Récits d’un Chasseur

BIEJINE LOUG

C’était un beau jour de juillet, de ces jours de beau fixe,établi pour longtemps. Dès l’aube, le ciel est pur : carl’aube ne se lève pas comme un incendie, elle n’est que doucementdorée ; le soleil n’est pas de feu, de fer rouge, comme auxjours de grande sécheresse, ni de ce pourpre sombre qui annonce lestempêtes ; il est clair et mollement radieux. Il surnagepaisible sur une étroite et longue nuée, il resplendit avecfraîcheur, puis replonge dans la brume lilas de la nuée dont lebord supérieur et terne étincelle en zigzags avec des refletsd’argent battu. Mais voilà que les rayons joyeux apparaissent, etgaiement et majestueusement l’astre puissant prend son essor. Versmidi, se montrent d’ordinaire de nombreux nuages ronds, hauts àl’horizon, d’un gris doré avec des bords blanc tendre. On diraitdes îles disséminées indéfiniment sur une rivière, laquelle lesbaignerait de détroits d’un bleu uniforme profond et transparent.Plus loin, les nuages s’entassent et l’on ne distingue plus de bleuentre eux. Mais ils sont calmes comme le ciel et tous imprégnés declartés et de chaleur. La couleur de l’horizon, du matin au soir,ne varie pas. C’est toujours ce même lilas pâle et léger. Nullepart la menace d’un obscurcissement, sauf peut-être ces raresbandes bleuâtres qui descendent presque perpendiculairement sur laterre et sèment une brume à peine perceptible. Le soir, les nuagesdisparaissaient : les derniers, bruns et vagues comme de lafumée, semblent tomber en flocons roses en face du soleilcouchant ; et quand l’astre a disparu, un reflet de pourpredemeure et puis s’éteint au-dessus de la terre assombrie. Maisl’étoile du soir s’allume. On dirait la lumière d’un minusculeflambeau qu’une main déplace avec précaution.

Dans ces journées-là, toutes les couleurs sont adoucies etclaires, sans intensité, tout s’imprègne de douceur. Les chaleurssont très fortes, accablantes parfois, mais le vent y remédie. Onvoit glisser en colonnes blanches dans les chemins et dans les présces tourbillons qui sont les symptômes du beau temps durable. L’airsec et pur exhale l’absinthe, le seigle et le sarrasin, etl’atmosphère reste lourde jusqu’à la tombée de la nuit. Ce sont lesjours d’été que le laboureur réclame pour sa moisson.

Et c’était un pareil jour que je chassais aux perdrix dans ledistrict de Tchernsk, dans le gouvernement de Toula. Je trouvaibeaucoup de gibier et ma gibecière était si lourde que la courroieme blessait l’épaule. Mais le crépuscule venait de s’éteindre, etdans l’atmosphère, encore lumineuse d’un souvenir de soleil, desombres commençaient à se répandre, froides, épaisses. Je me décidaià rentrer. Je traversai rapidement un vaste terrain semé debuissons et de chênes. Je gravis un monticule et, de là, au lieu dela plaine familière que je m’attendais à voir avec un bois dechênes à droite et une église de village au loin, j’aperçus deslieux complètement inconnus. À mes pieds, une plaine étroite, droitdevant moi, comme un mur, une épaisse tremblaie. « Hé !hé ! pensai-je étonné, je ne me reconnais pas par ici. Allons,j’aurais trop appuyé à gauche. » Et, tout ébahi de mon erreur,je descendis lestement du monticule. Je me sentis aussitôt saisid’une sorte d’immobile humidité. C’était comme si j’eusse pénétrédans une cave. Les herbes hautes et serrées qui tapissaient cettevallée blanchissaient comme une nappe. Je ressentais une étrangeappréhension. Je me jetai à la hâte du côté opposé et j’allai,prenant à gauche, longer la tremblaie. Les chauves-sourisdécrivaient leurs cercles mystérieux au-dessus du faîte endormi destrembles et rayaient de petits traits noirs le ciel vaguementclair. Un jeune vautour s’éleva perpendiculairement, regagnant sonaire. « Je serai bientôt sorti de là, pensai-je, il doit yavoir une route près d’ici. Je me serai sans doute écarté d’uneverste. »

Je parvins à l’extrémité du bois, aucune route. De bassestouffes non taillées se prolongeaient devant moi ; au loin,l’on apercevait un champ désert. « Quelle aventure, pensai-je,en m’arrêtant de nouveau, où suis-je donc ? » Et jerécapitulai dans ma mémoire tout le chemin que j’avais fait dans lajournée… « Ah ! ce sont les buissons de Parakhino, etceci ce doit être le bois de Sindéïev. Mais comment suis-je venum’égarer là ? Il faut maintenant que j’appuie à droite. »Et j’appuyai à droite à travers les buissons. La nuit s’enténébraittoujours davantage, le ciel était comme couvert d’un opaque nuaged’orage. Il semblait que les ombres fondissent sur moi, de derrièremoi, et d’en haut, et d’en bas. J’avais trouvé un sentier nonfrayé, encombré d’herbe ; je le suivais en l’étudiant avecsoin. Tout, autour, était d’un silence noir, sauf l’intermittenteinterruption du cri de la caille. Un petit oiseau de nuit, quivolait assez bas, longea auprès de moi, avec un petit cri deterreur. J’atteignis les derniers buissons. J’étais dans leschamps. J’avais peine à distinguer les objets lointains ; unblanc trouble plutôt que gris s’étendait sur la plaine :au-delà les grandes masses mouvantes de l’obscurité. Mes pasvibraient sourdement dans l’atmosphère refroidie et immobilisée. Auciel blafard de naguère succédait le bleu de la nuit où bientôtscintillèrent les étoiles.

