, et qui creusa chez moi,plus profondément que chez la majorité des hommes, une séparationmarquée entre le bien et le mal, ces provinces distinctes quicomposent la dualité de la nature humaine.

« J’étais amené ainsi, bien souvent, à méditer sur cettedure loi de la vie qui gît aux racines mêmes de la religion et quiest une si grande cause de souffrance. Malgré ma duplicité, je neme trouvais en aucune façon hypocrite ; mes deux naturesprenaient tout au sérieux de bonne foi ; je n’étais pas plusmoi-même quand je me plongeais dans le désordre que quand jem’élançais à la poursuite de la science, ou quand je me consacraisau soulagement des malheureux. L’impulsion de mes étudesscientifiques, qui m’emportait dans les sphères transcendantalesd’un certain mysticisme, me faisait mieux sentir la guerre qui selivrait en moi. Par les deux côtés de mon intelligence, le côtémoral et le côté intellectuel, je me rapprochais donc, chaque jourdavantage, de cette vérité, dont la découverte partielle m’aconduit à un si épouvantable naufrage, que l’homme n’est pas un, enréalité, mais deux ; je dis deux, ma propre expérience n’ayantpas dépassé ce nombre. D’autres me suivront, d’autres iront plusloin que moi dans la même voie, et je me hasarde à deviner que,dans chaque homme, sera reconnue plus tard une réunion d’individustrès divers, hétérogènes et indépendants. Quant à moi, je devaisinfailliblement, par mon genre de vie, avancer dans une directionunique. Ce fut du côté moral et en ma propre personne que j’apprisà découvrir la dualité primitive de l’homme ; je vis que desdeux natures qui se combattaient dans le champ de ma conscience, onpouvait dire que je n’appartenais à aucune, parce que j’étaisradicalement aux deux ; et, de bonne heure, avant même que mestravaux m’eussent suggéré la possibilité d’un pareil miracle, jepris l’habitude de m’appesantir avec délices sur la pensée, vaguecomme un rêve, de la séparation de ces éléments.

« Si chacun d’eux, me disais-je, pouvait habiter desidentités distinctes, la vie serait délivrée de ce qui la rendintolérable, le voluptueux pourrait se satisfaire, délivré enfindes scrupules et des remords que son frère jumeau lui impose, et lejuste marcherait droit devant lui, en s’élevant toujours, enaccomplissant les bonnes œuvres où il trouve son plaisir, sanss’exposer davantage aux hontes et aux châtiments qu’attire sur luiun compagnon qu’il réprouve. Pour la malédiction de l’humanité, cesdeux ennemis sont emprisonnés ensemble dans le sein torturé denotre conscience, où ils luttent sans relâche l’un contre l’autre.Comment les séparer ?

« Le moyen que je cherchais me fut fourni par lesexpériences multiples auxquelles je me livrais dans monlaboratoire. Peu à peu j’acquis le sentiment profond del’immatérialité hésitante, de la nature transitoire et vaporeuse,pour ainsi dire, de ce corps, solide en apparence, dont nous sommesrevêtus. Je découvris que certains agents ont le pouvoir de secouernotre vêtement de chair comme le vent agite un rideau, de nous endépouiller même. Pour deux bonnes raisons, je n’approfondirai pasdavantage la partie scientifique de ma confession : d’abord,parce que j’ai appris, à mes dépens, que le fardeau de la vie estrivé indestructiblement aux épaules de l’homme, et qu’à chaquetentative faite pour le rejeter, il revient en imposant unepression plus pénible. Secondement, parce que, – mon récit leprouvera d’une façon trop évidente, hélas ! – mes découvertesrestèrent incomplètes. Il suffit donc de dire que, non seulementj’en vins à reconnaître, en mon propre corps, la simple exhalaison,le simple rayonnement de certaines puissances qui entraient dans lacomposition de mon esprit, mais que je réussis à fabriquer unedrogue par laquelle ces puissances pouvaient être détournées deleur suprématie et souffrir qu’une nouvelle forme fût substituée àl’ancienne, une forme qui ne m’était pas moins naturelle, parcequ’elle portait l’empreinte des éléments les moins nobles de monâme.

« J’hésitai longtemps, avant de mettre cette théorie enpratique. Je savais très bien que je risquais la mort, car unesubstance capable de contrôler si violemment et de secouer à cepoint la forteresse même de l’identité pouvait, prise à trop hautedose, ou par suite d’un accident quelconque, au moment de sonabsorption, effacer à tout jamais le tabernacle immatériel que jelui demandais de modifier seulement. Mais la tentation d’unedécouverte si singulière l’emporta sur les plus vives alarmes.J’avais depuis longtemps préparé ma teinture ; j’achetai, enquantité considérable, chez un marchand de produits chimiques,certain sel particulier que je savais, l’ayant employé à mesexpériences, être le dernier ingrédient nécessaire, et, par unenuit maudite, je mêlai ces éléments, je les regardai bouillir etfumer ensemble dans un verre dont, avec un grand effort de courage,quand l’ébullition eut cessé, j’avalai le contenu.

