Récits d’un Chasseur

LÉBÉDIANE

Un des principaux plaisirs de la chasse, mes chers lecteurs,consiste en ce qu’elle fait perpétuellement passer le chasseur d’unlieu dans un autre, ce qui, pour un oisif, a certes beaucoupd’agrément. Sans doute, surtout quand il pleut, il n’est pas trèsagréable d’errer par les chemins, d’aller au hasard et d’arrêterchaque moujik qui passe pour lui demander le chemin de Mordovka,puis, à Mordovka, de s’enquérir auprès d’une stupide baba (leshommes sont aux champs) quelle est la plus prochaine auberge, etenfin, après avoir parcouru dix verstes encore, d’arriver, non pasdans une auberge, mais dans quelque très pauvre village nomméKhoudoboubnovo, au grand étonnement d’un troupeau de porcspataugeant dans l’ornière et plongés jusqu’aux oreilles dans uneboue noirâtre. Il n’est pas amusant non plus d’être cahoté sur desponts branlants, de descendre dans des ravins, et de passer à guédes ruisseaux marécageux. Elles sont sans charme les journéesentières perdues à traverser les grandes routes envahies d’herbes,et à consulter quelque énigmatique poteau, qui porte le chiffre 22sur un côté et 23 sur l’autre. Les œufs, le lait et le pain deseigle deviennent monotones à la fin ; mais auprès de cespetits désagréments, que de grands plaisirs !

Ce qui précède expliquera déjà comment, il y a cinq ans, jetombai, sans l’avoir voulu, à Lébédiane, un jour de foire. Nousautres chasseurs, il nous arrive de quitter le domaine paternel ennous promettant de rentrer le lendemain au soir, et, tout enmarchant, tout en tuant cailles et bécasses, de nous arrêter,étonnés d’apercevoir la rive de la Petchora. On n’ignore pas, dureste, que tout chasseur est aussi grand amateur de chevaux…

J’arrivai donc, par hasard, à Lébédiane. Je descendis àl’auberge, je changeai de vêtements et me rendis à la foire. Legarçon de l’auberge, grand efflanqué de vingt ans, à voix de ténornasillard, m’avait déjà appris, en me déshabillant, que le princeN…, remonteur du régiment ***, s’était arrêté dans leurtraktir ; qu’il y avait actuellement dans Lébédiane beaucoupd’autres gentilshommes ; que, le soir, les tziganeschanteraient et qu’on donnerait au théâtre PaneTwordowski ; que les chevaux se vendaient cher, maisqu’il y en avait de très beaux.

