Récits d’un Chasseur

L’ODNOVORETS OVSIANIKOV

Représentez-vous, mes chers lecteurs, un homme de haute stature,corpulent, âgé de soixante-dix ans environ. Quelque ressemblance detraits avec Krilov[35]  ;le regard clair et spirituel, ombré de sourcils touffus, l’airgrave, la parole mesurée, la démarche lente : voilàOvsianikov. Il portait une large redingote bleue à longues manches,boutonnée jusqu’en haut, avec au cou un foulard en soie lilas. Sesbottes à glands étaient très soignées et, en général, on aurait pule prendre pour un marchand riche. Il avait les mains belles,potelées et blanches, et, tout en causant, il les portait, par ungeste machinal, aux boutons de sa redingote. Par son importance etson inertie, son bon sens et sa paresse, sa droiture et sonentêtement, il me rappelait les vieux boyards d’avant Pierre leGrand. La feriaz[36] auraitconvenu à sa prestance. C’était un demeurant du vieux temps. Sesvoisins s’honoraient de le connaître. Quant aux odnovortsi, sespairs selon la loi, ils s’agenouillaient devant lui, peu s’en faut,et le saluaient de très loin : il était leur gloire ; ilsauraient juré pour lui.

D’ordinaire, il est difficile de distinguer un odnovorets d’unmoujik. Le ménage de l’odnovorets est parfois même le plus maltenu. Ses veaux ne sortent pas de l’étable, ses chevaux sontpoussifs, son harnais est fait de corde à puits. Sans être riche,Ovsianikov se distinguait parmi les hommes de cette classe. Ilhabitait, seul avec sa femme, une isba commode et propre ; ilavait peu de domestiques, les habillait tous en russes et lesappelait ouvriers. C’étaient eux aussi qui labouraient son champ.Il ne se faisait point passer pour noble, ne tranchait point dupomiéstchik. Jamais il ne s’oubliait, par exemple, jusqu’às’asseoir à la première invitation ou jusqu’à négliger de se leverà l’apparition d’un visiteur quelconque. Mais il le faisait avectant de dignité, avec une affabilité si majestueuse,qu’involontairement on s’inclinait plus bas que lui. Ovsianikovaimait les anciens usages, non par superstition, mais par habitude.Il évitait les voitures à ressorts, les trouvant trop douces ;il faisait ses courses en drojki ou dans une jolie petite telegamatelassée, et il conduisait lui-même son bai (il ne tenait que deschevaux bais). Son cocher, garçon aux joues rouges, aux cheveuxcoupés en cloche, se tenait respectueusement à côté du maître dansson armiak bleu, la tête couverte d’un bonnet de mouton très bas,la taille serrée d’une lanière. Ovsianikov faisait la sieste,allait au bain le samedi ; il ne lisait que des livres depiété, ses lunettes montées en argent gravement posées sur son nez.Il se couchait et se levait de bonne heure. Cependant, il se rasaitla barbe et portait les cheveux à l’allemande[37] .Il recevait ses visiteurs cordialement, mais sans les saluerjusqu’à la ceinture, sans s’agiter outre mesure, sans s’empresserde les régaler de salaisons.

– Femme, disait-il de sa place d’une voix lente en setournant un peu vers sa baba, offre donc des rafraîchissements àces messieurs.

Il tenait pour un péché de vendre son blé, ce don de Dieu. En1840, année de famine, il distribua toute sa réserve auxpomiéstchiks et aux moujiks des environs. L’année suivante, tousvinrent acquitter leur dette en nature.

Les voisins de Ovsianikov recouraient souvent à son arbitrage etpresque toujours se soumettaient à son verdict, écoutaient sesconseils. Beaucoup, grâce à lui, ont fait leur partage définitif…Mais après quelques ennuis de la part des pomiéstchitsi[38] , il déclara que désormais il ne seraitplus médiateur entre des femmes. Il ne pouvait souffrir lebavardage des babas, leur hâte, leur emportement, leurscriailleries. Un jour, le feu éclate chez lui, un ouvrier seprécipite comme un désespéré dans sa chambre en criant :

– Au feu ! Au feu !

– Ce n’est pas une raison pour crier ainsi, dittranquillement Ovsianikov. Donne-moi mon bonnet et ma béquille.

Il aimait à exercer ses chevaux. Un jour, un jeunebitiouk[39] l’emportait dans un ravin :« Allons, jeune poulain, tu veux donc te tuer ? »murmurait Ovsianikov avec bonhomie. Et maître et garçon, drojka etpoulain, tout roula dans le précipice. Heureusement, le fond étaitmatelassé d’épaisses couches de sable et personne n’eut de mal,sauf le bétiouk qui en fut quitte pour une jambe démise.

– Tu vois, reprit tranquillement Ovsianikov en se relevant,je te l’avais bien dit.

Le caractère de sa femme s’harmonisait très bien avec celuid’Ovsianikov. Tatiana Illiinichna Ovsianikov était une femme dehaute taille, grave et silencieuse, éternellement coiffée d’unmouchoir en soie brune. Son abord était froid, mais personne n’eutjamais à se plaindre de sa sévérité, et les pauvres l’appelaientmère et bienfaitrice. Ses traits réguliers, ses grands yeux, seslèvres fines témoignaient encore de l’éclatante beauté de ses vingtans. Ovsianikov n’avait point d’enfant.