« Les plus atroces angoisses s’ensuivirent, comme si l’onme broyait les os : une nausée mortelle, une horreur intimequi ne peut être surpassée à l’heure de la naissance ni à celle dela mort… Puis ces agonies diverses s’évanouirent rapidement, et jerevins à moi, comme au sortir d’une maladie. Il y avait quelquechose d’étrange dans mes sensations, quelque chosed’indescriptiblement nouveau et, par suite de cette nouveauté même,d’incroyablement agréable. Je me sentais plus jeune, plus léger,plus heureux dans mon corps. En dedans, je devenais capable detoutes les témérités ; un torrent d’images sensuelles roulait,se déchaînait dans mon imagination, j’échappais aux liens de touteobligation, j’acquérais une liberté d’âme inconnue jusque-là, quin’était nullement innocente. Je connus, dès le premier souffle decette vie nouvelle, que j’étais plus mauvais qu’auparavant, dixfois plus mauvais, livré, comme un esclave, au mal originel, etcette pensée m’exalta comme l’eût fait du vin… J’étendis les bras,en m’abandonnant, ravi, à la fraîcheur de ces sensations, et, aumoment même, je fus soudainement averti que j’avais baissé enstature. Il n’y avait pas de miroir dans mon cabinet à cetteépoque ; la psyché, qui maintenant s’y trouve, y fut apportée,plus tard, pour refléter mes transformations. La nuit cependanttouchait au matin, un matin très sombre ; tous les hôtes de lamaison étaient encore plongés dans le sommeil ; transporté,comme je l’étais, d’espérance et de joie, je m’aventurai dehors, jetraversai la cour, au-dessus de laquelle il me sembla que lesconstellations regardaient étonnées cet être, le premier de sonespèce qu’eût encore découvert leur infatigable vigilance ; jeme glissai par les corridors, étranger dans ma propre maison, et,en arrivant dans ma chambre, j’aperçus pour la première fois EdwardHyde.

« Il faut maintenant que je parle par théorie, en disant,non pas ce que je sais, mais ce que je crois être probable. Le côtémauvais de ma nature, à qui j’avais transféré momentanément touteautorité, était moins robuste et moins bien développé que lemeilleur, dont je venais de me dépouiller. Dans le cours de ma vie,qui avait été, après tout, pour les neuf dixièmes, une vie de vertuet d’empire sur moi-même, je l’avais beaucoup moins épuisé quel’autre. De là, je suppose, ce fait qu’Edward Hyde était pluspetit, plus mince, plus jeune qu’Henry Jekyll. De même que la bontééclairait la physionomie de celui-ci, le mal était écritlisiblement sur la face de celui-là. Le mal, en outre, que je croistoujours être le côté mortel de notre humanité, avait laissé, surce corps chétif, le signe de la laideur, du délabrement. Et,cependant, quand mes yeux rencontrèrent, dans la glace, cettevilaine idole, je n’éprouvai pas une répugnance, mais plutôt unélan de bienvenue. Ceci, en somme, était encore moi-même ;ceci me semblait naturel et humain. À mes yeux, l’image de l’esprity brillait plus vive, elle était plus ressemblante, plus tranchéedans son individualité, que sur la physionomie complexe et diviséequ’auparavant j’avais l’habitude d’appeler mienne. Dans cejugement, je devais avoir raison, car j’ai toujours remarqué que,quand je portais la figure d’Edward Hyde, personne ne pouvaitapprocher de moi sans une visible défaillance physique. J’attribuecet effet à ce que tous les êtres humains, tels que nous lesrencontrons, sont composés de bien et de mal, tandis que Hyde étaitseul au monde pétri de mal sans mélange.

« Je ne m’attardai qu’une minute devant le miroir ; ilme restait à tenter la seconde expérience, l’expérience concluante,à voir si j’avais perdu mon identité sans retour, s’il me fallaitfuir, avant l’aurore, une maison qui ne serait plus la mienne.Rentrant précipitamment dans mon cabinet, je préparai, j’absorbaile breuvage une fois de plus ; une fois de plus j’endurai lestortures de la dissolution ; enfin, je revins à moi avec lecaractère, la stature et le visage d`Henry Jekyll.

« Cette nuit-là, j’abordai les funestes chemins detraverse. Si j’eusse fait ma découverte dans un plus noble esprit,si j’eusse tenté cette expérience, sous l’empire de religieusesaspirations, tout eût pu être différent ; de ces agonies de lanaissance et de la mort serait sorti un ange plutôt qu’un démon. Ladrogue n’avait aucune action déterminante, elle n’était nidiabolique ni divine ; elle ébranla seulement les portes de maprison, et ce qui était dedans s’élança dehors. À cette époque, lavertu sommeillait en moi ; ma perversité, mieux éveillée,profita de l’occasion : Edward Hyde surgit. Dorénavant, bienque j’eusse deux caractères aussi bien que deux apparences, et quel’un fut tout entier mauvais, l’autre était encore le vieil HenryJekyll, ce composé incongru des progrès duquel j’avais appris déjàà désespérer. Le mouvement fut donc complètement vers le pire.