Au champ de foire, je vis d’interminables rangées de telegas etdes chevaux de toutes sortes, trotteurs, chevaux de haras, chevauxde charroi, de roulage, de trait, rosses de moujiks. Les meilleurs,bien nourris et luisants, étaient assortis par nuances de pelage,couverts de housses bariolées, attachés court à la traverse du fonddes telegas, et tous rangeaient craintivement leur train dederrière sous l’ombre du fouet du maquignon. Les chevaux depomiéstchiks, envoyés par les nobles des steppes sous la garde dequelque vieux cocher et de deux ou trois garçons de haras,secouaient leur crinière, piétinaient d’ennui et rongeaient lesdossiers des telegas. Les juments de Viatka, au pelage rouanvineux, se serraient les unes contre les autres ; immobiles etmajestueux comme des lions, s’isolaient, au contraire, destrotteurs aux larges croupes, aux queues onduleuses, aux jambesvelues, à la robe gris-pommelé, noire ou alezan. Devant eux lesamateurs s’arrêtaient avec respect. Dans les rues formées par leschariots, pullulaient des groupes d’hommes de toutes conditions,maquignons en cafetan bleu, en haut bonnet, qui clignaientmalicieusement de l’œil en attendant le chaland, Bohémiens aux yeuxde loup, à la chevelure bouclée, s’agitant comme des enragés,regardant les chevaux aux dents, leur relevant les pieds et laqueue, etc. Et tous criaient, juraient, tiraient au sort, etfaisaient leur manège autour d’un remonteur en casquette et enmanteau militaire à collet de castor. Un fort cosaque, à cheval surun hongre maigre à cou de cerf, le vendait tel quel, c’est-à-diresellé et bridé. Des moujiks en touloupe déchirée à l’aisselles’efforçaient désespérément de se faire jour au travers de lafoule, et montaient par dix dans une telega attelée d’un chevalqu’il s’agissait d’essayer… Ailleurs, des gens, avec le secoursd’un Tzigane, discutaient un marché, topaient cent fois de suite ausujet d’une méchante rosse couverte d’une natte, tandis que larosse clignotait tranquillement, comme s’il n’eût pas été questiond’elle. Et que lui importe, en effet, par qui elle serabâtonnée ? Ailleurs encore, des pomiéstchiks au front large,aux moustaches teintes, aux grands airs fiers, vêtus de vestons decamelot, une manche passée, l’autre ballante, causaientcordialement avec des marchands ventrus en chapeaux de feutre et engants verts. Des officiers de divers régiments se pressaient aussià la foire. Un long cuirassier, d’origine allemande, demandait avecflegme à un maquignon boiteux combien il voulait d’un rouan. Unhussard blondasse, qui n’avait pas vingt ans, assortissait unepristiajnaïa à sa maigre haquenée. Un yamstchik, au chapeau trèsbas et rond entouré d’une plume de paon, cherchait une korrennaïa.Les cochers tressaient la queue de leurs bêtes, mouillaient desalive leurs crinières et paraissaient donner à leurs bârines derespectueux conseils. Des gens qui venaient de conclure un marchécouraient au traktir[74] ou aucabaret, selon leur condition. Et tout cela remuait, criait,grouillait, se disputait, faisait la paix, s’injuriait, riait, dansla boue jusqu’aux genoux. Je voulais faire l’acquisition d’unetroïka passable pour ma voiture. J’avais trouvé deux chevaux, maisil m’était impossible d’assortir le troisième. Après un douloureuxdîner, je me rendis au café – si j’ose parler ainsi – où chaquesoir s’assemblent les commissaires aux remontes, les propriétairesde haras et les voyageurs. Dans la salle de billard, tout inondéedes ondes plombées de la fumée de tabac, se trouvaient unevingtaine de personnes – jeunes pomiéstchiks en vestons àbrandebourgs et à pantalons gris, aux tempes allongées, aux petitesmoustaches huilées, regardant autour d’eux d’un air fier etnoble ; d’autres, en casaquins, aux cous courts et aux yeuxnoyés de graisse, soufflaient avec difficulté. Des officierscausaient librement entre eux. Le prince N…, jeune homme de vingtans, à la mine joviale, en tunique déboutonnée, en chemise de soierouge et en large culotte de velours noir, jouait au billard avecVictor Khlopakov, sous-lieutenant en retraite.

Victor Khlopakov, homme petit, aux cheveux noirs, aux yeuxchâtains, au nez épaté et relevé, sautille en marchant, porte lebonnet sur l’oreille, retourne les manches de son surtout militairequi est doublé de calicot gris, et agite sans cesse ses bras dansdes gestes ronds. M. Khlopakov a le talent particulier des’insinuer très vite parmi les riches écervelés dePétersbourg ; il boit, fume, joue avec eux et les tutoie.Pourquoi est-il aimé d’eux ? C’est assez difficile àexpliquer. Il n’a point d’esprit, il n’est pas même drôle ; ceserait le dernier des bouffons. Il est vrai qu’on le traite commeun bon enfant vulgaire et sans importance. On va avec lui deux outrois semaines durant ; puis, tout à coup, on ne le salueplus. Une singularité de Khlopakov consiste à employer un ou deuxans de suite une expression unique qu’il place partout, et uneexpression excessivement sotte, qui, Dieu sait pourquoi ! faitrire tous ceux qui l’entendent. Il y a une huitaine d’années, il necessait de dire : « Je vous salue humblement ; jevous remercie humblement. » Et ses protecteurs se pâmaient.Plus tard, il employa cette phrase plus compliquée :« Non, vous déjà, qu’est-ce que c’est ? Ça se trouvecomme ça », avec le même éclatant succès. Plus tard encore, cefut : « Ne vous échauffez pas, homme du bon Dieu, cousudans une peau de mouton », etc. Eh bien, ces méchants bonsmots si peu amusants le nourrissent et l’habillent depuis longtemps(car il a mangé son patrimoine et vit au compte de ses amis). Notezqu’il n’a aucune qualité, sauf pourtant qu’il peut fumer cent pipesen un jour, jouer au billard en levant la jambe droite plus hautque la tête tout en visant, limer pendant deux minutes avant defrapper la bille. Mais on conviendra que ce sont là des méritesrarement appréciés. Il boit sec, mais en Russie cela n’est pas trèscaractéristique. Bref, son succès fut toujours pour moi une énigme.N’oublions pourtant pas de noter qu’il est prudent, qu’il ne méditjamais de personne, qu’il ne porte pas, comme on dit, les ordureshors de l’isba.