Ce que j’avais pris pour un bois était un mamelon sombre etrond. « Mais où suis-je donc ? » répétai-je encore àhaute voix. Je m’arrêtai et regardai interrogativement ma Dianka,une chienne anglaise jaune bai, à coup sûr le plus spirituel desquadrupèdes. Mais je dois avouer que le plus spirituel desquadrupèdes se contenta de remuer la queue et de cligner tristementses paupières fatiguées, sans trouver à me donner aucun bon avis.J’éprouvai un sentiment de honte devant cette bête et je m’élançaien avant désespérément comme si j’eusse enfin trouvé le chemin. Jecontournai le mamelon et j’entrai dans une vallée étroite partoutsillonnée des traces de la charrue. Une impression bizarre montaiten moi. Cette vallée avait l’aspect à peu près régulier d’unechaudière évasée par le haut ; au fond se dressaient d’énormesblocs de pierre blanche : on les eût vraiment crus rangés pourservir aux entretiens d’êtres mystérieux. Tout était silencieux etmorne, jusqu’au ciel plat, mélancolique et qui m’oppressait. Unpetit animal criait plaintivement… Je me hâtai de remonter sur lemamelon. Jusqu’à cet instant, je n’avais pas encore désespéré dedécouvrir le bon chemin. Mais alors je dus convenir que j’étaistout à fait égaré. Et, renonçant à m’orienter dans des lieuxd’ailleurs complètement noyés de ténèbres, je marchai au hasardsans plus rien examiner que la situation des étoiles. Près d’unedemi-heure se passa ainsi. Je marchais avec peine. Il me semblaitn’avoir jamais vu d’aussi complet désert : pas une lumière,pas un son. Une colline, puis une autre, puis des champs àl’infini, puis des buissons qui semblaient jaillir de terre à monnez. Je marchais toujours et déjà songeais à m’étendre quelque partjusqu’au matin, quand tout à coup je m’aperçus que j’étais au bordd’un précipice.

Je retirai à temps le pied et, à travers l’ombre qui me sembladevenir un peu plus transparente, je découvris les lointains d’uneplaine immense. Une large rivière la ceignait du demi-cerclequ’elle formait à partir du point où je me trouvais. Les eauxavaient l’éclat de l’acier poli et cet éclat signalait le cours del’eau, bien qu’il s’éteignît çà et là. Le mamelon descendaitpresque à pic, droit au-dessous de moi ; sa grande ombre noirese détachait sur le vide azuré de l’air ; à ma droites’élevait la fumée de deux petits feux de bivouacs voisins l’un del’autre ; à l’entour, des silhouettes humaines, des ombresmouvantes, et par moments je distinguais la figure bouclée d’unetoute jeune tête.

Je savais maintenant où j’étais venu me perdre : la plaineétait bien connue dans le pays sous le nom de Biéjine Loug. Mais ilfallait renoncer à regagner cette nuit ma demeure, d’autant plusque j’éprouvais une extrême fatigue. Je résolus d’atteindre lesfeux et d’attendre le jour dans la compagnie de ces hommes que jeprenais pour des conducteurs ambulants de troupeaux. Je descendissans encombre, mais je lâchais à peine la dernière branche desbroussailles qui m’avaient épargné une trop rapide descente, quandtout à coup deux grands chiens blancs s’élancèrent contre moi avecdes aboiements furieux. De sonores voix d’enfants leur répondirentdu cercle des feux où j’aperçus trois jeunes garçons qui selevaient. Je me hâtai de les rassurer et ils accoururent vers moien rappelant leurs chiens qu’avait surtout excités l’apparition dema Dianka. J’allai au-devant des enfants.

Je m’étais trompé en les prenant pour des conducteurs ambulantsde troupeaux. C’étaient les fils de quelques moujiks du villagevoisin et ils gardaient là un troupeau de chevaux. On est obligédans cette saison de les mener paître à la prairie la nuit, car lejour les taons et œstres ne leur donneraient pas de repos. Et c’estpour les jeunes gars une partie de plaisir de mener aux prés toutun troupeau et de le ramener sain et sauf au point du jour.Chevauchant tête nue sur les plus vifs poulains, au galop, ilscrient, rient, gesticulent et se réjouissent bruyamment. Unecolonne jaunâtre de poussière se lève sur leur passage ; deloin on entend leurs gaies galopades ; les chevaux courent lesoreilles droites, et en avant de tous, la queue au vent, file unroussin ébouriffé, des grappes de bardane emmêlées dans sacrinière.

J’appris aux enfants que j’étais égaré et m’assis à côté d’eux.Ils me demandèrent d’où j’étais, se turent et s’écartèrent un peu.Notre conversation n’avait pas été longue. J’allai m’étendre, àquelques pas des feux, sous un buisson à demi dépouillé, et, de là,regardai les objets environnants. Le tableau était merveilleux.Autour des feux tremblait et expirait en s’appuyant à l’ombre unreflet rougeâtre arrondi au sommet. Une petite flamme s’élève,lance une lueur au-delà du cercle, insinue un jet de lumière, entreles rameaux dépouillés de l’osier sauvage et disparaît aussitôtqu’elle a paru. Alors s’élancent à leur tour de longues pointessombres qui parviennent jusqu’au feu et c’est la lutte des ténèbreset de la lumière. Parfois, la flamme s’atténuant, le dôme lumineuxse resserre, perce, sur le fond de l’obscurité croissante, la têteblanche ou brune marquée de gris d’un cheval. Cette tête nousregardait avec une sorte de contention stupéfiée, puis se mettait àbrouter les hautes herbes, puis s’abaissait, s’effaçait ;seulement on entendait encore l’animal brouter et s’ébrouer. Dulieu éclairé il était difficile de distinguer nettement ce quirestait plongé dans les ténèbres environnantes et jusqu’à degrandes distances tout était couvert d’un rideau noir. Mais plusloin, à l’horizon, on apercevait en longues taches confuses descollines et des forêts. Le ciel sombre, pur, solennellement etinfiniment haut, s’étendait mystérieux et splendide au-dessus denous. La poitrine se contractait avec volupté en aspirant lesfraîches senteurs – les senteurs d’une nuit d’été russe. Alentour,aucun bruit… sauf dans la rivière toute voisine un remous causé parquelque gros poisson ou un léger frôlement de roseaux agités parune vague… et le feu pétillait.