« Même alors je n’avais pas pu me réconcilier avec lasécheresse d’une vie d’étude ; j’étais gai à mes heures, et,comme mes plaisirs manquaient de dignité, comme j’étais, avec cela,non seulement connu de tout le monde et trop considéré, mais bienprès de la vieillesse, cette incohérence de ma vie devenait gênantede plus en plus. Ce fut pour ces motifs que mon nouveau pouvoir metenta jusqu’à ce que j’en devinsse l’esclave. Je n’avais qu’à viderune coupe, à me débarrasser du corps d’un professeur en renom et àendosser, comme un manteau épais, celui d’Edward Hyde. Cette idéeme sembla piquante, et je fis avec soin tous mes préparatifs. Jelouai et je meublai ce logement de Soho, où Hyde fut traqué par lapolice ; je pris pour gouvernante une créature que je savaisêtre silencieuse et sans scrupules. D’autre part, j’annonçai à mesdomestiques qu’un M. Hyde, dont je leur fis le portrait,devait jouir dans ma maison du square d’une entière liberté, depleins pouvoirs. Pour éviter tout accident, je me fis familièrementconnaître sous mon nouvel aspect ; je m’arrangeai de façon àce que, si quelque malheur m’arrivait en la personne du docteurJekyll, je pusse éviter toute perte pécuniaire sous ma figured’Edward Hyde. Ce fut le secret du testament auquel vous opposâtestant d’objections. Ainsi fortifié, comme je le supposais, de touscôtés, je profitai sans crainte des immunités de ma situation.Certains hommes ont eu des bandits à leurs gages pour accomplir descrimes, tandis que leur propre réputation demeurait à l’abri. Jefus le premier qui agit de même en vue du plaisir. Je pus doncainsi, aux yeux de tous, travailler consciencieusement, étaler unerespectabilité bien acquise, puis, soudain, comme un écolier,rejeter ces entraves et plonger, la tête la première, dans l’océande la liberté. Sous mon manteau impénétrable, je possédais unesécurité complète. Songez-y… je n’avais qu’à franchir le seuil demon laboratoire : en deux secondes, la liqueur, dont je tenaisles ingrédients toujours prêts, était avalée ; après cela,quoi qu’il pût faire, Hyde disparaissait comme un souffle sur unmiroir, et à sa place, tranquillement assis chez lui, sous sa lampenocturne, Jekyll se moquait des soupçons.

« Mes plaisirs, je l’ai déjà dit, n’avaient jamais été desplus relevés ; avec Edward Hyde, ils devinrent très viteignobles et monstrueux. À mon retour de chaque excursion nouvelle,je restais stupéfait des turpitudes de mon autre moi-même. Cefamilier, que j’évoquais ainsi et que j’envoyais seul agir selonson bon plaisir, était l’être le plus vil et le plus dépravé ;il n’avait que des pensées égoïstes, s’abreuvant de jouissancesavec une avidité toute bestiale, sans souci des tortures quipouvaient en résulter pour d’autres, aussi dépourvu de remordsqu’une statue de pierre. Henry Jekyll s’effrayait parfois des actesd’Edward Hyde, mais cette situation échappait aux lois communes,elle relâchait insidieusement l’étreinte de la conscience. C’étaitHyde après tout, et Hyde seul, qui était coupable ; Jekyll nese sentait pas plus méchant qu’auparavant ; ses bonnesqualités lui revenaient sans avoir subi d’atteintesapparentes ; il se hâtait même de réparer le mal accompli parHyde quand cela était possible. De cette façon il setranquillisait.

« Je n’ai nul dessein d’entrer dans le détail des infamiesdont je me rendais complice (quant à les avoir commises moi-même,je ne puis aujourd’hui encore l’admettre). Je ne veux qu’indiquerles avertissements que je reçus et les degrés de mon châtiment. Unefois, je courus un véritable danger. Un acte de cruauté contre uneenfant excita contre moi la colère de la foule, qui m’eût déchiré,je crois, si je n’avais pas apaisé la famille de ma petite victimeen lui remettant un chèque au nom d’Henry Jekyll. Ceci me donnal’idée d’avoir un compte dans une autre banque au nom d’EdwardHyde, et quand, en altérant mon écriture, j’eus pourvu mon doubled’une signature, je me crus de nouveau à l’abri du destin.

« Deux mois environ avant le meurtre de sir Danvers Carew,j’étais allé courir les aventures. Rentré fort tard, je m’éveillaile lendemain avec des sensations bizarres. Ce fut en vain que jeregardai autour de moi, en reconnaissant les belles proportions etle mobilier décent de ma chambre du square, le dessin des rideaux,la forme du lit d’acajou où j’étais couché. Quelque chose melaissait convaincu que je n’étais pas réellement où je croyaisêtre, mais bien dans mon galant réduit de Soho, où j’avais coutumede dormir sous le masque d’Edward Hyde. Je me mis à rire de cetteillusion et, toujours curieux de psychologie, à en chercher lescauses. Par intervalles, toutefois, le sommeil m’emportait,interrompant ma rêverie, que je reprenais ensuite. Dans un momentlucide, mon regard tomba sur ma main à demi fermée. Or la main deJekyll, vous l’avez souvent remarqué, était une mainprofessionnelle de forme et de dimensions, une grande main blanche,ferme et bien faite, tandis que la main qui m’apparaissaitdistinctement sur les draps, à la clarté jaunissante d’une matinéede Londres, était d’une pâleur brune, maigre, osseuse, avec de grosnœuds et couverte partout d’un épais duvet noir. Cette main velueétait la main d’Edward Hyde.

« Je dus la contempler fixement pendant près d’une minute,abasourdi comme je l’étais, jusqu’à ce que l’effroi éclatât dansmon sein avec un fracas de cymbales. Bondissant hors du lit, jecourus à mon miroir. Au spectacle qui frappa mes yeux, tout le sangde mes veines se glaça. Oui, je m’étais couché sous la forme deJekyll, et c’était Hyde qui s’éveillait. Comment expliquer cephénomène ?… Comment y remédier ?… Nouvelles terreurs. Lamatinée était avancée déjà, les domestiques devaient être touslevés, et mes drogues se trouvaient dans le cabinet. Il me fallaitfaire un voyage pour les atteindre, descendre l’escalier, traverserla cour. Sans doute, je pourrais dissimuler mon visage, mais à quoibon, puisque je ne pouvais cacher de même le changement destature ? Enfin, je me rappelai que mes gens étaient habituésdéjà à voir aller et venir mon second moi, et j’éprouvai là-dessusune sensation délicieuse de soulagement. Je fus vite prêt ;dans des habits à la taille du docteur, je traversai la maison, oùle valet de pied recula ébahi en reconnaissant M. Hyde àpareille heure et si singulièrement accoutré. Dix minutes après, ledocteur Jekyll, revenu à sa première forme, s’asseyait assez sombredevant un déjeuner qu’il ne mangeait que du bout des lèvres.