« Allons, pensai-je en voyant Khlopakov, quel est son« mot » ? »

Le prince fit la blanche.

– Trente à rien, cria le marqueur, un phtisique au visagesombre et aux yeux plombés.

Le prince bloqua la jaune dans la poche du coin.

– Hé ! toussota approbativement de tout son ventre ungros marchand assis dans un coin, buvant devant une petite tablechancelante.

Il s’intimida lui-même d’avoir fait tant de bruit ; mais,ayant constaté que personne ne l’avait observé, il respira et secaressa la barbe.

– Trente-six à très peu, nasilla le marqueur.

– Eh bien, qu’en dis-tu, frère ? demanda le prince àKhlopakov.

– Eh bien, c’est comme un rrrakalioon, positivement unrrrakalioon.

– Quoi, quoi ? s’esclaffa le prince, répète unpeu.

– Un rrrakalioon.

« Voilà le mot », pensai-je.

Le prince mit la rouge dans la poche.

– Hé ! prince, ce n’est pas le jeu, balbutia tout àcoup un petit officier blond, aux yeux rouges, au nez court, auvisage d’enfant assoupi ; vous ne jouez pas le jeu… il auraitfallu… ce n’est pas cela.

– Comment donc ? dit le prince en regardant par-dessusson épaule.

– Il aurait fallu… au triplé.

– Vraiment ? marmotta le prince entre ses dents.

– Alors, prince, ira-t-on voir les Tziganes ? se hâtade dire le jeune homme, confus. Stechka chantera… Iliouchka…

Le prince ne répondit pas.

– Rrrakalioon, frère, dit Khlopakov en fermantmalicieusement l’œil gauche.

Le prince rit aux éclats.

– Trente-neuf à rien ! annonça le marqueur.

– Rien ? Regarde un peu si je fais la jaune (Khlopakovvisa, lima et manqua de touche). Hé ! hé !Rrrakalioon ! cria-t-il avec dépit.

Le prince rit de nouveau.

– Comment ? comment ?

Mais Khlopakov ne répéta pas son mot : il faut de lacoquetterie.

– Vous avez daigné manquer de touche : cela faitquarante à très peu. Permettez que je vous donne un peu decraie.

– Oui, Messieurs, dit le prince, en s’adressant à tout lemonde sans regarder personne, vous savez qu’on est convenuaujourd’hui d’acclamer au théâtre la Verjembizkaïa ?

– Comment donc ! comment donc ! absolument,s’écrièrent plusieurs personnes, flattées de répondre auprince.

– La Verjembizkaïa est une actrice excellente, biensupérieure à la Sopniakova, dit de son coin un petit homme chétif,à moustaches courtes et à lunettes.

Le malheureux soupirait pour la Sopniakova – et le prince ne leremercia même pas d’un regard.

– Gâçon, hé ! une pipe, dit un grand monsieur auxtraits réguliers, l’air digne, le visage dévoré aux deux tiers parune immense cravate, tous les indices d’un Grec.

Le garçon courut chercher une pipe, et, en rentrant, il annonçaau prince que le yamstchik Baklaga le demandait.

– Qu’il m’attende, et porte-lui de la vodka.

– À votre service.

Baklaga était un jeune yamstchik de jolie figure ; leprince l’aimait, lui donnait des chevaux, l’emmenait dans delongues promenades et passait avec lui des nuits entières… Ceprince, qui a été un grand écervelé, n’est plus reconnaissableaujourd’hui : il est parfumé, sanglé ; et comme ils’occupe du service ! et comme il est sérieux !

Cependant, la fumée du tabac commençait à me cuire les yeux.Après avoir entendu une fois encore l’exclamation de Khlopakov etle rire du prince, je regagnai ma chambre, où déjà, sur un étroitdivan de crin à dossier cintré, mon domestique avait fait monlit.