Les enfants étaient assis autour du feu avec les deux chiens quiavaient failli me dévorer et, de très longtemps, ne purent se faireà ma présence. De temps en temps, ils grondaient avec une sorted’orgueil, puis hurlaient un peu – un hurlement plaintif comme unregret. Les garçons étaient au nombre de cinq : Fédia,Pavloucha, Iliouchka, Kostia et Vania[50] . C’esten les écoutant que j’ai appris leurs noms. Je désire faireconnaître au lecteur ces petits bergers.

L’aîné, Fédia, est un garçon d’environ quatorze ans. Des traitsfins et corrects, des cheveux bouclés, des yeux brillants, levisage à la fois rêveur et gai. J’ai cru comprendre qu’ilappartenait à une famille aisée et n’allait ainsi bivouaquer dansla steppe que pour son plaisir. Il avait une blouse d’indiennebariolée, bordée d’un liséré jaune et par-dessus un petitarmiak[51] neuf, dont il n’avait pas passé lesmanches et qui tenait à peine sur ses épaules un peu étroites. À saceinture bleue pendait un peigne ; les bottes ne montaient quejusqu’à ses mollets.

Pavel avait les cheveux noirs et ébouriffés, des yeux gris, despommettes saillantes, le teint blême, marqué de petite vérole, labouche grande, mais régulière, la tête énorme, ou, comme on dit,grosse comme une chaudière à bière, le corps ramassé et trapu. Onne peut guère dire qu’il eût bonne mine, et, pourtant, il me plutbeaucoup. Son regard était franc, spirituel et dans sa voix vibraitla force. Son costume consistait en une chemise sordide et vulgaireavec des culottes rapiécées.

Le troisième, Iliouchka, était insignifiant. Sa figure allongée,son regard de myope, sa physionomie tantôt stupide, tantôtmorbidement inquiète, ses lèvres serrées, ses sourcils rapprochés,son clignotement devant les feux, ses cheveux jaunes presqueblancs, qui sortaient en mèches aiguës d’un bonnet bas en grosfeutre et que sans cesse il renvoyait des deux mains derrière sesoreilles – cet ensemble n’avait rien d’intéressant. Il avait deslaptis neufs et des onoutchis[52] . Untriple tour de corde à puits assujettissait son cafetan noir assezpropre au-dessus de ses hanches. Ilia et Pavel paraissaient avoirdouze ans.

Kostia n’en avait guère que dix. Son air pensif, son regardtriste m’attiraient. Il avait le visage petit, effilé, pointu, avecdes taches de rousseur. La partie inférieure était mince comme unmuseau d’écureuil, et on ne voyait pas, au premier regard, seslèvres. Ses grands yeux noirs, luisant d’un éclat liquide,semblaient toujours parler, mais sa bouche restait fermée. Il étaitpetit, chétif, vêtu pauvrement.

Je n’avais pas tout d’abord aperçu Vania, le dernier. Il étaitcouché par terre, entouré d’une natte dont il dégageait rarement sapetite tête frisée. Il n’avait guère plus de sept ans.

Je m’étais couché à l’écart et je regardais ces enfants. Ilsfaisaient cuire des pommes de terre dans un chaudron suspenduau-dessus de l’un des feux. Pavel, à genou, les surveillait et, detemps en temps, piquait avec un éclat de bois dans l’eaubouillante. Fédia, couché aux trois quarts sur un endroit un peuincliné, s’appuyait sur son coude et les pans de son armiaktraînaient à droite et à gauche. Iliia, assis près de Kostia,clignotait attentivement des yeux. Kostia baissait un peu la têteet semblait regarder quelque part au loin. Vania ne bougeait passous sa natte.

Ils feignirent d’abord de dormir, et peu à peu, ils se remirentà causer. Ils parlèrent de leurs travaux aux champs, puis deschevaux, puis, tout à coup, Fédia se tourna vers Ilia, et sansdoute reprenant une conversation interrompue, il lui dit :

– Eh bien, tu disais que tu as vu le domovoï[53]  ?

– Non, je ne l’ai pas vu, on ne peut pas le voir, réponditIliouchka d’une voix faible et chevrotante, qui s’harmonisait trèsbien avec sa physionomie ; mais je l’ai entendu… et je ne suispas le seul.

– Et où est-il, chez vous ? demanda Pavel.

– Dans la vieille rolna[54] .

– Vous allez donc à la fabrique ?

– Mais oui ; mon frère, le petit Andriouchka, et moi,nous sommes lisseurs.

– Voyez-vous, en voilà des ouvriers !…

– Eh bien, mais comment as-tu entendu le domovoï ?demanda Fédia.