J’avais fait la connaissance d’Ovsianikov chez M. Radilov.Deux jours après, je visitai ce vieillard chez lui. Il était assisdans un large fauteuil en maroquin et lisait la Viedes saints. Un angora gris ronronnait sur son épaule. Ilme reçut, comme il avait coutume, affablement et majestueusement,et nous causâmes.

– Dites donc, Louka Petrovich, lui dis-je, autrefois, devotre temps, la vie était plus douce, n’est-ce pas ?

– À quelques égards, oui, nous avions plus de tranquillité,plus d’aisance. Et pourtant, c’est mieux, en réalité, aujourd’hui,et les jours de nos enfants seront meilleurs encore.

– Eh bien, Louka Petrovich, je croyais que vous alliezfaire l’éloge de votre bon vieux temps.

– Non pas, je n’ai guère eu à m’en louer. Voilà, parexemple : vous êtes un pomiéstchik, comme votre feugrand-père, eh bien, vous ne feriez pas ce qu’il faisait, vousn’êtes pas le même homme. Sans doute, nous sommes encore opprimés,mais peut-être le faut-il : on tasse la recoupe sous la meulepour avoir le regain. À coup sûr, je ne reverrai pas, Dieu soitbéni, ce que j’ai vu quand j’étais jeune.

– Quoi donc, par exemple ?

– J’ai nommé votre grand-père. C’était un petit potentat.Il nous opprimait. Vous connaissez, sans doute…, comment neconnaîtriez-vous pas votre terre ?… vous connaissez la portionde terrain qui s’étend du champ de Tcheplighine à celui deMalinine. Vous y faites vos avoines. Eh bien, il nous appartient,il est à nous. C’est votre grand-père qui nous l’a pris. Il estallé se promener à cheval de ce côté, a dépassé sa limite, étendula main et dit : « Ce terrain est à moi. » Et il l’apris. Feu mon père, homme droit, juste, mais violent, ne pouvantsupporter cela sans colère – qui voudrait perdre son bien ? –porta plainte. Il n’avait pas été seul dépouillé ; mais lesautres, plus timides, s’étaient tenus tranquilles. On annonce àvotre grand-père que Piotre Ovsianikov vient de réclamer son champdevant les magistrats. Votre grand-père envoie aussitôt chez nousson veneur Bauch avec sa bande, et mon père fut traîné chez lepomiéstchik. J’étais alors tout petit. Je suivis pieds nus. Ehbien, on conduisit mon père devant le perron, sous vos fenêtres, eton le battit de verges. Votre grand-père était là ; au balcon,votre grand-mère aussi à une fenêtre ; tous deuxregardaient : « Maria Vassilievna, intercédez pour moi,je vous en conjure ; vous, du moins, ayez pitié ! »criait mon père. Votre grand’mère se souleva et regarda plusattentivement. Enfin, mon père dut donner sa parole qu’il renonçaità son champ et remercier l’assistance d’être relâché vivant. Etc’est ainsi que la terre vous est restée. Demandez à vos vieuxmoujiks le nom de ce champ-là, ils vous répondront tous :« Le champ de la bastonnade », car on l’a baptisé du prixqu’il a coûté. Cela vous laisse entendre combien peu les petitesgens ont à regretter le passé.

Je ne savais que dire à Ovsianikov, je n’osais même lever lesyeux sur lui.

– Un autre voisin, vers le même temps, vint s’établir dansle pays. Il s’appelait Komov, Stepane Niktopolionitch. Celui-cipensa rendre fou mon père. Ivrogne fieffé, quand il avait dit enfrançais, après avoir bu : « C’est bon ! » iln’avait plus qu’à emporter les icônes. Il envoyait souvent inviterles voisins, et si l’on n’accourait pas, il venait lui-même dans satroïka et cela se passait mal. Quel homme étrange ! À jeun, ilne mentait jamais. Dès qu’il avait bu, on pouvait être sûr qu’ilallait vous raconter comme quoi il possédait à Piter[40] trois maisons sur la Fontanka, l’unerouge avec une seule cheminée, l’autre jaune avec deux cheminées,l’autre bleue sans cheminée. Il ajoutait qu’il avait trois fils(notez qu’il était garçon) : l’un dans l’infanterie, l’autredans la cavalerie, le troisième ni à pied ni à cheval. Chacun deses fils habitait l’une des trois maisons. Le premier ne recevaitque des amiraux, le deuxième que des généraux et le troisième quedes Anglais. Là-dessus, il se levait en disant : « Buvonsà mon aîné, c’est le meilleur », et il pleurait. Malheur à quilaissait son verre : « Je te ferai fusiller ! et jene permettrai pas qu’on t’enterre ! » Puis il sautait desa place en criant : « Peuple de Dieu ! maintenantil faut danser, pour votre plaisir et pour le mien !… »Et on pouvait mourir, mais il fallait danser. Il a mis sur lesdents toutes ses jeunes serves, il les obligeait parfois à chanteren chœur, à tue-tête, toute la nuit. Celle qui atteignait la notela plus aiguë recevait une récompense, et quand la fatigue mettaitfin à ce sabbat, le pomiéstchik roulait sa tête dans ses mains ense désolant d’une façon burlesque : « Ô orpheline,orphelinette, on t’abandonne, mon pigeon ! » Alors lespalefreniers s’efforçaient de rendre du courage aux jeunes filleset le sabbat recommençait. Mon père lui avait plu, quevoulez-vous ? Il a failli le tuer tant il l’aimait, et certes,il l’aurait tué si par bonheur il n’était mort lui-même, ayantmonté, complètement ivre, en haut d’un colombier. Voilà, Monsieur,un de nos voisins du bon temps.