Le lendemain, j’allai voir les chevaux dans les cours desmaisons et je commençai par ceux d’un maquignon fameux, nomméSitnikov. J’entrai dans une cour. Devant la porte grande ouverte del’écurie, j’aperçus Sitnikov lui-même, homme déjà sur le retour,gros et grand, en petite touloupe de lièvre, le collet relevé.

À ma vue, il se dirigea lentement vers moi, souleva de ses deuxmains son bonnet, et me dit en traînant :

– Ah ! je vous salue bien. Vous venez voir de petitschevaux ?

– Oui, de petits chevaux.

– Et quelle sorte de chevaux précisément, si j’ose ledemander ?

– Montrez-moi ce que vous avez.

– Avec plaisir.

Nous entrâmes dans l’écurie. Trois ou quatre chiens blancs selevèrent du foin et vinrent à nous en remuant la queue ; unvieux bouc s’éloigna mécontent ; trois palefreniers enépaisses touloupes crasseuses nous saluèrent. À droite et à gauche,les stalles, bien aménagées, contenaient une trentaine de chevauxlavés, peignés, étrillés. Sur les cloisons roucoulaient despigeons.

– Voulez-vous un cheval de trait ou de haras ?

– De trait et de haras.

– Nous comprenons, nous comprenons.

– Petia, amène Gornostaï.

Nous retournâmes dans la cour.

– Voulez-vous un banc ?… Non ?… Comme il vousplaira.

On entendit des pas de cheval dans l’écurie, un bruit defouet ; puis Petia, homme de quarante ans, grêlé et hâlé,s’élança, tapant par la bride un bel étalon gris, le fit lever surses pieds de derrière, courut avec lui deux fois autour de la couret l’arrêta adroitement dans l’endroit le plus avantageux.Gornostaï s’étira, s’ébroua, hennit, balança la queue et fit unecourbette à notre intention.

« Voilà un oiseau bien dressé », pensai-je.

– Lâche-lui la bride, dit Stinikov, qui m’observait. Qu’enpensez-vous ?

– Ce n’est pas un mauvais cheval, mais les jambes de devantsont faibles.

– Tout ce qu’il y a de plus solides, répliqua le maquignonpéremptoirement. Et la croupe, hein ? voyez un peu cela !Un vrai dessus de poil à donner envie de s’y coucher.

– Les pâturons sont trop longs.

– Quoi ! trop longs ? Eh ! Petia, faiscourir au trot ! Au trot ! on te dit : ne le laissepas galoper.

Petia recommença son manège.

– Reconduis-le dans sa stalle, dit Sitnikov, me voyantsilencieux, et amène-nous Sokol.

Sokol, étalon marron, de sang hollandais, à croupe cambrée et àpanse levrettée, me parut meilleur que Gornostaï. Mais il était deces chevaux dont les chasseurs disent : « Ils sabrent,massacrent et font prisonnier » – c’est-à-dire ils setortillent en marchant, jettent les pieds de devant à droite et àgauche et font peu de chemin. Les marchands mûrs affectionnentcette sorte de chevaux, dont le trot rappelle l’allure d’un agilegarçon de restaurant. Ils sont bons à être attelés seuls, pour unepromenade d’après-dîner. Élégants, penchant la tête de côté, ilstirent courageusement une lourde drojka chargée d’un cocher qui amangé à ne plus pouvoir parler et d’un marchand en compagnie de safemme, un monceau de chair enveloppé de soie bleu de ciel couronnéd’un mouchoir lilas.

Je renonçai à Sokol. Sitnikov me fit voir encore quelqueschevaux. À la fin, un gris-pommelé des haras de Voëikov me plut. Jene pus me refuser le plaisir de lui caresser la tête. AussitôtSitnikov affecta la plus grande indifférence.

– Marche-t-il bien ? demandai-je.

– Oui, il marche, répondit tranquillement le maquignon.

– Ne pourrait-on pas voir ?

– Pourquoi pas. Hé, Kousia, attelle vite Dogoniaï à ladrojka.

Kousia, très habile en ces sortes d’épreuves, passa trois foisdevant nous dans la rue. Le cheval courait bien, ne butait ni neruait, avait le jeu du jarret libre et correct, et la queue bienportée.