– Voici : nous étions, mon frère Andriouchka, FedorMikhéitch, Ivachka Koçoï et l’autre Ivachka des Rouges-Collines etun troisième Ivachka, Soukhoroukov et encore d’autres, dix en tout– ceux du jour – et nous devions passer la nuit dans la rolna,c’est-à-dire nous ne le devions pas, mais Nazarov, le surveillant,nous dit : « Pourquoi vous en aller, enfants ?Demain matin il y aura beaucoup d’ouvrage, restez donc… » Etvoilà, nous étions restés pour dormir. Nous venions de nouscoucher, quand Andriouchka nous dit : « Et si le domovoïarrivait !… » Andriouchka parlait encore quand, sur nostêtes, quelque chose passa avec un bruit étrange. Nous étionscouchés, le bruit était en haut, au-dessus de nous, et il s’arrêtasur la roue. On marche, on grogne, les planches crient et craquent.Il repasse sur nos têtes et l’eau se met à gronder, à battre, laroue à tourner ; pourtant, la digue avait été fermée.« C’est surprenant, que nous disions, elle ne s’est pasouverte toute seule ! » Mais la roue tourna longtemps etpuis s’arrêta ; il est à la porte d’en haut, il descend dansl’escalier lentement, les marches ne craquent pas sous lui. Levoilà derrière la porte, il attend… nous regardons… la portes’ouvre toute grande. Nous grelottons de terreur et nous regardonstoujours… On ne voit rien. Mais voilà près de la cuve une cuiller àfilet qui se remue, se dresse, se plonge dans la tonne, puis marchetoute seule dans l’air comme si quelqu’un la tenait, puis se remeten place. Près de l’autre cuve, le crochet a sauté tout seul ettout seul s’est replacé. Ensuite on entend comme si quelqu’un sedirigeait vers la porte, et tout à coup ce quelqu’un tousse, bêle,crie… Nous étions entassés les uns sur les autres comme des sacs deblé. Oh ! que nous avions peur !

– Voyez-vous, dit Pavel, et pourquoi toussait-il ?

– Je ne sais pas, l’humidité peut-être.

Tous se turent, puis Fédia dit :

– Les pommes de terre sont-elles cuites ?

Pavel les tâta :

– Non, elles sont encore crues – et se retournant vivementvers la rivière : – Vois-tu comme elle clapote ! ce doitêtre un brochet… et voilà une petite étoile qui est tombée, dit-ilencore en regardant le ciel que venait de traverser une étoilefilante.

– Non, écoutez-moi, dit Kostia de sa voix grave, écoutezdonc ce que mon père a dit l’autre jour devant moi.

– Nous écoutons, dit Fédia d’un air protecteur.

– Vous connaissez Gavrilo, le charpentier de labourgade ?

– Oui, eh bien ?

– Savez-vous pourquoi il est triste et ne parle àpersonne ? Voici pourquoi, comme l’a expliqué mon père. Ilétait allé une fois, mes frères, cueillir, dans la forêt, desnoisettes ; et voilà qu’en allant cueillir dans la forêt desnoisettes, il se perd, Dieu sait comment… Avait-il marché,frères ! Non, il ne peut plus trouver sa route et la nuitarrive. Il s’assied sous un arbre : « J’attendrai ici lematin », se dit-il. Il s’assied donc et s’endort. Il dormaitdéjà quand il s’entend appeler. Il regarde : personne. Ils’endort de nouveau, de nouveau on l’appelle, de nouveau ilregarde… il regarde, et devant lui, sur une branche, uneroussalka[55] se balance et l’appelle. La lunebrillait beaucoup, et si claire qu’on voyait tout, mes frères, etl’autre sur sa branche était si brillante, si blanche… comme ungardon ou comme un goujon, ou encore comme le carassin qui a desécailles d’argent. Gavrilo se lève : il est tout raide, lecharpentier Gavrilo, mes frères ; elle, elle ne sait que rireet l’appeler de la main. Gavrilo se signa, mais comme ça lui futdifficile, mes frères ! Il raconta que sa main était comme enpierre. Hein ! voyez-vous, et quand il eut fait le signe de lacroix, la roussalka cessa de rire, et se mit à pleurer. Ellepleure, mes frères, et s’essuie avec ses cheveux, et ses cheveuxsont verts comme du chanvre. Gavrilo la regarde et lui dit :« Verdure des bois, pourquoi pleures-tu ? » Laroussalka répondit : « Pourquoi fais-tu le signe de lacroix, homme ? Tu aurais vécu avec moi dans la joie de tesjours. Je pleure, parce que tu as fait le signe de la croix.Seulement, je ne me chagrinerai pas seule, tu souffriras jusqu’à lafin de tes jours. » Et alors, mes frères, elle disparut et, aumême instant, Gavrilo retrouva son chemin. Seulement, depuis cettenuit-là, il est toujours triste.

– Bizarre, dit Fédia après un court silence. Mais commentse peut-il que cette vermine des forêts trouble l’âme d’unchrétien ? Il ne lui a pas cédé, pourtant.

– Eh ! que veux-tu, dit Kostia… Et Gavrilo dit que lavoix de la roussalka est douce et triste comme celle ducrapaud.

– C’est ton père lui-même qui raconte cela ? demandaFédia.

– Lui-même. J’étais couché sur le lit de planches, j’aitout entendu.

– C’est étrange. Qu’a donc ce Gavrilo à languirainsi ? Il lui plaisait, puisqu’elle l’appelait.

– Il lui plaisait, mais oui ! Elle voulait lechatouiller jusqu’à la mort ; voilà ce qu’elle voulait, laroussalka est ainsi.

– Il y a peut-être une roussalka, dit Fédia.

– Non, répondit Kostia, ici c’est libre, propre, seulementla rivière est trop près.

Tous se turent. Soudain, au loin, retentit comme une longueplainte, un de ces indéfinissables bruits nocturnes qui semblentnaître du silence même, qui montent, se fixent quelque part dansl’air, et s’éteignent lentement. On écoute, le silence recommence,et pourtant, l’on n’a rien entendu. – Il semblait que quelqu’unlonguement criait au loin. Puis dans la forêt quelque chose commeun maigre éclat de rire répondit à ce cri et un sifflement stridentjaillit de la rivière. Les enfants s’entre-regardèrent, ilsfrissonnaient.

– À nous la force de la croix, murmura Ilia.

– Eh ! vous, corbeaux, qu’avez-vous ? criaPavel ; allons, les pommes de terre sont cuites.

Tous se penchèrent sur le chaudron et se mirent à manger de bonappétit. Ivan seul ne bougea pas.

– Eh bien, et toi ? lui dit Pavel. Mais Ivan ne voulutmême pas allonger un bras de dessous sa natte. La chaudière futbientôt vide.

– Avez-vous su, frères, dit Iliouchka ce qui est arrivé del’autre côté aux Varnavitsi ?

– À la digue ? dit Fédia.

– Oui, oui, à la vieille digue démolie… Voilà un endroitimpur et désert ! Des ravins tout autour, des rochers… et desserpents.

– Eh bien, qu’est-il arrivé ?

– Voici : tu ne sais pas, Fédia, qu’on y a enterré unnoyé, il y a bien longtemps, quand l’étang était profond. Ça ne sevoit pas bien ; pourtant, il y a une petite élévation. Il y aquelques jours, l’intendant appelle le veneur Ermil. « Vadonc, Ermil, à la poste », qu’il lui dit. C’est toujours Ermilqu’on envoie à la poste. Il a exténué tous ses chiens, ils nepeuvent pas vivre chez lui, et pourtant c’est un très bon veneur.Voilà donc Ermil qui s’en va à la poste. À la ville, il s’attardeun peu. Et il avait un peu bu quand il monta pour revenir. C’est lanuit, une nuit très claire, une nuit de pleine lune. Ermil arrive àla digue. C’était son chemin. Il s’y engage, le veneur Ermil, et ilvit sur la tombe du noyé un petit mouton blanc, frisé, très joli etqui se met à marcher. Ermil pense : « Je vais le prendre,pourquoi resterait-il là pour rien ? » Il descend decheval et prend le mouton. Le mouton est tranquille. Ermil revientà son cheval et le cheval s’éloigne, renâcle, s’agite. PourtantErmil le met à la raison, il remonte et reprend son chemin avec lejoli mouton devant lui. Et Ermil regarde le mouton, et le moutonregarde Ermil droit en face. Il se mit à trembler, Ermil ; ilpensait : « Je ne me rappelle pas qu’un mouton ait jamaisainsi regardé un homme en face, mais ce n’est rien. » Et ilcaressa de la main la toison du mouton en lui faisant :« Biâcha, biâcha ! » et alors le mouton lui montreles dents et lui répond : « Biâcha, biâcha… »

Le conteur n’avait pas achevé son dernier mot quand les deuxchiens se levèrent ensemble, furieux, et disparurent dans l’ombre.L’alerte fut générale : Vania sortit de sa natte. Pavel encriant à tue-tête se précipita à la suite des chiens dont lesaboiements s’éloignèrent. Tout le troupeau piaffait et courait,inquiet et débandé. Pavel redoublait ses cris pour exciter leschiens : « Siéri ! Joutchka ! » Puis lesaboiements cessèrent ainsi que les cris de Pavel, et quelquesinstants d’incertitude s’écoulèrent.

Enfin, nous entendîmes le galop d’un cheval qui s’arrêta netdevant le bivouac, et Pavel sauta à terre en s’aidant de lacrinière du cheval. Les deux chiens bondissaient autour de lui,puis ils se couchèrent la langue pendante.

– Qu’est-ce, qu’y avait-il ? demandèrent lesenfants.

– Rien, répondit Pavel en renvoyant le cheval ; leschiens ont senti passer une bête, probablement un loup, ajouta-t-iltrès froidement, bien qu’il haletât encore de la course.

Je ne pouvais m’empêcher d’admirer cet enfant. Tout laid qu’ilfût, il était beau à voir, animé ainsi et tout brillant d’audace etde résolution.

Sans même un bâton, dans les ténèbres, il n’avait pas hésité às’élancer à la poursuite d’un loup. « Quel bravegarçon », pensais-je en le regardant.

– On a vu des loups ici ? demanda Kostia.

– Il y en a beaucoup, répondit Pavel, mais ils ne sontdangereux qu’en hiver.

Il reprit sa place auprès du feu et laissa tomber un de ses brassur la nuque velue d’un des chiens : la bête éleva vers Pavelun long regard fier et resta longtemps sans détourner la tête.

Vania s’enroula de nouveau dans sa natte.

– Et de quelle chose terrible nous parlais-tu, ditIliouchka, qui en sa qualité d’enfant riche devait être le coryphéede la bande. (Quant à lui, il parlait peu, comme pour sauvegarderson mérite.) Quelque chose t’a interrompu… les chiens… C’est vrai,je l’ai entendu dire que c’est un lieu impur.

– Les Varnavitsi ? Je pense bien, on y a vu plus d’unefois errer le vieux bârine. Le feu bârine porte un longcafetan ; il soupire, cherche des yeux à terre… Une nuit, lediédouschka Trofimovitch le rencontre et lui dit :« Petit père, Ivan Ivanovitch, que daignes-tu donc chercher àterre ? »

– Le diédouschka[56]Trofimovitch a osé lui parler ? interrompit Fédia trèsétonné.

– Mais oui, il a osé.

– Ah ! mais, il est brave alors, Trofimovitch !Eh bien, et l’autre ?

– « Je cherche de l’herbe à tout fendre, dit-il d’unevoix sourde, oui, de l’herbe à tout fendre. – Et que veux-tu enfaire, batiouchka Ivan Ivanovitch ? – La terre m’étouffe,qu’il dit… il faut que je sorte de là, Trofimovitch… »

– Vois-tu, fit Fédia, il n’a pas vécu son soûl.

– C’est étonnant, dit Kostia, je croyais qu’on ne pouvaitvoir les morts que le samedi de Roditelskaïa[57].

– On peut voir les morts à toute heure, affirma Iliouchkaqui me parut être de tous le mieux au fait des légendesvillageoises. Seulement, le samedi de Roditelskaïa, tu peux voiraussi les vivants, c’est-à-dire ceux qui doivent mourir dansl’année. Il suffit d’aller s’asseoir à la nuit sur le parvis del’église et de regarder longtemps sur la route : ceux quipassent, c’est que leur tour de mourir est venu. L’an passé la babaOuliana est allée sur le parvis.

– Et a-t-elle vu quelqu’un ? demanda Kostiavivement.

– Mais comment donc ! Elle est d’abord restéelongtemps, longtemps sans voir et sans entendre personne :seulement il lui semblait qu’un chien aboyait quelque part… Enfin,tout à coup, un gamin en chemise passe sur la route et, enl’examinant bien, Ouliana reconnaît Ivachka Fedosséïev…

– Celui qui est mort au printemps ? interrompitFédia.

– Lui-même. Il marchait sans lever la tête, mais Ouliana lereconnut. Puis elle regarde encore, puis voit passer une babalentement. Elle la regarda, la vieille Ouliana, elle regardefixement la baba… Ah ! Seigneur, c’est elle-même qui passe surla route… elle, Ouliana !

– C’était elle ? fit Fédia.

– Eh oui, elle-même.

– Eh bien, quoi, elle vit encore.

– Mais l’année n’est pas finie… Regarde-la bien, la vieilleOuliana : l’âme ne tient plus au corps.

Tous se turent de nouveau. Pavel jeta une poignée de bois secsur le brasier ; les branches noircirent aussitôt, puisflambèrent, fumèrent et se tordirent en élevant leurs pointesembrasées. La lumière dardait de tous côtés ses reflets tremblantset comme saccadés ; – tout à coup, une colombe blanche volajuste à la crête de la lueur, en battant des ailes.

– Une colombe égarée, dit Pavel, elle va voler jusqu’à cequ’elle se soit heurtée à quelque chose ; alors elles’accrochera et, où elle s’accrochera, là elle passera la nuit.

– Eh quoi, Pavel, ne serait-ce pas plutôt, dit Kostia,l’âme d’un juste qui monte au ciel ?

Pavel jeta sur le feu une autre poignée de branchages.

– Peut-être…, finit-il par dire.

– Eh ! Pavel, dit Fédia, chez vous à Chalamovo, a-t-onvu, comme chez nous, l’apparition céleste[58] ?

– Quand le soleil s’est éteint ? Mais commentdonc !

– J’espère que vous avez eu peur, vous autres ?

– Et pas seulement nous autres. Notre bârine nous avait ditlui-même, à l’avance, qu’il y aurait une apparition et, sitôt quele ciel s’assombrit, lui-même, dit-on, a eu si peur que… Oh !la la ! Et dans l’isba du dvorovi, la cuisinière a cassé tousles pots dans le four : « Qui mangera maintenant,disait-elle, puisque la fin du monde est venue ? » Et leschtchi[59] furent répandus. Dans le village ondisait que la terre allait se couvrir de loups blancs, mes frères,et que les hommes seraient dévorés par ces loups, que l’OiseauRapace allait prendre son essor et qu’on verrait certainementTrichka[60] lui-même.

– Quel Trichka ? demanda Kostia.

– Tu ne sais pas ce que c’est que Trichka ? fitIliouchka avec mépris. Allons, frère, d’où viens-tu donc si tu neconnais pas Trichka. Vous êtes probablement tous des ânes dansvotre village… Eh bien, Trichka, ce sera un homme étonnant quiviendra – car il viendra, cet homme étonnant, et on ne pourra rienlui faire ; les chrétiens voudront le saisir, tout le mondeviendra avec des bâtons – mais il sera un homme si étonnant, illeur donnera à tous la berlue, si bien qu’ils se battront entreeux. Pourtant, on parviendra à le mettre en prison. Mais ildemandera à boire, on lui apportera de l’eau dans une cruche, etlui, il plongera tout entier dans la cruche… et cherche-le !On le chargera de fers, il entrechoquera ces fers, et les ferstomberont. Ce Trichka courra les villages et les villes et il sera,ce Trichka, un homme malin, il corrompra le peuple et il n’y aurarien à faire contre lui… ce sera un homme si étonnant, simalin !

– Eh bien, oui, reprit Pavel de sa voix mesurée ; ilsera tel, et c’est précisément ce Trichka qui était attendu cheznous. Les vieillards disaient : « Trichka et l’apparitionviendront ensemble. » Et l’apparition commence et tout lepeuple sort dans les rues, dans les champs – et on l’attend (cheznous, la grande place est large), on regarde… Voilà que du faubourgvient un homme si étrange, une tête si étonnante : et tout lemonde crie : « Ohé ! Trichka, viens ! »Trichka vient, et on se jette de tous les côtés. Le starost seplongea dans un fossé, sa femme alla se glisser sous la portecochère en criant si bien que son chien s’effaroucha et s’enfuitdans le bois. Et Doroféitch, le père de Kouzka, se jeta dans lesavoines, s’y accroupit et se mit à imiter le cri de la caille. Lemalin pensait : « Il ne voudra pas d’un oiseau. »Enfin, ils avaient tous la tête à l’envers. Et l’homme si étonnant,c’était Vavilo, le tonnelier : il venait d’acheter un petitbaril cerclé de fer et s’en était coiffé.

Tous les gamins rirent, puis restèrent un moment tout à faitsilencieux, comme il arrive toujours entre gens qui causent enplein air. Je regardai de tous côtés, la nuit régnaitsolennelle ; à la fraîcheur humide du soir avait succédé latiédeur sèche de la nuit, et longtemps encore elle devait resterétendue comme un doux voile sur les champs endormis, longtempsencore jusqu’aux premiers rayons de l’aurore. La lune n’était pasencore levée, les innombrables étoiles d’or semblaient flottermoelleusement en rivalisant de scintillements dans la direction dela voie lactée. Et en les regardant fixement, il semble qu’on aitun vague sentiment de l’incessante et rapide marche de la terre.Tout à coup, un cri bizarre, aigu, maladif, retentit deux foisau-dessus de la rivière, puis, quelques instants après, se répéta,mais plus loin. Kostia tressaillit.

– Qu’est-ce ?

– C’est le cri du héron, répondit tranquillement Pavel.

– Du héron ? répéta Kostia. Mais Pavel, que m’a-t-ondit hier au soir que… peut-être sais-tu cela ?

– Que t’a-t-on dit ?

– Écoute… Je me rendais de Kammennaïa-Griada à Chachkino.J’ai d’abord longé la coudraie, puis j’ai pris par les bas prés àl’endroit où le fossé fait un angle aigu. Il y a là, tu sais, unboutchilo[61] dont une partie se changeait enjonchaie. Je côtoyais le boutchilo, mes frères, quand j’entends,pas loin de moi, quelqu’un gémir, mais si plaintivement, siplaintivement !… « Ou ouhi ! Ou ouhi ! Ououhi ! » J’ai eu peur, mes frères, il était tard, etcette voix était si plaintive ! J’ai failli pleurer.

– Il y a un an, dit Pavel, des voleurs ont noyé dans ceboutchilo le garde champêtre Akimitch. C’est peut-être son âme quise plaint.

– Et, en effet, mes frères, dit Kostia en écarquillant sesyeux, déjà très grands naturellement. Ah ! les voleurs ontnoyé là le pauvre Akimitch ? Que j’aurais eu peur si j’avaissu !

– Et puis je te dirai, ajouta Pavel, qu’il y a desgrenouilles dont le cri ressemble beaucoup à une plainte.

– Des grenouilles ? non, ce n’étaient pas desgrenouilles ; quelles grenouilles ?

(Le héron jeta de nouveau son cri, vers la rivière.)

– Encore ! s’écria malgré lui Kostia ; on diraitle cri du liéchi[62] .

– Le liéchi est muet, dit Ilia. Il ne sait que frapperd’une main dans l’autre et faire craquer les branches.

– Tu l’as donc vu, toi, le liéchi ? demandarailleusement Fédia.

– Non, je ne l’ai pas vu, et Dieu me préserve de levoir ; mais d’autres l’ont vu. Dernièrement, il a joué unmoujik. Il l’a poussé, poussé dans la forêt – c’était le soir – etl’a fait tourner jusqu’au lever du soleil dans la mêmeclairière.

– Et il l’a vu ?

– Oui, et il dit que le liéchi est grand, sombre, qu’il secache toujours derrière un arbre, qu’on ne peut jamais ledistinguer nettement parce qu’il évite la clarté de la lune ;mais on voit ses yeux qui clignotent, clignotent.

– Eh ! fit Fédia en frissonnant, que c’estbête !

– Et pourquoi, dit Pavel, cette vermine-là pullule-t-ellesur la terre… je vous demande ?…

– Ne dis pas de mal de lui, prends garde, il entendrait,interrompit Ilia.

Nouveau silence, puis le petit Vania s’écria :

– Frères, voyez, voyez les petites étoiles du bon Dieu,elles essaiment comme des abeilles.

Il avait retiré son frais visage de dessous sa natte et levaitlentement vers en haut, s’appuyant sur son coude, ses grands yeuxdoux ; les autres l’imitèrent et leurs regards restèrentlongtemps levés sur le ciel.

– Eh bien, Vania, fit cordialement Fédia, ta sœur Anioutkava bien ?

– Elle se porte bien, répondit Vania en faisant vibrerl’air.

– Dis-lui… pourquoi ne vient-elle pas chez nous ?

– Je ne sais pas.

– Dis-lui qu’elle vienne.

– Je le lui dirai.

– Dis-lui que je lui ferai un cadeau.

– Et à moi, me donneras-tu quelque chose ?

– À toi aussi.

Vania soupira.

– Eh bien, non, il ne me faut rien. Donne à elle, elle estsi bonne !

Et il appuya de nouveau sa tête contre la terre. Pavel se levaet prit le chaudron vide.

– Où vas-tu ? lui demanda Fédia.

– À la rivière prendre de l’eau, j’ai soif.

Les chiens se levèrent et suivirent Pavel.

– Prends garde, ne va pas tomber ! lui criaIliouchka.

– Pourquoi tomberait-il ? fit Fédia, il feraattention.

– Oui, il fera attention, mais sait-on ce qui arrive. Il sepenche, n’est-ce pas, et le vodianoï[63] luisaisit la main et l’entraîne, et après cela on dira que le petitest tombé. Voilà qu’il entre dans les joncs, ajouta-t-il enécoutant.

En effet, les joncs s’étaient écartés et frôlés.

– Est-il vrai, demanda Kostia, que Akoulina l’innocente estdevenue folle depuis qu’elle est tombée à l’eau ?

– Oui, depuis ce temps… et tu sais comme elle est ? Onassure pourtant que c’était une beauté. C’est le vodianoï qui l’aperdue. Il ne s’attendait pas qu’on la retirerait si vite ;mais tout de même, sous l’eau, il a eu le temps de ladéfigurer.

(J’ai moi-même bien souvent rencontré cette Akoulina. Cettemalheureuse vêtue de haillons, affreusement maigre, le visage noircomme du charbon, les yeux hagards, grince sans cesse des dents,frappe du pied n’importe où – sur le chemin en serrant sa poitrineentre ses bras osseux et en se balançant d’une jambe sur l’autrecomme un fauve en cage. On lui parle, elle ne comprend pas et ritconvulsivement.)