« J’avais assurément peu d’appétit ; cet accidentinexplicable renversait toutes mes expériences et semblait, commele doigt qui écrivit sur le mur durant l’orgie babylonienne, tracerma condamnation. Je commençai à réfléchir plus sérieusement que jene l’avais encore fait aux possibilités de ma double existence.Cette partie de moi-même, que j’avais le pouvoir de projeter audehors, avait été, depuis quelque temps, terriblementexercée ; il me sembla qu’elle grandissait, que le sangcirculait plus vif dans les veines de Hyde, et je commençai àentrevoir le péril d’un renversement de la balance. Que ferais-jesi le pouvoir du changement volontaire m’échappait, si le caractèred’Edward Hyde allait devenir le mien irrévocablement ? Lavertu de la drogue ne se manifestait pas toujours d’une façonégale. Une fois, au commencement, elle m’avait fait défaut ;depuis, il m’avait fallu, en plus d’une circonstance, doubler etmême tripler la dose, au risque d’en mourir. Ces incertitudesassombrissaient quelque peu mon contentement, qui eut été parfaitsans elles. Maintenant, à la lumière de cet accident matinal, jefus conduit à remarquer que la difficulté qui avait été, aucommencement, de me débarrasser du corps de Jekyll, s’étaittransférée peu à peu du côté opposé. Il devenait clair que jeperdais lentement possession de mon premier moi, le meilleur, etque je m’incorporais de plus en plus à mon second moi, le pire.Entre les deux, je devais faire un choix. Mes deux natures avaienten commun la mémoire, mais toutes les autres facultés étaient fortinégalement réparties entre elles. Jekyll (qui était composite)prenait part aux aventures de Hyde, tantôt avec appréhension,tantôt avec curiosité ; mais Hyde était fort indifférent àJekyll et ne se souvenait de lui que comme le brigand se rappellela caverne où il se cache et déjoue les poursuites.

« Faire cause, commune avec Jekyll, c’était renoncer à cesappétits que j’avais longtemps caressés en secret et auxquels,depuis peu, je m’abandonnais éperdument. Préférer Hyde, c’étaitmourir à mille intérêts et à mille aspirations qui m’étaient chers,c’était devenir d’un coup méprisable, c’était perdre mes amis. Lemarché peut paraître inégal, mais il y avait encore une autreconsidération dans la balance : tandis que Jekyll souffriraitcruellement de l’abstinence, Hyde ne se rendrait même pas compte dece qu’il avait perdu. Si particulier que fût mon cas, les termes dece débat étaient vieux comme l’homme lui-même : destentations, des alarmes identiques assiègent le premier pécheurvenu, et il en fut pour moi comme pour le grand nombre de messemblables. Je choisis la meilleure part, et puis manquai de forcepour m’y tenir.

« Oui, je donnai la préférence au docteur déjà vieux etcontrarié dans ses passions, mais entouré d’amitiés honorables etrempli d’intentions généreuses ; je dis un adieu résolu à laliberté, à une jeunesse relative, aux impulsions ardentes et auxsecrètes débauches ; mais peut-être apportai-je dans ce choixquelques réserves inconscientes, car je ne renonçai pas à ma maisonde Soho, et je gardai les vêtements d’Edward Hyde, préparés pourtout événement, dans mon cabinet. Pendant deux mois, cependant, jefus fidèle à ma détermination ; pendant deux mois, jepratiquai une austérité à laquelle jamais, jusque-là, je n’avais puatteindre, et je jouis des compensations que procure la paix de laconscience. Mais le temps finit par atténuer mes craintes, desdésirs frénétiques me torturèrent, comme si Hyde eût réclamé laliberté ; enfin, dans une heure de faiblesse morale, j’avalaide nouveau la liqueur transformatrice.

« De même que l’ivrogne, quand il raisonne avec lui-mêmesur son vice, n’est pas, une fois sur cinq cents, frappé desdangers qu’il court par suite de son inconscience de brute, jen’avais jamais, en considérant ma position, tenu comptesuffisamment de la complète insensibilité morale, de la propensionperpétuelle à mal faire qui dominait chez Hyde. Ce fut par làcependant que je fus puni. Mon démon avait été longtemps en cage,il s’échappa rugissant. Au moment même où je bus, je me sentis plusfurieusement porté au crime que par le passé. Une tempêted’impatience bouillonnait en moi. Sur une imperceptibleprovocation, je m’emportai comme aucun homme pourvu de sensn’aurait pu le faire, je frappai un vieillard inoffensif sans plusde motifs que ceux qu’un enfant gâté peut avoir pour casser sonjoujou. Volontairement, je m’étais dessaisi de ces instincts quimaintiennent une sorte d’équilibre chez les plus mauvais d’entrenous ; pour moi, être tenté, la tentation fut-elle légère,c’était succomber aussitôt. L’esprit infernal me poussant, jem’abandonnai à une rage meurtrière, et ce ne fut que la lassitudequi mit fin au terrible accès de délire dont le résultat fut lamort de sir Danvers Carew. Tout à coup, mon cœur se glaçad’effroi ; je compris qu’il y allait de ma vie, et, fuyant lethéâtre du meurtre, je ne songeai plus qu’à me mettre ensûreté.