– Qu’en voulez-vous ? demandai-je.

Sitnikov me fit un prix extravagant.

Nous marchandions dans la rue, quand tout à coup une troïkamagistralement dirigée s’arrêta devant la porte de Sitnikov. Dansune élégante telega de chasse était assis le prince N… ; prèsde lui se dressait Khlopakov, Baklaga menait… et comme ilmenait ! Il aurait pu, le brigand, passer à travers une boucled’oreille. Les pristiajnaïas, chevaux bais, petits, vifs, auxjambes et aux yeux noirs, sont comme du feu. Ils tiennent à peineen place. La korrennaïa a un cou de cygne, la poitrine saillante,des jambes qui sont des flèches et ne fait qu’agiter la tête etcligner des yeux. Quel bel attelage !

– Votre Sérénité ! je vous prie d’entrer, criaSitnikov.

Le prince sauta à terre, Khlopakov descendit lentement del’autre côté.

– Bonjour, frère : as-tu des chevaux ?

– Comment n’en aurais-je pas pour Votre Sérénité ?Entrez donc, je vous prie. Petia, amène-nous Pavline, et dis qu’onprépare Pokhvalni. Quant à vous, batiouchka, ajouta-t-il ens’adressant à moi, nous finirons une autre fois. Foma, un banc à SaSérénité !

D’une écurie particulière que je n’avais pas remarquée on fitsortir Pavline. C’était un beau bai brun, un animal puissant. Ils’élança en l’air des quatre pieds. Sitnikov détourna même la têteet ferma les yeux.

– Rrrakalioon ! s’écria Khlopakov, j’aime ça.

Le prince rit. On se rendit maître de Pavline, non sans peine.Il traîna le palefrenier. À la fin on le mit contre un mur. Ilsoufflait, tressaillait, levait les pieds, et Sitnikov l’irritaitencore avec le fouet.

– Où regardes-tu, hein, drôle ? Je t’arrangerai,moi !… disait le maquignon d’un ton de menace caressante encontemplant lui-même avec fierté son cheval.

– Combien ? demanda le prince.

– Pour Votre Sérénité, cinq mille.

– Trois.

– Impossible, voyez Sérénité.

– On te dit trois, Rrrakalioon ! dit Khlopakov.

Je n’attendis pas la conclusion de l’affaire, et je sortis.

Au bout de la rue, je vis sur la porte cochère d’une petitemaison grise un grand écriteau ou était dessiné à la plume uncheval qui avait la queue en trompette et le cou infini ; sousles sabots du cheval étaient inscrites les paroles suivantes, d’uneécriture ancienne : « Ici se vendent des chevaux dedifférentes robes, provenant des haras stepniaques d’AnastasiIvanitch Tchernobaï, de Tambov. Ces chevaux sont de premièrequalité, dressés en perfection et d’une humeur docile. Messieursles amateurs sont priés de s’adresser à Anastasi Ivanitch lui-même,qui est ici, et en cas d’absence au cocher Nazarov. Que Messieursles acheteurs honorent le vieillard de leurclientèle ! »

« Allons ! pensai-je, je vais examiner les sujets deM. Tchernobaï. »

Je voulus pousser la petite porte, mais contre l’usage généralelle était fermée au verrou : je frappai.

– Qui est là ? Un acheteur ? dit une voix defemme.

– Un acheteur.

– Tout de suite, batiouchka, tout de suite !

La petite porte s’ouvrit, et je vis une baba de cinquante ans,la tête nue, une touloupe flottant sur les épaules et les jambesdans des bottes.

– Entrez, batiouchka. Je vais vous annoncer à AnastasiIvanitch.

– Nazarov ! eh ! Nazarov !

– Quoi ? chevrota du fond de l’écurie une voix deseptuagénaire.

– Prépare les chevaux : il est venu un acheteur.

Elle entra dans la maison.

– Un acheteur ! murmura Nazarov ; et moi qui neleur ai pas encore lavé la queue.

« Ô Arcadie ! » pensai-je.

– Bonjour, batiouchka ; je te prie d’entrer, ditderrière moi une voix très douce.

Je me retournai. J’avais devant moi un vieillard de moyennetaille, en manteau bleu ; ses cheveux étaient absolumentblancs ; il avait un sourire avenant et de très beaux yeuxbleus.