– Notre époque est différente, remarquai-je.

– Sans doute, confirma Ovsianikov. Pourtant, il faut direque la noblesse avait alors infiniment plus d’éclat qu’aujourd’hui,et je ne parle pas des velmojes[41] .Ceux-là sont hors ligne, je les ai vus à Moscou. On dit quemaintenant ils sont en décadence.

– Vous êtes donc allé à Moscou ?

– Oui, il y a longtemps, très longtemps, je suis dans masoixante-treizième année ; j’étais dans ma seizième quand jesuis allé à Moscou.

Ovsianikov soupira.

– Qu’y avez-vous vu ?

– Beaucoup de velmojes. Et on pouvait les voir autant qu’onvoulait. Ils vivaient ouvertement par gloriole. Aucun n’allait à lahanche du comte Alexis Grigorievitch Orlov-Tchesmensky. J’avaistout le loisir de voir le comte Alexis. Son régisseur était mononcle. Le comte demeurait à la Chabolovka, près de la porte deKalouga. Voilà un velmoje ! Quelle grandeur et quellegrâce ! On ne peut rien s’imaginer de pareil. Une taille, uneforce, un regard ! Quand on ne le connaissait pas, on avaitpeur de lui, mais dans sa maison on se sentait réchauffé et réjouicomme par le soleil. Il était accessible à tous. Il excellait entout. Aux courses, il menait lui-même et acceptait n’importe quipour adversaire. Jamais il ne se hâtait pour devancer son rival,jamais il ne l’accrochait, et il ne lâchait décidément les bridesqu’en approchant de la borne. Et il consolait le vaincu, luifaisait des éloges sur son cheval. Il avait des ramiers à bec blancde premier choix. Quelquefois, il descendait dans sa grande cour,s’asseyait dans un fauteuil et faisait lâcher tout son colombier.Sur les toits d’alentour se tenaient des domestiques armés defusils contre les vautours. Aux pieds du comte on déposait un grandbassin d’argent plein d’eau où il regardait se refléter lesexercices de ses pigeons. Les infirmes et les pauvres venaient parcentaines recevoir du pain aux grilles de son arrière-cour, et qued’argent il leur faisait distribuer ! Quand on l’irritait, iléclatait comme un tonnerre, mais il faisait plus de peur que demal. Il souriait et c’était fini. S’il donnait une fête, toutMoscou était ivre. Et quel homme intelligent ! C’est lui qui abattu les Turcs. Il aimait à lutter corps à corps et il faisaitvenir des hercules de Toula, de Kharkov, de Tambov, de partout. Levaincu avait une récompense, mais celui qui l’avait renversélui-même, le comte l’embrassait sur les lèvres comme un frère et lecomblait de présents. Pendant mon séjour à Moscou, j’assistai à unelutte organisée par lui et telle qu’on n’en avait encore vu depareille. Il invita tous les chasseurs de l’empire – leur fixant lejour et l’heure – à venir lui faire visite avec leurs gens et leursbêtes. Chaque chasseur avait ses meneurs et ses chiens ; ilsemblait que le palais fût envahi par une armée. D’abord onfestoya, puis on passa la barrière. Le peuple s’était amassé enfoule et, qu’en dites-vous, on fit courir les chiens, et c’est lechien de votre grand-père qui dépassa tous les autres.

– Milovidka, n’est-ce pas ? demandai-je.

– Milovidka, Milovidka !… Et le comte se met à priervotre grand-père : « Vends-le-moi, vends-le-moi,vends-moi ton chien, dis toi-même ce que tu en veux. »

« – Non, comte, je ne suis pas trafiqueur. Pour l’honneur,non pour l’argent, je serais capable de céder ma femme, mais je necéderai pas Milovidka. J’aimerais mieux me constituer votreprisonnier. » Alexis Grigorievitch le loua grandement et luidit : « J’aime cela ! » Votre grand-pèreremporta le vainqueur dans sa voiture et quand Milovidka mourut, ehbien, voyez-vous, il lui fit un enterrement en musique et l’inhumadans son jardin. Oui, il a fait des funérailles à une chienne, carc’était une chienne ; il a fait mettre une inscription sur unepierre.

– Alexis Grigorievitch, remarquai-je, ne fait injure àpersonne, lui.

– Eh ! c’est toujours ainsi. Ce sont toujours ceux quinaviguent en rivière qui accrochent le bateau des autres.

– Et qu’était-ce que Bauch, que vous avez nommé ?demandai-je après un silence.

– Vous avez entendu parler de Milovidka et vous neconnaissez pas Bauch ? C’est singulier ; c’était lepremier veneur de votre grand-père, qui avait pour lui autantd’affection que pour son chien. Bauch était un homme redoutable.Quelque ordre que lui eût donné votre grand-père, fût-ce de marchersur le tranchant d’une lame, Bauch l’aurait fait sans hésiter.Comme il hurlait l’hallali ! On eût cru entendre crier laforêt, et il se tenait droit comme un pieu sur son cheval. Maisparfois, pris d’un caprice, il mettait pied à terre et secouchait ; les chiens n’entendant plus sa voix, c’était fini.Ils abandonnaient la piste, et n’avançaient plus pour rien aumonde. Votre grand-père se fâchait : « Que la foudrem’écrase si je ne pends ce vaurien ! Je le retournerai àl’envers et lui ferai sortir les talons par la bouche ! »Et il finissait par envoyer demander à Bauch pourquoi il ne faisaitpas marcher les chiens. Alors Bauch demandait de la vodka, buvaitet remontait à cheval ; et de nouveau retentissait l’hallalimagistral.

– Vous chassiez, je crois, Louka Petrovitch ?

– J’aimais, en effet… mais plus maintenant… mon temps estpassé… Quand j’étais jeune… Vous concevez que dans ma situationcela ne convient guère. Le bon sens nous ordonne de nous tenir àdistance des nobles. Et quand un des nôtres, quelque ivrogne ouquelque fainéant, veut se rapprocher d’eux, quel plaisir ytrouve-t-il ? Il se couvre de honte. On lui donne à monter desrosses boiteuses, on lui enlève son bonnet et on le jette à vingtpas dans les roseaux ; sous prétexte de frapper sa rosse, onle frappe lui-même, et il faut toujours qu’il rie et fasse rire lesautres. Non, je vous dirai, plus on est petit, plus on doit avoirde réserve, autrement, on est vite souillé. Ah ! continuaOvsianikov en soupirant, les traces de bien des hommes, des chiens,des renards et des loups se sont effacées sur le sol depuis que jevis et vois des temps nouveaux. Les nobles surtout sont trèschangés. Les pomiéstchiks ont tous été au service, ou du moins, nerestent plus sans bouger dans leurs propriétés, et, quant auxgentilshommes riches, ils ne sont pas reconnaissables. J’ai vuquelques-uns de ces derniers, à l’occasion du cadastre : on sesent joyeux rien qu’à les regarder. Ils sont accessibles, affables.Ce qui seulement m’a très étonné, c’est que ces nobles, au fait detoutes sciences et si beaux parleurs qu’à les entendre on a l’âmeémue, ne comprennent rien au fond réel des affaires, et n’ont pasle moindre sentiment de leurs propres intérêts. Le serf, qu’ils ontpris pour intendant, les plie comme il veut, comme une douga. Vousconnaissez sans doute Korolev, Alexandre Vladimirovitch ?Voilà un noble ! Beau, riche, il a étudié à l’Université, àl’étranger même, aussi parle-t-il agréablement ; mais il estmodeste, et nous serre la main à nous autres. Enfin, vous leconnaissez ! Eh bien, écoutez. La semaine dernière nousallâmes à Bérézovka pour une assemblée, convoquée par NikiforeIliitch, arbitre. L’arbitre dit : « Messieurs, nousallons procéder à la détermination de nos limites ; il esthonteux que nous restions en retard de tous les autres,mettons-nous donc à la besogne. » On s’y mit, et les querellescommencèrent, comme on devait le prévoir. Notre chargé d’affairesfit des objections, mais Oftchinikov Porfiry se révolta le premier.Et que voulait-il ? Il ne possédait pas un seul pouce deterre, il était venu seulement pour représenter son frère.« Non ! cria-t-il, vous ne me tromperez pas ! Àd’autres ! Montrez le plan et faites venir l’arpenteur !– Mais enfin, que voulez-vous ? – Hein ! pensez-vous doncavoir affaire à un imbécile ? Vraiment vous avez cru quej’allais vous dire tout de suite ce que je veux !… Donnez leplan ! » Et il frappe de sa main sur le plan. Il agrièvement offensé Marfa Dmitrievna. Elle criait :« Comment osez-vous attaquer ma réputation ! – Votreréputation ! répondit-il, je n’en voudrais pas pour ma jumentbrune. »

On lui donna du madère pour le faire taire, à quoi on ne réussitpas sans peine. Et lui calmé, les autres se mirent à crier.Alexandre Vladimirovitch Korolev se tenait à l’écart, mordillant lepommeau de sa canne, et branlant de temps en temps la tête. J’avaishonte, je n’y pouvais plus tenir, j’allais partir, quand AlexandreVladimirovitch se leva, en manifestant le désir d’être écouté.« Messieurs, proclame aussitôt l’arbitre qui se donne un malinouï, Alexandre Vladimirovitch veut parler. » Il fautreconnaître que tous les gentilshommes se turent à l’instant.« Pardon, Messieurs, dit Alexandre Vladimirovitch, mais il mesemble que nous avons perdu de vue l’objet de notre réunion, lequelest la délimitation des terrains, œuvre avantageuse auxpropriétaires. Mais quel est le but réel de cette opération ?Ce but est d’améliorer la situation du paysan, de faciliter sontravail, en répartissant équitablement ses charges. N’est-il pastrès malheureux que le cultivateur de la terre ignore lui-même quelchamp il doit cultiver, et s’en aille souvent labourer à cinqverstes ? C’est un devoir sacré, ajouta-t-il. Nous devonssoulager le moujik, assurer son bien-être. À y bien réfléchir, sesintérêts et les nôtres sont les mêmes ; ce qui lui est bonnous est bon, ce qui lui nuit nous nuit. Il serait donc, de notrepart, déraisonnable et même coupable de nous disputer à propos devétilles… » Il parla, il parla… Ah ! comme il a bienparlé ! Cela allait droit dans l’âme. Les nobles étaientattendris, et moi j’ai failli pleurer. Parole ! vouschercheriez vainement dans les vieux livres un aussi beau discours.Mais comment tout cela a-t-il fini ? Il fut tout le premier àrefuser de laisser partager quatre déciatines de marécages et neconsentit pas non plus à les vendre. « Je les ferai dessécherpar mes gens, dit-il, et j’établirai là une fabrique de draps, oùl’on exploitera les nouveaux procédés ; je tiens à ce terrain,j’y ai mes projets… » Et si au moins ce motif eût étéréel ! Mais la vérité, c’est que Anton Karassikov, le voisind’Alexandre Vladimirovitch, avait refusé cent roubles de pot-de-vinà l’intendant de Korolev. Et nous nous séparâmes sans êtres plusavancés qu’avant la réunion. Alexandre Vladimirovitch est convaincuqu’il avait raison. Il parle plus que jamais de sa fabrique dedraps, mais il n’a pas encore commencé le dessèchement desmarécages.

– Mais comment procède-t-il dans ses propriétés ?

– Il y introduit chaque mois des innovations. Les moujiksle blâment, mais pourquoi les écouterait-il ? AlexandreVladimirovitch sait ce qu’il fait.

– Tiens ! Louka Petrovitch, je vous aurais crupartisans des procédés anciens.

– Quant à moi, c’est une autre affaire. Je ne suis nigentilhomme, ni pomiéstchik. Qu’est-ce que c’est que l’économierurale pour moi… Je ne puis faire autrement que mes ancêtres. Jetâche de me conduire d’après la justice et l’équité et c’est assez.Louons Dieu. Les jeunes seigneurs ne goûtent pas l’ancien régime,et je ne les en blâme point. Il est temps d’être raisonnable. Lemal, c’est qu’ils aiment trop à subtiliser, et puis ils seconduisent avec le moujik comme avec le pantin de leur premièreenfance. Ils le tournent, le retournent, le cassent et le jettent.L’intendant, serf ancien, ou le régisseur, d’origine allemande,ramasse le moujik cassé et ne le lâche plus. Même si un jeuneseigneur donnait l’exemple et montrait comment il faut agir,comment encore tout cela finirait-il ? Je mourrai sans avoirvu l’ordre nouveau des choses. Quoi donc ! ce qui était n’estplus, ce qui sera n’est pas encore.

Je ne trouvai rien à répondre. Ovsianikov regarda autour de lui,se rapprocha de moi et me dit à mi-voix :

– Vous avez sans doute entendu parler de Vassili NicolaïtchLioubozvonov.

– Non.

– Quelles étranges choses ses moujiks eux-mêmes ontracontées sur lui ! Leurs récits d’ailleurs ne m’expliquentrien. C’est un jeune homme qui vient d’entrer en possession de sonhéritage maternel. Il arrive dans l’habitation matrimoniale, lesmoujiks se réunissent pour voir leur bârine. Vassili Nicolaïtch semontre. Les moujiks regardent. Quel singulier spectacle ! Leurbârine porte un pantalon de peluche, on dirait un cocher. Sesbottes sont brodées de dessins. Il a une chemise rouge et uncafetan aussi de cocher. Il porte toute sa barbe, et tout sonaspect est si bizarre qu’on le croirait ivre, et sûrement, il n’estpas dans son assiette.

– Bonjour, enfants ! dit-il, que Dieu vousgarde !

Les moujiks saluent silencieusement, un peu intimidés ;Lioubozvonov lui-même était gêné. Pourtant il reprit :

– Je suis russe et vous êtes russes ; j’aime tout cequi est russe, j’ai une âme russe et tout le sang qui coule dansmes veines est tout russe.

Puis, brusquement, il commanda :

– Eh bien, donc, enfants ! chantez-moi un chantnational russe !

Les moujiks tremblaient ; ils étaient tous ahuris ; unaudacieux lança un éclat de voix, mais prit peur lui-même et allase cacher honteusement derrière les autres. Nous avons vu desseigneurs bizarres, déjà, têtes brûlées, ivrognes : ceux-làs’habillaient en cochers, dansaient, jouaient de la guitare,chantaient, faisaient la débauche avec les dvorovi et les moujiks…Mais ce Vassili Nicolaïtch est une jeune fille : il lit ouécrit sans cesse, ou bien il dit des vers tout haut ; il neparle à personne, on croirait qu’il se cache. Il se promène seuldans son jardin. S’ennuie-t-il ? est-il triste ?L’intendant avait eu de grandes craintes. Avant l’arrivée du jeuneseigneur, il avait parcouru toutes les isbas des moujiks et fait lacour à chacun. Le chat sentait à qui était la viande qu’il avaitmangée, et les moujiks pensaient : « Assez voltigé, monpigeon, tu vas la danser cette fois, vaurien !… » Au lieude quoi – que dire, Dieu lui-même ne pourrait expliquer cela –Vassili Nicolaïtch l’appelle et lui dit, en reprenant haleine àchaque mot : « Que la justice règne dans mondomaine ! N’opprime personne, tu m’entends ? » Etdepuis lors, il ne l’a pas fait appeler une seule fois, il vit danssa maison comme un étranger. L’intendant a repris courage, et lesmoujiks n’osent aborder Vassili Nicolaïtch ; ils ont peur. Etpourtant, le bârine les salue, les regarde affectueusement ;mais plus il veut être aimable pour eux, plus leur ventre secontracte de peur. N’est-ce pas prodigieux ? Ou bien, suis-jetombé en enfance ? Je n’y comprends rien, qu’est-ce que toutcela veut dire ?

Je répondis à Ovsianikov que probablement M. Lioubozvonovest malade.

– Quel malade ! Il est aussi large que haut. Et quelvisage ! Si épais malgré sa jeunesse… Que Dieu soit avec lui…Au reste, Dieu le sait…

Et Ovsianikov soupira.

– Allons, lui dis-je, assez sur les nobles ;parlez-moi des odnovortsi, Louka Petrovitch.

– Non, dispensez-moi d’en parler, répondit-il vivement. Jevous dirais bien… (Ovsianikov fit un geste.) Prenons plutôttranquillement du thé. Des moujiks ne peuvent être que des moujiks,et si nous n’étions pas que des simples moujiks, queserions-nous ?

Nous prîmes le thé. Tatiana Illiinichna se leva et s’approcha denous. Elle était sortie et rentrée plusieurs fois sans bruit. Lesilence régnait dans l’isba. Ovsianikov prenait gravement etlentement tasse après tasse.

– Mitia est venu, dit Tatiana à voix basse.

Ovsianikov fronça les sourcils.

– Qu’est-ce qu’il veut ? demanda-t-il.

– Il est venu vous demander pardon.

Ovsianikov secoua la tête.

– Voyez-vous, reprit-il en s’adressant à moi, que faireavec les parents ? Car enfin on ne peut pas les repousser…J’ai un neveu, un gaillard très dégourdi, il n’y a pas à dire. Il afait des études : eh bien, on n’en peut rien attendre de bon.Il était employé de l’État, il a quitté les bureaux parce qu’iln’avait pas d’avancement. Se prend-il donc pour un noble ? Etpuis, un noble même n’est pas général tout de suite. Maintenant,c’est un oisif. Ce ne serait encore qu’un demi-mal, mais ils’emploie à redresser les torts ; il rédige des suppliquespour les moujiks, il écrit des rapports, il style les centeniers,il dénonce les injustices des arpenteurs, il court les cabarets, ilfait des connaissances parmi les metchanines et les dvorovi. Ça nepeut manquer de finir mal ; le stanovoï et lesispravniks[42] lui ont donné plus d’un avertissement.Ce qui le sauve c’est qu’il est hâbleur ; il les fait rire,puis leur joue encore un tour… Eh bien, femme, il est là, n’est-cepas ? Je te connais, tu as pitié de lui, tu le protèges…

Tatiana Illiinichna baissa la tête, sourit et rougit.

– C’est cela, continua Ovsianikov. Ah ! quelle mamangâteau, tu es ! Eh bien, fais-le entrer. En l’honneur de notrehôte, je pardonne ; appelle-le.

Tatiana Illiinichna s’approcha de la porte et cria :« Mitia ! »

Mitia était un jeune homme de vingt-huit ans, grand, élancé, lescheveux frisés. En m’apercevant, il s’arrêta sur le seuil. Il étaitvêtu à l’allemande, mais la grandeur exagérée des plis de l’épauletémoignait que son tailleur était un Russe, un Russienrussianisant.

– Avance, dit le vieillard, tu as donc bien honte ?Remercie ta tante, je te pardonne. Batiouchka[43] ,je vous le recommande, c’est mon neveu et je n’en suis pas plusfier. La fin du monde arrive… (Nous échangeâmes un salut, le jeunehomme et moi.) Allons, parle, qu’as-tu tripoté encore ?pourquoi se plaint-on de toi ?

Évidemment Mitia était gêné par ma présence.

– Plus tard, mon oncle, murmura-t-il.

– Non pas, tout de suite ; je sais bien que devantM. le pomiéstchik tu as honte. Ce sera ta pénitence,parle.

– Je n’ai rien fait de honteux, dit vivement Mitia en seredressant. Daignez en juger vous-même. Les odnovortsi deRechetilovo viennent à moi et me disent :« Défendez-nous, frère. – Qu’y a-t-il ? – Voici ce qu’ily a. Nos magasins aux blés sont bien tenus, il n’y a rien de mieux.Or, un employé chargé de les inspecter vient, les regarde etdit : « Vos magasins sont en désordre, je ferai monrapport. – Quel désordre ? – C’est bon, je suis fixé. »Nous nous rassemblâmes et on parla de l’amadouer en lui graissantla patte. Mais le vieux Prokhoritch dit : « C’est dumauvais exemple, vous encouragez vos oppresseurs, n’avons-nous plusde justice ? » On le crut et l’employé fit son rapport.Maintenant on nous demande de nous justifier… Je leur ai demandé sien effet leurs magasins étaient irréprochables. « Dieu nousest témoin, me répondirent-ils, ils sont en ordre et il y a laquantité de blé exigée par la loi. » Eh bien, leur ai-je dit,vous n’avez rien à craindre. Et j’écrivis pour eux une supplique.On ne sait pas encore qui aura raison. Mais je ne m’étonne pasqu’on soit venu se plaindre de moi à vous à ce sujet. La chemise dechacun lui tient de plus près à la peau que la chemise duvoisin.

– Oui, chacun, toi excepté, murmura le vieillard. Etl’autre affaire avec les moujiks de Choutolomovo ?

– Comment savez-vous cela ?

– Je le sais, peu importe comment.

– Là encore, je n’ai aucun tort, jugez-en. Les moujiks deChoutolomovo ont un voisin nommé Bezpandine, qui a mis en culturequatre déciatines de leur terre, prétendant qu’elles luiappartiennent. Le piomiéstchik de Choutolomovo est àl’étranger ; qui les défendra ? La terre est à euxincontestablement, depuis des siècles. Ils sont venus me demanderune supplique, pourquoi leur aurais-je refusé ? Bezpandine l’asu et s’est mis à crier : « Je lui arracherai les pattesde derrière, à moins que je ne commence par la tête. » Nousverrons. Pour l’instant, je suis encore au complet.

– Ne te vante donc pas, dit le vieillard. Il ne luiarrivera rien de bon, à la tête. Tu es fou.

– Eh quoi ! mon oncle, n’avez-vous pas bien souventvous-même daigné ?…

– Je connais ta chanson, interrompit Ovsianikov. Sansdoute, l’homme doit vivre selon la justice, secourir son prochain,payer de sa personne. Mais est-ce toujours par désintéressement quetu agis ? Ne te fais-tu pas conduire au cabaret, hein ?et régaler et saluer ? « Dmitri Alexeïtch, batiouchka,aide-nous, nous te récompenserons. » Et ces malheureux teglissent dans la main un rouble ou un billet bleu[44] . Est-ce vrai ? est-cevrai ?

– En cela j’ai tort, répondit Mitia en baissant la tête.Mais je ne reçois jamais rien des pauvres, et je suis toujours pourle bon droit.

– Jusqu’à présent, mais cela changera. Et que dis-tudonc ? Tes clients sont tous des petits saints ? Et BorkaPerekhodov ? L’as-tu oublié ? Qui donc l’a protégé,hein ?

– Perekhodov a souffert par sa faute, c’est vrai…

– Il a dépensé l’argent de l’État, il n’y a pas àdire !

– Pourtant, petit oncle, c’est juste, la pauvreté, lafamille…

– Oui, oui, la pauvreté, la famille et l’ivrognerie… C’estun propre à rien, voilà ce qu’il est.

– Mais c’est le malheur qui l’a mené là, observa Mitia enbaissant la voix.

– Le malheur !… alors tu aurais dû lui venir en aidesi ton cœur est si bon, au lieu d’ivrogner avec lui aucabaret ! Mais il parle bien, n’est-ce pas ? Voyez-vousquel mérite !

– Il est bon…

– Hé ! tous sont bons avec toi… Mais qu’es-tu devenutous ces jours-ci ?

– Je suis allé à la ville.

– Bien. Tu as joué au billard, pris le thé, gratté laguitare, respiré l’air des bureaux, composé des suppliques, et tut’es pavané avec des fils de marchands, n’est-ce pas,hein ?

– Oui, à peu près, mon oncle, dit en souriant le beauMitia. Ah ! j’oubliais : Anton Parfenitch vous prie àdîner chez lui dimanche.

– Je n’irai pas chez ce ventru. Il n’aurait qu’à servir unsplendide poisson apprêté au beurre rance… Qu’il reste avecDieu !

– J’ai rencontré Fedocie Mikhaïlovna, reprit Mitia.

– Quelle Fedocie ?

– Hé ! la Fedocie du pomiéstchik Karpentchenko, duseigneur qui a acheté Mikoulino aux enchères. Fedocie est deMikoulino. Elle vivait à Moscou de son état de couturière et payaitrégulièrement une dîme annuelle de cent quatre-vingt-deux roubles,cinquante kopeks. Adroite comme elle est, elle avait beaucoup decommandes et vivait à l’aise à Moscou. Karpentchenko l’a fait venirau village, et la retient sans emploi. Elle voudrait se racheter,mais le bârine ne se décide pas. Vous qui connaissez Karpentchenko,vous pourriez lui en parler, mon oncle… Fedocie paierait un bonprix.

– Tiré de ta poche, n’est-ce pas ?… Bien, je luiparlerai. Seulement, je ne sais pas, continua le vieillard avec uneexpression mécontente, ce Karpentchenko est un faiseur : ilachète des billets à effets, des propriétés aux enchères, il prêteà la petite semaine. – Qui est-ce qui l’a amené dans le pays ?Ah ! ces étrangers ! Ce ne sera pas facile avec lui, maisje verrai.

– Occupez-vous-en, petit oncle.

– C’est bien, je m’en occuperai. Seulement, toi, prendsgarde… Allons, allons, ne te justifie pas ; que Dieu soit avectoi, que Dieu soit avec toi ! Prends garde à l’avenir ;autrement, par Dieu ! Mitia, il t’arrivera malheur ! ParDieu ! tu te perdras… Je ne pourrai pas toujours te porter surl’épaule… Je suis d’ailleurs peu influent, moi-même. Et maintenantva-t’en avec Dieu.

Mitia sortit, Tatiana Illiinichna le suivit.

– C’est ça, maman gâteau, va bien vite lui donner duthé ! cria à sa suite Ovsianikov. Ce n’est pas un sot,savez-vous, Monsieur, et le cœur est très bon. J’ai peur pour lui…Du reste, pardon de vous occuper de ces vétilles.

La porte s’ouvrit, entra un petit homme à tête grise vêtu d’unpaletot en velours.

– Ah ! Franz Ivanitch, s’écria Ovsianikov,salut ! comment va la santé ?

Permettez-moi, mon cher lecteur, de vous présenter cepersonnage. Franz Ivanitch Lejeune, mon voisin, est parvenu à lacondition de gentilhomme par une voie peu banale. Il naquit àOrléans de père et de mère français et vint avec Napoléon conquérirla Russie en qualité de tambour. Tout alla d’abord comme sur desroulettes, et notre Français entra dans Moscou la tête haute. Maisau retour le pauvre Monsieur Lejeune, à demi gelé et sanstambour, tomba entre les mains des moujiks de Smolensk. Ilsl’enfermèrent, pour la nuit, dans un moulin à foulon abandonné etvinrent l’y reprendre le lendemain pour le mener au bord d’un troude glace près d’une digue. Ils prièrent le tambour de laGrrrande Armée de leur faire ce plaisir de piquer une têtesous la glace. Monsieur Lejeune déclina cette invitation etreprésenta aux moujiks qu’ils feraient œuvre pie, en lui permettantde regagner Orléans de son pied léger.

– Là, Messieurs, leur dit-il, vit ma mère, une tendremère…

Mais les moujiks, probablement peu fixés sur la situationgéographique d’Orléans, insistaient pour qu’il fît un voyage sousl’eau selon le cours tortueux de la Gniloterka et encourageaientdéjà le Français par de petites poussées dorsales, quand, tout àcoup, à la grande joie de Monsieur Lejeune, une sonnette tinta, etvers la digue parut un grand traîneau couvert d’un tapis barioléavec un dossier démesurément élevé, une troïka de Viatka. Dans cetraîneau se carrait un gentilhomme fourré de loup, un seigneurrouge et ventru.

– Que faites-vous là ? demanda-t-il aux moujiks.

– Nous noyons un Français, batiouchka.

– Ah ! fit avec indifférence le pomiéstchik et il sedétourna.

– Monsieur ! monsieur ! cria le pauvrediable.

– Hein ! dit la pelisse de loup indignée. Tu es venuen Russie, drôle, avec la lie des peuples, tu as mis Moscou enflammes ; maudit, tu as arraché la croix de la coupole d’Ivanle Grand, et maintenant : « Mossié, mossié ! »Tu as la queue basse, maintenant. C’est bien fait ! Fouette,Filka, fouette.

Les chevaux font un mouvement.

– Un moment, pourtant, se ravisa le pomiéstchik. Eh !mossié, sais-tu la musique ?

– Sauvez-moi, sauvez-moi, mon bon monsieur !répétait Lejeune.

– Ah ! mon Dieu, quel peuple ! Pas un ne parlerusse ! Miousique, miousique ; savez miousique,vous ? eh bien, parlez donc, savez miousique vous, forte pianosavez ?

Lejeune comprit enfin ce que voulait le pomiéstchik et hocha latête fortement.

– Oui, Monsieur, oui, oui, je suis musicien, je joue detous les instruments possibles ; oui. Monsieur, sauvez-moi,Monsieur.

– Allons, ton Dieu a de la chance, répondit le pomiéstchik.Enfants ! lâchez-le, voilà vingt kopeks pour boire.

– Merci, batiouchka, merci. Allons, prenez-le.

On mit Lejeune dans le traîneau. Il suffoquait de joie,pleurait, tremblait, saluait ; il remerciait le pomiéstchik,le cocher, les moujiks. Il n’avait sur lui qu’une flanelle verte àcordons roses ; or, il gelait ferme. Le pomiéstchik regardasilencieusement les membres raidis et bleuis du tambour,l’enveloppa dans sa pelisse et l’emmena chez lui. Toute la dvorniaaccourut. On s’efforça de réchauffer le Français, on le fit manger,on l’habilla, puis le pomiéstchik le présenta lui-même à sesfilles.

– Voici, mes enfants, leur dit-il, un instituteur. Vous medemandiez sans cesse de vous faire enseigner le dialecte françaiset la musique. Voici un Français qui sait le piano. Eh bien,Mossié, poursuivit-il en montrant à Lejeune une épinetteachetée cinq ans auparavant à un juif qui vendait de l’eau deCologne, montre-nous ton art ; joue.

Lejeune, la mort dans l’âme, prit place devant l’instrument. Desa vie, il n’avait mis les doigts sur un piano.

– Joue donc, répétait obstinément le pomiéstchik.

Le pauvre frappa le clavier de toutes les forces de sondésespoir et joua comme cela lui passait par la tête. « Jecroyais bien, disait-il plus tard, que mon sauveur allait me saisirpar la peau du cou et me jeter dehors. » Mais au grandétonnement de l’improvisateur malgré lui, après un peu de silence,le pomiéstchik vient lui frapper amicalement sur l’épaule endisant :

« Bien, c’est bien, je vois que tu sais ; va tereposer maintenant. »

Quinze jours après, Lejeune passa de ce pomiéstchik à un autre,homme plus instruit, auquel il plut tant, par la douceur et lagaieté de son caractère, qu’il épousa la fille adoptive du richeseigneur, jeune personne que l’ancien tambour avait éduquée. Ilentra au service, conquit la noblesse personnelle et, comme ilavait une fille, il la donna en mariage à Lobizaniev, pomiéstchikd’Orel, ancien dragon et poète. Lejeune avait fini par se retirer àOrel.

Tel était le personnage, communément appelé maintenant FranzIvanitch, qui venait d’entrer chez Ovsianikov, dont il étaitl’ami…

Mais peut-être le lecteur s’ennuie-t-il chez l’odnovoretsOvsianikov ; je me tais donc éloquemment.

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