– On dit, reprit Kostia, que Akoulina s’est jetée à l’eauparce que son amant l’a trompée.

– C’est bien cela.

– Et te rappelles-tu Vassia ? reprit tristementKostia.

– Quel Vassia ? demanda Fédia.

– Celui qui s’est noyé dans cette même rivière, réponditKostia. Et quel garçon c’était ! Sa mère Feklista l’adorait,ce Vassia ! Elle semblait pressentir, Feklista, qu’il périraitpar l’eau. Quelquefois, l’été, Vassia venait avec nous autres sebaigner : chaque fois, elle était toute tremblante. Les autresbabas, sans penser à rien, passent avec leur seille en allant aulavoir, sans se presser, en se dandinant. Mais Feklista ! Ellepose sa seille par terre et crie à Vassia : « Reviensdonc, reviens donc, ma petite lumière ; reviens donc, monpetit faucon ! » Et Dieu sait comment il a pu senoyer : il jouait sur le bord, sa mère était là aussi, elleramassait du foin ; tout à coup, elle regarde et voit flotterle bonnet de Vassia, et entend que quelqu’un lâche des bulles surl’eau. C’est depuis ce jour que Feklista n’a plus sa tête. Ellevient à la rivière, s’étend à terre – elle s’étend, frères, et semet à chanter une chanson… Vous rappelez-vous la chanson que Vassiachantait toujours ? C’est celle-là qu’elle chante, et puiselle pleure, pleure et se plaint…

– Voilà Pavloucha qui revient, dit Fédia.

Pavel s’approcha du feu, rapportant la chaudière pleine.

– Ah ! frères, dit-il après un silence, ça ne vapas.

– Quoi donc ? demanda violemment Kostia.

– J’ai entendu la voix de Vassia.

Tous frissonnèrent.

– Que dis-tu ? quoi ?… balbutia Kostia.

– Dieu m’est témoin. Je me suis penché sur l’eau et j’aientendu au fond de la rivière la voix de Vassia :« Pavloucha ! Pavloucha, viens ici ! » Je mesuis rejeté en arrière… et toutefois, j’ai apporté de l’eau.

– Oh, Seigneur ! oh, Seigneur ! firent tous lesgamins en se signant.

– C’est le vodianoï qui t’appelle, Pavel, dit Fédia… Nousparlions précisément de Vassia.

– Ah ! c’est mauvais signe, murmura Iliouchkagravement.

– Eh bien, ça ne fait rien, soit ! dit Pavel avecrésolution en s’asseyant. On n’évite pas sa destinée.

Les enfants ne parlaient plus. Visiblement, la phrase de Pavelavait produit sur eux une impression profonde. Ils s’installèrentautour du feu pour dormir.

– Qu’est-ce que c’est ? s’écria Kostia en sesoulevant.

Pavel écouta.

– Ce sont des bécasses qui sifflent, affirma-t-il.

– Et où vont-elles ?

– Dans le pays où il n’y a pas d’hiver.

– Comment ? Existe-t-il donc vraiment un pareilpays ?

– Oui.

– Loin ?

– Loin, loin au-delà des mers chaudes.

Kostia soupira et ses yeux se fermèrent.

Il s’était déjà écoulé trois bonnes heures depuis que je m’étaisapproché de ces enfants.

La lune parut. Je ne la vis pas d’abord tant elle était étroiteet petite. Cette nuit sans clair de lune n’en avait pas moins étémagnifique. Mais déjà beaucoup d’étoiles déclinaient versl’extrémité sombre de la terre après avoir occupé les points lesplus élevés de la voûte céleste. Le silence régnait comme toujoursvers le matin. Tout dormait d’un puissant et immobile sommeil.L’air était moins imprégné de senteurs ; une humidité vague serépandait… elles ne sont pas longues, les nuits d’été !… Laconversation des gamins s’éteignait avec leur feu… Les chiens mêmessommeillaient, et les chevaux, autant que je pus voir auxvacillantes clartés des étoiles, étaient tous étendus par terre. Unfaible assoupissement m’envahit, puis le sommeil.

Une brise fraîche courut sur mon visage, j’ouvris les yeux, lematin commençait. Ce n’était pas encore l’aurore empourprée, maisdéjà l’Orient blanchissait et tout alentour commençait à sedessiner quoique confusément. Le ciel opale s’éclairait, serefroidissait, puis bleuissait. Les étoiles tantôt luisaient,tantôt s’éteignaient. La terre dégageait sa chaleur superficielle,les feuilles suintaient. Çà et là résonnaient des sons, des voix.Le vent clair du matin commençait à errer, à voltiger sur le sol.Mon cœur lui répondit par un frisson de joie. Je me levai vivementet rejoignis les gamins. Ils dormaient comme tués près du brasierqui fumait encore. Pavel seul se souleva et me regardafixement.

Je le saluai de la tête et je partis pour me rendre chez moi ensuivant la rivière couverte de vapeurs. Deux verstes plus loin,déjà sur la vaste prairie humide, sur les collines vertes, devantmoi, jusqu’à la forêt et en arrière sur la longue route poudreuseet sur les buissons tout rouges et sur la rivière qui bleuissaittimidement sous son brouillard fondant, jaillissaient les courantsd’abord écarlates, puis pourpres, puis jaunes d’une lumière chaude.Tout s’agita, s’éveilla, chanta, parla. Partout étincelaient, commedes diamants, de grosses gouttes de rosée. Devant moi, au village,tintaient des sons de cloches comme baignés par la fraîcheur dumatin. Et, tout à coup, le troupeau de chevaux passa devant moiavec les cinq enfants que je connaissais.

J’ai le chagrin d’ajouter que Pavel mourut dans l’année. Il nes’est pas noyé, il est mort d’une chute de cheval. C’était un bravegarçon.

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