– Il te faut des petits chevaux ? Bien, batiouchka.Mais ne veux-tu pas d’abord prendre du thé ?

Je remerciai et refusai.

– À ta volonté, batiouchka ; excuse-moi, je suis duvieux temps. (M. Tchernobaï parlait sans hâte, en accentuantla lettre o.) J’agis en toute simplicité, sais-tu. Nazarov !ajouta-t-il sans élever la voix.

Nazarov, vieillard au visage tout strié de rides, au nez en becde vautour et à la barbe pointue, se montra sur le seuil del’écurie.

– Quelle sorte de chevaux désires-tu, batiouchka ? medit M. Tchernobaï.

– Pas trop cher. De trait, pour la kibitka.

– Fort bien, à ta guise. Nazarov, montre au bârine lehongre gris ; tu sais, au fond à gauche, le bai brun et lebai, né de Krassotka. (Nazarov rentra dans l’écurie.) Et amène-lestels quels, avec le lien, entends-tu ? Chez moi, batiouchka,poursuivit-il en me regardant en face avec modestie, tu n’es paschez les maquignons, que Dieu bénisse ! Eux, ils emploientgingembre, marc de vin, sel, quoi encore ! Qu’ils restent avecDieu ! Chez moi, batiouchka, tout est sur la main.

On fit tour à tour sortir les chevaux : aucun ne meplut.

– Eh bien, remets-les au râtelier avec Dieu, dit AnastasiIvanitch, et montres-en d’autres.

On en fit paraître trois encore.

Mon choix tomba sur un cheval dont on ne me demanda pas cher. Jemarchandai un peu : M. Tchernobaï ne s’échauffait pas etparlait avec tant de bonté et de gravité que je me rendis bientôtet donnait les arrhes.

– Eh bien, à présent, dit Anastasi Ivanitch, permets quenous suivions l’ancien usage de cession du pan au pan. Tu meremercieras de cette bête-là. C’est frais comme la noisette, unvrai stepniak, et bon à tout brancard.

Il fit le signe de la croix, mit sur son avant-bras droit le pande son manteau, la main couverte tenant le licou, et passa lecheval.

– Possède-le maintenant avec Dieu… Et tu ne veux pasprendre le thé ?

– Non, merci : j’ai hâte de rentrer.

– Comme il te plaira. Veux-tu que mon petit cocher te mènele cheval maintenant ?…

– Oui, maintenant, je vous prie.

– Soit, batiouchka, soit… Vassili ! Hé !Vassili ! va avec le bârine, mène lui le cheval, et reçoisl’argent. Adieu, batiouchka, avec Dieu !

– Adieu, Anastasi Ivanitch !

Le cheval fut amené à mon auberge. Le lendemain même, il étaitfiévreux et boiteux. Je le fis atteler : il reculait enarrière ; on le frappa du fouet : il rouait et secouchait par terre. Je retournai chez M. Tchernobaï.

– Le patron est-il à la maison ?

– À la maison.

– Eh bien, lui dis-je, vous m’avez vendu un chevalmalade.

– Malade ? Dieu m’en garde !

– Il a la fièvre, il boite, il est rétif.

– Je ne sais pas : c’est sans doute ton cocher qui l’agâté ; quant à moi, je prends Dieu à témoin…

– Anastasi Ivanitch, il est juste que vous repreniez cecheval.

– Non, batiouchka, ne vous fâchez pas : une fois horsde la cour, c’est fini. Vous deviez examiner avant de conclure.

Je me soumis et partis en riant, me félicitant de n’avoir paspayé la leçon trop cher.

Le surlendemain, je partis. Trois semaines plus tard, je revisLébédiane. Au café, fréquenté par mes anciennes connaissances, leprince N… jouait au billard. Mais la destinée de Khlopakov avaitdéjà subi sa péripétie ordinaire : le petit officier blond luiavait succédé dans les bonnes grâces du prince.

Khlopakov essaya une dernière fois devant moi son petit motnaguère magique, espérant que peut-être il réveillerait un gaisouvenir ; mais le prince fronça les sourcils et haussa lesépaules : Khlopakov baissa la tête, se retira dans un coin etse mit silencieusement à bourrer sa pipe.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer