Récits d’un Chasseur

ERMOLAÏ ET LA MEUNIÈRE

Un soir, le chasseur Ermolaï et moi nous allâmes nous poster en« tiaga »… Mais peut-être nombre de nos lecteursignorent-ils ce que les chasseurs appellent latiaga ? Eh bien, écoutez-moi.

Un quart d’heure avant le coucher du soleil, au printemps, vousentrez dans le bois sans amener aucun chien ; vous choisissezun endroit quelconque près d’une lisière, vous observez bien laposition, vous examinez la capsule de votre arme, vous échangez unregard avec votre compagnon de chasse… Le quart d’heure est passé,le dernier rayon de soleil a disparu, mais il fait encore clairdans le bois ; l’atmosphère est lucide et transparente, lesoiseaux gazouillent, les jeunes herbes brillent d’un joyeux éclatd’émeraude… Vous attendez… Le fond de la forêt s’obscurcit peu àpeu ; les lueurs vermeilles du soir glissent lentement le longdes racines saillantes, puis sur le tronc des arbres et s’élèventde plus en plus, montant, des branches inférieures presquedénudées, aux cimes touffues et endormies… Les dernières feuillessont dans l’obscurité ; le ciel pourpré bleuit ; lasenteur des bois devient plus âcre ; une humidité chaudes’exhale de partout ; un doux zéphyr respire autour de vous…Les oiseaux s’endorment, non tous en même temps, maissuccessivement, espèce par espèce, d’abord les pinsons, puis lesfauvettes, et puis les ortolans… Dans les bois, il fait de plus enplus sombre ; les arbres se confondent en une grande massenoire ; au ciel bleu apparaissent timidement les premièresétoiles.

… Tous les oiseaux dorment ; il n’y a que les rouges-queueset les petites épeiches qui sifflent encore, mais tout ensommeillant… Voilà qu’eux-mêmes se taisent… Une dernière fois aretenti sur votre tête la petite voix sonore du pouillot ; àdistance, on ne saurait dire où le loriot a exhalé son crimélancolique. Votre cœur palpite, et tout à coup – mais seuls leschasseurs me comprendront – dans un silence profond retentit uncroassement, un sifflement particulier, un battement régulierd’ailes agiles, et la grosse bécasse se jette au-devant de votrecanon.

Voilà ce qu’on appelle « se poster en tiaga ».

Ainsi donc nous allâmes avec Ermolaï à la tiaga. Mais je doisd’abord vous faire connaître Ermolaï. Imaginez-vous un homme dequarante-cinq ans, de haute taille, au nez effilé, au front étroit,avec de petits yeux gris, à la chevelure hérissée, aux lèvresépaisses et ironiques. Cet homme porte, été comme hiver, un cafetanjaunâtre, d’une coupe allemande, mais avec une ceinture, un largepantalon bleu ; il est coiffé d’un bonnet, don d’unpomiéstchik dans un moment de bonne humeur ; à sa ceinturependent deux sacs, l’un devant lui, une sorte de petite besacetordue au milieu pour le plomb et pour la poudre, l’autre derrièrepour le gibier. Quant à ses bourres on les lui voit toujours tirerde l’inépuisable doublure de son bonnet. Il aurait facilement pu,avec l’argent que produisait la vente de son gibier, acheter unecartouchière et une gibecière, mais il n’a garde de jamais faireune telle dépense, et il continue à exciter l’admiration desspectateurs par l’adresse avec laquelle, en chargeant son arme, ilévite de répandre son petit plomb par terre ou de le mêler avec sapoudre. Son fusil est à un coup, à silex et de plus… à recul ;et telle est la force du recul qu’à chaque coup la joue droite dupauvre homme est toujours un peu plus grosse que la gauche. Commenttire-t-il juste avec un pareil fusil, c’est ce que le plus malin nepeut comprendre, et, cependant, il ne manque jamais son coup.

Il avait un chien nommé Valetka, une étonnante créature ;Ermolaï ne lui donnait jamais rien à manger : « Moi,nourrir un chien ? disait-il, mais un chien est un animalintelligent, il peut trouver tout seul sa nourriture. »

Et en effet Valetka, tout en étonnant par son extrême maigreur,vivait, et vivait depuis bien des années, et ne disparaissaitjamais assez longtemps pour qu’on s’inquiétât de lui et qu’on lesoupçonnât de vouloir abandonner son maître. Une fois, dans sajeunesse, entraîné par l’amour, il fit une absence de deux jours,mais sa passion ne dura pas plus longtemps. Le trait distinctif ducaractère de Valetka était une complète insouciance des choses dece monde ; s’il ne s’agissait pas d’un chien, j’aurais dit uncomplet désenchantement. Il se tenait habituellement couché, laqueue ramenée sous lui ; il reniflait et frissonnait de tempsen temps, mais il ne souriait jamais (on sait que les chienssourient et même très agréablement). Il était extrêmement laid, etpas un domestique ne laissait passer l’occasion de s’égayer sur sonfâcheux extérieur. Mais Valetka supportait ces sarcasmes avec unephilosophie digne de plus d’égards. Il amusait beaucoup lescuisinières qui abandonnaient leur office en criant et enl’injuriant et s’élançaient à sa poursuite quand, cédant à unefaiblesse qui n’est pas particulière aux chiens, il passait sonmuseau d’affamé à travers l’entrebâillement de la porte de lacuisine pour en aspirer les émanations affriolantes. À la chasse,il était réellement infatigable et avait le flair assez bon ;mais, si le hasard le faisait tomber sur un lièvre blessé, il nemanquait pas de le dévorer jusqu’au dernier petit os, n’importe où,pourvu qu’il fût à couvert et à une respectueuse distanced’Ermolaï, qui éclatait alors en injures formidables dans tous lesdialectes connus et inconnus.

Ermolaï appartenait à un de mes voisins, gentilhomme du vieuxstyle. Les pomiéstchiks faits sur ce patron-là n’aiment pas lesbécasses et s’en tiennent aux oiseaux de basse-cour. Ce n’est quedans les grandes occasions, anniversaires de famille, fêtespatronales, élections, qu’on voit dans leurs marmites des oiseaux àlong bec, et leurs cuisiniers, en Russes qu’ils sont, s’abandonnentaux fantaisies de leur imagination pour créer des sauces siextraordinaires que le convive examine avec curiosité les metsinconnus qu’on lui présente et qu’il n’ose se résoudre à les porterà sa bouche.

Ermolaï était tenu de fournir, comme redevance à la cuisine deson seigneur, deux paires de coqs de bois ou de bruyère et deuxpaires de perdrix par mois ; à part cela, il avait pleinelicence d’aller vivre où et comme bon lui semblait.

Tout le monde le laissait tranquille, ne l’estimant bon à rien.Il va sans dire qu’on ne lui donnait ni plomb ni poudre, et c’estprobablement en suivant lui-même cette habitude qu’il nenourrissait pas son chien. Ermolaï était un homme d’un étrangenaturel : insouciant comme l’oiseau, expansif, distrait,gauche en apparence, très bavard, et ne se fixant nulle part quepour fort peu de temps. Il marchait comme un homme qui aurait lesgenoux cagneux ; son grand corps faisait le pendule de droiteet de gauche, et, tout en oscillant des jambes et du corps en sensinverse, il parcourait bien par jour ses cinquante verstes. Ilétait naturellement exposé à toutes les mésaventures ; ilpassait ses nuits dans des marais, sur des arbres, sur des toits,sous des ponts ; plus d’une fois on l’avait enfermé dans desgreniers, des caves et des remises ; il avait été privé de sonfusil et de ses habillements les plus indispensables ; onl’avait battu, roué de coups. Et, malgré tout, il revenait toujoursavec son fusil, ses habits et son chien. On ne pouvait dire qu’ilfût gai, et pourtant il était d’une bonne humeur constante. Engénéral, on le prenait pour un fou. Il aimait à trinquer avecd’honnêtes camarades de bouchons, mais, sans s’attarder, il selevait et s’en allait.