« Je courus à ma maison de Soho et je détruisis mespapiers ; puis je commençai d’errer par les rues, à la foisfier de mon crime et tremblant d’en subir les conséquences, rêvantd’en commettre de nouveaux, et l’oreille tendue, néanmoins, aubruit des pas du vengeur qui devait me poursuivre. Hyde avait unechanson cynique sur les lèvres en mêlant sa drogue, et il la but àla santé du mort. Les souffrances de la transformation lepossédaient encore, cependant, quand Jekyll, avec des larmes degratitude et de repentir, tomba à genoux, les mains levées versDieu. Le voile s’était déchiré ; je voyais ma vie dans sonensemble, depuis les jours de mon enfance et à travers les diversesphases de mes études, de ma profession si honorée, jusqu’auxhorreurs de cette nuit-là ! Je ne pouvais réussir à me croireun assassin ; je repoussais, avec des cris et des prières, lesimages hideuses que ma mémoire suscitait contre moi ;n’importe, l’iniquité commise me restait présente. Les angoisses duremords firent place enfin à un sentiment de joie ; leproblème de ma conduite se trouva résolu. Hyde devenaitimpossible ; bon gré, mal gré, je me trouvais réduit à la plusnoble partie de mon existence. Combien je m’en réjouissais !Avec quel empressement et quelle humilité j’acceptais lesrestrictions de la vie normale, avec quel renoncement sincère jefermai la porte par laquelle je m’étais enfui si souvent ! Jeme disais que je n’en repasserais jamais le seuil maudit ; jebroyai la clé sous mon talon, je me crus sauvé…

« Le lendemain, la culpabilité de Hyde était prouvée ;on s’indignait d’autant plus que la victime était un homme hautplacé dans l’estime du monde. Je ne fus pas fâché de sentir mesmeilleures impulsions gardées ainsi par la terreur del’échafaud ; Jekyll était maintenant ma cité de refuge. Hyden’avait qu’à se laisser entrevoir pour que la société tout entièrese tournât contre lui. Je me jurai de racheter le passé, et je puisdéclarer honnêtement que ma résolution produisit de bons fruits.Vous avez vu vous-même comment je m’efforçai, durant les derniersmois de l’année dernière, de soulager l’infortune ; vous saveztout ce que je fis pour les autres. Les jours s’écoulaient trèscalmes, et je ne dirai pas que je me sois lassé de cette vieféconde et innocente ; je crois au contraire que, de jour enjour, j’en jouissais plus pleinement. Mais cette malédiction, ladualité de but, continuait à peser sur moi ; ma pénitencen’était pas accomplie que déjà mon moi inférieur se remettait àélever la voix ; non que l’idée de ressusciter Hyde put jamaisme revenir, elle m’eût épouvanté au contraire. Non, ce fut sous maforme accoutumée que je fus tenté, une fois de plus, de transigeravec ma conscience ; je succombai à la façon d’un coupableordinaire, en secret, et après une certaine résistance.

« Hélas ! tout finit, la mesure la plus large seremplit à la fin. Cette courte faiblesse acheva de détruire labalance de mon âme… Je ne m’effrayai pas cependant ; cettechute semblait naturelle : c’était comme un retour au vieuxtemps, alors que je n’avais pas encore fait ma découverte. Écoutezce qui m’arriva :

« Par une belle journée de janvier, je traversais Regent’sPark. La terre était humide aux endroits où s’était fondue laneige, mais il n’y avait pas de nuage au ciel ; desgazouillements d’oiseaux se mêlaient à des odeurs douces, presqueprintanières. Je m’assis sur un banc au soleil. L’animal qui étaiten moi se léchait les babines, pour ainsi dire, en sesouvenant ; le côté spirituel était un peu engourdi, maisdisposé à de futures expiations, sans être encore prêt à commencer.Je me disais que, somme toute, j’étais comme mes voisins, et jesouris même assez orgueilleusement en comparant ma bonne volonté siactive à leur paresseuse indifférence. Au moment même où je mecomplaisais dans cette vaine gloire, un spasme me prit, d’horriblesnausées, un frisson mortel… Ces symptômes se dissipèrent, melaissant très faible, et puis, au sortir de cette défaillance, jecommençai à me rendre compte d’un changement dans mon étatmoral : j’étais plus hardi, je méprisais le danger, je memoquais des responsabilités. Je baissai les yeux : mes habitspendaient, sans forme sur mes membres rapetissés, la main quireposait sur mon genou était noueuse et velue. J’étais une fois deplus Edward Hyde. Une minute auparavant, le monde m’entourait derespect, je me savais riche, je me dirigeais vers le dîner quim’attendait chez moi. Maintenant, je faisais partie de l’écume dela société, j’étais dénoncé, sans gîte ici-bas, meurtrier voué à lapotence.

« Ma raison chancela, mais elle ne me manqua pas tout àfait. J’ai observé maintes fois que, dans mon second rôle, mesfacultés devenaient plus aiguës, qu’elles se tendaient plusexclusivement vers un point particulier. Où Jekyll aurait peut-êtresuccombé, Hyde savait s’élever à la hauteur des circonstances. Mesdrogues se trouvaient dans l’une des armoires de mon cabinet.Comment y atteindre ? Tel fut le problème qu’en écrasant mestempes entre mes mains je m’acharnai à résoudre. J’avais fermé àdouble tour la porte du laboratoire. Si j’essayais d’entrer par lamaison, mes propres domestiques me livreraient à la justice. Jecompris qu’il fallait employer une autre main ; je pensai àLanyon, mais je me dis en même temps :

« Réussirai-je à parvenir jusqu’à lui ? On m’arrêteraprobablement dans la rue ; même si j’échappe à ce périlimminent, si j’arrive sain et sauf chez mon confrère, comment unvisiteur inconnu et désagréable obtiendrait-il qu’un homme tel quelui allât forcer la porte du cabinet de son ami, le docteurJekyll ?

« Tout en constatant avec angoisse ces impossibilités, jeme rappelai qu’il me restait un trait de mon caractère original,que j’avais gardé mon écriture. Aussitôt qu’eut jailli cetteétincelle, le chemin se trouva éclairé d’un bout à l’autre.J’arrangeai de mon mieux mes habits flottants, et, appelant un cab,je me fis conduire dans un hôtel de Portland-street, dont, parhasard, je me rappelais le nom. À ma vue, qui était assurémentcomique, – quelque tragédie qui pût se cacher sous ces vêtementsd’emprunt trop longs et trop larges de moitié, – le cocher ne puts’empêcher de rire. Je grinçai des dents, pris d’un accès de fureurdiabolique, et la gaîté s’effaça de ses lèvres, heureusement… carune minute encore et je l’eusse arraché de son siège.

« À l’hôtel, je regardai autour de moi d’un air qui fittrembler les employés ; en ma présence, ils n’osèrent paséchanger un regard : on prit mes ordres avec une politesseobséquieuse, on me donna une chambre et de quoi écrire. Hyde enpéril était un être nouveau pour moi : prêt à se défendrecomme un tigre, à se venger de tous. Néanmoins, l’horrible créatureétait rusée ; cette disposition féroce fut maîtrisée par uneffort puissant de la volonté ; deux lettres partirent, l’unepour Lanyon, l’autre pour Poole. Après cela, il resta tout le jourdevant son feu à se ronger les ongles, demanda un dîner chez lui,toujours seul avec ses terreurs furieuses et faisant frissonnersous son seul regard le garçon qui le servait. La nuit tombée, ilpartit dans un fiacre fermé et se fit conduire çà et là dans lesrues de la ville. Je dis lui, je ne puis diremoi. Ce fils de l’enfer n’avait rien d’humain ; rienne vivait en lui que la peur et la haine. Quand, à la fin,commençant à craindre que son cocher ne se méfiât, il renvoya lecab pour s’aventurer à pied au milieu des passants nocturnes, quine pouvaient que remarquer son apparence insolite, ces deuxpassions grondaient en lui comme une tempête. Il marchait vite,poursuivi par des fantômes, se parlant à lui-même, prenant les ruesles moins fréquentées, comptant les minutes qui le séparaientencore de minuit. Une femme lui parla, il la frappa en pleinvisage…

« Lorsque je redevins moi-même, chez Lanyon, l’épouvante demon vieil ami, à ce spectacle, m’affecta peut-être un peu. Je nesais pas bien… Qu’importe une goutte de plus dans un océan dedésespoir ? Ce n’était plus la peur de l’échafaud ou desgalères, c’était l’horreur d’être Hyde qui me torturait. Je reçusles anathèmes de Lanyon comme à travers un rêve ; comme dansun rêve encore, je rentrai chez moi, je me couchai. Je dormis,après la prostration où j’étais tombé, d’un sommeil si profond, queles cauchemars mêmes qui m’assaillaient ne purent l’interrompre. Jem’éveillai accablé encore, mais un peu mieux cependant. Toujours jehaïssais et je redoutais la présence du monstre endormi au dedansde moi-même, et, certes, je n’avais pas oublié les dangers de laveille ; mais j’étais rentré chez moi, j’avais mes droguessous la main. Ma reconnaissance envers le sort qui m’avait permisde m’échapper eut presque en ce moment les couleurs de la joie etde l’espérance.

« Je traversais tranquillement la cour après déjeuner,aspirant le froid glacial de l’air, avec plaisir, quand je fus denouveau en proie à ces sensations indescriptibles qui précédaientma métamorphose, et je n’eus que le temps de me réfugier dans moncabinet avant que n’éclatassent en moi les sauvages passions deHyde. Je dus prendre en cette occasion une double dose, pourredevenir moi-même. Hélas ! six heures après, tandis quej’étais tristement assis auprès du feu, le besoin de recourir à ladrogue funeste s’imposa de nouveau. Bref, à partir de ce jour là,ce ne fut que par un effort prodigieux de gymnastique, pour ainsidire, et sous l’influence immédiate de la liqueur que je pusconserver l’apparence de Jekyll.

« À toute heure de jour et de nuit, j’étais averti par lefrisson précurseur ; si je m’assoupissais seulement une heuredans mon fauteuil, j’étais toujours sûr de retrouver Hyde en meréveillant. Sous l’influence de cette perpétuelle menace et del’insomnie à laquelle je me condamnais, je devins en ma proprepersonne un malade dévoré par la fièvre, alangui de corps et d’âme,possédé par une seule pensée qui grandissait toujours, le dégoût demon autre moi-même. Mais quand je dormais ou quand s’usait la vertudu breuvage, je passais presque sans transition, – car les torturesde la métamorphose devenaient de jour en jour moins marquées, – àun état tout contraire ; mon esprit débordait d’imagesterrifiantes et de haines sans cause ; la puissance de Hydeaugmentait évidemment à mesure que s’affaiblissait Jekyll, et lahaine qui divisait ces deux suppliciés était devenue égale dechaque côté. Chez Jekyll, c’était comme un instinct vital ; ilvoyait maintenant la difformité de l’être qui partageait avec luile phénomène de l’existence et qui devait aussi partager samort ; et, pour comble d’angoisse, il considérait Hyde, endehors de ces liens de communauté qui faisaient son malheur, commequelque chose non seulement d’infernal, mais d’inorganique. C’étaitlà le pire : que la fange de la caverne semblât pousser descris, posséder une voix, que la poussière amorphe fût capabled’agir, que ce qui était mort et n’avait pas de forme usurpât lesfonctions de la vie. Et cette abomination en révolte tenait à luide plus près qu’une épouse, de plus près que ses yeux ; elleétait emprisonnée dans sa chair, il entendait ses murmures, ilsentait ses efforts pour sortir, et à chaque heure d’abandon, defaiblesse, cet autre, ce démon, profitait de son oubli, deson sommeil, pour prévaloir contre lui, pour le déposséder de sesdroits.

« La haine de Hyde contre Jekyll était d’un ordredifférent. Sa peur tout animale du gibet le conduisait bien àcommettre des suicides temporaires, en retournant à son rangsubordonné de partie inférieure d’une personne, mais il détestaitcette nécessité, il abhorrait l’affaissement dans lequel Jekyllétait tombé, il lui en voulait de son aversion pour l’anciencomplice autrefois traité avec indulgence. De là les tours qu’il mejouait, griffonnant des blasphèmes en marge de mes livres, brûlantmes lettres, lacérant le portrait de mon père. Si ce n’eut été parcrainte de la mort, il se fût perdu pour m’envelopper dans saruine ; mais l’amour qu’il a de la vie est prodigieux ;je vais plus loin : moi qui ne peux penser à lui sansfrissonner, sans défaillir, quand je me représente la passionforcenée de cet attachement, quand je songe à la crainte qu’il a deme voir le supprimer par un suicide, je trouve encore moyen de leplaindre !

« Inutile de prolonger cette peinture d’un étatlamentable ; personne n’a souffert jamais de tels tourments, –cela suffit. Pourtant, à ces tourments mêmes l’habitude aurait pu,non pas apporter un soulagement, mais opposer une certaineacquiescence, un endurcissement de l’âme ; mon châtiment eûtduré ainsi plusieurs années sans la dernière calamité qui a fondusur moi. La provision de sels, qui n’avait jamais été renouveléedepuis ma première expérience, étant près de s’épuiser, j’en fisdemander une autre ; je me servis de celle-ci pour préparer lebreuvage. L’ébullition ordinaire s’ensuivit, et aussi le premierchangement de couleur, mais non pas le second ; je bus…inutilement. Poole vous dira que Londres fut fouillé en vain danstous les sens. Je suis maintenant persuadé que ma premièreprovision était impure, et que c’est à cette impureté non connueque le breuvage dut d’être efficace.

« Une semaine environ s’est passée ; j’achève cetteconfession sous l’influence du dernier paquet qui me reste desanciennes poudres. C’est donc la derrière fois, à moins d’unmiracle, qu’Henry Jekyll peut penser ses propres pensées et voir,dans la glace, son propre visage, – si terriblement altéré. Il fautd’ailleurs que je termine sans retard. Si la métamorphose survenaittandis que j’écris, Hyde mettrait ces pages en pièces ; maissi quelque temps s’écoule après que je les aurai cachées, sonégoïsme prodigieux, sa préoccupation unique du moment présent lespréserveront sans doute, une fois encore, de son dépit de singe encolère. Et, de fait, la destinée qui s’accomplit pour nous deux l’adéjà modifié, écrasé. Avant une demi-heure, quand je serai rentrépour toujours dans cette individualité abhorrée, je sais que jeserai assis à frémir et à pleurer là-bas sur cette chaise, ou queje reprendrai, l’oreille fiévreusement tendue à tous les bruits,une éternelle promenade de long en large dans cette chambre, mondernier refuge terrestre. Hyde périra-t-il sur l’échafaud ou bientrouvera-t-il le courage de se délivrer lui-même ? Dieu lesait… peu m’importe ; ceci est l’heure de ma mort véritable,ce qui suivra regarde un autre moi-même. Ici donc, tandis que jedépose la plume, s’achève la vie du malheureux HenryJekyll… »

* * *

On voit que M. Stevenson a mêlé ici le merveilleux à lascience, comme ailleurs il l’a fait entrer dans la vie quotidienne.Il s’est inspiré sans doute d’ouvrages récents, tels que laMorphologie générale, où Haeckel, d’accord avec Gegenbaur,étend à tous les êtres vivants une théorie appliquée aux plantespar Gaudichaud : chacune d’elles se trouverait être, suivantlui, une sorte de polypier. De même, selon Haeckel, l’animal neserait qu’un groupe d’individualités enchevêtrées etsuperposées ; on y distinguerait jusqu’à sept degrésdifférents ; nous aurions conscience d’un de ces degrés, notremoi, sans avoir conscience du moi des autres. Sur ce point,M. Stevenson altère la théorie scientifique pour les besoinsde la psychologie, et nul n’aura le pédantisme de le lui reprocher.Très probablement les découvertes plus ou moins fondées de lascience fourniront à mesure des matériaux précieux à la littératurede fiction ; elles permettront notamment de prendre pour pointde départ des sujets fantastiques, tout autre chose que la magie oules vieux pactes infernaux. Ce qu’on peut redouter, c’est que lesromanciers n’abusent de ces nouvelles richesses assez dangereuses,tous n’ayant pas, pour y toucher, la main aussi légère queM. Stevenson.

Mais encore que nous estimions fort cette légèreté, il noussemble qu’elle n’a ici qu’un prix secondaire, et que la leçon demorale qui se dégage du roman établit sa réelle valeur. Chacun denous n’a-t-il pas senti, en lui, le combat de deux naturesdistinctes et le pouvoir démesuré que prend la moins noble desdeux, quand l’autre se prête à ses caprices ? Chacun de nousne se rappelle-t-il pas le moment précis où il a trouvé difficilede faire rentrer dans l’ordre celui qui doit toujours rester à sonrang subalterne ? L’histoire du docteur Jekyll atténuée,réduite à des proportions moins saisissantes, est celle du grandnombre. Où M. Stevenson atteint au tragique, c’est dans lepassage si court et si poignant où il nous fait assister au réveilinvolontaire de Jekyll sous les traits de Hyde, lorsque le regardde l’honnête homme se fixe pour la première fois épouvanté surcette main velue, sur cette main de bête, étendue sur les draps dulit, et qui est la sienne ; c’est encore dans la page terribleoù le docteur, si généralement vénéré, reprend au milieu du parcqu’il traverse, en se remémorant ses plaisirs furtifs, la figure del’être abject et criminel que poursuit la police ; c’est enfindans la conversation pleine d’angoisse qu’il a par la fenêtre avecson ami, quand le rideau s’abaisse précipitamment sur la figure deHyde intervenue à l’improviste. Jamais les conséquences del’abandon de la volonté, jamais la revanche de la conscience, n’ontété personnifiées d’une façon plus terrible. Dans ce récit, sans lesecours d’une seule figure de femme, l’intérêt passionné ne languitpas une minute. Après l’avoir dévoré jusqu’à la dernière ligne, caril ne livre son secret qu’à la fin, on revient à la partiesymbolique avec une sorte d’angoisse. Ce merveilleux est siterriblement humain ! Jusqu’ici, M. Stevenson, toutexpert qu’il soit à captiver l’attention de ses lecteurs, n’avaitsu que les amuser et les effrayer tour à tour ; cette fois, illes fait penser ; il touche aux fibres les plus secrètes etles plus profondes de l’âme ; il assure notre pitié à sontriste héros, tant la perte définitive de l’empire de l’homme surlui-même est un spectacle déchirant, tant il y a d’horreur tragiquedans l’instant où ce qui a été, au début, complaisance coupable etbientôt criminelle, devient malheur involontaire, disgrâcepassivement subie, maladie mortelle. Vous étiez tout à l’heure unecréature responsable et libre, vous pouviez vous guérir, l’occasions’offrait : un retard, indifférent en apparence, a toutperdu ; ce retard a suffi pour que vous ne soyez plus qu’unjouet déplorable de la fatalité. Peut-être le docteur Jekyllaurait-il pu secouer encore le joug de Hyde, si, après avoirrenoncé à l’usage de la drogue maudite, il s’était défendu desfaiblesses communes à presque tous les hommes, des indignesjouissances dont il n’abuse plus, mais qu’il recommence à goûteravec modération, clandestinement. Ce n’est pas le meurtre commispar Hyde, c’est un retour honteux de Jekyll à sa primitivefaiblesse qui décide de l’affreuse catastrophe. Le docteur se faitpersonnellement complice du monstre qu’il craint désormaisd’appeler, mais qui, sans qu’il l’appelle, est devenu maîtred’envahir sa vie. Il y a là un point bien délicat et supérieurementtraité. L’Écossais, avec son sentiment implacable de la justice,s’y révèle.

On peut attendre beaucoup, assurément, de celui qui a su tirer,du mystère de la dualité humaine, des effets semblables.M. Stevenson dédaigne encore une certaine habileté nécessairedans la conduite des événements. L’acte de cruauté commis par Hyde,au premier chapitre, envers la petite fille qui se trouve, on nesait comment, la nuit, au coin d’une rue déserte, semble bieninsuffisamment indiqué ; le meurtre de sir Danvers Carew resteplus vague encore et fait l’effet, tel qu’il le présente, d’unescène d’ombres chinoises enfantine, presque ridicule. Nombre depersonnages sont évoqués, puis abandonnés, selon les exigences durécit, auquel d’ailleurs rien ne les rattache. Il faut quequelqu’un ait vu, que quelqu’un porte témoignage ; l’auteurtire de sa botte une nouvelle marionnette ; elle parle,remplit une lacune, puis disparaît… artifice vraiment tropgrossier. Les ficelles de l’art, quand on y a recours, doivent êtresoignées. Docteur Jekyll est, somme toute, un roman, etles amateurs de romans tiennent à ces accessoires ; ils ytiennent même jusqu’à permettre qu’ils usurpent trop souvent lapremière place, dissimulant, sous un certain machinisme, le videpresque absolu du fond. Ce n’est certes pas le fond qui manque ici,et on ne peut qu’encourager M. Stevenson à persévérer, en s’yperfectionnant, dans cette curieuse psychologie sensationnelle,mais ne méprisons pas trop pour cela les pages faciles etbrillantes dédiées aux enfants de tout âge par la plume qui traçaen se jouant Treasure Island et New ArabianNights[1] .

Th. BENTZON

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