– Où diable vas-tu ? Il fait nuit noire.

– Mais à Tchaplino !

– Quel besoin de te traîner à cette heure à Tchaplino, àdix bonnes verstes ?

– Je vais coucher chez le moujik Sofron.

– Mais dors donc ici.

– Non, je ne puis pas.

Et voilà ! Ermolaï et Valetka s’en vont, par une nuitsombre, à travers les taillis et les flaques d’eau, au risque de nepas trouver asile chez le moujik Sofron, et même de recevoir descoups de poings : « Est-ce une heure pour déranger leshonnêtes gens ! »

En revanche, Ermolaï était unique pour pêcher le poisson auprintemps, pour attraper les écrevisses avec ses mains, flairer legibier, attirer la caille, tromper l’autour, prendre les rossignolsau moyen d’une imitation remarquable des plus joyeux de leurstrilles. Cependant, une chose lui manquait : le talent dedresser les chiens ; il manquait de patience.

Il avait une femme, et la voyait une fois par semaine. Ellevivait dans une petite isba à moitié démolie, et ne savait jamaisla veille si elle aurait de quoi manger le lendemain ; ensomme elle était très malheureuse.

Ermolaï, cet homme insouciant et bon, la traitait durement etgrossièrement ; il prenait, en entrant dans la maison, un airmorose, menaçant, et la pauvre, ne sachant comment lui complaire,tremblait sous son regard, courait employer jusqu’à son dernierkopek pour lui acheter un peu de vodka, et lorsqu’il montait avecdignité sur le poêle, où il s’endormait d’un sommeil profond, ellele couvrait soigneusement de sa touloupe. Il m’est arrivé àmoi-même plus d’une fois de remarquer en lui des mouvementsinvolontaires d’humeur farouche ; je n’aimais pas l’expressionque prenait son visage quand il mordait l’oiseau abattu. MaisErmolaï ne passait jamais plus d’une journée chez lui, et aussitôtchez les étrangers, il redevenait l’Ermolka, comme on le nommait àcent verstes à la ronde, et comme il se nommait lui-même parfois.Les dvorovi se croyaient supérieurs à ce vagabond, et le traitaientfamilièrement, avec une nuance d’amitié. Les moujiks avaientcompris son originalité et ne l’inquiétaient plus ; ils luidonnaient même du pain et causaient avec lui avec bonté.

Tel est l’homme que je m’étais adjoint pour chasser, et aveclequel je faisais la tiaga dans une grande boulaie sur la rive del’Ista.

Beaucoup de rivières russes ont, comme la Volga, une rive hauteet une rive basse ; telle est l’Ista. Cette petite rivièrecoule en serpentant sans rester une demi-verste en ligne droite.Par endroits, du haut de sa colline, on la voit à dix verstes avecses digues, étangs, moulins, bordée de jardins potagers et debosquets touffus. L’Ista est très poissonneuse ; elle abondesurtout en mulets ou cabots, que les moujiks, pendant la chaleur,prennent à la main, sous les buissons de la rive ; la petitegrive couleur de sable voltige en sifflant le long des berges,qu’anime, en jaillissant çà et là, une eau froide etcristalline ; des canards sauvages apparaissent à mi-corps aumilieu des étangs et regardent d’un œil soupçonneux tous les pointsdu rivage ; les hérons se profilent dans l’ombre desanfractuosités de la rive haute.

Nous fûmes au plus une heure en tiaga, et nous tuâmes chacun unepaire de bécasses. Comme notre projet était de tenter encore unefois la fortune avant le lever du soleil (on peut aller aussi à latiaga le matin), nous résolûmes d’aller prendre notre sommeil aumoulin, à peu de distance. Nous sortîmes du bois et descendîmes dela colline. La rivière roulait ses flots bleu sombre ; l’airétait épais et lourd. Nous frappâmes à la porte cochère ; leschiens aboyèrent dans la cour.

– Qui est là ? crie une voix enrouée et endormie.

– Des chasseurs qui voudraient passer la nuit.

Pas de réponse.

– Nous payerons !

– Je vais demander au patron… Chut ! maudits !que le diable vous fasse taire, dit-il aux chiens. Et nousentendîmes le domestique entrer dans l’isba, puis bientôt serapprocher de la porte cochère :

– Non ! nous cria-t-il, non ! le maître défendd’ouvrir.

– Pourquoi ?

– C’est qu’il craint… Vous êtes des chasseurs ! Unmalheur est si vite arrivé ! Vous mettrez le feu au moulin.Dame ! des fusils chargés, de la poudre…

– Quelle folie nous dis-tu là ?

– Ah ! écoutez donc : pas plus tard que l’anpassé, des colporteurs de viande et de poisson ont passé lanuit ; on ne sait comment ils ont mis le feu chez nous et touta brûlé.

– Eh ! frère, nous n’allons pourtant pas coucher à labelle étoile !

– Faites comme vous voudrez.

Et il s’éloigna en faisant résonner ses bottes. Ermolaï luienvoya toutes sortes de malédictions : « Allons auvillage », dit-il en soupirant ; mais, du moulin auvillage, il y avait deux verstes.

– Couchons ici, dis-je ; la nuit est chaude ; lameunière, pour de l’argent, nous cédera bien quelques bottes depaille.

Ermolaï approuva sans mot dire et nous nous remîmes àfrapper.

– Qu’est-ce que vous voulez donc ? cria de nouveau legarçon ; on vous a dit non.

Nous expliquâmes ce que nous désirions. Il alla consulter sonpatron et revint avec lui ; la petite porte s’ouvrit ; lemeunier apparut. C’était un homme de haute stature, visage gras,huileux, cou de taureau et panse rebondie. Il accepta maproposition. À cent pas du moulin se trouvait un petit hangarouvert aux quatre vents. On nous monta là de la paille et dufoin ; le garçon meunier dressa sur l’herbe de la rive unsamovar, et, assis sur les talons, se mit à souffler vigoureusementdans la cheminée du réchaud… Les charbons en prenant feuéclairaient son visage juvénile. Le meunier courut éveiller safemme ; puis il revint, à la fin, me proposer lui-même d’allercoucher dans son isba ; mais je préférai rester au grand air.La meunière nous apporta du lait, des œufs, des pommes de terre etdu pain ; bientôt l’eau du samovar fut en pleine ébullition,et nous prîmes le thé. De la rivière s’élevaient d’épaissesvapeurs ; il n’y avait pas de vent ; par intervalles, desrâles de genêts poussaient, en se secouant, leur cri particulier.Les roues du moulin bruissaient faiblement : des gouttestombaient et se faisaient jour par les fentes de la digue. Nousfîmes du feu entre des pierres. Pendant qu’Ermolaï grillait despommes de terre dans la cendre, j’eus le temps de faire un somme.Un léger chuchotement me réveilla… Je relevai un peu la tête :devant le feu, sur une seille renversée, était assise lameunière ; elle causait avec mon compagnon. Déjà à sonvêtement, à sa tournure, à son langage, j’avais reconnu unedvorovi ; ce ne pouvait être une moujitchka ni une mestchanka.J’examinai plus à loisir ses traits ; elle paraissait avoirtrente ans, son visage pâle et maigre conservait encore les tracesd’une beauté remarquable, j’aimais surtout ses grands yeux auregard mélancolique. Ermolaï me tournait le dos, assis et occupé àjeter des broutilles dans le foyer.

– Chez la Jeltoukhina, de nouveau, grande mortalité dans lebétail, disait la meunière ; le père Ivan aussi vient deperdre deux vaches… Dieu ait pitié de nous !

– Eh bien, et vos pourceaux ? demanda Ermolaï après unsilence.

– Ils sont vivants.

– Si tu me donnais un cochon de lait ?

La meunière ne répondit pas, soupira et demanda :

– Avec qui es-tu là ?

– Avec le bârine de Kostomarovski.

Ermolaï jeta au feu quelques branches de sapin, une épaissefumée blanche lui monta au visage.

– Pourquoi, dit-il à la meunière, ton mari n’a-t-il pasvoulu nous recevoir dans l’isba ?

– Il a peur.

– Peur ! voyez-vous ça, le ventru ! Allonsdonc ! ma chère Arina Timoféïevna, va, je te prie, me chercherun verre de vodka.

La meunière se leva et disparut dans l’obscurité. Ermolaïchantonna :

À force d’aller voir mabelle,

J’ai usé mes bottes…

Arina reparut, tenant à la main un carafon et un verre. Ermolaïse leva, versa, se signa et but d’un trait.

– C’est bon, ça, dit-il.

La meunière se rassit sur la seille.

– Eh bien, quoi ! Arina Timoféïevna, tu es donctoujours malade ?

– Malade.

– Comment cela ?

– La toux me brise et me prive de sommeil.

– Il me semble que le bârine s’est endormi, marmottaErmolaï après une minute de silence. Écoute, Arina, n’aie pasrecours au médecin, ton mal empirerait.

– Je n’y songe pas.

– Viens plutôt me voir (Arina baissa la tête) ; jedonnerai, pour ce jour-là, une commission assez loin à ma vieille,continua Ermolaï. Parole !

– Il vaudrait mieux éveiller le bârine, ErmolaïPetrovitch.

– Eh ! qu’il ronfle, dit avec indifférence mon fidèleserviteur. Il a assez couru ; qu’il dorme !

Je remuai sur mon foin. Ermolaï se leva, vint à moi et medit :

– Les pommes de terre sont cuites ; voulez-vousmanger ?

Je sortis de dessous le hangar ; la meunière se leva etvoulut s’éloigner ; je lui adressai la parole :

– Y a-t-il longtemps que vous avez l’entreprise de cemoulin ?

– Il y aura deux ans vienne la Trinité.

– Et ton mari, d’où est-il ?

Arina n’entendit pas ma question.

– De quel endroit est ton mari ? répéta Ermolaï enhaussant la voix.

– De Bielev. Il est mestchanine de Bielev.

– Et toi aussi, tu es de Bielev ?

– Non, j’appartenais à un seigneur ; j’étais unedvorovaïa[19] .

– À qui appartenais-tu ?

– À un Zverkov, à présent je suis libre.

– Quel Zverkov ?

– Alexandre Silitch.

– N’étais-tu pas la femme de chambre de sa femme ?

– Oui, comment savez-vous cela ?

Je regardai Arina avec une curiosité plus vive.

– Je connais ton ancien maître.

– Vous… le connaissez ? répondit-elle à mi-voix et enbaissant les yeux.

Il faut bien à présent que je dise à mon lecteur pourquoi jeregardais Arina avec un si grand intérêt.

Du temps que j’étais à Pétersbourg, un hasard fit que j’eusquelques relations avec M. Zverkov. Il occupait un emploiassez considérable, passait pour un homme habile et rompu auxaffaires. Il avait une femme bouffie, sentimentale, pleurnicheuseet méchante, une créature très ordinaire, très grossière. Ilsavaient un fils, un vrai petit bârine capricieux et sot. Les dehorsde M. Zverkov lui-même disposaient peu en sa faveur. Unefigure large, presque carrée, percée de deux petits yeux de souris,un nez long, affilé, terminé par deux larges narines, une cheveluregrise coupée ras et faisant brosse sur un front plissé ; deslèvres minces et mobiles, un sourire doucereux. M. Zverkovtenait ordinairement ses pieds écartés et cachait ses petites mainspelotonnées dans ses poches. Un jour il m’arriva d’aller avec lui àsa campagne ; nous causâmes. En sa qualité d’homme expert etsagace, M. Zverkov voulut m’enseigner la bonne voie.

– Permettez-moi, dit-il d’une voix aiguë, de vous faireobserver que vous autres, jeunes gens, vous dissertez sur touteschoses à tort et à travers. Il faudrait d’abord étudier votrepatrie. Vous ne connaissez pas encore, Messieurs, la Russie… Voicila chose… Vous ne faites que lire des livres allemands. Ainsi, parexemple, vous parlez de ceci et de cela, des dvorovi… Bon, je neconteste pas, tout cela est bien ; mais vous ne savez pas ceque sont ces gens-là… (Ici Zverkov se moucha à grand bruit et pritune prise.) Ainsi, permettez-moi de vous raconter une petiteanecdote qui pourra vous intéresser. (M. Zverkov toussota.)Vous savez, n’est-ce pas, comment est ma femme ? Vousconviendrez qu’on trouverait difficilement une meilleure femme. Lesservantes ont près d’elle, non pas une bonne vie, mais un paradis.Ma femme a pour principe de ne jamais souffrir de domestiquesmariées. C’est qu’en effet, dès qu’une fille est mariée, elle nevaut plus rien ; les enfants viennent, et c’est ceci et c’estcela… Comment voulez-vous qu’une femme pareille se tienne à ladisposition de sa maîtresse, qu’elle observe ses habitudes ?elle n’a plus la tête à son service, elle pense à tout autre chose.Il faut juger humainement… Voilà qu’un jour nous traversions notrevillage, il y aura de cela – à ne pas mentir – une quinzained’années : nous apercevons la petite fille du starost, trèsjolie, ma foi, et, en vérité, avec de la tournure. Voilà que mafemme me dit : « Coco » – c’est-à-dire, vouscomprenez, c’est le nom qu’elle me donne – « prenons cettepetite fille à Pétersbourg… elle me convient… » Moi, jeréponds : « Prenons-la, avec plaisir. » Le starost,bien entendu, tombe à mes pieds, vous pensez bien qu’il n’avaitjamais rêvé pareil bonheur… sans doute, la jeune fille pleura,sanglota… c’est si bête, la jeunesse au village ! En effet,cela semble pénible tout d’abord : la maison paternelle, puis,en général… il n’y a rien là d’étonnant. Pourtant, elle s’habituabientôt à nous. On la plaça d’abord dans la chambre des filles, oùon la mit au courant, cela va sans dire. Que croyez-vous ?…Elle fit des progrès si étonnants que ma femme en fut ravie, ladistingua des autres, et la nomma femme de chambre attachée à sapropre personne !… Notez cela… Et, ma foi, il faut bien luirendre cette justice que jamais mon épouse n’avait eu une siadmirable femme de chambre ; elle était serviable, modeste,obéissante, bref, très comme il faut ; aussi dois-je dire quema femme la combla de toutes les manières : garde-robe enrègle, desserte de la table, thé, en un mot tout ce qu’on peutimaginer. Voilà, Monsieur, comment elle a servi ma femme dix bonnesannées durant. Tout à coup, un beau matin, Arina (c’était son nom),Arina entre, sans autre permission, droit dans mon cabinet, etboum ! elle tombe à mes pieds !… Je dois vous le direfranchement, ce sont des manières que je ne puis souffrir. L’homme,n’est-ce pas ? ne doit jamais ainsi ravaler sa dignité.

– Que me veux-tu ?

– Mon petit père Alexandre Silitch, une grâce !

– Quelle grâce ?

– Permettez que je me marie.

Je vous avouerai que je fus stupéfait.

– Mais tu sais, imbécile, que la bârinia n’a pas d’autrefemme de chambre que toi.

– Je servirai la bârinia comme auparavant.

– Bêtise ! Bêtise ! Ta bârinia ne veut pas defemmes de chambre mariées.

– Malania peut me remplacer.

– Tu oses raisonner ?

– Si c’est votre volonté…

Je vous avoue encore que je fus véritablement abasourdi. Je suisainsi fait, rien ne m’offense, j’ose le dire, rien ne m’offenseautant que l’ingratitude. Je n’ai pas besoin de vous répéter que mafemme est un ange incarné, la bonté même ; je crois que leplus noir scélérat serait désarmé devant elle. Je chassai Arina,pensant que peut-être elle reviendrait à elle. Je ne puis jamaiscroire au mal, à la noire ingratitude de l’humanité. Eh bien,croyez-vous ? Six mois après elle osa chez moi renouveler sademande, alors je la chassai, je le reconnais, avec colère et je lamenaçai de tout dire à ma femme. J’étais révolté… Mais figurez-vousmon étonnement : quelque temps après ma femme vint soudain àmoi en larmes, si agitée que j’en fus même effrayé.

– Qu’est-il arrivé ?

– Arina… Vous comprenez ?… J’ai honte de ledire !…

– C’est impossible !… Qui donc ?

– C’est Petrouchka, le laquais.

J’étais hors de moi. J’ai un tel caractère !… Je n’aime pasles demi-mesures. Petrouchka, ce n’était pas sa faute. On aurait pule punir, mais, pour moi, il n’était pas coupable. Arina… eh bien…eh bien… Que faut-il encore ajouter ?… Vous comprenez, je luiai fait tout de suite raser la tête, je l’ai fait habiller de toilebrune et je l’ai reléguée au village. Mon épouse a perdu uneexcellente femme de chambre, mais qu’y faire ? Je ne pouvaispourtant pas souffrir le désordre dans ma maison ! Quand unmembre est gangrené, il faut l’amputer aussitôt… Eh bien,maintenant jugez vous-même… Vous connaissez ma femme, c’est… c’est…c’est un ange enfin !… Elle s’était attachée à Arina et Arinale savait et elle n’a pas eu honte !… hein ? non,dites ?… Que faut-il ajouter ? En tout cas il n’y avaitplus rien à faire. Quant à moi, personnellement, l’ingratitude decette fille m’a beaucoup attristé. Dites tout ce que vous voudrez…Mais du cœur, du sentiment, n’en cherchez pas chez ces gens-là…Vous avez beau nourrir le loup, il finit toujours par retourner aubois… cela m’apprendra… mais enfin, je voulais seulement vousprouver…

Et M. Zverkov, sans achever son discours, détourna la tête,ramena les plis de son manteau et fit un mâle effort pour dompterson agitation.

Le lecteur comprend maintenant pourquoi je regardais avecintérêt la meunière Arina.

– Y a-t-il longtemps que tu as épousé le meunier ? luidis-je.

– Deux ans.

– M. Zverkov t’en a donc donné lapermission ?

– J’ai été rachetée.

– Par qui ?

– Par Saveli Alexéievitch.

– Qui est-ce ?

– Mon mari.

Ermolaï sourit à la dérobée.

– Est-ce que M. Zverkov vous aurait parlé demoi ?

Je ne savais trop que répondre.

– Arina ! cria de loin le meunier. Elle se leva etpartit.

– Est-ce un bon garçon que son mari ? demandai-je àErmolaï.

– Pas bien mauvais.

– Ils ont des enfants ?

– Ils en ont eu un, mais il est mort.

– Il l’aimait donc bien, puisqu’il l’a affranchie ?A-t-il payé cher ?

– Je ne sais pas. Elle lit et écrit, et, dans leur métier,c’est très important. Il faut bien qu’elle lui ait plu.

– Tu la connais depuis longtemps ?

– Depuis longtemps. Autrefois, j’allais chez ses maîtres.Leur propriété n’est pas loin d’ici.

– Tu connais le laquais Petrouchka ?

– Pètre Vassiliévitch ? Comment donc, je leconnais !

– Où est-il, maintenant ?

– Il est soldat.

Un silence se fit.

– Il me semble qu’elle ne se porte pas bien ?demandai-je à Ermolaï.

– Point de santé, en effet… Et demain, je crois, la tiagasera bonne… vous ne feriez pas mal de dormir un peu.

Une compagnie de canards sauvages passa en sifflant sur nostêtes et nous les entendîmes s’abattre dans la rivière, pas loin denous. Il commençait à faire sombre et froid. Dans le bois, lerossignol fit entendre un chant strident. Nous nous plongeâmes dansle foin et nous nous endormîmes.

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